1La réunion d’historiens et de politistes que permet cet ouvrage sur l’UDF est une heureuse surprise. Il s’en est fallu de peu en effet pour que cette entreprise collective n’advienne pas, tant cette formation politique que nous nous proposons d’étudier ici échappe aux cadres analytiques généralement mobilisés pour étudier les partis politiques. Parce que l’UDF n’a rien ou si peu du diptyque parti de cadres/parti de masse, parce qu’elle semble résister aux habituels instruments de l’ethnographie partisane, forte est la tentation de la saisir comme une formation politique truffée de défauts, sinon incomplète. Aussi, la difficulté que l’on a a priori à l’objectiver est-elle, selon nous, une raison supplémentaire de l’étudier, de l’étudier pour elle-même bien évidemment, dans la mesure où sa mise au jour est une contribution essentielle à l’histoire du centre en France sous la V^e République, mais de l’étudier aussi pour ce qu’elle nous dit indirectement des impensés qui résultent des modélisations standards qui ont été jusque-là proposées pour étudier les organisations politiques dans leur ensemble.

2L’UDF, cela a été très bien montré dans les premiers chapitres, n’est pas stricto sensu un parti politique. Juridiquement, c’est une confédération de partis politiques, lesquels se sont unis autour de Valéry Giscard d’Estaing en 1978 pour faire face à la montée du RPR présidé alors par Jacques Chirac. Plus précisément, elle a été pensée pour affronter les événements législatif et présidentiel de 1978 et 1981. Est-ce à dire alors que l’UDF ne peut pas être étudiée comme un parti politique ? Nous pensons que non dans la mesure où cette confédération, dont la forme, il est vrai, se rapproche davantage de la holding que de l’association de type Loi 1901, par ses activités qui ont été les siennes stratégiquement et idéologiquement, par les investissements et les croyances dont elle a été l’objet par ailleurs, a connu un type d’institutionnalisation que le politiste ou l’historien peuvent étudier en tant qu’entreprise politique au sens wébérien du terme. Plus encore, l’UDF, à peine créée, a été le théâtre de luttes, d’alliances et de contre-alliances pour l’obtention des positions de pouvoir en son sein et, plus encore, pour revendiquer le droit de concourir à l’élection présidentielle. Force est dès lors d’admettre qu’elle satisfait à un autre des critères wébériens de la définition d’un parti politique, à savoir « donner à ses chefs le pouvoir ». Cette forme partisane de type confédéral est au cœur de notre propos. Car plus qu’un type de design institutionnel original, nous considérons que son architecture explique largement la manière dont les centristes ont fonctionné dans le jeu politique français. De surcroît, cette forme complexe et emboîtée que représente cette confédération nous éclaire sur le sens et le contenu de nombreuses luttes qui ont parcouru les centristes entre 1998 et 2002.

3On l’aura compris, l’UDF est une formation digne d’intérêt pour qui souhaite réfléchir aux processus chaotiques de « partisanisation » des forces centristes sous la V^e République. En mettant au jour la complexité de cette organisation constituée de partis « associés-rivaux » dont l’objectif officiel est de « faire parti », on saisit les difficultés que les centristes ont connues pour s’acclimater à la présidentialisation du régime. C’est dans cette perspective générale que nous voudrions revisiter la période 1998-2002 avec pour objectif d’insister sur une contradiction majeure à laquelle l’UDF a dû faire face tout au long de cette séquence. C’est sa relative incapacité à faire émerger un leader qui soit pleinement éligible à l’élection présidentielle. Et c’est au prix de scissions, de crises répétées et d’orientations stratégiques risquées que cette UDF a survécu bon an mal an jusqu’en 2002.

4Tant aux yeux de nos collègues historiens ou politistes qu’à ceux des acteurs que nous étudions, notre approche peut sembler par trop stratégiste. Tels certains cadrages médiatiques où l’observation des jeux l’emporte sur celle des enjeux, nous allons principalement insister sur les luttes entre dirigeants centristes pour l’imposition d’une forme partisane capable d’affronter le défi présidentiel. Cependant, loin de nous l’idée que ces concurrences dont nous ferons état n’auraient pas d’autres causes que la soif du pouvoir. Ces combats, selon nous, sont menés par des individus qui croient suffisamment à ce à quoi ils disent publiquement croire pour rallier à eux d’autres croyants, des militants en l’occurrence. Ce qu’on appelle souvent, à tort, des « luttes de personnes » ressemble moins, en réalité, à des jeux d’ego qu’à des comportements de rivalité induits justement par la forme partisane que peut revêtir une formation comme l’UDF. Nous verrons d’ailleurs que pour relativement agonistique qu’elle soit, l’UDF n’a cessé d’évoluer idéologiquement. Et c’est justement parce qu’il y a eu de l’idéologie en jeu que celle-ci a été un enjeu de luttes.

Une infernale confédération

5L’acte originel de fondation de l’UDF en 1978 a consisté à poser comme première pierre le principe d’une organisation comparable, si l’on s’inspire des modèles en vigueur dans l’analyse internationale des partis politiques, à un cartel électoral1. Dans cette perspective, l’idée était de faire corps entre des formations politiques appartenant soit à la droite républicaine non gaulliste, soit au centre, pour combattre le risque d’hégémonie du RPR. C’est alors tout naturellement la forme confédérale qui a été retenue pour faire front et permettre à Valéry Giscard d’Estaing d’aller au bout de son septennat. D’emblée, la répugnance des partis membres à se laisser corseter par une coalition trop contraignante semble posée comme leitmotiv. Cette particularité juridique et institutionnelle n’a pas fini d’interroger les observateurs politiques2. Tant pour ces derniers que pour les acteurs politiques eux-mêmes, il apparaît que ce type d’organisation a été perpétuellement l’objet de discussions, d’affrontements ou de consensus temporaires dont on mesure encore aujourd’hui les effets. Dans la thèse qu’il consacre à l’histoire de l’UDF3, Alexis Massart rappelle à juste titre que dès la création de l’UDF, les principaux dirigeants n’ont cessé de monter au créneau pour dire leur préférence quant à la forme organisationnelle qu’elle devait revêtir. Étonnamment, ceux qui voulaient une forme d’organisation qui soit la plus souple possible ont été comme happés par des débats portant non pas sur le fond mais bien sur la forme de leur rassemblement. Toujours est-il que par un effet d’institution, ce qui avait été conçu pour faire office de plate-forme électorale, a été peu à peu investi par les principaux leaders de la droite et du centre dans le but d’en faire une véritable organisation politique. De 1978 à 1998, date qui précède ce qui est concerné par notre propos, cette confédération fut l’objet d’une multitude de réformes visant à réduire le caractère centrifuge dont la confédération pouvait être la source. Juridiquement, l’UDF est devenue une fédération en 1996. Dans ce cadre, pas à pas, les rédacteurs des statuts successifs ont tenté par tous les moyens d’arracher aux partis membres des bribes de souveraineté. Cela est d’abord passé par des mesures symboliques telles que l’obligation faite à chacune des composantes d’adjoindre à leurs marques propres le sigle de l’UDF. Ensuite, il a été question de créer une commission nationale de contrôle afin non seulement d’aplanir les conflits entre associés mais aussi de placer une juridiction au-dessus de chacun d’entre eux. Par souci d’accélérer le processus d’intégration, on a également eu recours aux instruments et aux justifications de la démocratie interne. Ce faisant, les adhérents ont été davantage sollicités et se sont vus confier un rôle d’arbitre de la compétition intra-partisane. L’un des objectifs a été de les mobiliser suffisamment pour que les partis coalisés subordonnent les appartenances partisanes respectives à l’UDF. En 1996, il est imaginé un système de primaire permettant à la fois de gérer la compétition interne, de continuer de déposséder un peu plus chaque composante de ses prérogatives-clés et de faire de cette UDF en construction permanente l’horizon légitime des pratiques politiques de l’ensemble des acteurs ayant partie liée à cette fédération. En 1998, le processus de « partisanisation », formellement parlant, semble achevé. On en veut pour preuve l’établissement de l’élection du président de l’UDF au suffrage direct des adhérents. Est associée à cette mesure la possibilité d’adhérer désormais directement à l’UDF4.

Des forces centrifuges

6Cette évolution vers un fédéralisme puis, de loin en loin, vers un « centralisme démocratique », dénote moins une transformation en profondeur des mœurs au sein de l’UDF qu’une volonté de la part de ses principaux dirigeants de faire de l’UDF une organisation de masse et la rampe de lancement pour favoriser les futures candidatures présidentielles. Notons que l’un des plus investis parmi les dirigeants de l’UDF dans ces exercices de réécriture des statuts n’est autre que François Bayrou5. Celui-ci, qui dès 1989 occupe le poste de secrétaire général de l’UDF, a conscience qu’aucun leadership au centre-droit ni qu’aucune aventure présidentielle n’est pensable sans l’existence d’une formation ayant une masse critique suffisante pour rivaliser avec le RPR et le Parti socialiste. Cette position de force qu’il occupe au secrétariat général, en plus d’être l’un des dirigeants du Centre des démocrates sociaux (CDS), explique en partie comment il va conquérir le siège de président de l’UDF en 19986, après avoir obtenu la présidence du CDS en 19947. Cette conquête ainsi que son déroulement révèlent la nature des règles du jeu en vigueur à l’intérieur de l’UDF. On ne peut en effet revendiquer de leadership en son sein qu’à la condition d’abord de présider l’une de ses composantes. En d’autres termes, les chances de succès pour ravir la présidence de cette formation plurielle sont proportionnelles au travail préalablement effectué à l’intérieur d’un des partis membres. Cet investissement qui nécessite de mettre en éveil un certain esprit de clocher chez les adhérents de l’une des composantes, voire de convaincre ces derniers qu’ils sont de fervents militants ayant à poursuivre une lutte de première importance, n’est pas sans contradiction avec le projet d’unification des acteurs de l’UDF. Le revers de cette loi aux effets incertains en matière de « gouvernementalité » de l’UDF dans son ensemble, est que les composantes, lorsqu’elles ne détiennent pas la présidence de la fédération, sont des forces de résistance rendant l’exécutif de l’UDF, sinon impossible, du moins infernal. Plus précisément, les composantes, lorsqu’elles sont exclues de la coalition qui gouverne l’UDF, sont des bases de repli qui offrent à leurs leaders la possibilité de contrarier l’ascension de leurs rivaux. Pour ce faire, chacun des outsiders s’applique à mobiliser ses adhérents, à durcir la ligne politique en jouant des marqueurs idéologiques historiques qui les opposent à leurs associés-rivaux.

7Ces stratégies de nuisance auxquelles ont recours les composantes périphériques ne sont pas uniquement d’ordre discursif. Elles ont, au sens propre du terme, un prix dans la mesure où le budget de fonctionnement du siège de l’UDF dépend d’abord et avant tout des dotations et prêts que leur accordent les partis qui la constituent8. On imagine alors aisément ce que cette économie matérielle de nature politique produit en retour sur le siège de l’UDF, comme celui de le priver des véritables moyens d’étendre son emprise urbi et orbi. Plus grave encore, cette économie place le siège et sa présidence sous une tutelle immédiate, avec une épée de Damoclès redoutable, à savoir d’être enfermé dans un rôle de débiteur chronique. Aussi, sans véritables ressources financières et matérielles, cette organisation fédérale est-elle dans l’impossibilité de faire croître le nombre d’élus qui pourraient lui être inféodés et de doter ses fédérations de suffisamment de moyens pour réunir davantage de militants. Ce dernier point mérite un éclaircissement pour qui veut comprendre comment cette institution aux multiples chapelles peut, contrairement à ses principes qui veulent instaurer toujours plus de démocratie interne et d’arbitrage militant, s’affranchir des contraintes qu’un impératif délibératif9 devrait lui infliger. L’UDF ne bénéficie pas des moyens suffisants qui lui permettraient d’élever la condition de vie du parti sans laquelle une sociabilité militante et les mobilisations qui en découlent ne sont pas permises.

8On s’en doute, cette structure qui est dans les faits beaucoup plus décentralisée que les statuts ne l’indiquent, fait le jeu des notabilités locales au détriment des dirigeants nationaux. Elle préserve effectivement aux plus éloignés du centre de l’organisation une latitude importante qui n’est pas sans déplaire à ceux qui localement voient un intérêt assez évident à maintenir une adhésion a minima à l’UDF. Ce faible enrôlement partisan auquel s’exposent les élus en se mettant sous la bannière de l’UDF, éclaire en partie les raisons pour lesquelles cette dernière a été pendant longtemps le premier parti de France en termes d’élus locaux. Si de nombreux « indépendants », pour reprendre leur propre expression, ont admis cette solution politique relativement édulcorée, c’est qu’elle ne présentait pas de signes particuliers de politisation. Ils pouvaient dès lors en toute tranquillité bénéficier des jeux d’étiquette et des accords électoraux pour restreindre la concurrence à laquelle ils étaient exposés sans devoir se soumettre pour autant à des conditions drastiques d’appartenance et d’identité partisanes.

9Cette fédération dont l’intégration finale a quelque chose de semblable à l’asymptote, tant elle a été à maintes reprises annoncée puis reportée, est encore plus opaque qu’il n’y paraît. Au demeurant, c’est une structure emboîtée particulièrement complexe, étant donné son mode d’implantation à l’échelle du territoire. La bi-appartenance, celle d’une part qui renvoie à la composante à laquelle on adhère en premier lieu10, celle qui est manifestée au nom de l’UDF d’autre part, est redoublée par la décomposition que commande l’établissement des fédérations départementales. Autrement dit, l’UDF et sa forme mosaïque se déclinent dans les territoires. Chaque fédération est une réplique de la structure nationale. L’UDF est ainsi à saisir comme une structure gigogne dans laquelle les comportements sont forcément difficiles à expliquer tant ils se déploient à partir de cadres d’action entremêlés. De plus, elle offre aux acteurs un grand nombre de possibilités en matière d’affiliation, de coalition et, au bout du compte, de jeux pour la conquête des positions de pouvoir. Celui qui défend sa composante contre l’UDF au niveau national, à l’occasion d’un congrès par exemple, peut être le même qui dirige l’UDF départementale et s’évertue à renforcer la fédération au détriment des forces qui la composent localement. On le comprend bien, cette forme composite qu’a prise l’UDF a certes pour elle la souplesse que ceux qui, comme c’est le cas dans la culture de centre-droit, sont très attachés à leur liberté de mouvement, voire à leur indépendance d’esprit. Cependant, elle impose des répertoires d’action marqués du sceau de l’injonction contradictoire. Parce qu’elle démultiplie les scènes et les coulisses à partir desquelles la compétition peut se dérouler, elle accroît fréquemment les tensions jusqu’à des niveaux d’affrontement élevés, comme elle plonge la plupart des protagonistes dans des contradictions idéologiques et logiques qui ne sont pas sans poser des problèmes de cohérence et de morale ordinaire. On ne compte plus les séquences au cours desquelles le dissensus a atteint des sommets au point de provoquer des crises dangereuses et des risques réels de fission.

10Pas toujours conscients de la grammaire que cette organisation en forme d’hydre leur commande, les membres de l’UDF et plus spécifiquement les responsables des composantes ont su pour autant faire de nécessité vertu. Le plus souvent résignés quant à la possibilité de transformer l’UDF en parti gouvernable, ils ne résistent pas cependant à user du pouvoir le plus immédiat dont il dispose dans cette structure où nul ne peut dominer seul, à savoir la menace de l’exit11. Faute de pouvoir peser de manière décisive sur l’ensemble du jeu, il leur reste en effet le retrait du jeu comme menace et pouvoir de dissuasion sur le reste de la coalition. Au vu et su des médias, ils savent, dans ce contexte plus contraignant sans doute que nulle part ailleurs dans le système partisan, que le registre de la crise est une opportunité pour avoir voix au chapitre, pour susciter l’attention et pour obliger l’exécutif de l’UDF, à court de forces et de soutiens, à lâcher du lest en matière souveraineté.

Une formation de type acéphale

11L’administration de l’UDF ainsi que celle des comportements de son président, pourraient fournir à eux seuls une entrée pour l’étude des caractéristiques générales de l’organisation, tellement elles révèlent en acte les différentes dimensions du parti. Le nombre réduit de ses agents, la division du travail sans cesse remise en cause à chaque coup porté par l’une des composantes, l’importance des activités quotidiennes de gestion des conflits sont autant d’indices concrets de la structuration du groupement. De plus, son histoire depuis plusieurs années nous renseigne sur la façon dont ses membres tentent de lui donner corps. Un seul élément peut symboliser la façon dont la bureaucratie a été considérée au sein du parti : lorsque Pierre Méhaignerie a pris la présidence du CDS en 1984, alors que François Léotard était président du PR, il avait été décidé, par mesure d’économie budgétaire, de supprimer le service des fédérations UDF. Pendant plusieurs années, le siège n’a pas eu à s’intéresser à l’enracinement du parti dans les différents territoires français. Au travers de cette décision, on peut voir toute la méfiance des élus à l’égard des mesures bureaucratiques destinées à favoriser et à rationaliser le développement du parti. Dans ce cas, il est évident que les élus ont tout fait pour éviter l’ingérence d’agents salariés dans leurs fiefs respectifs. Ce service a été réintégré à l’administration du parti avec l’arrivée de François Bayrou à la présidence, mais sans recevoir pour autant de moyens importants.

12La bureaucratie de l’UDF peut être comprise comme le produit d’une sédimentation des formes institutionnelles variées liées à la construction de cette formation. Elle est le résultat des négociations successives qui ont conduit à lui accorder de loin en loin les fonctions qui la rapprochent de celles des autres partis politiques. Chaque fois, compte tenu des conditions d’allocation des moyens financiers dont on a vu que leur montant dépendait de perpétuels marchandages entre les composantes, elle s’est habituée à gérer la pénurie des moyens tout en accroissant lentement ses prérogatives. La seule attention portée aux organigrammes qui ont été ceux de l’UDF de 1998 à 2002, permet de comprendre l’étonnante pauvreté des ressources qui lui ont été allouées pour gérer un fichier de 40 000 à 60 000 adhérents, de plus de 100 000 sympathisants, 95 fédérations départementales et ses quelque 9 000 élus. À peine une trentaine de salariés sont aux commandes de l’institution. De plus, cette administration relativement atrophiée est le produit des transferts de personnels que les formations politiques ont bien voulu lui accorder. L’agrégation des agents de cette « adhocratie12 » reconstitue alors en quelque sorte les rapports antagonistes existant entre les composantes. Si, sur l’ensemble des agents qui composent les salariés du siège, on trouve bien une majorité d’individus ayant appartenu au CDS et à FD, d’autres, souvent à des postes de direction, rappellent par leur origine qu’ils représentent le PSD, le PR, le PRIL ou les AD.

13L’hétérogénéité de cette administration partisane dépend aussi du fait que les embauches ont été principalement faites sur recommandation de dirigeants influents souhaitant placer un des leurs à des postes stratégiques d’observation. Il s’agit pour eux d’avoir une oreille au siège et d’être tenu informé heure par heure des éventuels « coups » montés pour mettre à mal tel ou tel parti associé. Ainsi, non seulement les salariés du parti sont souvent restés attachés aux logiques des composantes, mais encore, en entrant dans l’organisation, ils n’ont pas mis fin aux relations qui les lient à leurs anciens responsables politiques. Cette administration relativement atrophiée, on l’aura saisi, est le produit des transferts de personnels que les formations politiques ont bien voulu accorder. Leur agrégation reconstitue alors en quelque sorte les rapports antagonistes existant entre les composantes.

14L’activité bureaucratique de l’UDF est donc freinée de toute part, entravée dans son développement. Tant la façon dont elle reçoit les moyens financiers que la manière dont les présidents fédéraux privatisent les réseaux partisans, la condamnent à s’inscrire dans une logique générale d’affrontement avec les élus. De même, la centralisation des adhésions dont elle a la charge est constamment contrariée par les dirigeants locaux qui se mettent à l’abri d’un contrôle effectif des adhérents en obturant tous les canaux d’information. Le fait qu’ils préfèrent financer sur leurs propres deniers certaines activités fédérales – malgré les désavantages fiscaux que cela entraîne – ou qu’ils préfèrent abriter dans leur permanence parlementaire le délégué départemental et ses militants, montre bien qu’ils n’ont jamais fini de se prémunir contre l’intrusion de « l’administration centrale ». Ces ripostes, qui limitent le développement de principes d’action communs à tous les segments de l’institution, trouvent leurs raisons objectives dans le fait que les responsables locaux de l’UDF s’attachent à subordonner l’organisation à leur leadership, notamment local, et sont donc portés à réduire simultanément la stratégie hégémonique du président du parti. Ce dernier reste en un sens à leurs yeux leur principal adversaire dans la lutte pour le prestige partisan.

15Dans ces conditions plus que difficiles, on comprend que le magistère du président de l’Union soit une position sans cesse contestée et contrariée. Parce que la forme emboîtée de l’UDF accorde une place considérable aux partenaires, chaque pas effectué par le président de cette confédération qui va dans le sens de davantage d’intégration, entraîne immédiatement des avalanches de répliques et de contre-feux. L’organisation de l’UDF telle qu’elle apparaît présente à tout le moins des caractéristiques systémiques singulières. La lutte pour le monopole des ressources partisanes repose en effet sur des logiques d’action que l’on pourrait qualifier de « contradictoires ». Plus précisément, cette institution est génératrice de pratiques antagonistes qui ont pour résultat de détourner ses membres des objectifs initiaux qu’ils s’étaient pourtant assignés. Faire de l’UDF une organisation comparable aux autres formations politiques, accroître son audience dans la société et soutenir un de ses représentants aux élections présidentielles font partie des objectifs officiellement poursuivis. Pourtant, le type de concurrence et les armes qui sont employées dans ce jeu menacent sans cesse la cohésion de l’organisation et condamnent les centristes à se représenter leur parti comme une structure en perpétuelle crise. Dans ces conditions, l’UDF maintient ses membres dans une situation où le compromis fragile prévaut sur la conduite d’une stratégie collective claire. Chaque coup porté par l’un d’entre eux en vue d’accroître ses chances de réussite amoindrit le pouvoir de la direction du mouvement. Compte tenu de l’identité de ses dirigeants, de leurs modes d’entrée dans l’institution et des règles qui se sont imposées pour déterminer les conditions d’exercice du pouvoir, les phénomènes de « débandade » ou de « sabotage » appartiennent au répertoire habituel des tactiques qui sont à l’œuvre à l’UDF. Ainsi, la chance d’orienter dans un sens déterminé les activités sociales du parti existe seulement à l’état de potentialité13. Le pouvoir de la direction du groupement est comme dénié. Se font face, sans réussir à se départager, des dirigeants qui n’ont pas la légitimité de représenter les adhérents dans leur ensemble mais qui sont en mesure de mettre en péril le parti, soit en tant que responsables fédéraux, soit en tant qu’administrateurs des biens matériels du groupement, et la présidence du parti qui peut se prévaloir de l’assentiment des « militants » sans parvenir, au nom de cette légitimité, à centraliser l’ensemble des moyens nécessaires pour gouverner. La fonction de président du parti telle qu’elle est enserrée dans la complexité des jeux et des arènes du parti interdit, comme le précise Max Weber à propos des fondements de la domination, « de dicter aux partenaires de l’échange les conditions de cet échange ».

16L’UDF est donc le résultat de deux modes – irréductibles – de création de la cohésion du groupe. L’un se rapproche des logiques de la communalisation grâce à l’existence de lieux spécialisés dans l’activation du sentiment d’appartenance ; l’autre est proche des règles de la sociation, où prévalent des logiques d’ajustement pragmatique des intérêts. Cet antagonisme institué conduit les protagonistes à s’ajuster à l’un des deux modes d’activité selon leurs ressources et les scènes dans lesquelles ils ont une chance de remporter des trophées. Tant que se reproduisent ces logiques institutionnelles, aucun de ces deux modes d’institutionnalisation ne peut prévaloir sur l’autre14. La configuration partisane ainsi mise à jour n’est pas sans donner l’impression que ses membres sont sans cesse pris dans une sorte de « schizophrénie collective », ce que la théorie du double lien – ou du double bind15 – résume en des termes plus sociologiques.

Celui qui voulait être président

17L’UDF telle qu’elle s’est fondée, mais aussi telle qu’elle a été maintenue bon an mal an en tant que structure passablement incompatible avec les règles du jeu du régime présidentiel de la V^e République, aurait pu poursuivre sa trajectoire sans transformation majeure. Il y a fort à parier alors qu’elle n’aurait eu de cesse de convertir les ambitions présidentielles de ses candidats en actes sinon manqués, du moins avortés. Le fait qu’il n’y ait eu aucun candidat présidentiel estampillé UDF en 198816 et 1995 suffit à réaliser quel handicap représente une structure polycentrique pour qui souhaite devenir un éligible de poids à l’élection présidentielle française. Ce statu quo, mortifère pour les centristes et les républicains de la droite non-gaulliste, qui a placé ces derniers sous la domination du RPR, a connu un terme avec l’arrivée de François Bayrou à la présidence de l’UDF. Celui-ci, qui était alors le leader de l’une des formations les plus importantes de l’UDF en termes d’élus et d’adhérents après le Parti républicain, Force démocrate, entouré d’une petite équipe soudée affectivement, n’a pas hésité à voir dans les péripéties judiciaires que connaissait François Léotard et dans les divisions croissantes au sein même de la formation de l’élu de Fréjus17, une fenêtre d’opportunité. Cette fenêtre d’opportunité ne s’ouvre pas uniquement parce que l’UDF est, à un moment donné, en mal de leadership. Le contexte général des droites françaises est lui aussi propice à cette prise de pouvoir et aux ambitions qu’il permet. Au même moment, le RPR connaît une crise importante. La démission de Philippe Seguin de la présidence est l’un des symptômes apparents. Charles Pasqua vient de faire scission et s’apprête à lancer une liste aux élections européennes de 1999. La plupart des cadres du mouvement, qu’une cohabitation entre Jacques Chirac et Lionel Jospin a mis sur la touche, se préparent à perdre la prochaine élection présidentielle. Dans ces conditions, les élus de l’UDF ont beau jeu de protester contre la mise en place d’une stratégie présidentielle interne et, conséquemment, de redouter leur mise au pas au profit de l’équipe Bayrou. Il ne fait à tout le moins pas bon voir ailleurs.

Le parti contre les élus

18Mieux que quiconque au sein du mouvement, François Bayrou avait compris depuis longtemps que l’UDF devait se « présidentialiser » si les centristes et la droite non gaulliste voulaient un candidat capable de l’emporter à l’élection présidentielle18. À partir de 1998, l’UDF va être le théâtre de changements initiés par l’élu béarnais. Ces changements qui ont pour objectif, comme on l’a vu précédemment, d’aller à marche forcée vers la fusion, ne se feront pas sans fracas ni ruptures. Le président de l’UDF a un ennemi principal qu’il doit vaincre s’il souhaite renforcer sa position de chef de parti : les élus locaux affiliés à l’UDF pour qui la dépolitisation et l’autonomie vis-à-vis du siège que permettent des structures partisanes lâches et sans bureaucratie contraignante, est essentielle. Ces autonomies locales qui forment des bastions, sont d’autant plus difficiles à contrecarrer que les grands élus locaux savent défendre leurs intérêts par le truchement des composantes de l’UDF qu’ils dirigent.

19Pour faire céder ces résistances locales, pour mettre un terme à la forme centrifuge de l’UDF, le président et sa bureaucratie vont d’abord chercher à ébranler les élus locaux sur leurs propres terrains. Pour ce faire, une reprise en main des délégués départementaux a lieu. Peu à peu, en effet, des femmes et des hommes de confiance sont nommés, qui sachent opposer de réelles résistances face aux notables implantés. Puisant dans les réseaux de la démocratie chrétienne qui sont encore efficients, l’idée est de détecter et de former sur le tas de nouveaux « notoires » locaux qui soient, pour le coup, inféodés à l’UDF. Responsables d’associations, professionnels bénéficiant de clientèles importantes, militants catholiques œuvrant dans une multitude d’associations, ils sont sollicités pour l’étendue des réseaux sociaux qu’ils sont censés connaître et contrôler. En ce sens, il est intéressant de noter que cette stratégie de renforcement du centre de l’organisation aboutit à l’invention d’une nouvelle forme de notabilisme mais de type, quant à lui, partisan. Il est demandé à ces « préfets », comme on va les appeler au siège, de « refaire de l’adhésion » en mobilisant leurs entourages élargis. L’objectif est de ne plus laisser les élus locaux sans contre-pouvoir s’adonner avec leurs équipes de collaborateurs à des jeux politiques ésotériques. D’une part, renforcer la présence des adhérents dans les fédérations et sections de chacun des départements, va contraindre les élus locaux à se conformer à un cahier des charges en termes de respect des statuts dont l’UDF s’est dotée. C’est en restaurant un minimum de démocratie que le siège entend contrarier leurs stratégies d’évitement des règles de l’organisation. D’autre part, en augmentant la densité humaine et morale des fédérations départementales, les risques de petits arrangements stratégiques effectués au cas pas cas par les élus UDF avec les alliés du RPR ne peuvent que s’amenuiser. Les élus, à leur grand regret, vont devoir désormais rendre des comptes.

20Ces nouvelles pressions exercées sur les élus locaux donnent à ces derniers le sentiment que l’institution à laquelle ils appartiennent ne cesse de renforcer son emprise à leur endroit. D’aucuns d’ailleurs parlent d’« enrégimentement » contre quoi ils se disent culturellement « hostiles ». Aussi se voient-ils désormais affublés du vocable de « notable », lequel charrie tout ce que compterait d’illégitime une formation politique en termes de cumul des mandats, d’accaparement et de soif du pouvoir. Ce stigmate va prendre parmi les adhérents et sera alors largement employé dans les travées des congrès. Ces élus vont se voir alors stigmatisés un peu à la manière dont le peuple parlerait des « gros19 ». Cela ne va bien entendu pas sans tension. Ici ou là, des fédérations sont tirées à hue et à dia quand d’autres rencontrent des conflits insurmontables.

21Sans suspendre sa stratégie, François Bayrou doit parfois revenir sur certaines de ses décisions et transiger avec certains des barons de l’UDF, surtout quand ceux-ci sont députés ou sénateurs. Car bien que résolu à jouer le « parti » contre ses élus, fût-ce symboliquement parlant, la conquête présidentielle à laquelle il entend se consacrer passe par le renforcement et le contrôle de groupes parlementaires.

22Le « siège » a recours à un deuxième instrument possible de la gouverne partisane pour centraliser les ressources de l’organisation, celui de la communication interne. Le journal Démocratie infos20 est l’un de ses supports-clés. L’idée est de créer un espace permanent de débats, d’informations et de représentations substituant au paradigme de la proximité cher aux élus locaux et aux grands leaders départementaux, un ordre de pensée dédié au parti en tant que rassemblement national et horizon légitime. Cette propagande d’institution, sous prétexte d’honorer un droit à l’information pour ses adhérents a, en réalité, pour objectif de moraliser les pratiques internes et de rappeler à l’ordre ceux qui prennent trop de liberté par rapport à la discipline que l’organisation cherche à imposer. En quelque sorte, cette communication œuvre à une civilisation des mœurs partisanes pour convertir ceux pour qui le double langage, le registre de la distanciation vis-à-vis du parti et le durcissement idéologique des composantes, sont les grammaires les plus prisées. Pour ce faire, cette presse partisane emprunte aux techniques de la biographie officielle21 pour ériger en summum bonum la figure militante contre laquelle le « notable » devient l’antithèse. Cette presse interne est élaborée à partir de portraits élogieux et courageux de militants qui sont présentés comme les parangons de la loyauté partisane. À coup d’éditoriaux, on peut y lire les déclarations du président de l’UDF appelant à la cohésion du parti, soulignant les actes de fidélité que lui adressent certains parlementaires et, surtout, narrant les propos d’adhérents anonymes pour qui l’amour du parti et l’attachement désintéressé à ce dernier est la nouvelle lingua franca.

23Tout au long de cette entreprise de renforcement du sommet de la pyramide du parti, les sections jeunes, et plus précisément les « Jeunes UDF », vont avoir un rôle majeur. Instamment invités par François Bayrou à mettre leur jeunesse relative et l’insolence que leur confère leur inéligibilité temporaire au service d’un engagement exclusivement militant, ils vont contribuer tout à la fois à insuffler de la ferveur militante à chaque manifestation et se poser comme les gardiens du temple dès que des élus montreront des velléités d’autonomie ou des signes de rapprochement avec le concurrent chiraquien. En d’autres termes, ils militent partout où ils peuvent en vue de ramener les fédérations dans le droit fil des débats nationaux dont l’UDF a le monopole. Grâce à leur appétence pour le débat de politique générale et concomitamment du fait de leur indifférence pour les enjeux électoraux au niveau local, ils contribuent en quelque sorte à nationaliser les fédérations.

24Cette nouvelle donne n’a pas engendré que des effets sur l’équilibre et la répartition du pouvoir entre le centre, les composantes et la périphérie (les fédérations). En restreignant le pouvoir des édiles locaux, en stigmatisant les « notables » au profit de figures bénévoles et, enfin, en multipliant les occasions d’expressions militantes, l’UDF a fait entrer dans son giron davantage d’adhérents qu’auparavant. Cette nouvelle « manne » a fait l’objet d’une attention particulière de la part de la direction de l’UDF. En 2000, bien que cela ne soit pas mentionné précisément dans les textes, toute nouvelle adhésion dans l’une des fédérations départementales de l’UDF a été considérée comme exclusive et ne pouvait plus transiter préalablement par l’une des composantes reconnues par les statuts. Chaque cotisation a été dès lors centralisée par le siège de l’UDF qui reverse alors intégralement les sommes correspondantes aux sections départementales22. Cette règle financière a pour but de constituer un fichier unique des adhérents de la Nouvelle UDF. Libre ensuite aux membres qui viennent d’adhérer d’appartenir à l’une des formations qui a le droit de profiter de la double adhésion, en l’occurrence le Parti radical et le PPDF23.

25Cette stratégie de concentration du capital partisan au service d’un leadership qui se veut plus incarné que jamais, plus autoritaire également, s’appuie sur des modifications juridiques, financières et organisationnelles. C’est la partie matérielle et proprement institutionnelle sans quoi la présidentialisation de l’UDF n’aurait pas pu être érigée. François Bayrou et son équipe, conscients des conditions qu’il faut impérativement réunir pour que l’UDF puisse rivaliser avec le PS et le RPR et, finalement, porter une candidature présidentielle avec de réelles chances de victoire, savent qu’il leur faut ériger un magistère pour le leader qui soit digne des partis de gouvernement.

L’établissement d’une magistrature charismatique

26François Bayrou et ses soutiens, pour accentuer leur avantage, pour neutraliser les composantes devenues, par la force des nouveaux statuts, uniquement des succursales et des bases arrières constituées d’élus et de rivaux à l’équipe présidentielle, lancent dès le début du mandat une vaste campagne consistant à rapprocher l’UDF des partis de masse. Pour réaliser cette ambition assez inédite chez les centristes, il est question de construire une nouvelle légitimé partisane en empruntant aux traditions des organisations politiques la dimension charismatique dont peuvent se prévaloir certains dirigeants de parti ainsi qu’au « mythe de la base » au travers duquel les passions militantes trouvent à s’éveiller. Autant de ressorts que n’avait pas su construire ni mobiliser, aussi étonnant que cela puisse paraître, Valéry Giscard d’Estaing en son temps24.

27Cette entreprise de renforcement du cadre partisan consiste d’abord à multiplier les rassemblements rituels, les congrès et les conventions prévus par les statuts de l’UDF. C’est en effet d’une tribune en continu dont François Bayrou a besoin pour s’imposer face à ses concurrents internes. Pas seulement pour exister en majesté afin de rappeler sa position et son titre à parler au nom de tous les partisans, mais aussi et surtout pour ériger une scène qui concentre la plupart des débats et sorte de l’ombre les arrangements stériles et parfois douteux entre composantes. C’est donc par une médiatisation réalisée au su et au vu de tous les adhérents qu’il entend soumettre ses coreligionnaires. Pour ces derniers, on imagine que faire désormais prévaloir leurs intérêts individuels devant des parterres militants en attente de mobilisation générale devient plus improbable et pour le moins risqué25. L’une des conséquences de ce réagencement est d’imposer un nouveau clivage à l’intérieur de la formation. Se font dès lors face ceux pour qui la souveraineté partisane est tout entière entre les mains des « adhérents de base » et ceux pour qui rien ne peut être placé au-dessus de la légitimé des élus acquise par le truchement du suffrage universel. Dans ce combat, on perçoit une fois de plus que la vérité est remise entre les mains des anonymes du parti, quand bien même ces derniers sont rassemblés sous l’égide d’un leader qui recherche leur docilité.

28En déplaçant ainsi les luttes pour le contrôle du groupement, en faisant de l’avis militant une sentence difficile à transgresser, François Bayrou a trouvé là une manière subtile de contraindre les élus et les grands « notables » à vivre leurs conflits d’intérêt sur des scènes publiques et à répondre en certains cas de leurs actes devant des militants. Il bénéficie donc d’un magistère susceptible d’intimider les élus et les responsables de composantes. Cette technique de gouvernement a pour effet d’imposer une syntaxe des conduites qui réduit la probabilité des dissidences spectaculaires et oblige les opposants à endosser des rôles d’orateurs tenus de respecter un certain nombre de codes d’honneur et de loyauté. Dorénavant, être femme ou homme de centre-droit exige d’en faire la démonstration à force d’arguments toujours plus fidèles aux valeurs du parti.

29Dans ce nouveau régime qu’on appellera celui de la conviction et qu’impose François Bayrou, le président de l’UDF se montre à la fois performant et performatif. En effet, l’ancien professeur de lettres classiques qui avait beaucoup investi dans la prise de parole et les techniques théâtrales pour vaincre son bégaiement étant jeune, s’avère être un virtuose de la prise de parole à la tribune. Aussi surprenant que cela puisse paraître en dehors des sphères propres de l’UDF26, il parvient par une coïncidence presque inespérée, à s’inscrire dans un rapport de métonymie avec ses mandants. Sans conteste, il est le tribun que ces adhérents n’avaient jamais cru pouvoir rencontrer, résignés qu’ils étaient à s’accommoder d’une présidence jusque-là semblable à une fragile « médiature ». Par des mots pesés qui savent dramatiser et « historiciser » les événements au sein d’un univers saturé de morale27, grâce à des références historiques fidèles à la grandeur passée de la démocratie-chrétienne, au travers d’une communication non verbale où ses manières d’être et de dire figurent en filigrane une sorte d’ethos liturgique que connaissent « par corps » ses publics militants, François Bayrou fonde une économie de la liesse partisane28 sans doute sans précédent. L’instauration de conduites acclamatives à chaque prise de position du président de l’UDF participe de l’imposition d’une nouvelle posture dirigeante au sein de l’UDF. Peu à peu, François Bayrou aidé en cela par un entourage de fidèles sans cesse élogieux, précautionneux et pleins de componction, conquiert une stature de leader charismatique. À rebours de cette tradition tenace d’une démocratie-chrétienne qui n’a jamais eu de mots assez durs contre le culte de la personnalité, lequel est forcément indécent et ravageur pour la démocratie – le bonapartisme faisant office de modèle répulsif –, l’UDF n’a pu continuer de s’institutionnaliser et réévaluer sa valeur sur le marché politique qu’au prix de ce sacrifice.

30Le président de l’UDF s’est montré performant, mais aussi performatif. Cette nouvelle gouverne qu’il a instaurée a eu pour conséquence non seulement d’accroître le niveau d’adhésions, et donc la pression collective exercée sur les élus et les cadres des composantes, mais aussi de contribuer à inscrire l’organisation dans des milieux sociopolitiques particulièrement actifs et mobilisés. Les univers partisans habituels de l’UDF et plus spécifiquement de l’ancien CDS que sont les environnements « centro-catholiques29 » se sont vus plus autorisés que jamais à prendre part aux activités du parti. Ils se sont vus, si l’on peut dire, comme appelés et ils ont répondu à ce qu’ils ont considéré constituer une nouvelle ère d’engagement pour les chrétiens sociaux qu’ils sont. Mais parallèlement au réinvestissement de ces segments particuliers du catholicisme, de nouveaux profils sont venus s’agréger. Il s’agit d’activistes sans confession engagés dans des secteurs associatifs dédiés aux actions humanitaires et caritatives, à l’aide envers autrui comme l’accompagnement des personnes isolées, dépendantes ou en fin de vie, aux luttes contre les nouvelles inégalités telles que la fracture numérique ou, enfin, aux activités en plein essor que sont celles de l’économie sociale et solidaire. Sans le savoir, ces nouveaux venus, sans doute plus libertaires dans leurs manières d’habiter une institution partisane et assurément plus au centre que les élus UDF en place, préfiguraient les transformations qui allaient aboutir à la création du MoDem. Quoi qu’il en soit, ces changements morphologiques ont participé d’une transition en profondeur de l’UDF. Ce qui était avant 1998 « un parti de partis » tiraillé par ses composantes, est devenu en l’espace de quatre années le « parti d’un homme », à savoir une organisation plus étoffée que jamais ayant trouvé dans son leader des raisons de militer et de défendre un projet susceptible d’être porté à l’élection présidentielle. En raison du contexte dans lequel les droites françaises endossaient leur rôle d’opposant au gouvernement de Lionel Jospin, en raison également de la manière dont François Bayrou a affûté son organisation pour en faire un rassemblement capable de subvenir aux besoins logistiques, militants et symboliques que requiert une campagne présidentielle. Il va sans dire que ce changement de régime a engendré une multitude d’effets collatéraux qui n’ont pas été sans déperdition.

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31À la fin de l’automne 2001, François Bayrou est investi par son parti, lors du congrès d’Amiens, pour défendre les couleurs centristes à l’élection présidentielle de 2002. Pour la première fois depuis 1981, l’UDF par le biais du vote de tous ses adhérents, se met ainsi derrière l’un des siens et lui permet de concourir pour occuper éventuellement la fonction suprême. Cependant, à peine la campagne a-t-elle commencé, que le candidat ainsi adoubé s’est heurté à une multitude de résistances venues des élus et plus particulièrement des parlementaires du groupe UDF à l’Assemblée nationale. Très rapidement, plutôt que de faire campagne auprès de l’ensemble des citoyens, François Bayrou a été obligé de changer de registre pour essayer vaille que vaille de tenir les murs de son organisation. On a vu alors le pouvoir de nuisance qu’avaient pu garder certains parlementaires, malgré les changements organisationnels à l’œuvre. Philippe Douste-Blazy, alors président du groupe UDF à l’Assemblée nationale, a mis par exemple tout son sens de la tactique pour contrarier la marche présidentielle de son ancien ami. Malgré tous les efforts engagés pour contrôler les ressources partisanes, François Bayrou a fait l’amère expérience d’un cas de figure des plus opposés à l’idéal-type de la discipline partisane. L’affrontement de second tour entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen a dès lors beaucoup compté dans la scission qui a eu lieu au lendemain de l’élection présidentielle au sein de l’UDF. Que celle-ci, malgré les ambitions de son président, n’ait pas eu les moyens de dissuader certains de ses élus de co-fonder l’UMP avec l’ancien RPR, montre que cette UDF n’avait pas encore achevé sa mue pour accéder au rang de parti de gouvernement.

32Au risque de connaître un peu trop bien la « fin de l’histoire » de l’UDF pour éviter un regard téléologique, cette séquence qui a scandé l’histoire de cette organisation n’est pas sans interroger. En effet, si cinq années plus tard le MoDem a mis fin au caractère centrifuge de l’organisation, force est de constater que la solution confédérale n’a pas cessé de se rappeler aux centristes concurrents du Nouveau centre et du Parti radical. On retiendra pour exemple deux tentatives de refondation partisane qu’ont représentée l’Alliance républicaine écologique et sociale (ARES), lancée par Jean-Louis Borloo en 2011 dans l’espoir de se porter candidat à l’élection présidentielle de 2012, et, plus récemment, l’Union des radicaux, centristes, indépendants et démocrates (URCID), initiée notamment par Jean-Christophe Lagarde en vue de passer sans trop d’encombres les élections législatives du mois de juin 2012. À chaque fois, force est d’admettre que la tentation confédérale est irrésistible. Dans ces conditions, il est difficile de ne pas soupçonner les élus centristes d’être très souvent soumis à un inconscient partisan des plus masochistes et de faire eux-mêmes leur malheur, pour paraphraser Paul Watzlawick30, en se dotant de structures aussi ingouvernables. À moins qu’on n’ait pas compris que cette forme partisane incompatible avec l’enjeu présidentiel sied à l’intérêt bien compris d’élus préférant un ancien régime partidaire. On veut parler ici de celui de la III^e République naissante où l’élu n’a pas d’autre fin à poursuivre que celle liée à sa propre réélection.