Postface
p. 497-500
Texte intégral
1Ce solide ouvrage, écrit de manière vivante par Michel Aumont sur les corsaires de Granville présente un double intérêt : il permet de remettre à sa juste place – longtemps méconnue-le port bas-normand dans le panorama d’ensemble des pôles d’armement corsaire français au XVIIIe siècle ; mais il nous permet aussi d’approfondir notre compréhension des mécanismes complexes qui déterminaient le développement de cette activité maritime très spécifique qu’était la course, avec ses contradictions et ses paradoxes.
2S’agissant du positionnement relatif du pôle corsaire granvillais, on reste certes bien loin des niveaux d’armement des foyers dominants que furent Dunkerque et Saint-Malo, mais les comptages précis réalisés par Michel Aumont permettent de resituer le port normand à sa juste place, c’est-à-dire globalement la quatrième pour l’ensemble du XVIIIe siècle, et même à la troisième place durant la guerre d’Amérique. Avec d’ailleurs durant cette guerre une dimension supplémentaire qualitative, avec l’armement de plusieurs grosses frégates de 300 à 500 tonneaux, dont la construction et l’équipement exigeaient la mobilisation de capitaux considérables (dépassant les 500 000 livres pour les plus fortes), entreprises d’envergure montées avec l’appui de puissants personnages de la Cour, comme en témoigne le nom de certains corsaires, conférant au pôle d’armement corsaire granvillais une véritable dimension nationale dans cette phase. Et ce rang honorable se retrouvera de même dans le bilan global des prises réalisées par les corsaires granvillais à l’échelle du siècle.
3Cette émergence du foyer corsaire bas-normand à partir du milieu XVIIIe siècle n’avait somme toute rien de surprenant : elle ne faisait d’une certaine manière que traduire sur ce terrain particulier de la course pendant les phases de guerre, la montée en puissance préalable, et spectaculaire, en temps de paix cette fois, du pôle d’armement granvillais dans la grande pêche morutière, qui, avec près de 100 armements annuels dans les années 1770 à 1790, rejoignait le premier rang national, à parité avec le rival et voisin Saint-Malo.
4Cela tendait ainsi, à première vue, à conforter l’hypothèse, déjà avancée pour les cas malouins et dunkerquois, d’une forte corrélation et même d’un lien de causalité entre grande pêche et activité corsaire : chaque guerre maritime, en interrompant quasi complètement la pêche morutière, incitait les armateurs à rechercher une activité de reconversion conjoncturelle, et à redéployer dans l’armement corsaire les moyens immobilisés sous l’effet du conflit : les moyens matériels (navires) et financiers, et surtout les moyens humains considérables qu’exigeait la course autant que la grande pêche. Il n’y a aucun doute que la constitution au cours du XVIIIe siècle, grâce à la grande pêche, d’un vaste réservoir de main d’œuvre maritime qualifiée – environ 4 500 hommes dans le quartier de Granville, devenu le premier de France – n’ait été un facteur a priori favorable au développement de l’armement corsaire, même si l’Etat lui disputait aussi ce vivier de main d’œuvre maritime.
5Mais l’apport principal du travail de Michel Aumont est de remettre en cause, au moins pour Granville, cette corrélation apparemment « simple », avec un argument majeur : loin d’être un secteur de reconversion globale de l’activité portuaire, l’armement corsaire n’a attiré qu’une petite minorité des armateurs de la place, 20 % au maximum durant chaque guerre, une large majorité des armateurs terreneuviers suspendant alors leurs activités pour attendre prudemment le retour de la paix.
6À Granville c’est seulement une minorité d’entrepreneurs qui a intégré cette « culture du risque » qui caractérisait la course, activité aléatoire relevant de la « loterie » (comparaison d’époque) voire du poker, avec comme moteur l’espoir de l’enrichissement rapide grâce à la réalisation du « gros coup », de « riches prises ». Rien d’étonnant dès lors que le profil de nombre de ces entrepreneurs prêts à prendre des risques ait été relativement atypique, du simple matelot comme Alexandre Cambernon se lançant dans l’armement de petites embarcations à un jeune armateur comme Couraye du Parc se lançant à fond, à 25 ans, en 1744 dans l’entreprise corsaire ou le procureur-homme d’affaires Nicolas Deslandes qui s’imposa au premier plan durant la guerre d’Amérique en réussissant à armer de gros corsaires au nom significatif – le Monsieur, la Madame –, grâce à l’appui de solides réseaux familiaux et à des relations directes à la Cour jusque dans l’entourage du comte d’Artois.
7Cela suggère aussi que ces hardis promoteurs des plus grands armements granvillais n’ont pu financer des entreprises aussi coûteuses (dépassant les 500 000 livres parfois) qu’en réussissant à drainer du « capital risque » auprès d’investisseurs de tous statuts, sur la place granvillaise d’abord, et bien au-delà jusqu’à Paris et la Cour, grâce à des mécanismes de fractionnement du capital en actions et l’utilisation de structures « modernes » de sociétés en commandite par actions ; Michel Aumont conforte ainsi l’hypothèse jadis émise par Jean Meyer, en soulignant une certaine extension sociale de cette « culture du risque », bien au-delà du cercle étroit des armateurs déclarés.
8Et l’analyse des résultats de cette activité corsaire (même s’il est difficile d’apprécier ses résultats financiers en termes de profits, vu l’absence de fonds notariaux ou d’archives d’entreprises), confirme tout à fait le caractère aléatoire et très sélectif de cette spéculation à risque relevant du poker. On repère certes, à Granville comme à Saint-Malo, une poignée « d’heureux gagnants » à la loterie corsaire, dont Michel Aumont analyse finement les performances, tels les frères Levesque sous Louis XIV (vite aspirés du reste par le pôle malouin), Léonor Couraye du Parc durant la guerre de Succession d’Autriche, ou Nicolas Deslandes durant celle d’Amérique, devenu en cinq ans grâce aux prises de ses gros corsaires le plus riche négociant de la place, acquéreur de domaines et résidences dans les campagnes alentours affirmant son statut social à prétention aristocratique, véritable figure emblématique de la « légende dorée » de la course. Et il est certain que dans le sillage de ces quelques armateurs « heureux », nombre de « capital-risqueurs » de la place, négociants, rentiers ou rentières ayant engagé 500 ou 1 000 livres dans une action ont pu participer à cette réussite ; de même que des équipages-officiers et matelots ont pu dans ces quelques cas bénéficier des « parts de prises » espérées sur le produit net de ces campagnes fructueuses, comme celles du Monsieur en 1779-1780.
9Mais à côté de ces rares « success stories », l’analyse solidement étayée de Michel Aumont, appuyée sur les résultats (prises) des campagnes, mais aussi sur le suivi systématique des trajectoires des navires corsaires – et de leurs équipages – conforte la vision sombre que l’on peut avoir du bilan global de l’activité corsaire au XVIIIe siècle. Pour une poignée « d’heureux gagnants », la loterie corsaire a massivement fait des perdants à Granville parmi les armateurs et leurs intéressés, si l’on considère que moins de 20 % des corsaires armés ont pu échapper à la capture, à la destruction ou au naufrage ! Cela peut s’observer à toutes les échelles de la course, des armateurs de micro-corsaires de l’Empire à certains armateurs de gros corsaires, ruinés par la capture ou destruction de leur navire dès leur première campagne tels Quinette en 1757 avec le Granville ou Anquetil Brutière avec le Daguesseau en 1781, victimes de leur audace et de leur pari, aux antipodes de la « prudence » négociante traditionnelle fondée sur la division des risques. Et ce bilan négatif vaut tout autant, sinon plus, pour les équipages, un temps séduits par le mirage des parts de prise (ou du pillage) : l’analyse minutieuse – et originale – d’un échantillon significatif (1350) de parcours individuels à partir des registres de matricule, démontre que seulement un tiers des marins embarqués sur les corsaires réussirent à échapper à la mort ou à la captivité sur les sinistres pontons anglais. On comprend que, malgré l’importance du vivier de main d’œuvre maritime granvillais, les armateurs corsaires aient eu de plus en plus de mal à recruter des équipages et surtout des marins qualifiés, pénurie qui constituait le véritable talon d’Achille de la course, à Granville comme ailleurs, comme le démontre clairement ce travail.
10Que l’armement corsaire se soit progressivement éteint de lui-même à Granville durant les guerres de l’Empire démontre que décidément « le jeu n’en valait plus la chandelle » et qu’il était devenu une activité anachronique après avoir suscité des fantasmes d’enrichissement rapide et stimulé les initiatives pendant un siècle.
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