1La « course » désignait un mode de guerre sur mer, pratiquée par des particuliers, auxquels l’État délivrait des lettres de marque. En anglais, la course se dit privateering et corsaire privateer, ce qui montre bien que ce genre d’activité relevait d’entreprises privées. L’objectif officiel consistait à porter des coups redoublés au commerce du pays ennemi en s’emparant de ses navires et de leurs cargaisons, mais aussi en perturbant ses échanges de toutes sortes et ses activités maritimes. Ceux qui s’adonnaient à cette activité espéraient s’enrichir avec les bénéfices tirés de la vente des prises.

2Deux types d’armement accomplirent des captures : celui en course proprement dite et celui en guerre et marchandise. Si le premier est officiellement considéré comme corsaire, le second ne bénéficie pas de la même reconnaissance. Son assimilation semble acceptée par les uns et contestée par les autres. Pouvait-il également être considéré comme corsaire ? Si oui, pourquoi a-t-on alors gardé cette distinction ? Le recours aux textes juridiques, aux travaux d’historiens français et anglais, mais aussi aux archives, à travers l’exemple granvillais, aidera à fournir une réponse.

L’armement en course

3Depuis l’Ordonnance de Charles VI, datée du 7 décembre 1400, nul ne pouvait armer un bâtiment en guerre sans une autorisation de l’Amiral de France1. À l’origine, cette ordonnance avait été prise pour mettre fin aux guerres privées et aux pirateries de tous genres. À vrai dire, l’assujettissement de la vie maritime à l’autorité d’un Amiral constituait une tentative de contrôle de l’activité guerrière des particuliers. À cet effet, elle posa les premiers fondements d’une réglementation.

« Elle soumettait les corsaires à la surveillance de l’Amiral de France, exigeait des capitaines et des patrons le serment de respecter la liberté des inoffensifs et la justice, les rendait solidairement responsables ; elle prescrivait la nécessité d’une autorisation (lettre de marque) de l’amiral pour courir sus à l’ennemi et d’un jugement pour valider les prises2. »

4Bien plus tard, au XVIII^e siècle, l’avocat René-Josué Valin en détaillait les raisons :

« Comme l’âpreté du gain, d’un côté faisait négliger la sûreté des armements pendant la guerre, ce qui exposait trop souvent le pavillon français à être insulté, et d’un autre côté, entretenait l’ardeur du pillage jusqu’en pleine paix, au préjudice même des alliés et des sujets du Roi : pour remédier à ces inconvénients et réprimer ces désordres, le moyen le plus sûr, en rendant continues les fonctions de l’Amiral, fut de lui donner l’inspection sur tous les vaisseaux qui seraient armés dans la suite, et d’assujettir tous les particuliers qui équiperaient des navires en guerre ou en marchandise, à prendre de lui, avant de mettre en mer, une commission ou un congé, sur peine de confiscation. Telle est l’origine des commissions en guerre et des congés de l’Amiral : établissement, qui, perfectionné depuis par divers règlements, a mis le bel ordre qu’on admire aujourd’hui dans notre navigation et dans nos armements en course3. »

5Au fil des conflits qui suivirent l’ordonnance de Charles VI, cette réglementation ne cessa de se préciser et de s’adapter aux circonstances nouvelles. Trois grands textes relatifs à la course et aux prises maritimes passent pour fondamentaux : l’ordonnance de la marine d’août 1681, dite « de Colbert4 », la déclaration du roi concernant la course sur les ennemis de l’État du 24 juin 17785 et l’arrêté du 2 prairial an XI6.

6La lettre de marque, qui se confondait fréquemment auparavant avec la lettre de représailles7, prit progressivement son sens définitif : l’autorisation donnée à un particulier en temps de guerre de courir sus à l’ennemi déclaré. Elle soumettait ses titulaires au contrôle du souverain et leur imposait des obligations, mais elle les rattachait aussi au pouvoir militaire en faisant d’eux des auxiliaires de la marine de guerre. Comme la délégation du droit de guerre à des particuliers semblait hasardeuse et qu’il fallait gérer les « désordres » mentionnés par Valin, l’Amirauté de France prit des garanties. La plus importante concerna l’armateur, sommé de verser une caution, garantie par sa richesse personnelle. L’ordonnance de la marine d’août 1681 la fixa à 15 000 livres8, mais son montant varia par la suite.

7En 1786, elle s’éleva à 36 000 livres, si l’équipage comptait moins de cent cinquante hommes, ou à 72 000 livres, s’il en comptait davantage9. Le 23 thermidor an III, elle fut fixée à la somme unique de 50 000 livres10 mais, le 8 vendémiaire an IX, elle passa à 36 820 francs pour un équipage inférieur à 150 hommes et à 73 640 francs pour un équipage supérieur11. Enfin, l’arrêté du 2 prairial an XI la fixa à 37 000 francs si l’équipage comptait moins de 150 membres, et à 74 000 francs s’il en comptait davantage12.

« Le cautionnement sert à garantir les déprédations que le corsaire pourrait causer à un navire neutre ou allié. Il garantit en outre les droits divers perçus par l’État, en particulier le dixième de l’Amiral, ainsi que la part de l’équipage dans les prises. Le rôle de l’armateur dans la délivrance de la Lettre de marque est un rôle matériel : sa fortune sert de garantie vis-à-vis de l’État. Au contraire, les conditions imposées au capitaine sont surtout morales et personnelles bien que, souvent, il participe à la caution13. »

8Sous l’Ancien Régime, le roi déléguait ses pouvoirs à l’Amiral, chef suprême de la Marine royale, pour leur attribution. Pendant la Révolution française, en janvier 1793, ce rôle fut dévolu au secrétaire d’État de la Marine, qui envoyait des lettres en blanc, après les avoir signées, aux directoires des districts maritimes, qui les délivraient à leur tour sur leur responsabilité14. En juillet 1795, seule la commission de la marine et des colonies fut autorisée à délivrer aux armateurs des lettres de marque signées par cinq des membres composant le comité de salut public, et contresignées par le commissaire de la marine15. Sous le Directoire, il ne pouvait en être délivré pour la France que par le ministre de la Mer et des Colonies en vertu d’une autorisation formelle du Directoire exécutif16. Sous l’Empire, l’arrêté du 2 prairial de l’an XI réitéra ce principe, en y ajoutant diverses précisions sur les formalités administratives d’obtention17. L’article XVI exigeait la nationalité française du capitaine, ce qui n’était pas le cas auparavant. L’article XVII rappelait l’obligation de signaler le nom du véritable armateur, et non pas un prête-nom, et l’article XVIII la nécessité de vérifier le bon état et les performances du bâtiment corsaire, l’expérience du capitaine ainsi que la solvabilité de l’amateur et celle des cautions.

9Cette lettre de marque, demandée par l’armateur, matérialisait la commission en guerre attribuée à un navire avant son départ en campagne. C’est pour cela qu’on l’appelait aussi commission en guerre aux XVII^e et XVIII^e siècles. Numérotée, elle était accordée au capitaine, qui la recevait nominativement. Elle était accompagnée de conduites de prises et de billets de rançon portant le même numéro. Son enregistrement au greffe du tribunal de l’Amirauté particulière correspondant au lieu d’armement du bâtiment corsaire, devait être immédiat. Cette formalité permettait de suppléer, en cas de besoin, à la perte de l’acte original, ou d’adresser une copie à un autre tribunal d’Amirauté qui pouvait la demander pour vérification, lors de l’instruction d’une procédure de prise. La durée de validité de cette lettre était courte (quelques semaines ou quelques mois), mais elle pouvait être renouvelée. Au retour de la paix, cette lettre de marque devenait automatiquement caduque.

Encadré 1. – Lettre de marque de Nicolas Guideloup, capitaine de la frégate Monsieur en 1779 (archives particulières) (cf. pl. V du cahier iconographique).

10Le document contenait toujours la mission officielle assignée au capitaine corsaire. La formule variait fort peu au fil des conflits. Il s’agissait toujours de

« courir sus aux pirates, forbans, et gens sans aveu, même aux sujets du roi d’Angleterre et autres ennemis de l’État, en quelque lieu qu’il pourra les rencontrer, soit aux côtes de leurs pays, dans leurs ports, ou sur leurs rivières, même sur terre aux endroits où ledit sieur (le nom du capitaine est alors mentionné) jugera à propos de faire des descentes pour nuire aux dits ennemis18 »…

11À partir de la Révolution, cette formule resta grosso modo la même, mais les caractéristiques du bâtiment corsaire furent davantage précisées19. Le corsaire bénéficiait donc d’une grande liberté d’intervention contre tous les ennemis déclarés, pourvu qu’il respectât la réglementation sur les prises, édictée par les différentes ordonnances ayant trait à la guerre de course.

12Les lettres de marque anglaises paraissaient davantage soumises à une réglementation. Dans la deuxième moitié du XVIII^e siècle, elles étaient spécifiquement délivrées contre un ennemi particulier. Par conséquent, le corsaire qui avait l’intention d’opérer contre les navires de plusieurs puissances devait obtenir autant de lettres de marque que d’ennemis déclarés.

« Ainsi, vers la fin de la Révolution américaine, quand la Grande-Bretagne s’est confrontée à la France, l’Espagne et les Pays-Bas aussi bien que l’Amérique, quelques navires comme le Devonshire Hero ont emporté quatre lettres de marque, délivrées au seul capitaine particulier pour une campagne déterminée20. »

13La détention d’une lettre de marque distinguait désormais son porteur du pirate. En cas de capture, le corsaire était considéré comme un soldat, puisqu’il combattait au nom d’un État et que son acte était légitimé. À ce titre, il ne pouvait être roué ou pendu. En revanche, le pirate pouvait l’être, puisque son activité s’avérait illégitime et hautement répréhensible. Un document anonyme, rédigé en juillet 1778 à l’attention de Vergennes, alors ministre des Affaires étrangères, résume la situation de ce dernier et les conséquences de ses méfaits au regard de la législation : « Un pirate ou forban est un écumeur de mer qui attaque et enlève des vaisseaux marchands sans aveu, et sans autorisation d’aucun souverain ayant le droit de faire la guerre. Il doit par conséquent être rangé dans la même classe avec les voleurs de grand chemin et être traité comme tel21. »

14Muni d’une commission en guerre, et non pas d’un congé comme les bâtiments armés en marchandise, un navire corsaire pouvait donc se livrer légalement à la guerre de course. À cet effet, une stratégie d’action était spécialement mise au point avec l’armateur pour capturer le maximum de navires ennemis. Ils voyaient leurs prises légitimées si la réglementation en vigueur était scrupuleusement respectée.

15La réalité des comportements en mer oblige cependant à s’interroger sur une catégorie mixte, celle des armements en guerre et marchandise.

L’armement en guerre et marchandise

Le regard des historiens

16Ce type d’armement laisse de nombreux historiens actuels perplexes car il semble rassembler deux finalités contradictoires – la guerre et le commerce – et inconciliables en apparence. Ceux d’entre eux qui ont analysé les nombreux dossiers instruits par le Conseil des prises admettent pourtant cette possibilité. À l’image d ´ Anne Morel, André Lespagnol22 ou Florence Le Guellaf23, ils n’écartent pas franchement les armements en guerre et marchandise du nombre des corsaires. La première précise qu’il existe deux sortes d’armement pour la course : « l’armement en guerre pur et simple dans lequel l’armateur et le capitaine ne se proposent pas d’autre but que de courir sus aux ennemis » et l’armement en guerre et marchandise dont le « but principal était de mener à bien l’opération commerciale pour laquelle ils étaient armés, mais si, sur leur route, ils rencontraient des bâtiments ennemis, ils pouvaient les attaquer et capturer valablement. Contrairement au navire armé en guerre, leur plus grand soin était d’éviter l’ennemi, afin de ne pas risquer la perte de la cargaison qu’ils portaient. S’ils faisaient des prises, c’était accessoirement24 ». Toutefois, François Robidou25 et Patrick Villers26 semblent plus réticents pour intégrer les armements en guerre et marchandise parmi les corsaires,

17Le constat est identique en Angleterre. David J. Starkey trouve très utile de distinguer les private men-of-war (analogues aux corsaires stricto sensu) et les letters of marque (correspondant aux armements en guerre et marchandise), bien qu’un classement soit difficile à établir en raison du caractère ambivalent de certaines entreprises27. Les premiers ont, selon lui, une finalité purement prédatrice : « capturer les navires ennemis et leurs marchandises rencontrés en haute-mer28 ». À cette fin, ils bénéficient d’un nombre conséquent d’hommes et d’armes, ne transportent aucune marchandise et vont en croisière sans destination prédéfinie. Évoquant les seconds, il précise que « l’expression “letter of marque” s’appliquait habituellement aux bâtiments du commerce sortis avec une commission en course, ou lettre de marque. […] Largement pratiquée tout au long du dix-huitième siècle, cette activité combinait le transport de marchandises et la prédation sur les biens maritimes de l’ennemi29 ». Diverses motivations incitaient cependant certains d’entre eux à davantage pratiquer la prédation, les cruising voyages, et d’autres le commerce, les armed trading vessels. Les cruising voyages présentaient de grandes ressemblances avec les private men-of-war (tonnage, équipage et armement importants), mais aussi des différences notoires. Les membres d’équipage touchaient des salaires auxquels s’ajoutaient un quart ou un cinquième du produit de la vente des prises, tandis que les corsaires, payés à la part, en touchaient la moitié. En outre, ils pouvaient rapporter des marchandises pour compenser les pertes d’une campagne sans prise30.

18Les « armed trading vessels » (ou navires de commerce armés) gardaient essentiellement une raison commerciale. Le transport de marchandises pour une destination bien spécifiée restait leur principale priorité. Une lettre de marque les autorisait à se défendre, mais aussi à exercer un droit de représailles. Comme en temps de paix, la rémunération principale des propriétaires de ces navires résidait dans ce transport, tandis que les équipages touchaient des salaires mensuels. Toutefois « des commissions en guerre étaient retirées pour essayer de compléter ces salaires en ajoutant la faculté de capture à de telles aventures commerciales31 ».

19À la fin de la Ligue d’Augsbourg, l’Amirauté anglaise a essayé de détourner les navires du secteur commercial vers un service plus guerrier. À cette fin, on a exigé des capitaines de spécifier sur leur « déclaration », lorsqu’ils demandaient officiellement une commission, « s’ils destinaient leur armement à des fins commerciales ou prédatrices, puisque les commissions n’étaient valables que pour une sortie seulement s’il s’agissait d’une “lettre de marque”, tandis que l’on autorisait les corsaires à croiser “jusqu’à nouvel ordre”32 ». Progressivement, une législation fut mise en place pour mieux contrôler la guerre de course anglaise et ses débordements. Parce que les corsaires se comportaient parfois comme des pirates et parce que l’on a cru que les petits pêcheurs corsaires étaient les pires contrevenants, l’on a tenté, au milieu du XVIII^e siècle, de diminuer la délivrance de commissions en guerre33. Ainsi, le Privateers Act de 1759 a essayé de mettre hors la loi les petits pêcheurs corsaires en déclarant qu’aucune commission corsaire ne serait désormais délivrée à un navire inférieur à 100 tx, portant au moins 10 canons et 40 hommes, ou seulement de manière discrétionnaire, c’est-à-dire selon le bon vouloir des Lords de l’Amirauté, qui entendaient étudier scrupuleusement chaque demande34. Cette législation, destinée à contenir les activités des petits « corsaires du commerce », complétait la rigueur imposée au capitaine dans sa « déclaration » lorsqu’il déposait sa demande de commission en guerre, car cela entraînait une inspection du bâtiment que l’on souhaitait armer et un examen de ses papiers avant de le laisser sortir. « Si tout était en ordre, une autorisation était délivrée ; mais si on découvrait que les navires étaient d’une force inférieure à celle qui était indiquée dans la déclaration, la lettre de marque devait être considérée comme nulle et non avenue, tandis que les capitaines naviguant sans autorisation étaient passibles d’un an d’emprisonnement35. » Selon Walter Minchinton, ce Privateers Act de 1759 semble avoir été efficace dans l’amélioration du comportement des corsaires, puisque les plaintes des pays neutres contre les abus des corsaires britanniques ont diminué par la suite36, ce qui laisse supposer que les « petits corsaires du commerce » se comportaient particulièrement mal. Dès lors, cet Act réserva plus sûrement l’armement de petits bâtiments à de véritables « prédateurs corsaires », à l’image des corsaires des iles Anglo-Normandes (Jersey, Guernesey et Aurigny). En France, il n’y eut aucune législation aussi précise à propos des armements en guerre et marchandise.

20La confrontation de ces divers points de vue met bien en évidence un réel embarras de la part des historiens à propos des armements en guerre et marchandise. Si personne ne conteste leur droit de capture, leur intégration parmi les corsaires reste cependant discutée. Un recours aux textes juridiques s’impose.

Les textes de référence en France

21L’ordonnance de la Marine d’août 1681 constitue la référence essentielle pour tout ce qui concerne la marine marchande. Or ce corpus législatif n’opère aucune distinction entre les deux types d’armement. L’article I du titre IX (des prises) pose le principe fondamental : « Aucun ne pourra armer vaisseau en guerre sans commission de l’Amiral37. » L’article II impose de faire enregistrer la commission reçue de l’Amirauté de France au greffe de l’amirauté locale et de verser une caution de quinze mille livres. Les trente-deux articles suivants précisent les procédures de capture et les conduites à tenir avec les navires capturés jusqu’à leur jugement, ainsi que les obligations et les interdictions qui en découlent. Le titre X traite alors des lettres de marques ou de représailles en dehors des guerres, en huit articles, mais aucunement des armements en guerre et marchandise. Une autre ordonnance, celle « pour les armées navales et arsenaux de marine », datée du 15 avril 1689, capitale pour tout ce qui concerne la marine de guerre, n’évoque pas les armements des particuliers.

22Il faut finalement recourir à deux autres textes pour obtenir des explications. Le premier est un mémoire, non daté, écrit tout spécialement sur les armements en guerre et marchandises38. L’auteur de ce texte non juridique, très certainement Valincourt39, y présente la nature, les motifs et la nécessité de ce genre d’armement. On y retrouve le besoin de se protéger des pirates, des forbans et des corsaires barbaresques en temps de paix, mais aussi des éventuels ennemis lorsqu’une déclaration de guerre s’avère imminente. Le secrétaire général de la Marine distingue précisément les deux types d’armement :

« Il y a donc une différence essentielle entre l’armateur qui arme purement en guerre, et celui qui arme en guerre et marchandise. Le premier se propose d’attaquer ; le second ne veut que se défendre ; l’un cherche à enlever le bien de l’ennemi ; l’autre ne songe qu’à conserver le sien ; celui-ci est censé être toujours sur la défensive, ce n’est qu’accidentellement qu’il se bat ; et quoiqu’il soit autorisé à faire la guerre. On ne doit pas présumer qu’il s’engage volontairement dans le combat ; son commerce étant toujours son principal objet, et l’armement en guerre n’étant destiné qu’à le protéger40. »

23Cette différence se retrouve d’ailleurs clairement mentionnée dans les termes de la commission délivrée à l’un et à l’autre : la puissance ennemie à laquelle il est permis de faire la guerre est clairement indiquée dans un armement en guerre « au lieu que dans les autres on ne fait mention que des ennemis de l’état en général, des corsaires, des pirates, et gens sans aveu qui troublent la liberté du commerce41 ».

24Le deuxième texte, susceptible de fournir des explications, fut rédigé par René-Josué Valin, lequel était avocat et procureur du roi au siège de l’amirauté de la Rochelle lorsqu’il publia en 1766 le Nouveau commentaire sur l’ordonnance de la Marine42. L’auteur entendait expliquer de façon précise et critique la réglementation maritime de l’Ancien Régime, ainsi que les raisons, les habitudes, les lacunes et les conséquences de son application. Dans son commentaire de l’article I du titre IX des prises, il donne une justification essentielle au choix d’une commission en guerre et marchandise : « Que le vaisseau soit armé entièrement en guerre, ou tout à la fois en guerre et marchandise, il faut également une commission de l’Amiral, au moins à l’effet de légitimer les prises qui pourraient être faites par ce vaisseau43. » La légitimation des prises dépendait donc de cette commission « en guerre ». Un navire armé simplement en marchandise, ayant réussi une prise, ne pouvait espérer ce profit.

« Ce qui en résultera seulement, c’est que cette prise ne sera pas au profit de l’armateur ni de l’équipage ; elle demeurera acquise par droit de confiscation au Souverain, ou à celui à qui il a cédé en cette partie ce droit de confiscation, c’est-à-dire à l’Amiral. […] Et la raison pour laquelle l’armateur, sans commission en guerre, n’a aucune part dans les prises qu’il fait, c’est qu’il a négligé les formalités dont l’observation est essentielle, pour l’autoriser à s’emparer des effets des ennemis44. »

25Le choix d’un armement en guerre et marchandise constituait donc une précaution pour l’armateur. Outre le droit de se défendre en toute légalité, il lui offrait l’occasion de gagner des bénéfices supplémentaires.

26Tout comme les letters-of-marque anglais, certains n’abusèrent pas de cette liberté et cantonnèrent leur énergie à l’activité commerciale, d’autres l’utilisèrent pleinement à des fins prédatrices. Ces derniers seront comptés parmi les corsaires. Granville fut directement concernée par ce type d’armement.

Les armements en guerre et marchandise à Granville

27Depuis leur arrivée à Terre-Neuve au XVI^e siècle, les pêcheurs français rencontraient de nombreuses difficultés. Les coups de main des forbans de toutes origines, l’hostilité des Inuits, les pillages des corsaires barbaresques qu’ils rencontraient au retour (à l’approche des côtes européennes et surtout du détroit de Gibraltar) lorsqu’ils allaient livrer leurs cargaisons de morues sèches à Marseille, nuisaient fortement à leur activité. Malgré la présence quasi-systématique d’armes à bord – pour pouvoir par exemple se défendre contre les Inuits – de nombreux armateurs terre-neuviers prirent donc un armement en guerre et marchandise pour pouvoir mieux lutter et mener à bien leur travail de pêche et de transport, en temps de paix comme en temps de guerre.

28Ces armements45 étaient très importants au cours de la première moitié du siècle et inexistants dans la seconde moitié, dès 1749. Ils furent tous pris pour la pêche à Terre-Neuve, à l’exception de quelques expéditions vers Saint-Domingue ou le Canada et de quatre navires au cabotage. Les navires destinés à la pêche sédentaire bénéficiaient majoritairement de ce type d’armement pour se protéger des Inuits46 et des pirates – qui les repéraient facilement lorsqu’ils pêchaient sur les côtes de Terre-Neuve et de l’embouchure du Saint-Laurent – ou encore des corsaires barbaresques qui les attendaient en Méditerranée. Ils armaient leurs navires de deux à vingt canons, voire plus, comme l’Espérance qui partit en 1741 pour l’estuaire du Saint-Laurent avec vingt-huit canons47. Mais c’est en période de paix, plus particulièrement de 1730 à 1738, que ce type d’armement fut le plus demandé, bien avant le déclenchement de la guerre de Succession d’Autriche. L’on arma en guerre et marchandise la quasi-totalité des terre-neuviers, aussi bien ceux destinés à la pêche sédentaire que ceux affectés à la pêche errante. Ces derniers ne craignaient pas tellement les Inuits et les forbans d’Amérique – puisqu’ils pêchaient assez loin des côtes – mais les corsaires barbaresques48 et surtout les pirates, qui livraient là une dernière vague d’opérations dans le Ponant.

29Henri Bourde de la Rogerie49, qui analysa minutieusement les archives bretonnes de l’Ancien Régime, précise : « De 1725 à 1730, des corsaires algériens et salétins vinrent encore croiser autour de Belle-Isle et dans la Manche ; à la demande de la chambre de commerce de Bordeaux, le Roi envoya la Thétis pour les chasser ; ils s’éloignèrent quelque temps puis revinrent50. » Une lettre de l’armateur malouin Beauvais-Le Fer, adressée le 30 novembre 1732 au secrétariat d’État à la marine, signalait le danger qu’ils représentaient alors :

« J’ai l’honneur d’informer Votre Grandeur des nouvelles qu’on a reçues d’Espagne et de Lisbonne qui portent que les Salétins ont armé deux frégates, l’une de 20 canons et l’autre de 14, lesquelles ont déjà fait plusieurs prises, entre autres d’un petit vaisseau de Dunkerque, et que ces mêmes Salétins en fabriquaient d’autres. Ces armements commencent à inquiéter nos négociants51. »

30Dans son rapport d’inspection de 1740, le commissaire Sicard évoquait encore la méfiance et les précautions prises par les Granvillais52. Par la suite, les barbaresques ne furent plus mentionnés.

31Cette période correspond également aux derniers méfaits des pirates sur les côtes françaises. Comme il souhaitait leur disparition, Louis XV leur proposa une amnistie sous la condition qu’ils feraient leur soumission et se fixeraient dans les colonies françaises :

« Sa Majesté […] veut et entend que ceux de ses sujets de la religion catholique, apostolique et romaine […] qui se trouvent présentement engagés dans le nombre desdits pirates et forbans, jouissent de l’abolition, pardon et amnistie des vols et pirateries par eux exercés, pourvu que dans un an, à compter du jour et date de l’enregistrement de la présente Ordonnance, touchés d’un sincère repentir, ils rentrent dans le nombre de ses bons et fidèles sujets, et viennent de bonne foi s’habituer dans ses colonies de l’Amérique53. »

32Certains n’acceptèrent cette proposition que difficilement, à l’instar de Jean Dulain, capitaine pirate du Sans-pitié, qui sévissait au large des côtes bretonnes. Il attendit l’année 1729 pour faire sa soumission. Son affaire fut définitivement réglée, en 1738, par la vente de son navire et de ses effets54.

33Henri Bourde de la Rogerie, qui connaissait bien le contenu de la plupart des différentes archives maritimes de Bretagne, releva dès lors : « On ne trouve plus aucune mention de pirate après 173855. » Cette observation correspond précisément à la forte réduction des armements en guerre et marchandise observée dans les rôles d’armement granvillais.

34Les armements en guerre et marchandise granvillais n’ont effectué aucune prise en période de paix jusqu’à la déclaration de guerre de 1744, conformément à la Loi, qui ne les autorisait qu’à se défendre en l’absence d’un ennemi officiellement déclaré. Ce ne sont donc aucunement des corsaires. Toutefois, en temps de guerre, ce type d’armement prend une importance inhabituelle car certains navires pourvus d’une telle commission en réalisent en provoquant l’ennemi, en adoptant des tactiques corsaires et en multipliant les captures. Deviennent-ils alors corsaires ?

Les armements en guerre et marchandise pendant la guerre

35Le corsaire recherche activement l’adversaire pour le capturer. C’est un prédateur ! Le navire armé en guerre et marchandise se comporte en principe autrement. Il se rend vers le lieu de sa destination, en évitant l’ennemi, afin de ne pas courir le risque de perdre sa cargaison. La commission qu’il a reçue lui permet cependant d’utiliser le canon, donc d’accomplir des prises en temps de guerre. Combien le font-ils toutefois vraiment ? La confrontation des recherches effectuées sur la guerre de course à Granville et à Saint-Malo autorise à affirmer que les « capteurs » munis de cette commission furent assez nombreux sous Louis XIV, beaucoup moins sous Louis XV, pour disparaître ensuite à partir de Louis XVI. Selon François Robidou, les quelques navires « aventuriers » malouins de la Révolution et de l’Empire n’effectuèrent aucune prise56. L’on arrive au même constat chez les Granvillais.

36Une autre différence concerne le nombre et la composition des armes embarquées. Un corsaire présente logiquement un meilleur armement, en vertu de la finalité guerrière de sa campagne. Pour cela, une attention toute particulière est portée aux armes : canons, pierriers, mais aussi armes personnelles telles que pistolets, sabres, haches d’armes, poignards, etc., de sorte que chaque homme puisse disposer au minimum d’une arme légère lors d’un éventuel abordage. L’armateur rechigne d’autant moins à embarquer un nombre d’armes important que l’absence de cargaison offre des espaces inoccupés. Il n’en va pas de même sur un navire armé en guerre et marchandise. Sa mission étant avant tout commerciale, sa cargaison prend de la place et du poids. En outre, comme l’équipage y est réduit, l’armement y est d’autant moins important.

37La réalité peut toutefois contredire cette logique. Certains corsaires présentent peu de canons, voire pas du tout s’ils sont de petite taille, tandis que certains navires armés en guerre et marchandise en sont bien pourvus lorsqu’ils portent une cargaison précieuse. La liquidation générale des prises du terre-neuvier Jacques Geneviève de 200 tx57, qui captura l’Amélie, le Thomas et le Nassau en allant pêcher à l’île Royale, en 1745, montre que son capitaine armateur avait augmenté son armement en raison de la guerre. À la lecture de son équipement guerrier lors de l’inventaire, il est permis de se poser des questions sur les intentions cachées de cet armateur. Il possédait 25 canons (dont 14 canons de 4 livres de balle), 80 fusils, 18 haches d’arme, 15 sabres, des espingoles, des pistolets, des boulets de canon barrés et à crémaillère, 10 menottes à prisonniers, 155 boîtes à canons, etc. Cela paraît beaucoup pour un simple équipage morutier de 125 membres. D’autant plus qu’il est précisé sur le même document : « les navires marchands de ce port ayant coutume d’aller à la pêche des morues ne se servant point de pareils ustensiles en temps de paix quoiqu’ils portent quelques canons et fusils lorsqu’ils vont dans le détroit58 ». Le capitaine propriétaire armateur avait-il la volonté de mieux se défendre ou bien de capturer ?

38La catégorie des armements en guerre et marchandise regroupe donc des comportements variés, en raison même de l’ambiguïté de la commission. La grande majorité privilégie la finalité commerciale ; la commission constitue alors pour eux ce qu’André Lespagnol nomme « une mesure de précaution un peu formelle, la finalité de l’expédition demeurant essentiellement marchande59 »… Ils font tout pour éviter l’ennemi. D’autres respectent cette finalité commerciale, mais se laissent tenter par des proies faciles (sans défense ou plus faibles). Pour une minorité cependant, difficile à évaluer, le comportement est clairement offensif. Ils utilisent pleinement l’aspect guerrier que leur offre leur commission. Il suffit de lire les déclarations de prises et les rapports de capitaines pour se rendre à l’évidence.

39Annick Martin-Deydier, André Lespagnol et Florence Le Guellaff reconnaissent que certains navires malouins, armés en guerre et marchandise, pratiquent véritablement la course en revenant des ports ibériques ou en allant dans des expéditions lointaines, sous Louis XIV. Que dire alors du comportement des Granvillais, à la même époque, partis officiellement pêcher à Terre-Neuve ? Une lettre émanant du commissaire aux classes de Granville, Noël de Boisselry, adressée au secrétariat d’État à la marine en date du 30 janvier 1708, affirme clairement que les terre-neuviers avaient l’habitude de se livrer à la course avant de commencer leur campagne de pêche :

« Il n’est pas possible que les vaisseaux de Granville, qui vont faire la pêche à Plaisance, y portent la quantité de sel qui a été ordonnée pour la colonie parce que ce sont des frégates armées en guerre et marchandises qui font la course avant que d’entrer à Plaisance ; ainsi si on voulait les y assujettir, les négociants n’y en enverraient aucun60. »

40Cette pratique, qui apparemment leur rapporte des gains satisfaisants, semble une évidence avantageuse que les Granvillais n’entendent pas remettre en question pour un autre service, comme la livraison de sel pour la colonie de Gaspé.

41Tous ces exemples montrent bien que certains de ces équipages se comportent et sont considérés comme des corsaires jusqu’au milieu du XVIII^e siècle. Pourquoi disparaissent-ils ensuite ? Pourquoi sont-ils distingués des corsaires stricto sensu ?

L’éclairage de René-Josué Valin

42Cette distinction ne fut pas toujours effective en temps de guerre, selon l’avocat. Elle pourrait trouver son origine dans la répartition des gains, lors d’une liquidation de prise, après un arrêt prononcé par le Parlement de Bordeaux, daté du 6 février 1714. Par la suite, les armateurs auraient profité de cette jurisprudence pour augmenter leurs revenus61.

43Ce parlement avait jugé, à cette date, qu’un équipage armé en guerre et marchandise ne devait obtenir que le dixième des gains au lieu du tiers, ordinairement versé aux navires armés uniquement pour la course ou armés à la fois en guerre et marchandise. Les armateurs reçurent ainsi neuf dixième des revenus au lieu des deux tiers habituels. L’affaire fit grand bruit à l’époque et René-Josué Valin s’en offusqua :

« Que la prise ait été faite par un navire armé tout à la fois en guerre et marchandise, mais avec une commission de Monseigneur l’Amiral, ou par un vaisseau uniquement armé pour la course, le droit de l’équipage doit toujours être le même ; c’est-à-dire, qu’il lui revient également le tiers du produit de la prise, puisque l’Ordonnance ne fait aucune distinction à ce sujet62. »

44Il se référait à l’article XXXIII du titre des prises de l’ordonnance de 1681 : « S’il n’y a aucun contrat de société, les deux-tiers appartiendront à ceux qui auront fourni le vaisseau avec les munitions, armement et victuailles, et l’autre aux officiers, matelots et soldats. »

45Avec les années, cette décision aurait dû, selon lui, « être regardée comme singulière et erronée… La singularité de la décision de cet arrêt l’aurait fait oublier vraisemblablement, si les armateurs étaient moins attentifs en général à tout ce qui peut flatter leur cupidité63 ». Au cours des guerres de Succession d’Autriche et de Sept Ans, plusieurs armateurs rappelèrent cette jurisprudence afin que les amirautés l’appliquent pour le partage des prises effectuées par tous les navires munis d’une commission en guerre et marchandise. Certaines l’adoptèrent, tandis que d’autres s’y refusèrent64. Or, en 1758, une prise de plus de 800 000 livres, réalisée par le Titon l’Africain de Bordeaux, excita de nouveau les envies des armateurs et de l’équipage. « Les premiers prétendirent hautement que les autres ne devaient avoir qu’un dixième, et ceux-ci soutinrent qu’il leur revenait absolument le tiers. » Le capitaine et le commissaire ordonnateur de la Marine à Bordeaux, représentant l’équipage, écrivirent au secrétaire d’État à la marine, Massiac, qui leur donna raison. Les armateurs contestèrent cependant cette décision et écrivirent au nouveau secrétaire d’État à la marine, Berryer, un mémoire conforme à leurs intérêts. Un arrêt du Conseil d’État, daté du 10 janvier 1759, ordonna finalement : « Il en sera usé pour le partage des prises ou rançons qui pourraient être faites par lesdits navires, comme par le passé, s’il n’y a stipulation ou convention fait dans l’engagement fait entre les armateurs et les équipages. » Devant le manque de précision, chacun crut détenir la bonne interprétation et défendit âprement ses intérêts jusqu’à la fin de la guerre, en développant tous les arguments possibles. Ce désaccord profond et argumenté, qui dura plusieurs décennies du XVIII^e siècle, mû par des intérêts financiers, aurait-il pu ainsi exercer une influence directe sur la distinction entre les deux types d’armement ? Il est permis de le penser.

46À Granville, c’est vers le milieu du XVIII^e siècle, plus précisément au début de la guerre de Succession d’Autriche, que l’armement en guerre et marchandise de comportement corsaire disparut, sans doute à cause du fameux arrêt prononcé à Bordeaux, appliqué différemment selon les amirautés particulières. Si les équipages munis d’un armement en guerre et marchandise continuaient de gagner le tiers des gains dans l’amirauté de La Rochelle, il semble que ce ne fut pas le cas dans celle de Granville. La liquidation générale des prises faites par le Jacques Geneviève, datée du 3 août 1746, précise que l’équipage n’a gagné qu’un sixième. La réduction de ces gains a peut-être incité les armateurs à clarifier progressivement leurs intentions : soit ils armaient en course pour capturer des navires ennemis, soit ils remplissaient leur mission commerciale ou halieutique. Les équipages se sentant moins concernés par les gains d’une prise éventuelle, leur comportement en mer changea. Pourquoi prendre des risques pour des gains nettement amoindris ? Dès lors, l’armement en guerre et marchandise ne devenait plus qu’une précaution leur permettant seulement d’assurer leur défense et celle de la cargaison. Un exemple de cette volonté d’autodéfense nous est donné, dès 1744, par le comportement de l’équipage du Prophète Royal de Granville qui refusa de prendre la mer à destination de Terre-Neuve lorsqu’il apprit, au moment de son départ à Saint-Martin de Ré où il était venu chercher son sel, la déclaration de guerre (15 mars 1744) avec l’Angleterre, pour demander dès lors l’embarquement de canons et de munitions65. Comme l’armateur ne pouvait pas ou ne voulait pas en fournir, le voyage fut annulé et l’équipage congédié.

47Lors du conflit suivant, la guerre de Sept Ans, Granville ne demanda aucun armement en guerre et marchandise. Il est vrai que la qualité du blocus anglais contre les Français empêchait pratiquement tout mouvement dans les ports. Pendant la guerre de l’indépendance américaine et les guerres de l’Empire, une commission de ce type fut attribuée à plusieurs navires, mais aucun d’entre eux n’effectua de prise, ce qui peut signifier que les canons n’étaient plus utilisés que pour la défense et non plus l’attaque. La même chose arriva à Saint-Malo66. Qu’en fut-il dans les autres ports ? À ce jour, la réponse fait défaut.

Que retenir ?

48Depuis la fin du XVII^e siècle, la sortie en mer de chaque bâtiment français se conformait à une réglementation, fournie par l’ordonnance de la Marine de Colbert d’août 1681. En conséquence, aucun navire français ne pouvait prendre la mer sans avoir obtenu auparavant un congé de l’Amiral et sans l’avoir fait enregistrer auprès du greffe de son amirauté particulière67. Un congé désignait donc la permission de naviguer que l’Amiral accordait à tout maître de navire contre le versement d’une taxe. Il contenait le nom du responsable à bord, celui du bâtiment, ainsi que son tonnage et le lieu de sa destination. Tout navire, muni de ce congé, se voyait alors autorisé à prendre la mer68. Si l’expédition s’avérait dangereuse à cause de la piraterie, une commission en guerre et marchandise pouvait être accordée afin que l’équipage puisse se défendre.

49En période de belligérance, la perturbation du trafic maritime obligeait les armateurs à changer de stratégie commerciale. Si le petit cabotage pouvait continuer sans trop de difficultés, il n’en allait pas de même pour le grand commerce ou la pêche hauturière qui voyaient leur action fortement diminuer, ou cesser, en raison de l’accroissement des risques encourus. Plusieurs solutions se présentaient aux armateurs. La première voyait la suspension de leurs occupations en attendant le retour de la paix. La deuxième consistait à répondre à l’appel du roi en se livrant à une guerre de course. Entre ces deux réactions, une troisième fenêtre pouvait s’envisager, sous la forme d’une commission en guerre et marchandise qui lui permettait, à la fois, de prolonger son activité commerciale mais aussi de réaliser des prises en toute légalité. La réglementation maritime autorisait en effet tout navire français, même au commerce, à prendre une commission en guerre, à condition de la faire enregistrer au greffe de l’amirauté locale et de verser une caution de quinze mille livres. La légitimation de prises éventuelles en dépendait clairement. Lors d’un conflit à la fin du XVII^e siècle et au début du XVIII^e siècle, la différence ne paraissait pas importante entre les armements en guerre et les armements en guerre et marchandise, si ce n’est l’action favorisée par l’armateur qui décidait de privilégier l’aspect commercial en se rendant le plus vite possible à destination et en protégeant la cargaison, ou bien l’aspect guerrier en allant chasser dans une zone de passage des navires ennemis pour les capturer. Le Conseil des prises légitimait alors les captures et adjugeait pareillement les gains aux armateurs et équipages pourvu que les conditions aient été respectées (c’est-à-dire commission en guerre, enregistrement et versement de la caution) et la réglementation des prises strictement observée. Dans ce cas, l’administration les appelait pareillement « corsaires ».

50Seul l’intérêt financier incitait un armateur à préférer l’un ou l’autre de ces types d’armement et à décider d’une stratégie. Un navire corsaire stricto sensu allait croiser dans une zone fortement fréquentée par l’ennemi et capturer les navires dont la vente devait lui rapporter le plus d’agent possible. Son équipage était rémunéré à la part, sur les bénéfices tirés de cette vente. Un navire marchand muni d’une commission en guerre pouvait se livrer aussi bien au commerce qu’à la prédation. Comme les letters of marque anglais, certains privilégiaient l’une ou l’autre des deux options possibles, à des degrés divers. Si c’était le transport de marchandises, le bâtiment devait se rendre à la destination prévue sans perdre de temps, donc sans s’attarder à d’éventuelles captures. L’équipage était alors payé au mois. Si c’était la prédation, la rémunération à la part semblait prépondérante. Si c’était pour une activité combinée, comme les morutiers granvillais qui pratiquaient parfois conjointement la pêche et la prédation, la rémunération de l’équipage était principalement fondée sur la valeur de la pêche69, mais également sur celle des prises légitimées.

51De nombreux bâtiments du commerce se livrèrent donc à la prédation pendant tout le règne de Louis XIV. Peu à peu, à partir de 1694, en raison du changement de stratégie opéré par le secrétaire d’État à la Marine, Jérôme Pontchartrain, qui préconisait une stratégie périphérique dans la lutte contre l’Angleterre, l’armement corsaire stricto sensu prit une valeur supérieure. L’apparition des armements corsaires à capitaux mixtes et l’investissement massif de nombreux personnages de la Cour qui espéraient gagner fortune dans la course contribua également à cette valorisation. L’aspect guerrier, débarrassé des contraintes commerciales, fut exalté. Des capitaines y gagnèrent la gloire et même l’anoblissement.

52La paix revenue en 1713, la situation redevint normale, avec l’attribution de simples congés ou de commissions en guerre et marchandise. Ces dernières étaient délivrées à ceux qui voulaient se protéger des pirates persistants, des corsaires barbaresques ou encore des Anglais qui recommencèrent à les inquiéter, dès 1740. Entre-temps, le parlement de Bordeaux avait prononcé son arrêt contesté, le 6 février 1714, remettant en cause les avantages des équipages dans certaines amirautés. Au gré des querelles juridiques, une distinction, de plus en plus forte, s’est opérée entre les deux types d’armement durant la guerre de Succession d’Autriche. Gagnant moins d’argent dans une prise, les équipages de navires armés en guerre et marchandise rechignèrent désormais à attaquer. Progressivement, alors que les Anglais imposaient de plus en plus leur présence et leur domination sur les mers, les armements en guerre et marchandise « prédateurs » disparurent. Sous l’Empire, c’est même sans enthousiasme qu’ils sortirent en aventuriers pour répondre aux fortes sollicitations de l’État. Depuis longtemps déjà, ils ne réalisaient plus aucune capture ; en revanche, ils étaient majoritairement capturés. Seuls les navires armés en guerre se livraient encore à l’attaque. Ceux-là furent désormais considérés comme les seuls corsaires.