Après-coup : les possibles de l’acte de création (À propos de Malus de Mathieu Amalric)
p. 113-117
Texte intégral
« Et je tourne le film, sur un an volontairement, une semaine de temps en temps, à chaque saison. Je tourne sans scénario avec le livre entre les mains, toujours le même exemplaire, de plus en plus rescotché de partout. Celui que l’on voit dans un plan non monté du film. »
1C’est dans Malus, un court-métrage de 18 minutes, que Mathieu Amalric revient sur le tournage du Stade de Wimbledon (2002), un long-métrage qu’il a adapté du roman éponyme de Daniele Del Giudice paru en 1983. Dans ce court-métrage qu’il considère comme un « post-scriptum » au Stade de Wimbledon, le cinéaste s’interroge sur un intrigant enchaînement de faits dont il est devenu un des protagonistes : comment le « presque rien » et un auteur qui n’a pas écrit, Bobi Bazlen, ont fait l’objet d’un roman ? Comment des notes manuscrites par un autre écrivain vont devenir des images cinématographiques ? Comment un film peut-il être aussi rapidement l’objet d’une thèse ? Comment l’affiche de son film deviendra la nouvelle couverture de l’édition française du roman de Daniele Del Giudice ?
Filmer l’acte de création, c’est choisir en amont le support de diffusion
2Malus est un court-métrage atypique dont la distribution est uniquement assurée par l’édition DVD du Stade de Wimbledon. Tourné sans scénario (comme Le Stade de Wimbledon), Malus apparaît comme un véritable petit miracle dans le monde de l’économie de l’industrie cinématographique. Relayé par le soutien et l’engagement hors norme de Paolo Branco, son producteur, Mathieu Amalric, afin de financer Malus, a tiré parti de la logique de la chronologie des médias, c’est à-dire de cette série de délais à respecter entre les différents modes d’exploitation d’un film : la salle, la vidéo, le pay per view, la télévision payante, la télé gratuite. De fait, dès sa mise en route, le projet de ce court-métrage prend le parti de déjouer (c’est-à-dire d’accomplir autrement) le rythme rodé de l’industrie du cinéma, de faire en sorte que ce soit le rythme du cinéaste qui prenne l’ascendant.
« Lorsque j’ai commencé à réaliser, explique Mathieu Amalric dans un entretien accordé aux Cahiers du cinéma, l’idée était qu’il fallait être soi-même, que plus on serait soi-même, plus beau serait le film. Pierre Chevalier est peut-être celui qui l’aura formulé le plus explicitement, mais cette idée avait une réelle force. C’est fini. Aujourd’hui, pour faire les films que l’on souhaite, il faut ruser. Les réalisateurs – les scénaristes et les producteurs aussi – ne peuvent continuer qu’en inventant des stratégies de plus en plus retorses face à un système de plus en plus compact et de plus en plus hostile. Le problème n’est pas d’être pour ou contre le scénario, mais de conserver une place centrale à l’aventure du tournage1. »
3Prolongement indispensable du Stade de Wimbledon, Malus doit donc être considéré comme une œuvre à part entière, c’est-à-dire une production aboutie, répondant à un désir de création, à la conception même que Mathieu Amalric a du cinéma.
Filmer l’acte de création, c’est enquêter sur les différents possibles de la création
4C’est pourquoi, dans Malus, Mathieu Amalric ne filme pas « l’acte de création » du cinéaste tel qu’on pourrait l’entendre au premier chef : sa caméra n’est jamais pointée sur le moment décisif du tournage ni ne se hasarde à se promener dans les coulisses en prévision d’un making off à intégrer dans une éventuelle édition DVD. Mathieu Amalric semble au contraire à la recherche des possibles de la création cinématographique. Son attention se focalise sur les allers et retours, les aléas et les contingences de la création. Malus apparaît comme une enquête méditative sur les possibilités de la création ; chaque séquence est travaillée de manière sous-jacente par des questions sans réponses, mais qui sont le gage de son investissement total dans la création : écrire des notes est-ce déjà créer ? Quand commence et quand finit l’acte de création ? Quelles en sont les conséquences ? Quel en est le produit ? Un film ? Un objet ? Une œuvre ? Les artistes sont-ils des faiseurs d’objet, les écrivains des faiseurs de livres et les cinéastes des faiseurs de films ? Refuser de produire, est-ce créer ? Dans Malus, l’acte de création apparaît comme quelque chose de prenant, d’envahissant, d’obsessionnel, quelque chose qui habite un artiste et dont les tenants et les aboutissants – les autres possibles – lui échappent.
5Le projet de Malus a véritablement pris sens pour Mathieu Amalric à la suite d’une mésaventure personnelle : trois jours après le mixage du Stade de Wimbledon, l’intégralité de ses notes de tournage et l’exemplaire du Stade de Wimbledon (celui dont il parle dans Malus) lui ont été dérobés dans sa voiture. « J’avais tout perdu » raconte Mathieu Amalric dans Malus. Le Stade de Wimbledon devenait alors un film sans racine, sans mémoire. Seule restait entre les mains du cinéaste une cassette de repérage tournée avec Christophe Beaucarne, le chef opérateur. On y voit des essais lumières, des entretiens, des séances d’habillage, et la vie ordinaire du tournage. Malus prend alors une dimension supplémentaire, il devient l’occasion d’exhumer les possibles de l’acte de création et plus particulièrement ceux du Stade de Wimbledon : Daniele Del Giudice sort de sa bibliothèque plusieurs éditions de son roman ; il dévoile à Mathieu Amalric un carnet de notes comprenant quatre Polaroïds pris lors de l’écriture du roman ; de son côté, Mathieu Amalric tente de réanimer l’esprit dans lequel il se trouvait en réalisant le Stade de Wimbledon. Il livre ainsi quelques notes vidéo prises caméra au poing comme cette séquence de repérage où, filmant le rivage d’une station balnéaire, on le « voit » littéralement désirer son film : « On peut filmer Jeanne, perdue dans l’océan… Loin. Champ. Contre-champ… Ou Jeanne est une princesse qui descend les escaliers pour rejoindre sa planche à voile à la mer… » Le cinéma demeure son seul horizon, avec ses fantasmes – « On fait du cinéma, là » dit-il à Jeanne Balibar en pleine séance d’essayage –, et ses limites : image vidéo à l’appui, Mathieu Amalric s’attarde sur le vent de Trieste, la Bora, qu’il ne parviendra jamais à filmer lors des séances de tournage du Stade de Wimbledon.
Filmer l’acte de création, c’est privilégier le temps de la post-production
6Malus est un film placé sous le signe de l’après-coup. La post-production devient alors le temps fort de cet acte de création qui s’examine, qui se réfléchit, et qui s’interroge sur lui-même. D’une manière générale, la post-production correspond au moment de l’extraction des images et des sons, extraction qui conditionne le sens des images. C’est l’affaire d’un corps de métier, d’un savoir-faire qui est à l’œuvre. La production de Malus obéit à cette division du travail et des savoir-faire. Le générique, simple, annonce au spectateur : « Réalisation Mathieu Amalric ; montage : Guillaume Deffontaines ; remerciement, chargé de production, et copyright : Gémini films 2003. » Le monteur, Guillaume Deffontaines, est un complice discret de Mathieu Amalric, qu’il aide par sa parfaite connaissance du matériau.
7Le signe plastique du court-métrage de Mathieu Amalric est le mélange des supports vidéo et filmique et de la nature des prises de vues (repérages, rushes, films personnels). Le film est un va-et-vient et un entrelacement permanents des différents supports et des différents temps de tournage. Bien entendu cela ne se fait pas ex nihilo, cela sous-entend une omniprésence des caméras en tout genre, un désir d’enregistrer le réel, de stocker et conserver les images : une activité tenace et pourtant en deçà de « la passion de montrer ». Il n’y a pas de hiérarchie esthétique et plastique entre les images même si leurs différences sont évidentes. On voit se jouer dans Malus ce que Jean-Pierre Beauviala évoque dans différents entretiens accordés aux Cahiers du cinéma2 où il défendait l’idée que les trois temps de la maturation technique d’un film s’élabore sur trois supports : ceux du tournage, de la post-production, et de la diffusion ; à ces trois supports correspond trois temps : le staccato du tournage, l’allegro ma non troppo du montage, et le legato de la distribution. À la vision du film, chez soi, on a l’impression que Mathieu Amalric est dans la salle de post-production, derrière la table de montage ou devant les écrans de contrôle des régies de montage et que les images viennent illustrer les propos qu’il tient, le récit qu’il fait des événements : quelque chose entre le staccato du tournage, l’allegro ma non troppo du montage. Les images cohabitent, elles sont soudées par le discours, par la voix off, le monologue, le récit de Mathieu Amalric. En parlant, le cinéaste s’adresse au spectateur, il place le spectateur au cœur même de l’acte de création, de sa création.
Filmer l’acte de création, c’est donner une certaine image de l’artiste au travail
8Mathieu Amalric livre dans Malus une vision très personnelle du cinéaste en pleine création. De toute évidence celle-ci échappe totalement au discours de la sociologie du travail qui envisage l’artiste comme un travailleur, un producteur de contenu, une cheville ouvrière de l’industrie culturelle. Mathieu Amalric dépasse cette réalité sociologique en tentant d’attraper, de capter ce travail invisible, insaisissable, qui opère en sourdine de manière permanente, par à coup. Cinématographiquement, cela pose la question de la mise en scène et pas simplement de la construction d’un plan ou d’une séquence. Des images supplémentaires ont été tournées lors d’un nouveau séjour à Trieste et à Venise, celles plus particulièrement de la visite à Daniele Del Giudice qui semble jouer pour Mathieu Amalric notamment quand il ouvre la porte de son appartement. Mais d’une manière générale, ce qui est frappant dans ce court-métrage, c’est cette sorte d’autoscopie par procuration à laquelle Mathieu Almaric semble se livrer en filmant Daniele Del Giudice ou en réfléchissant à voix haute sur les contingences de la création, sur la nécessité de produire un texte, un livre. Voilà pourquoi, dans ce court-métrage, la mise en scène passe nécessairement par le montage. Elle y est intimement liée : Mathieu Amalric dirige autant les images que son propre jeu. Dans ce contexte très particulier, sa posture est souvent proche de celle d’un DJ : il manipule de la matière qui a déjà du sens, qui est déjà informée, et avec laquelle il « refait » autre chose. Malus est une réalisation cinématographique qui en quelque sorte relève d’une pratique de l’échantillonnage. Le cinéaste a samplé des prises de vues, c’est à-dire les a rendues faussement reconnaissables : il en va ainsi de la scène d’ouverture du film qui ressemble à une banale vidéo familiale mais qui très vite s’engage sur une réflexion sur la création ; il en va de même pour ses séquences vidéos enregistrées chez Daniele Del Giudice qui tantôt semble se confier à la caméra tantôt semble jouer son propre rôle d’écrivain ; enfin Mathieu Amalric livre dans Malus un nombre considérable de plans sans présence humaine, laissant glisser son regard sur des objets, des rayons de bibliothèques : ces plans fixes légèrement flottants qui révèlent une prise de vue caméra au poing marquent l’indomptable désir de capter des images sans envergure qu’il fera rapidement glisser dans un temps plus cinématographique. Il y a manifestement là quelque chose de propre à la partique du DJ : Mathieu Amalric procède par coupe, dessature ces images, les redistribue, et recompose un autre récit. Par le biais de la voix off, le cinéaste prend la place d’un opérateur qui fait fonctionner son film, il lui donne son rythme en convoquant des images, en les commentant, et les faisant dialoguer : interloqué par le fait que son film devienne le sujet d’une thèse, il met en opposition les paroles sans fin d’une jeune thésarde italienne et le silence du personnage interprété par Jeanne Balibar. Plus qu’un effet de montage, Mathieu Amalric procède comme un DJ qui dispose d’échantillons sonores et qui les redistribue autrement, jonglant entre la familiarité des données et leur exotisme potentiel.
9Dans Malus, Mathieu Amalric filme l’acte de création comme une inactivité apparente correspondant au temps de la parole, du silence, de l’échange, de la rencontre, du désir, du rêve, de la réflexion : quelque chose qui tient à la fois de la solitude de l’artiste et de la création collective.
Notes de bas de page
Auteur
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