Les amirautés bretonnes à la fin de l’Ancien Régime
p. 425-442
Texte intégral
1L’État royal contrôle l’activité maritime par le biais des amirautés qui dépendent du secrétariat d’État à la Marine1. L’importance prise par le ministre de la Marine par rapport à l’amiral de France dans la gestion des amirautés au cours du XVIIIe siècle est manifeste2. Le ministre de la Marine entretient une correspondance directe avec les officiers des sièges. Les amirautés doivent satisfaire aux demandes de renseignements maritimes et commerciaux, envoyer régulièrement des états des mouvements qui permettent d’établir des statistiques de navigation nationale et étrangère. Les officiers des sièges sont avec les commissaires aux classes les principaux informateurs du département de la Marine dont les attributions sont finalement celles d’un grand ministère de la mer. Comme d’autres ministères, le secrétariat d’État à la Marine, déjà entré dans l’ère pré-statistique, collecte de l’information économique et géostratégique, une arme décisive dans le jeu des échanges, surtout depuis Colbert qui en a systématisé la pratique comme moyen d’aide à la décision et à la réforme.
2Les archives des amirautés constituent de fait une partie fondamentale des sources de l’histoire maritime française. La fiscalité enregistreuse des mouvements, des armements et des constructions, aussi imparfaite et incomplète soit-elle, a largement servi les ambitions de l’histoire quantitative. Les travaux historiques sur les navigations commerciales et sur les pêches leur doivent beaucoup. À cette documentation accumulée sur plus d’un siècle dans les dépôts locaux s’en ajoute une autre, tout aussi massive, constituée par les archives centrales de la Marine. Elles sont également d’une grande richesse, et notamment à partir des années 1770, ce qui indique une intense activité administrative liée aux enjeux maritimes et commerciaux du royaume sous Louis XVI3. Parmi toutes ces sources, l’inspection des amirautés faite sur ordre du ministre de la Marine par le commissaire du roi Daniel Marc Antoine Chardon pendant les années 1781-1785 offre un remarquable instantané de la vie maritime et littorale française4. Ces 2 200 pages se feuillettent telle une grande enquête destinée à la mise en forme d’un diagnostic sur le fonctionnement des amirautés en rapport avec les besoins des usagers5.
Une politique réformatrice sous Louis XVI
3Cette inspection s’inscrit d’abord dans un contexte de réformes de la vie maritime à la fin de l’Ancien Régime, souvent minorées en raison de la suppression des amirautés en août 1791. Néanmoins, certaines de ces réformes sont connues et emblématiques de la politique suivie sous Louis XVI : l’exclusif mitigé, les ports francs, les entrepôts du commerce colonial, les grands travaux portuaires et la création d’une troisième Compagnie des Indes au temps de Calonne6.
4Au cours des années 1770-1780, le secrétaire d’État à la Marine tente d’abord de simplifier la fiscalité maritime par des réformes successives. L’adoption d’un tarif fixant les droits des officiers d’amirauté valable dans tous les ports du royaume en 1770 constitue une première étape vers l’uniformisation fiscale7. Au début du règne de Louis XVI, le ministre de la Marine, Antoine de Sartine, établit en novembre 1776 une commission composée de quatre conseillers d’État. Le programme de travail de cette commission fixe les grandes lignes de la réforme générale des amirautés :
« Une commission […] pour s’occuper de la rédaction des lois tendant à établir l’uniformité dans les droits de Monsieur l’amiral, à les rendre moins onéreux au commerce, à supprimer même ceux qui pourraient en être susceptibles, à détruire les conflits qui existent entre les amirautés et les autres juridictions, […] à fixer la compétence et la jurisprudence des amirautés. Ces magistrats sont également chargés de s’occuper des moyens de parvenir à la suppression et réunion de plusieurs sièges d’amirauté, dont le nombre est beaucoup trop considérable et à la réformation de quantité d’abus qui s’y sont introduits […]. Ces mêmes magistrats ont été chargés de la rédaction des lois sur les Noirs, de celles sur les prises et enfin de celles sur les privilèges des gens de mer8. »
5En 1777, Sartine lance la collecte des informations dans les amirautés en demandant aux officiers de chaque siège de rédiger un mémoire général sur les droits perçus, la jurisprudence et les conflits de compétence avec d’autres juridictions. Seul subsiste dans les archives centrales de la Marine le mémoire de 85 pages rédigé par les officiers du siège de Quimper9. En décembre 1779, le ministre obtient une commission du roi nommant Daniel Marc-Antoine Chardon « commissaire de notre Conseil départi pour la visite des ports, havres, pêches, pêcheries, droits maritimes, & l’observation des Ordonnances dans les Amirautés10 ». Pendant le temps de l’inspection des amirautés, le travail de réforme se poursuit, des ordonnances relatives à la réception des pilotes-lamaneurs ou à la composition des équipages des navires marchands sont rendues en 178411. En février 1785, un comité des pêches et du commerce du poisson est créé auprès du secrétaire d’État à la Marine et du Contrôle général, réuni tous les 15 jours, ce comité travaille à préparer les réformes nécessaires pour instaurer une politique d’encouragement efficace12. Enfin, diverses ordonnances réforment l’enseignement de l’hydrographie, la formation des capitaines de navires et celle des constructeurs de navires marchands en 178713.
6La fiscalité maritime s’insère aussi dans le plan des réformes proposées par le contrôleur général Calonne à l’Assemblée des notables en février 1787. L’édit de juin 1787 supprime le droit d’ancrage sur les navires français, ainsi que divers droits mineurs perçus sur la navigation, pour le compte du roi, au profit de l’amiral, de divers particuliers ou communautés, et annonce une réforme générale de tous les droits qui pèsent sur la navigation dans les ports du royaume14. Après 1787, la fiscalité n’est plus qu’une partie d’un programme plus vaste dans lequel apparaît clairement la volonté d’établir « une justice la plus brève et la moins dispendieuse » dans les affaires maritimes, la protection « la plus signalée au cabotage et à la navigation, qui a lieu de port en port sur les côtes de notre royaume15 ». La réforme s’étend désormais aux maîtres de quai et aux courtiers et courtiers-interprètes. La suppression complète des droits des seigneurs et des communautés est programmée, ceux-ci doivent être liquidés et remboursés le plus rapidement possible. Pour l’exécution de l’édit, le roi crée un comité d’administration présidé par Daniel Chardon. De nouvelles demandes de renseignements sont encore faites dans les amirautés en 1788 et 1789 pour parvenir à la liquidation des droits.
7À l’origine, les objectifs de l’enquête dans les amirautés définis par le ministre de la Marine, Antoine de Sartine, étaient la réforme de la fiscalité maritime et la modernisation de la grande ordonnance de Marine de 1681. L’inspection se fait au nom de la vérification des droits et des abus qui grèvent la navigation. Le texte de la commission délivrée par le roi à Daniel Chardon y fait d’ailleurs référence s’agissant « des moyens de rendre les perceptions moins onéreuses au commerce16 ». Toutefois, les multiples domaines renseignés fournissent, en plus du volet fiscal qui en est la pièce maîtresse, un ensemble de données quantitatives et qualitatives sur l’activité maritime permettant une approche globale et comparative du fonctionnement des amirautés françaises avant la Révolution.
L’enquête Chardon 1781-1785
8Daniel Chardon, maître des requêtes et procureur général au Conseil des prises, dirige le grand travail d’investigation mené sur les côtes de France entre 1781 et 178517. L’enquêteur, qui a une bonne connaissance du sujet, a déjà visité, au début de la guerre d’Indépendance américaine, les ports et les amirautés de Bretagne durant l’hiver 1778, celles de Flandres et de Normandie en mai 1779, celles de Provence et Languedoc en septembre 177918. Ses instructions de 19 novembre 1778 concernent le règlement des procédures des prises et la visite des ports bretons (Brest, Lorient, Saint-Malo, Morlaix et Quimper). Le préambule de sa commission royale en décembre 1779 expose les grandes lignes de la politique réformatrice de Louis XVI. Le fonctionnement des amirautés, la fiscalité, la législation, les pêches, les aménagements et les services portuaires sont concernés et délimitent les domaines d’action d’un programme de rénovation du système élaboré au temps de Colbert.
9Pour prendre la mesure de l’ampleur de la tâche et de l’importance que revêt cette enquête, il faut rappeler qu’il n’y a jamais eu, depuis le XVIIe siècle, l’envoi dans les amirautés d’un commissaire du roi avec des objectifs aussi étendus. Daniel Chardon est d’ailleurs l’auteur du texte de sa commission, de même qu’il a préparé le mémoire du roi pour lui servir d’instructions19. Il s’inspire des textes de commissions données par le passé, celle d’Henri Lambert d’Herbigny en 1671 et celle d’Anne Malon de Bercy en 1686. Ces deux inspections des sièges d’amirautés encadrent la préparation et l’application de la grande ordonnance de Marine de 1681. L’on retrouve dans les textes de ces différentes commissions des éléments identiques : l’examen des règlements, de la jurisprudence, des officiers des sièges, des ports et des rades, etc. Enfin, l’inspection de François Le Masson du Parc débutée en 1723 sert aussi de modèle dans la rédaction des instructions et des items de l’enquête sur le sujet des pêches20. Daniel Chardon a d’ailleurs réclamé la communication de tous les rapports de Le Masson du Parc qu’il a lus avec attention. L’année 1780 ne semble pas avoir été propice au démarrage de l’inspection, le commissaire est accaparé par la question des prises. Le temps de la guerre qui désorganise la vie littorale ne lui permet pas de faire progresser ses connaissances, spécialement sur l’observation des pêches qu’il veut confronter aux rapports de Le Masson du Parc.
10C’est à Brest que les choses prennent forme, c’est là que le modèle de l’enquête est conçu en septembre 1781. Le commissaire livre le mode opératoire dans sa notice de travail et un brouillon de l’architecture du procès-verbal vierge de renseignements21. Les instructions rappelées en tête de chaque procès-verbal définissent les grands objectifs de l’inspection que l’on retrouve détaillés dans les items, qui sont au nombre de 34 en incluant toutes les variantes de chaque amirauté visitée.
11Dans chaque siège d’amirauté, Daniel Chardon a séjourné entre un et quatre jours. Le nombre de pages du procès-verbal rédigé varie entre 15 et 80 pages, le plus souvent, la moyenne est de 40 à 50 pages. Le commissaire a visité en 1781 les amirautés de Bretagne, en 1782, celles de Flandres et de Picardie, en 1783, celles de Normandie et de l’Océan (Poitou, Aunis, Saintonge et Guyenne) et en 1785, celles de la Méditerranée (Languedoc, Roussillon, Provence et Corse).
1 - Présentation du siège | Composition. |
Conflits de juridiction | Conflits avec d’autres juridictions et administrations. |
2 - Activité maritime | Constructions navales. |
3 - Fiscalité maritime | Droits sur les vaisseaux et les marchandises. |
4 - Activités de l’amirauté | Administration de la justice. |
Police de la navigation | Maître de quai. |
5 - Législation maritime | Objet de législation à pourvoir ou auquel il serait utile de pourvoir ou observation sur la législation. |
6 - Pêches et pêcheries | Vaisseaux apportant du poisson. |
7 - Naufrages | Procédures effectuées. |
8 - Formation | Professeur d’hydrographie. |
9 - Sûreté maritime | Ouvrages nécessaires à la sûreté de la navigation. |
10 - Droits maritimes | Droits maritimes attribués à des seigneurs particuliers, jugements de la Commission de vérification et leur application. |
Tableau 1. – Items de l’inspection des amirautés, 1781-1785.
Espace maritime | Département ou Intendance de la Marine | Amirautés | Date du procès-verbal | Nombre de pages |
Manche | Intendance de Brest | Saint-Malo1 | 19 novembre 1783 | 44 |
Saint-Brieuc | 20 novembre 1781 | 15 | ||
Morlaix | 22 novembre 1781 | 19 | ||
Océan Atlantique | Brest2 | 23 janvier 1781 | 47 | |
Quimper | 24 janvier 1781 | 42 | ||
Vannes et Lorient3 | 26 janvier 1781 | 28 | ||
Nantes4 | 28 janvier 1781 | 77 |
1. La fin du procès-verbal à la suite de la rubrique « bris et naufrage », est signé avec une date mentionnant le 20 février 1786.
2. La fin du procès-verbal à la suite de la rubrique « bris et naufrage », est signé avec une date mentionnant « délivré le 3 novembre 1781 ».
3. Création du siège de Lorient, AN, Paris, AD VII 1, no 12, 13 et 18, Lettres-patentes des 12 avril 1782, 11 janvier 1783 et 2 décembre1786.
4. L’amirauté de Nantes inspectée en 1781, l’est à nouveau en octobre 1783 avant que Daniel Chardon ne parte pour les Sables-d’Olonne. Il y vérifie les droits, les filets de pêche, et trouve « les plus grands abus dans le greffe de cette amirauté ». AN, Paris, Marine C4 177 (série non foliotée), Nantes, le 25 novembre1783.
Tableau 2. –Visite des amirautés bretonnes par Daniel Chardon en 1781-1783.
12Les dates portées sur les procès-verbaux ne sont pas des dates fictives, elles sont corroborées, le plus souvent, par les lettres de Chardon écrites au ministre de la Marine durant les étapes de son parcours. La rédaction au propre des procès-verbaux de l’inspection s’est faite plus tardivement. Certains indices le laissent à penser, des éléments manquants (statistiques des bris et naufrages) lors de la visite du siège ont été rajoutés, de même, il est fait mention de dates ou de règlements postérieurs à l’enquête dans le corps du texte, et non dans la marge ou les interlignes, par exemple l’édit de 1787 est cité. Il est toutefois difficile de préciser la date de mise au net des brouillons des procès-verbaux, peut-être après 1790.
Portrait des amirautés bretonnes
13La lecture des procès-verbaux donne finalement une image assez contrastée des amirautés bretonnes. Ils définissent en quelque sorte des « Bretagnes maritimes » validant un découpage institutionnel ancien qui n’apparaît pas comme artificiel. Vers 1780, ce découpage ne donne lieu à aucune contestation territoriale entre les amirautés limitrophes bretonnes, pas plus qu’il ne crée des conflits de compétences entre elles. Les seules exceptions notables sont les amirautés de Brest et de Quimper avec la frontière revendiquée de l’Élorn et les quais de Landerneau, de même les côtes de Plougastel jusqu’à l’île Ronde sont revendiquées par le siège de Brest22. Sept amirautés se partagent 2 700 km de côtes avec un personnel qui compte plus d’une centaine d’individus. La configuration des côtes et le type d’activité créent une réelle diversité qui fonde la richesse potentielle de la province aux deux façades maritimes.
Police navigation, procédure, fiscalité | Ports, police des quais, aménagements | Droits, pêche, ressources | |
Saint-Malo 19 novembre 1783 | Vente des navires. | Police du port. | 45 pêcheries à supprimer. |
Saint-Brieuc 20 novembre 1781 | Pas de pilote lamaneur | Huîtres surpêche. | |
Morlaix 22 novembre 1781 | Lestage et délestage abus. | Coupe du varech. | |
Brest 23 janvier 1781 | Faire viser les traités d’affrètement avec le roi au siège. | Droits et taxes du duc de Rohan. | |
Quimper 24 janvier 1781 | Police de la navigation des navires du roi ou frétés pour le service du roi. | Droits et Pêcheries non confirmés. | |
Vannes et Lorient 26 janvier 1781 | Encombrement du port de Vannes. | Abus de la pêche. Huîtres à la drague. Surpêche de la guildre. | |
Nantes 28 janvier 1781 | Droits d’amirauté taxés par ceux du roi. | Encombrement du port du Croisic. | Prix excessif de la rogue des Hollandais. |
Tableau 3. – Difficultés caractérisées dans les amirautés bretonnes. D’après les procès-verbaux de l’inspection Chardon (1781-1783).
Description des mers bordières
14Si les items de l’inspection sont parfaitement normés, les réponses ne le sont pas dans leur volume et leur contenu et sont variables d’une amirauté à l’autre. Les deux amirautés où le littoral a fait l’objet d’une description détaillée sont celles de Brest et Quimper. Les officiers ont sans doute voulu témoigner de l’espace qu’ils avaient à contrôler et à parcourir, ceux de Brest, Vannes et Lorient ont donné précisément les distances, et pour l’ensemble de la province domine l’art de décrire le littoral, le trait de côte finistérien et atlantique.
15La description de l’étendue de la juridiction de Saint-Malo prend quelques lignes, quatre ports obliques sont mentionnés Saint Briac, Cancale, Le Vivier, et Le Pas-au-Bœuf, les deux derniers étant peu fréquentés, « on n’en tire seulement du cidre et quelques bois de construction ». Peu de lignes sont consacrées à la description des amirautés de Saint-Brieuc et de Morlaix. Constat inverse avec le procès-verbal de l’amirauté de Brest qui contient sept pages décrivant la côte et ses variations, donnant une géographie assez minutieuse des contours du littoral. Celle-ci commence au château du Taureau au-dessus de Carantec : « On tourne autour de la pointe de Carantec par le travers de l’île du même nom, la côte est basse sablonneuse et vaseuse… » L’amirauté de Quimper comporte aussi une longue description, également de sept pages, dont les limites sont les mêmes que celles de l’évêché conformément aux termes de l’édit de juin 1691 qui créait les amirautés de Bretagne. Toutefois, il subsiste une particularité car les deux côtés de la rivière de Quimperlé, bien que l’un soit situé dans l’évêché de Vannes, font parties de l’amirauté de Quimper. Au fil des pages consacrées à cette présentation du littoral, on lit par exemple qu’Audierne est un port très important pour la relâche, bien qu’une barre de sable rende son entrée difficile : « ce port était autrefois très commerçant ». Passant par la baie des Trépassés et la pointe du Raz, la côte est très dangereuse à cause des courants et des rochers qui l’entourent. C’est l’embarquement pour passer à l’île de Sein. On y fait allumer un feu « au matin et au soir », le feu servant de signal pour faire venir de l’île une chaloupe à terre. Les brisants ne permettent à cette chaloupe que d’y rester très peu d’instants. « Cette pointe est un des endroits où on a établi depuis le commencement de la guerre actuelle un bâton de pavillon pour la correspondance des signaux le long de la côte et pour faire connaître que les bâtiments qu’on découvre en mer sont soupçonnés ennemis23 ». Camaret est présenté comme un port très fréquenté. Dans la baie de Concarneau, les îles de Glénan, « près de 18 », sont à fleur d’eau, Penfret et l’île de l’Étang sont les plus considérables, celle de Saint-Nicolas est habitée par un invalide qui tient ce petit archipel de l’abbaye de Saint-Gildas pour 150 livres par an et qui en est le gardien pour le roi. Les effets de la guerre navale se font aussi sentir sur l’archipel, posant à l’historien la question du réarmement des défenses et fortifications littorales : « On vient de réparer et d’élever les fortifications de l’île de Cigogne (1756), l’une de ces îles dans laquelle on entretient aussi quelques soldats afin de procurer un asile dans l’espace qu’elles renferment entre elles appelée chambre, aux bâtiments poursuivis par des corsaires24. » Concernant l’île de Sein : « Les insulaires jouissent de la propriété de leurs terrains, il y a au pied de leur habitation un petit port où il retire les chaloupes qui leur servent pour la pêche et le pilotage leurs uniques professions. Ce port sert aussi quelquefois de relâche aux petits bâtiments. » La description du siège de Vannes et Lorient comporte quant à elle une présentation plus courte, les officiers choisissent de décrire en peu de mots, mais avec des distances précises le littoral de leur ressort tout comme ceux de l’amirauté de Brest :
« En commençant par Redon une des extrémités et côtoyant toutes les sinuosités et contours des côtes, on compte :
– de Rhedon à Vielle Roche : 9 lieues 1/4 1/8
– de Vieille Roche à Billier : 1 lieue 2/3
– de Billier à Penerf : 3 lieues
– de Penerf à Sarzeau : 6 lieues 1/2
– de Sarzeau à Port Navalo : 4 lieues 1/2
– de Port Navalo à Vannes : 7 lieues 3/4
– de Vannes à L’Armoriaque autre pointe vis-à-vis Port Navalo : 3 lieues
– de L’Armoriaque à l’isle aux Moines : 3 lieues 1/2
– de l’isle aux Moines à Auray : 4 lieues 1/4
– d’Auray en la Trinité en Carnac : 4 lieues
– de la Trinité à Quiberon : 3 lieues
– de Quiberon par les îles de Houat à Belle-Isle : 10 lieues
– de Belle-Isle en traversant à Etel : 19 lieues 1/2
– d’Etel au Port-Louis : 9 lieues 3/4
– du Port-Louis à Hennebon : 3 lieues
– de Hennebon à L’Orient par la rivière de Scorf : 4 lieues 1/2
– de L’Orient à Quimperlé par l’isle de Groais : 14 lieues ¾25. »
16Si le procès-verbal de visite de Nantes est beaucoup plus long que pour les amirautés précédentes, la description des limites de l’amirauté est par contre rapide, depuis le chantier de Saint-Nicolas au faubourg de Redon jusqu’à l’île de Bouin qui sépare la Bretagne et le Poitou.
Le commerce des ports bretons
17L’inspection confirme les orientations commerciales des ports bretons, sans grande surprise : la morue à Saint-Malo, le blé à Saint-Brieuc, la toile à Morlaix, le blé, la rogue et la sardine à Quimper, les grains, les toiles et la sardine à Vannes et Lorient, la traite, « le cabotage aux colonies », le vin et l’eau-de-vie à Nantes. Les grains, les vins, le sel et le poisson sont les marchandises dominantes des trafics. Dans le détail ci-dessous, on retiendra par exemple le miel comme produit d’exportation et dans l’amirauté de Quimper, la « troqué », soit l’échange, dans les terres, du sel contre les grains qui partent à l’exportation. Se dessinent donc majoritairement la pêche et le cabotage à grand et petit rayon, confirmant s’il est besoin que le fret dépend d’abord de l’existence de produits à échanger et transporter26. De ce point de vue, les productions agricoles à l’exportation, et notamment du miel, des cires, des graisses et des céréales, et toujours les toiles, satisfont encore les Hollandais pour leur fret retour dans les années 1780. On pourra aussi remarquer par le biais de la fiscalité maritime, les droits divers et variés, qui taxent le commerce du vin et du cidre, la place considérable de la consommation de Brest et à un degré moindre, celle de Lorient. Les ports de guerre consomment de tout, osons le dire, presque tout en double, du navire à la taverne.
18Le commerce dominant à Saint-Malo est celui de la morue. On y arme aussi pour les côtes de la Guinée, les îles de France et de Bourbon et pour celles de l’Amérique, et quelques navires pour Cadix. Dans l’amirauté de Saint-Brieuc, on tire pour la consommation du pays des vins de Bordeaux, des huiles, savons, sucres, prunes et cafés dont l’importation se fait par les bâtiments français. Les Suédois et les Hollandais apportent des planches, fer, acier, résine, hareng et fromage. L’exportation consiste en blé, pois, fèves, miel, suif et autre graisses. Dans l’amirauté de Morlaix, il s’exporte des grains par les ports de Tréguier et de Lézardrieux, du miel pour la Hollande, de la graisse, du beurre et de la cire pour les différents ports du royaume. De même, il s’exporte des toiles en Espagne, au Portugal et en Hollande. Ces toiles passent aussi aux colonies. On note que le commerce de ces toiles est le principal commerce du port de Morlaix. Dans l’amirauté de Quimper, les objets d’importation ne consistent guère qu’en « denrées de la consommation du pays », surtout en vin, une partie du sel et toute la rogue qui est apportée à Quimper s’emploie pour la pêche et la préparation de la sardine qui fait l’objet principal du commerce d’exportation de cette amirauté. Il se fait aussi un « commerce considérable » de grain qui s’envoie à Bordeaux, à La Rochelle, en Espagne et au Portugal ; mais depuis la guerre il s’en est exporté beaucoup moins pour ses premiers endroits et il ne s’en exporte presque plus pour l’étranger. Le miel s’exporte en Hollande. La sardine se porte à Bordeaux, à Sète et à La Rochelle, à Nantes et à Saint-Malo, il s’en envoyait aussi avant la guerre en Italie, en Espagne et au Portugal. Dans l’amirauté de Vannes, là aussi le commerce du port consiste en sardines, grains, toiles, chanvres, cire et miel. Enfin, le principal commerce qui se fait dans le ressort de l’amirauté de Nantes est la traite en Afrique et le « grand cabotage aux colonies françaises » plus quelques armements pour les Indes. De même, il existe une exportation régulière de vin et d’eau-de-vie pour le Nord et pour la Traite. Le commerce du sel qui s’effectue dans les ports obliques (Le Pouliguen, Le Croisic, Mesquer, Pornic et Bourgneuf) est décrit. L’événement du premier partage de la Pologne (1772) est donné comme explication au déclin du commerce lié à l’activité salicole, auquel s’ajoute le comblement irrémédiable de la baie de Bourgneuf :
« Il se fait encore un commerce dans les ports obliques du Pouliguen, du Croisic, Mesquer, Pornic et Bourgneuf qui consiste en sel fabriqué dans les marais salants, mais la baie de Bourgneuf se comblant journellement, les marais ne produiront bientôt rien. Les navires du Nord venaient prendre des cargaisons de sel dont une partie était destinée pour la pêche du hareng et partie pour servir d’engrais aux terres le long de la Vistule ; mais l’exploitation des mines de sel, tombées dans le partage du roi de Prusse, a fait un tort considérable aux marais salants de l’évêché de Nantes, au point que le sel est tombé à un prix très modique27. »
L’état des ports et de la sécurité maritime
19En rassemblant différents items sur l’entretien des ports, sur la police des quais, sur la présence de pilotes et sur le lestage et délestage des navires, l’enquête révèle quelques dysfonctionnements ou absences même si l’impression d’ensemble qui paraît plutôt favorable fausse la réalité. À Saint-Malo, c’est le recrutement des pilotes lamaneurs, leur qualification et leur nombre qui posent problème pour le port dont les accès sont difficiles. À Saint-Brieuc, tout va pour le mieux, et dans l’amirauté de Morlaix, le lestage et le délestage donnent lieu à des abus, le balisage a été entrepris par un particulier. À Brest, là où la Marine veille à tout et s’occupe de tout, il est seulement question du port du Conquet qu’il faudrait rénover et agrandir. Dans l’amirauté de Quimper, il est fait mention de plusieurs travaux portuaires et de balisage, à Quimper, Concarneau, Audierne et aussi d’aménagements financés par des particuliers dans des petits ports (Douarnenez, Le Faou, Pont-Croix, Port-Launay). Le projet est ici l’aménagement d’un grand port à Bénodet. Pour Vannes et Lorient, seul l’encombrement du port de Vannes est source d’inquiétude. Enfin, à Nantes, les problèmes de lestage et délestage sont réels, ainsi qu’au Croisic dont les États de Bretagne contribuent à l’entretien pour assurer les débouchés des sels de Guérande et approvisionner tous les ports de pêche et la province, des travaux sont faits pour sécuriser Paimbœuf.
Les personnels des amirautés
20Les résultats de l’enquête sont à prendre avec précaution en raison de la part des données non renseignées, approximatives ou incomplètes selon les amirautés, néanmoins, les chiffres indiquent des ordres de grandeur et des tendances fiables dont on peut tirer des enseignements. Le comptage précis dans les procès-verbaux donne pour les personnels un total de 119, chiffre qui indique un nombre de postes utilisables pour faire fonctionner les amirautés bretonnes que l’on range en deux grandes catégories, les officiers au nombre de 85 et les personnels pourvus de commission de l’amiral de France au nombre de 34. Les maitres de quai et les professeurs d’hydrographie rétribués par les villes ont été comptabilisés dans le nombre des postes en commissions pour faire apparaître l’existence d’un service aux usagers des ports quelle que soit l’origine de la rétribution. Toutefois, les chiffres et les graphiques ci-dessous ne traduisent qu’imparfaitement la réalité sur le terrain en raison des offices laissés vacants ou agglomérés par une seule personne dans les sièges28. Ainsi à Saint-Malo, les quatre offices de conseillers sont déclarés vacants, de même ceux de sergent et d’interprète-courtier, soit 9 postes sur 22 en 1783. Le maître de quai, qui est celui d’un port oblique, Cancale, est pourvu d’une commission de l’amiral alors qu’à Saint-Malo, ce sont les « baillifs des eaux et sous-baillifs des eaux » nommés pour un an ou plusieurs années par la communauté de ville qui remplissent les fonctions de maître de quai. Les officiers de l’amirauté précisent d’ailleurs qu’il faudrait établir un maître de quai dans les ports de la paroisse de Saint-Servan pour surveiller tant la nuit que le jour. Les offices vacants sont surtout ceux de conseillers (Saint-Malo, Morlaix, Quimper, Vannes-Lorient). Pour l’amirauté de Nantes, le nombre plus important de greffiers s’explique parce qu’il a été signalé ceux qui sont établis dans les ports obliques, soit huit « commis greffiers » à Paimboeuf, Le Pouliguen, Mesquer, Saint-Nazaire, Le Croisic, La Roche-Bernard, Pornic et Bourgneuf29 ».
21Les conflits de compétences ont perduré tout au long du XVIIIe siècle, surtout dans les grands ports actifs où une juxtaposition de juridictions et d’institutions se concurrencent. C’est le cas à Saint-Malo où les officiers de l’amirauté considèrent que cela est préjudiciable à l’intérêt du commerce maritime. Ce qui est assez finement observé et peut être considéré comme une réponse indirecte aux critiques du lobby négociant dont ils doivent penser qu’il est à l’origine de l’inspection. Notons aussi, la volonté de préserver leur compétence judiciaire. Ainsi, pour l’exercice de la justice et du règlement des contentieux, ils veulent une loi qui interdit l’accès du siège de l’amirauté à tout procureur qui n’aura pas levé les offices, « ce qui serait avantageux aux négociants et autres à qui l’ordonnance de la Marine permet de plaider en personne, ce qui leur évite les frais à quoi les induisent les procureurs étrangers30 ».

Graphique 1. – Personnel des amirautés bretonnes. Enquête Chardon 1781-1783.

Graphique 2. – Personnel des amirautés bretonnes, officiers et commissaires. Enquête Chardon 1781-1783.

Graphique 3. – Personnel des amirautés bretonnes. Enquête Chardon 1781-1783.
La formation des marins, l’exemple des professeurs d’hydrographie
22Des items se révèlent parfois plus riches d’informations que d’autres, c’est le cas pour les professeurs d’hydrographie pour lesquels il est demandé si leur nombre est suffisant dans chaque amirauté. La nature des renseignements va au-delà de la seule appréciation quantitative, preuve de l’insistance du commissaire lors de la visite et surtout de l’intérêt accordé à la formation des marins.
23À Saint-Malo, le professeur nommé par l’amiral est payé par la ville, 600 livres de gages annuellement et 60 livres pour la location de la salle, les fonds sont pris sur les octrois des bois, charbons et sols par pot. Deux anciens marins en « simple praticien » donnent des cours de pilotage. À Saint-Brieuc, il n’y a jamais eu de chaire d’hydrographie « par le défaut des fonds nécessaires à cet établissement ». Les officiers observent que le moyen d’y parvenir sans qu’il en coûte au roi, serait de faire contribuer Saint-Brieuc, Quintin, Lamballe et Moncontour sur les deniers patrimoniaux et d’octroi en donnant à ces villes le privilège de faire instruire leurs élèves gratuitement. Ils considèrent que l’établissement d’un professeur d’hydrographie serait d’une très grande utilité à Saint-Brieuc. L’hôtel de ville paraît disposé à fournir sa quote-part, il en résulte un double avantage : former des marins pour le service du roi et « exciter l’émulation parmi la jeunesse qui se ne se détermine que très difficilement à la navigation quand elle n’a pas la facilité de s’instruire sur les lieux31 ». Il n’y a dans toute l’étendue de l’amirauté de Morlaix qu’un professeur d’hydrographie résidant à Morlaix et appointé par la communauté de ville à raison de 300 livres. Les officiers pensent que le professeur nommé par l’amiral suffit pour tout le ressort. Il n’a communément que 10 à 12 élèves et si leur nombre venait à augmenter, ses fils sont suffisamment instruits pour l’aider dans son travail. Les autres villes ne sont pas suffisamment considérables pour être susceptibles d’accueillir un pareil établissement (Lannion, Tréguier, Pontrieux, Guingamp). Les jeunes habitants de ces endroits qui veulent acquérir les connaissances relatives à l’hydrographie viennent prendre leurs leçons du professeur de Morlaix. « La difficulté de l’éloignement ne serait que pour ceux qui manquent de moyens pour le voyage ; il y en a peu dans cette catégorie, attendu que les gens de bon état qui s’adonnent à la navigation n’y remplissent que des emplois subalternes qui n’exigent point de théorie32. » Une chaire d’hydrographie établie dans chaque port serait certainement plus pratique et engagerait un plus grand nombre de jeunes gens à apprendre le métier de marin. Ces établissements ne pourraient se faire qu’aux frais du roi « attendu la modicité des revenus patrimoniaux des villes ». Il n’y en pas dans l’amirauté de Brest, ce sont les maîtres-pilotes des vaisseaux du roi qui remplissent cette partie du service. De même qu’il n’y a aucun fond affecté à la chaire d’hydrographie. Les officiers pensent qu’il faudrait que les appointements de professeurs soient pris sur les fonds patrimoniaux de la ville de Brest et de Saint-Pol-de-Léon suivant l’usage des autres villes maritimes. Ils estiment aussi qu’il faut en créer dans tous les ports du ressort, mais comme ce sont des bourgs sans revenus, cela ne pourra se faire qu’aux frais du roi. Il y a un professeur d’hydrographie établi à Quimper qui est payé par la ville, il est nommé par l’amiral. Les officiers pensent qu’il serait utile d’établir un second professeur d’hydrographie à Concarneau, mais que les habitants ne pourraient pas fournir ses appointements. Il n’y a que deux professeurs d’hydrographie dans le ressort de l’amirauté de Vannes, l’un réside à Auray, l’autre à Lorient. Leurs appointements sont payés par chacune de ces villes, celui d’Auray a 700 livres, celui de Lorient a 750 livres. Ces deux professeurs sont à la nomination de l’amiral de France, dont ils ont la commission. Dans la communauté des frères de la Doctrine chrétienne établie à Vannes, il y a un professeur qui enseigne publiquement les mathématiques et le pilotage suivant la fondation de cette communauté faite par la ville, « ce professeur à un grand nombre d’écoliers ». Au surplus, quelques besoins que les villes ont d’un maître d’hydrographie, surtout celle de Redon, on ne croit pas que ses appointements puissent être à la charge de la ville, ni qu’elle voulut s’y porter. Il y a deux professeurs d’hydrographie dans le ressort de l’amirauté de Nantes, l’un réside à Nantes et l’autre au Croisic. Tous deux sont à la nomination de l’amiral. Les appointements du premier à Nantes, toute déduction faite, ne lui produisent que 890 livres, encore a-t-on supprimé son logement ce qui réduit ses appointements effectifs à 400 livres. Il n’y a pas de précision sur le salaire du professeur d’hydrographie du Croisic. Les officiers pensent qu’il serait utile d’établir ailleurs d’autres professeurs, « attendu que les appointements de cette place ne suffisent à la subsistance de ces professeurs qui n’ont de ressources que dans les leçons particulières qu’ils sont dans le cas de donner ».
*
24Bien que la formule ne soit pas nouvelle, cette dernière grande inspection effectuée dans les amirautés d’Ancien Régime traduit bien la nécessité de réformer l’outil institutionnel et fiscal du secteur maritime. Consciencieusement préparée avec un nombre d’items important, l’inspection se lit comme l’évaluation d’un système projeté et accompli un siècle plus tôt, sorte de terminus ad quem de la grande ordonnance de Marine de 1681. L’enquête permet aussi de prendre la mesure de l’efficacité administrative du secrétariat d’État à la Marine durant les dernières décennies d’Ancien Régime, notamment dans la collecte et le traitement d’informations de toute nature couvrant tout le secteur maritime (géopolitique, militaire, commerciale, coloniale, etc.). Les amirautés sont supprimées par la loi des 9-13 août 179133. Fallait-il maintenir ces institutions ? Dans le plaidoyer que le duc de Penthièvre fait imprimer et présenter à l’Assemblée nationale en 1790, l’argumentation met en exergue « sous quelque point de vue qu’on les envisage, que leur conservation est nécessaire à l’organisation du service militaire, à l’exercice de la justice et de la sûreté du commerce national et étranger34 ». L’un des arguments majeurs avancés au sujet de l’administration est que les officiers d’amirautés sont indispensables car disponibles à tout moment, honnêtes et désintéressés « souvent même, ils font le sacrifice au malheur et au dénouement ». La question des droits attribués à la charge d’amiral et des émoluments des officiers des sièges n’est pas omise, les droits sont justifiés et mis en rapport avec les services rendus, leur modicité est démontrée, le mémoire insiste sur l’exagération à ce sujet faite par le commerce. La réflexion sur le statut des personnels est bien sûr cruciale, la fin des offices et des officiers supposent qu’on leur ait trouvé des remplaçants, et d’une manière générale c’est aussi toute la réorganisation de la justice d’Ancien Régime qui est en cause, mais ces questions biaisent aussi la lecture que l’on peut faire du problème. Elle est à plusieurs niveaux :
- celle de l’existence d’une administration non vénale ne se rétribuant plus à la proportionnalité de la tâche ;
- celle du maintien d’une juridiction spécifique aux affaires maritimes et à la police de la navigation dont la France se passerait alors que les « principales places maritimes » européennes conservent des juges particuliers ;
- celle de la résolution d’une opposition entre des intérêts privés et publics ;
- celle de la concurrence des juridictions ;
- celle enfin, de l’opposition larvée depuis plus d’un siècle et demi du négoce et des villes maritimes au contrôle de l’État.
25Les remplaçants des officiers sont d’ailleurs désignés dans le mémoire : « Peut-on espérer que des négociants, des officiers municipaux ou d’autre officiers quelconques, se livrent, puissent même se livrer sans partage à des détails aussi multipliés et pourtant aussi essentiels35 ? » Et de conclure sur la partie administrative, avec une certaine habileté, que le changement ne correspond pas au vœu du Commerce lui-même, puisque « parmi les cahiers [de doléances] des villes maritimes, il en est un grand nombre qui demandent la conservation des amirautés et qu’aucun ne demande leur suppression ». Ce qui n’est d’ailleurs pas exact, et il faut ajouter que l’historiographie à pu souscrire facilement à l’idée d’officiers cupides et inefficaces, car il y en eut dans les amirautés, tout le problème étant d’en évaluer l’importance :
26« On ne peut trop insister sur la nécessité de ne confier ces fonctions qu’à des gradués, à des sujets pris dans les classes des gens de loi, et d’en écarter les négociants, les armateurs et autres gens livrés au commerce ; on s’exposerait, sans aucune sorte d’utilité, à tous les abus qui peuvent naître du défaut d’assiduité, de connaissances et à tous ceux de l’intérêt personnel36. »
27Le mot est lâché, et il est un des arguments de poids et répétitif du mémoire, « l’intérêt personnel », de ceux qui agissent contre les ministres, les institutions, qui ne cherchent qu’à se mettre au-dessus de toute règle, qui attaquent sur des faits supposés ou sur des supputations vagues et qui caressent « l’espoir d’un nouveau régime plus commode et plus favorable à l’intérêt particulier ». Les sièges d’amirautés furent donc liquidés sans aucune difficulté, ni contestation, les greffes de Bretagne ferment tous entre le 1er novembre 1791 (Saint-Brieuc) et le 10 février 1792 (Vannes)37.
Notes de bas de page
1 Les amirautés découpent le littoral français de la mer du Nord à la Méditerranée, Corse comprise, en une cinquantaine de juridictions (50 en 1789), avec des changements dans les années précédentes, suppression ou création de siège, dont celui de Lorient en 1782.
2 Voir à ce sujet Christian Schnakenbourg, L’Amirauté de France à l’époque de la Monarchie administrative (1669-1792), thèse de doctorat d’État de droit inédite, université Paris II, 1975, 2 vol., 323 p. + 328 p.
3 Meyer Jean et Le Goff Timothy. J.A., « Les constructions navales en France pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle », dans Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 26e année, no 1, 1971, p. 173-185.
4 AN Fonds Marine, C4 174 (Flandres, Picardie, Normandie), 175 (Bretagne, Poitou, Aunis, Saintonge, Guyenne), 176 (Provence, Languedoc, Corse). Daniel Chardon, a dressé dans toutes les amirautés des procès-verbaux qui forment trois volumes reliés in-folio et totalisent 2 200 pages, il visite 51 amirautés.
5 L’analyse de cette enquête renvoie à notre travail d’habilitation à diriger des recherches : « Mer, techniques et modernité (XVIIe-XVIIIe siècles) – Les amirautés et la politique maritime de la France sous Louis XVI : Enquête, réforme et modernisation », université de Bretagne-Sud, Lorient, décembre 2011.
6 Citons, par exemple, le grand travail de Jean Tarrade sur Le commerce colonial de la France à la fin de l’Ancien Régime, Paris, PUF, 1979, 2 vol.
7 Cette réglementation tarifaire est le résultat d’une commission de travail pour les réformes créée par le ministre Praslin en 1767. Les officiers des amirautés perçoivent dans les ports les droits de l’amiral de France et des frais d’actes qui constituent leurs revenus, voir le travail de Christian Schnakenbourg, L’Amirauté de France à l’époque de la Monarchie administrative (1669-1792), op. cit., et les travaux de Joachim Darsel pour la Normandie et la Bretagne.
8 AN Fonds Marine, C4 177, Versailles le 29 juillet 1781. Les conseillers choisis en 1776 sont d’Aguesseau, de Fleury (remplacé par Boutin en 1781), Sauvigny et du Bernage (remplacé par Taboureau en novembre 1780). Daniel Chardon y est nommé rapporteur.
9 AN Fonds Marine, C4 238, f° 170-220, « Mémoire arrêté au siège de l’amirauté établie à Quimper au rapport du procureur du roi et celui pour être présenté à Monseigneur de Sartine, ministre et secrétaire d’État au département de la Marine sur ce qui concerne les droits d’amirauté et la jurisprudence de ces tribunaux », Quimper, le 25 juin 1778 (85 pages). Il en existe sans doute d’autres dans des dépôts locaux, ainsi un exemplaire du mémoire de l’amirauté d’Arles se trouve dans le « Fonds Groult » à Cherbourg, voir l’inventaire d’Éric Barré, Service historique de la Défense, département Marine de Cherbourg, Inv. 3798, « Mémoire sur les objets demandés par Monsieur de Sartine, ministre et secrétaire d’État au département de la Marine aux officiers du siège de l’amirauté d’Arles, le 17 avril 1777 ».
10 AN Fonds Marine, C7 60, DP Chardon, Commission du roi du 20 décembre 1779, imprimée à Paris en 1780.
11 AN, AD VII 15, 3° recueil Ordonnances des 10 mars et 4 juillet 1784.
12 AN Fonds Marine, C5 52, f° 169-170 : Arrêt du conseil du roi du 27 février 1785, définissant le travail du comité. Daniel Chardon fait partie du comité.
13 AN, AD VII 15, 3° recueil, ordonnance du 6 mai 1787.
14 AN Fonds Marine, A1 143, no 30, Édit du roi enregistré le 28 juin 1787, 11 pages.
15 Ibidem.
16 AN Fonds Marine, C7 60 DP Chardon, pièce 73, commission pour la visite des « ports, havres, pêches, pêcheries, droits maritimes et l’observation des ordonnances dans les amirautés… », 20 décembre 1779.
17 AN Fonds Marine, C7 60 DP Chardon. Daniel Marc Antoine Chardon (Paris 1731-Paris 1802), est nommé en novembre 1777 « procureur général de sa majesté au Conseil royal pour les prises », place qu’il occupe jusqu’à sa suppression en septembre 1791.
18 AN Fonds Marine, C4 181 fos 325-326, lettre de Chardon à Sartine, Agde, le 20 novembre 1779.
19 AN Fonds Marine, C7 60 DP Chardon, Versailles, 15 juillet 1781. Si Sartine avait signé la commission royale de décembre 1779, c’est le nouveau ministre de la Marine, le maréchal de Castries, qui signe avec le roi les instructions de juillet 1781.
20 Ces rapports font l’objet d’une publication sous la direction de Denis Lieppe aux Éditions de l’Entre-deux-Mers : Pêches et pêcheurs en Aquitaine au XVIIIème siècle, préfaces de D. Lieppe, A.M. Cocula, C. Daney, Y. Laborie, 2004, 300 pages.
21 AN Fonds Marine, C4 177, série non foliotée, Brest, le 7 septembre 1781.
22 AN Fonds Marine, C4 175, f° 816, Procès-verbal de la visite faite par ordre du roi dans l’amirauté de Quimper, le 24 janvier 1781 et jours suivants.
23 AN Fonds Marine, C4 175, f° 808.
24 AN Fonds Marine, C4 175, f° 811.
25 Ibid., f° 850-851, Procès-verbal de la visite faite par ordre du Roi dans l’amirauté de Vannes et L’Orient, le 16 janvier 1781 et jours suivants.
26 Le Bouëdec Gérard, « Le cabotage sur la façade atlantique française XVIe-XIXe siècle », dans Revue d’histoire maritime, Histoire du cabotage européen aux XIVe-XIXe siècles, Paris, PUPS, no 2008, p. 9-37.
27 AN Fonds Marine, C4 175, fos 881-882, Procès-verbal de la visite faite par ordre du roi dans l’amirauté de Nantes, le 28 janvier 1781 et jours suivants.
28 Voir les trois tableaux qui suivent.
29 AN Fonds Marine, C4 175, f° 879, Procès-verbal de la visite faite par ordre du Roi dans l’amirauté de Nantes, le 28 janvier 1781 et jours suivants.
30 AN Fonds Marine, C4 175, f° 681-682, Procès-verbal de la visite faite par ordre du roi dans l’amirauté de Saint-Malo, le 19 novembre 1783 et les jours suivants. Les procureurs des juridictions de l’évêque et du chapitre de Saint-Malo viennent plaider « d’emblée au siège ».
31 AN Fonds Marine, C4 175, f° 739, Procès-verbal de la visite faite par ordre du roi dans l’amirauté de Saint-Brieuc le 20 novembre 1781 et jours suivants.
32 AN Fonds Marine, C4 175, f° 757, Procès-verbal de la visite faite par ordre du roi dans l’amirauté de Morlaix le 22 novembre 1781 et jours suivants.
33 Archives parlementaires de 1787 à 1860 ; 8-17, 19, 21-33. Assemblée nationale constituante. Tome 29. Du 29 juillet au 27 août 1791/impr. par ordre du Sénat et de la Chambre des députés ; sous la dir. de M. J. Mavidal… et de M. E. Laurent… P. Dupont, Paris, 1875-1889, p. 283-292.
34 AN Fonds Marine, C4 241, f° 241 « Mémoire imprimé et présenté à l’Assemblée nationale en 1790 et 1791. Sur la nécessité de conserver la charge d’amiral et les tribunaux des amirautés », Mémoire, Paris, Veuve Desaint, Imprimeur de son Altesse Sérénissime Monseigneur le Duc de Penthièvre, Rue de la Harpe, au-dessus de Sainte-Côme, no 133, s. d., 29 pages.
35 Ibidem, p. 16.
36 Ibid., p. 27.
37 AN, G5 8 – Dossier 5. Voir aussi Christian Schnakenbourg, L’Amirauté de France à l’époque de la Monarchie administrative (1669-1792), op. cit., p. 319-320, « Date des fermetures des greffes et des bureaux des receveurs ».
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