Avant-propos

1Si le mot bas-breton julod (pluriel : Juloded) a aujourd’hui le sens de paysan riche, voire de « richard », il a d’abord désigné des paysans-marchands du Léon, à l’extrémité nord-occidentale de la Bretagne. C’est l’histoire de ce groupe social caractéristique de l’ancien diocèse de Saint-Pol-de-Léon que je me propose de retracer. Il s’agit de paysans-tanneurs et, surtout, de paysans-marchands de toile qui jouaient le rôle d’intermédiaires entre, d’une part, les tisserands de métier, et, surtout, les paysans-tisserands et, d’autre part, les négociants de Morlaix et de Landerneau.

2Attestés dès le xv^e siècle, ces paysans-marchands formèrent une catégorie sociale originale jusqu’aux premières décennies du xx^e siècle. Autant qu’on puisse les observer, ils étaient généralement alphabétisés, riches au point de se dispenser de travailler de leurs mains et occupaient les postes de commande de leur paroisse ou commune. Leur originalité était telle qu’ils constituaient une caste. Leur apogée se situe vers 1680, après quoi l’on assiste à leur lent mais réel déclin. C’est la Révolution industrielle qui eut raison de leurs activités textiles et marchandes. Tout en reculant également, la tannerie subsistera, elle, jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Nous chercherons à savoir pourquoi ces Juloded n’ont pas su ou pu susciter des entreprises industrielles ou commerciales d’une certaine envergure, capables de se substituer à une activité artisanale frappée de mort lente.

3La zone toilière s’étendait et se contractait au gré des fluctuations économiques. Si elle concernait habituellement le tiers du Léon, elle en couvrait près des deux tiers en période de prospérité, c’est-à-dire au xvii^e siècle. Vers 1690, sa population approchait les 100 000 habitants, alors qu’elle atteindra à peine les 60 000 un siècle plus tard. En 1800, le nombre de paysans-marchands était d’environ 500 : 400 marchands de toile et une petite centaine de tanneurs. Ces paysans-marchands de toile se distinguaient de leurs homologues bretons – et français jusqu’à plus ample informé – par le fait qu’ils résidaient dans les campagnes et non point dans les bourgades et villes, comme c’était généralement le cas ailleurs.

4Lorsqu’on parcourt aujourd’hui le pays des Juloded, on rencontre trois types de vestiges de leur grandeur passée. D’abord, surgissent au milieu des campagnes d’admirables et impressionnants enclos paroissiaux, significatifs de la richesse paroissiale de Saint-Thégonnec, Guimiliau, Sizun et autres lieux. Des patronymes gravés dans les porches, sur les ossuaires, les chaires à prêcher ou les fonts baptismaux perpétuent le souvenir des paysans-marchands qui en furent les initiateurs. Ensuite, si, quittant les bourgs, on prend la peine de s’introduire dans le bocage de ces terroirs, on éprouve la surprise de découvrir de belles et vastes habitations à escalier extérieur en des hameaux tels que Kéravel, Kervern, Falzou ou Penhoat. Le plus souvent édifiées au xvii^e siècle, ces demeures, qui se comptent par dizaines sont manifestes des réussites julodes. Enfin, à quelques dizaines, voire à quelques centaines de pas de ces maisons, des buanderies à fil, nettement plus discrètes et quelquefois envahies par la végétation, symbolisent les activités texiles qui enrichirent, jadis, de nombreux paysans-marchands de toile.

5Si nombreux et évocateurs qu’ils soient, ces vestiges n’ont pas empêché que le souvenir des activités séculaires du pays toilier se soit estompé. J’ai maintes fois observé que les vieilles personnes n’y connaissent plus le sens du mot breton stern, « métier à tisser » et ignorent que leur contrée en renfermait des milliers jusqu’aux premières décennies du xixe siècle. On y a également oublié quels types précis d’activités permirent autrefois à une petite minorité de paysans de s’élever au-dessus de la condition commune.

6Traitant en 1969 du pays de Saint-Thégonnec, Yves Le Gallo observait que l’ancestral patriciat paysan de ce coin de terre demeurait inconnu1 ; ce à quoi il ne se résignait pas. Proposant en 1965, et les années suivantes, un travail de recherche sur les Juloded à ses étudiants, il ne rencontrait pas d’écho. Ils reculaient devant le fait que les paysans-marchands n’avaient pas laissé d’archives et qu’il faudrait pallier cette carence par un travail d’enquête : ce qui n’attirait guère à cette époque. En septembre 1981, à l’occasion du Congrès de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, le même Yves Le Gallo fit, à Roscoff, une remarquable conférence sur les « Juloded »2. Son dessein, expliquait-il, était « moins de résoudre des questions que d’en poser, afin d’exciter un courant de réflexion et de recherche sur une caste paysanne singulièrement discrète et fermée, dont on sait peu de chose... ».

7Outre les informations qu’il avait glanées au cours de ses recherches personnelles, il bénéficiait, notamment, des informations de son ancien professeur, Yves Miossec3, né à Guiclan en 1907, « bien averti de la réalité sociale et mentale de la juloderie »4. Il tirait également parti des recherches effectuées par son collègue, Jean Tanguy, qui, d’ailleurs, contribuait à sortir les paysans-marchands de l’ombre, en suscitant de nombreux mémoires de maîtrise les concernant. En septembre 1989, celui-ci fit, du reste, une intervention à leur propos5, à l’occasion du colloque qui, à Brest, fut alors consacré à la Bretagne « à l’aube de la Révolution ».

8Stimulé par Yves Le Gallo, j’entrepris, à mon tour, voici plusieurs années, de tenter de mieux connaître l’histoire de ce groupe social qui m’intriguait de plus en plus. Si les paysans-marchands léonards sont attestés dès le xv^e siècle, il est particulièrement difficile de les faire émerger au xvie siècle, où la documentation est rare, et au xvii^e, où elle demeure fragmentaire, en dépit de l’intérêt des registres paroissiaux et, surtout, des registres de fabrique. Il en va autrement pour le xviii^e siècle qui propose notamment des rôles de capitation et de nombreux inventaires après décès. Force m’a été par conséquent de partir de cette époque pour explorer au mieux les siècles précédents en faisant flèche de tout bois. J’ai, par ailleurs, exploité un certain nombre de pièces d’archives familiales, qui m’ont été aimablement prêtées, et fréquenté des lieux évocateurs des paysans-marchands de jadis : hameaux, courtils à fil, maisons, buanderies... Les nombreuses recherches effectuées sur l’Ancien Régime léonard depuis une trentaine d’années, notamment le travail de maîtrise de Philippe Moal et de Marie-Louise Carrer6, ont grandement facilité ma tâche. La Révolution, d’autre part, a produit de nombreux documents qui m’ont été fort utiles.

9Les archives relatives au xix^e siècle sont plus riches, et surtout, plus diverses (listes nominatives de recensements, listes des électeurs censitaires, registres cadastraux, délibérations de conseils municipaux, archives de l’évêché...) que celles du xviii^e. Il n’en demeure pas moins que les sources ne sont jamais surabondantes. Nos marchands sont des paysans qui appartiennent à une civilisation orale : ils ne laissent pas de véritables registres de comptabilité et encore moins de mémoires. Leur correspondance est plutôt rare.

10Pour essayer de combler certaines lacunes archivistiques, j’ai interrogé de nombreux habitants de l’ancien pays toilier : descendants de Juloded ou non. À ce propos, j’ai été souvent frappé par le zèle que déployaient des personnes âgées à se remémorer des souvenirs : à juste titre, elles se sentaient les ultimes dépositaires d’un passé enfui qu’elles s’efforçaient, par conséquent, de transmettre le plus fidèlement possible. J’ai également apprécié l’affabilité et le sens de l’hospitalité de ces témoins d’une époque révolue. Au cours de mes pérégrinations estivales dans l’ancienne zone toilière, j’ai maintes fois été convié à étancher une soif éventuelle.

11Outre les nombreuses personnes questionnées, sans formalités, au hasard de mes rencontres, j’ai longuement interrogé et le plus souvent enregistré une quinzaine de descendants de Juloded. Ce sont Mme Françoise Cornec, née Rohel, de Ploudiry ; Mme Joséphine Grall, née Abhervé-Guéguen, de Guerjean en Guiclan ; Gabrielle Guillou, du bourg de Guiclan ; Mme Kerdilès († 1991), née Quéinnec, de Pleyber-Christ ; Louis Le Fur, de Brest, descendant des Abgrall et des Soubigou ; Angèle Pouliquen, du Fers en Saint-Thégonnec ; Me Emmanuel Pouliquen, de Landivisiau ; Yves Pouliquen et sa femme Marguerite Guéguen, de Mescoat en Ploudiry ; le chanoine Pierre Quéinnec († 1986), natif du Bailléguen en Saint-Thégonnec ; Jean Soubigou († 1993), et en même temps sa femme Urbaine Chaussy, de Mescouez au Tréhou ; Marie-Louise Soubigou (†1992), de Lesneven et son frère Rémi, fille et fils du député Louis Soubigou (†1914).

12J’ajoute que j’ai exploité de nombreuses généalogies qui, le plus souvent, m’ont été prêtées. Elles concernent, notamment, les familles Abgrall, Abhervé-Guéguen, Baron, Boucher, Bodros, Breton, Cloarec, Grall, Guéguen, Inisan, Kernéis, Le Bras, Le Guen, Lichou, Martin, Quéinnec, Traonouez...

13Je dois une vive reconnaissance à Yves Le Gallo : il m’a donné, jadis, le goût de l’histoire, encouragé, depuis, dans les travaux historiques que j’ai entrepris, conseillé, corrigé et honoré de son amitié.

14J’exprime ma gratitude au personnel du Centre de Recherche Bretonne et Celtique (CRBC), à celui des services d’archives de même qu’aux nombreux secrétaires de mairie que j’ai souvent dérangés.

15Je remercie également tous ceux qui m’ont communiqué des informations ou des documents et autorisé à reproduire des photographies, notamment, Anne-Marie Arzur, Jean Berthou, Antoine et Loïc Boucher, M. Patrick Boucher, M. et Madame Yves Boucher, Alain Burban, Marie-Cécile et Paul Cann, Marie-Pierre Cariou, Yves-Pascal Castel, Emmanuel et Etienne Clédic, M. et Mme René Coat (Scarabin), Daniel Collet, Mme Françoise Cornec, Mme Jean-Jacques Corre (Kerbunçou), Chantal Daniel, Michel Durose, Jean et Jeanne Fily, Vincent Francout, Jacqueline et Yvon Frère, Jacqueline Goachet-Marc, Edouard Grall, Mme Joséphine Grall, Chantal Guillou, Gabrielle Guillou, Auguste Hétet, Paul Jarry, Dominique Jean, M. et Mme Louis Keruzec (Locmenven), M. et Mme François Laurent (Kervern), René Leclerc, le chanoine Jean-Louis Le Floc’h, Louis Le Fur, Jo Le Goff, Jean Le Guen, Elisabeth Léon, Maurice Léon, M. et Mme François Le Roux (Hellès), François L’Hostis, Charles Lichou, Noël Marrec, Louis Martin (Poulfanq), Gabriel Maubian, Yves Miossec, Louis Normant, M^e Jean-François Pellan, Nadia Plouzané, Angèle Pouliquen, M^e Emmanuel Pouliquen, Yves Pouliquen et sa femme née Marguerite Guéguen, François et Yves Riou (Keravel), Paul Roger, F. Marc Simon, Marie-Thérèse Siohan, Frédéric Simottel, Rémi Soubigou, Urbaine Soubigou, Jean Tanguy, Pierre-Nicolas Terver, Maurice Trébaol, Jean-Yves Veillard.

16J’adresse, de manière toute spéciale, des remerciements au photographe Albert Pennec, de Landivisiau et à Roland Neveu (CNRS-UPRESSA). Je suis encore redevable aux Presses Universitaires de Rennes, qui ont accepté d’accueillir ce travail dans leur collection « Histoire », de même qu’au Centre de Recherche Bretonne et Celtique qui participe à son édition. Je ne saurais, enfin, terminer cette énumération de la gratitude sans évoquer la compréhension de ma femme, Madeleine, et de mes enfants Arnaud et Patrice.