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La gloire de l’industrie

 | 
Corine Maitte
, 
Matthieu de Oliveira
, 
Philippe Minard

Première partie. Entrepreneurs et institutions

Transferts de savoirs et industrialisation régionale. Le patronat industriel saxon entre voie « britannique » et voie « française »

Steffen Sammler

Texte intégral

  • 1 Je tiens à remercier Gaëlle Quinton pour sa relecture.
  • 2 Gérard Gayot a fortement inspiré et encouragé les recherches de l’auteur sur les transferts de sav (...)

1La société industrielle européenne s’est formée au cours d’un processus long et conflictuel dont le succès a largement dépendu de la capacité des acteurs contemporains, d’une part, à reconnaître et définir le potentiel créateur local et, d’autre part, à analyser les institutions et organisations des concurrents pour les implémenter ensuite dans leur propre société1. Gérard Gayot est l’un des historiens de la société industrielle à s’être particulièrement intéressé au phénomène des transferts culturels. Il ne se limitait pas à l’étude des transferts de technologie, mais était bien conscient de l’importance des facteurs culturels dans la détermination du succès ou de l’échec de l’aventure industrielle2.

2À la fin du XVIIIe siècle, la Saxe constituait, avec la Rhénanie, l’une des régions de l’Empire allemand qui se prêtait le mieux à un développement industriel par la proto-industrialisation et l’intégration commerciale à l’échelle mondiale. La concurrence anglaise et la politique protectionniste des puissances voisines de la Saxe menaçaient cependant ce développement. Les marchands-fabricants saxons se devaient donc d’observer de près les formes du développement industriel dans les pays concurrents.

  • 3 Jérôme-Adolphe Blanqui, Histoire de l’économie politique en Europe, Paris, Guillaumin, 1837.

3À les lire, deux voies de transition vers la société moderne semblaient s’offrir à eux. Ils se référaient au concept de la « révolution double » du XVIIIe siècle, qui a ouvert la voie à la société industrielle et démocratique, développé par l’économiste français Jérôme-Adolphe Blanqui dans les premières décennies du XIXe siècle3. Au centre de l’interprétation du modèle anglais se trouve la nouvelle organisation de la production industrielle, qui fut jugée irréversible, dans les années 1840, non seulement par les industriels, mais également par les critiques de l’industrialisation, nombreux au sein de l’administration saxonne.

4Les entrepreneurs saxons observaient en même temps les réalités continentales, essayant de fournir les conditions nécessaires à une industrialisation soutenue par une véritable politique économique. Ils observaient particulièrement la France, dont les entrepreneurs réussissaient à participer d’une manière plus active à la construction des institutions politiques et juridiques de la nouvelle société. Aux yeux des observateurs saxons, celle-ci leur procurait des institutions plus efficaces de régulation des conflits de travail (en particulier les conseils de prud’hommes).

5Les transferts jouèrent ainsi un rôle capital dans le développement de la société saxonne de cette époque, à travers un long processus d’apprentissage et d’adaptation des apports étrangers. La présente contribution entend discuter ce processus d’apprentissage, d’après l’exemple des régions industrielles anglaises et françaises, en analysant les débats sur les institutions et organisations jugées appropriées pour initier et stabiliser le développement industriel dans la région.

  • 4 Caesar Von Witzleben, Eduard von Wietersheim. Ein Lebensbild, Leipzig, 1865, p. 79.
  • 5 Hubert Kiesewetter, Industrialisierung und Landwirtschaft. Sachsens Stellung im regionalen Industr (...)

6Les marchands-fabricants ainsi que la première génération d’entrepreneurs industriels motivaient leur projet ambitieux de transformation de la société saxonne en une société industrielle moderne par l’idée que « la nature a fait la Saxe pour le système industriel4 ». Ils se référaient au développement historique qui avait fait augmenter le nombre de personnes engagées dans la production proto-industrielle. Ce développement fut renforcé par les décisions politiques des grandes puissances au congrès de Vienne, qui amputaient la Saxe de ses territoires agraires au profit de la Prusse5. Les marchandises fabriquées dans les régions proto-industrielles de la Saxe devaient donc trouver des clients à l’extérieur du territoire saxon, soit sur un grand marché intérieur allemand, soit sur le marché international. Les marchands-fabricants et les industriels se trouvaient alors confrontés au défi de la concurrence britannique, aussi bien sur le marché national qu’international. Ils tentèrent de faire face à la concurrence en adoptant les institutions et organisations novatrices des sociétés industrielles britanniques et françaises, tout en les combinant avec les avantages de la culture du travail saxonne.

  • 6 Rudolf Boch, Staat und Wirtschaft im 19. Jahrhundert, Munich, R. Oldenbourg Verlag, 2004, p. 16-17
  • 7 Michael Rudloff, « Das sächsische Fabrikbürgertum und die Revolution von 1848/49 », in Ulrich Heß, (...)

7L’adoption et l’implantation des institutions et organisations novatrices importées d’Angleterre et de France se heurtaient cependant à une importante résistance. Tout d’abord, l’inertie des corporations a longtemps bloqué et retardé l’implantation des nouvelles institutions, organisations et technologies industrielles. Le nouveau patronat industriel se heurtait ensuite à la résistance des élites politiques traditionnelles. À la différence de leurs collègues rhénans ou wurtembergeois, les Saxons n’arrivaient pas à créer des institutions pour gérer les affaires industrielles indépendamment des corporations6 (chambres de commerce et d’industrie). Ils ne pouvaient pas non plus constituer une représentation parlementaire afin de représenter leurs intérêts au Landtag7. À partir de cette toile de fond, on se propose ici d’examiner les processus d’apprentissage et les débats politiques menés par le patronat saxon durant la première moitié du XIXe siècle pour transformer une société traditionnelle en une société industrielle.

La définition de l’entrepreneur industriel

  • 8 Hartmut Berghoff, Moderne Unternehmensgeschichte, Paderborn, Schöningh, 2004, p. 32-41.

8Les recherches sur l’apparition de l’entrepreneur industriel ont toutes souligné l’importance du rôle qu’a joué le putting-out system dans l’émergence d’un nouveau type d’entrepreneur. Le marchand-fabricant représentait un type d’entrepreneur original qui se distinguait du négociant traditionnel par sa capacité à organiser le processus de production. Il possédait non seulement une connaissance profonde acquise lors de sa formation commerciale mais maîtrisait également le processus de production8.

  • 9 Josef A. Schumpeter, Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung, Leipzig, Duncker und Humblot, 1912.

9Dans la première moitié du XIXe siècle, les entrepreneurs saxons ne voyaient pas encore de différence fondamentale entre la production en fabrique concentrée et le putting-out system, à condition que le marchand fabricant entretienne des relations stables avec la main-d’œuvre et l’initie à l’innovation technique et artistique. Le nouveau type d’entrepreneur que les contemporains saxons appelaient wirklichen Fabrikanten (fabricant véritable, à la différence du négociant et de l’artisan traditionnel) correspond au type de l’entrepreneur innovateur définit par l’économiste Joseph A. Schumpeter en 1935 dans sa Théorie du développement productif9. Cet idéal rassemble des entrepreneurs d’origines sociales différentes, représentant des branches très diverses, réunis au sein du Industrieverein für das Königreich Sachsen (Société industrielle du royaume de Saxe), association fondée en 1828.

  • 10 Hartmut Zwahr, Proletariat und Bourgeoisie. Studien zur Klassendialektik, Cologne, Pahl-Rugenstein (...)

10Tandis que les marchands fabricants et les industriels s’identifiaient à l’idéal du « fabricant véritable », ils se distinguaient clairement de l’entrepreneur industriel en ce qui concerne la question de la responsabilité sociale. Une minorité, appelée fraction « démocratique » ou « républicaine », s’engagea dès le début de la révolution industrielle en faveur de l’intégration de la production industrielle dans un système de participation de la main-d’œuvre à la prise de décision, et également un système de protection sociale10. Le courant libéral majoritaire n’acceptait de reconnaître les nouvelles perspectives ouvertes par la mobilité sociale née de l’association entre « industrie et intelligence » que pour une minorité : celle de la « nouvelle aristocratie » de l’industrie. Ils refusaient catégoriquement toute participation des ouvriers à la prise de décision dans l’entreprise, tout comme sa participation aux bénéfices.

La rencontre avec le monde industriel en Angleterre et en France

11La concurrence anglaise sur le marché national ainsi que sur les marchés internationaux traditionnellement privilégiés par les marchands-fabricants saxons les a forcés à observer et analyser de près les institutions et organisations de la société industrielle anglaise. Sur le chemin de l’Angleterre, ils ne manquaient pourtant pas de visiter les centres de fabrication industrielle en France et en Belgique. Tandis que les voyages du premier tiers du XIXe siècle relevaient de l’initiative privée des entrepreneurs ou de l’initiative de l’administration, des voyages d’études organisés et coordonnés par les associations du patronat réunies au sein de la « Société industrielle du royaume de Saxe » se mirent en place par la suite.

  • 11 Florence Ott, La Société Industrielle de Mulhouse 1826-1876. Ses membres, son action, ses réseaux,(...)

12À côté de Paris, qui a attiré l’attention des visiteurs saxons non seulement grâce à la qualité de ses institutions de formation professionnelle mais surtout grâce à ses expositions d’industrie, les institutions et organisations industrielles des districts du Lancashire et d’Alsace ont retenu l’attention des visiteurs saxons. La capacité du patronat alsacien à organiser un modèle d’organisation industrielle compétitif et les initiatives au regard de l’intégration de la main-d’œuvre ouvrière dans la nouvelle société firent que l’Alsace devint la région de référence pour les entrepreneurs saxons. La Société industrielle de Mulhouse constituait un modèle central pour les entrepreneurs saxons et leur permit de s’intégrer dans un circuit d’information. Ils participèrent activement aux compétitions internationales organisées par celle-ci. Les entrepreneurs et les fonctionnaires de la bureaucratie, tels que le secrétaire d’État responsable de l’industrie, de l’agriculture et du commerce du royaume de Saxe, et les professeurs des jeunes écoles d’ingénieurs, comme le recteur de l’école polytechnique de Dresde, demandèrent leur adhésion à la Société industrielle de Mulhouse11. En somme, ce sont d’abord les relations personnelles entre entrepreneurs, professeurs et journalistes ainsi que les intellectuels défendant la nouvelle société industrielle qui ont influencé la conceptualisation de la nouvelle société industrielle.

  • 12 Lazare Hippolyte Carnot, Lettre à Monsieur le ministre de l’Agriculture et du Commerce sur la légi (...)

13Du côté français, les représentants des grandes familles d’industriels alsaciens tout comme des scientifiques tels que François Arago, des économistes comme Michel Chevalier ou des intellectuels soucieux de l’intégration sociale du monde ouvrier, comme Lazare Hyppolite Carnot ou Frédéric Le Play, exercèrent une influence profonde sur la conception de la nouvelle société industrielle en Saxe12.

La réorganisation des relations du travail

14Les entrepreneurs saxons ne se contentaient pas de l’apprentissage du savoir technique qu’ils observaient à l’étranger, mais se montraient intrigués et inquiets par les conséquences sociales de la révolution industrielle dans les centres de l’industrialisation en Angleterre. Dans leurs rencontres avec les acteurs de l’industrialisation en France, ils précisèrent leurs idées en faveur d’un développement industriel mieux maîtrisé et régulé. Au laisser-faire s’offrait comme alternative un modèle régulé par la politique, lequel promettait une transition vers une société industrielle plus encastrée dans la tradition de solidarité de la société traditionnelle.

  • 13 Harald Steindl, « Die erste Enquête zur sozialen Lage in Deutschland. Das Wirken der Kommission fü (...)

15Sur le plan des relations industrielles, la France servait de modèle aux entrepreneurs qui plaidaient en faveur d’une liberté d’entreprendre, sur la base d’une gestion encadrée par l’État. L’institution des conseils de prud’hommes leur offrait la garantie que l’introduction de la liberté d’entreprendre combattue par les représentants des corporations n’aboutissait pas à l’anarchie sociale dont l’Angleterre offrait l’exemple dissuasif. Influencée par la tradition luthérienne dissidente, la fraction « républicaine » tenta jusqu’à la moitié du XIXe siècle de trouver une voie de conciliation avec les représentants des corporations et la main-d’œuvre industrielle. Cette tentative, soutenue par les représentants de la bureaucratie progressiste, trouva son apogée en 1848 avec la mise en place d’une commission d’enquête sur la situation de l’industrie dans le royaume de Saxe. Cette commission, inspirée par le travail de la Commission du Luxembourg constituée à la suite de la révolution du février 1848 à Paris, se transforma au cours de la révolution en un véritable forum cherchant à établir par la voie de conciliation une nouvelle législation du travail13.

16Après la défaite de la révolution de 1848-1849, les défenseurs de la « voie anglaise » imposèrent une nouvelle législation du travail, qui fut votée au Landtag en 1861. Dans les débats, deux fractions étaient de nouveau confrontées. La première se composait des représentants d’un libéralisme radical défendant le droit de coalition des entrepreneurs aussi bien que des ouvriers. La seconde unissait les tenants d’une politique conservatrice et les représentants du paternalisme libéral favorables à un droit autoritaire de régulation des conflits du travail par l’État, qui détermina des relations de travail tendues dans l’industrie saxonne au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle.

Banques d’Écosse ou Crédit Mobilier : quel financement pour l’industrie ?

  • 14 Wolfgang Radtke, Die preussische Seehandlung zwischen Staat und Wirtschaft in der Frühphase der In (...)
  • 15 Arthur Liebmann, Acht Jahrzehnte im Dienste der Wirtschaft. Ein Lebensbild der ADCA, Leipzig 1938.
  • 16 Heinrich Bodemer, Die Industrielle Revolution mit besonderer Berücksichtigung auf die erzgebirgisc (...)

17Les premières générations du patronat industriel saxon furent confrontées au problème de la formation du capital-risque. Ils ne pouvaient pas recourir à grande échelle à l’autofinancement familial comme leurs confrères anglais. Mais ils refusaient également de déléguer l’autonomie de la prise de décision à une banque d’État comme la Seehandlung prussienne14. Ils s’orientèrent, dans la première moitié du XIXe siècle, vers le modèle de la banque d’Écosse, plaidant pour la responsabilité solidaire des entrepreneurs au sein d’une banque industrielle. La banque d’Écosse représentait pour les entrepreneurs saxons le modèle idéal pour le financement d’une industrialisation caractérisée par la prédominance des petites et moyennes entreprises. Ils ne trouvèrent cependant ni le soutien des élites politiques ni la masse critique d’actionnaires nécessaires pour pouvoir créer des réseaux de banques de type écossais. Dès les années 1850, ils furent donc attirés par le modèle du Crédit mobilier français. La Allgemeine Deutsche-Creditanstalt, fondée en 1856 sur le modèle du Crédit mobilier et avec la participation active des entrepreneurs français, marque une césure fondamentale dans la conception de l’idéal financier de la nouvelle société par le patronat industriel15. Sa fondation représenta aux yeux des industriels le début de la transformation du rôle du « crédit industriel », c’est-à-dire un passage du crédit au service de l’entrepreneur industriel à l’« industrie du crédit », qui offrait des opportunités tout en présentant les risques liés au financement de la croissance industrielle par une banque émettant des actions aux risques et périls des actionnaires16.

École polytechnique et Mechanics’ Institutes : quelle institution pour la formation professionnelle ?

18En ce qui concerne la formation professionnelle des nouvelles élites, les entrepreneurs saxons se heurtèrent jusqu’à la moitié du XIXe siècle à l’hégémonie de la pensée étatique et corporatiste. À la fin de la guerre de Sept Ans, les élites politiques saxonnes s’investirent dans la création d’institutions modernes de formation pour les fonctionnaires de l’administration des mines et des forêts administrées par l’État (l’école de mines de Freiberg fut fondée en 1765), institutions jugées indispensables pour le rétablissement économique du pays. Les élites politiques gardaient par contre leurs distances devant l’établissement d’institutions de formation professionnelle pour les entrepreneurs industriels.

  • 17 Steffen Sammler, « Regards croisés. Wirtschaftsbeziehungen zwischen Frankreich und Sachsen im 18. (...)

19Dans la première moitié du XIXe siècle, ces derniers étaient nombreux à s’inscrire comme auditeurs au Conservatoire national des arts et métiers, à Paris17. Le Conservatoire et les écoles de Châlons-sur-Marne, Angers et Aix-en-Provence, dont l’efficacité fut prouvée et propagée par les techniciens français travaillant dans les entreprises saxonnes, constituaient le modèle d’une formation efficace.

20Les représentants de la fraction « républicaine » du patronat saxon se sentaient en même temps attirés par la formation continue des ouvriers, selon le modèle des Mechanics’ Institutes britanniques. Ce type de formation continue était réclamé par les ouvriers eux-mêmes. Les Mechanics’ Institutes constituaient un point central de débat entre le patronat et la main-d’œuvre qualifiée concernant l’organisation du système de formation professionnelle. La majorité du patronat saxon contestait l’autonomie des Mechanics’ Institutes dans la définition du contenu de formation. Les entrepreneurs établirent un système autonome, cofinancé par l’État et le patronat. Ce système de formation professionnelle, très spécialisé et compétitif sur le plan international, formait dans la deuxième moitié du XIXe siècle l’un des trois piliers de la compétitivité de l’industrie saxonne sur les marchés internationaux, à côté de la fréquence des innovations et du bas niveau des salaires.

Plaidoyer pour une protection légale du « génie industriel »

  • 18 Karl Dölitzsch, « Die Entwicklung der sächsischen Patentpraxis in ihrer Beziehung zur Wirtschaft » (...)

21Sur le terrain de la propriété intellectuelle, les entrepreneurs saxons s’exprimaient dès les années 1820 pour l’adoption d’une loi sur les brevets industriels, valable pour la totalité des territoires de la Confédération germanique. Les industriels, dépendants de l’importation des produits de la construction mécanique britannique, étaient les principaux partisans d’une régulation juridique internationale des brevets. Ils se référaient aux arguments de droit naturel exprimés dans la loi française de 1791. Un certain nombre d’entrepreneurs insistèrent, jusqu’à la moitié du siècle, sur la nécessité d’asseoir une loi concernant les brevets industriels sur les principes du droit naturel. La majorité des entrepreneurs se déclarait en faveur d’une solution plus pragmatique qui leur permettrait l’exploitation indépendante de leurs inventions18.

22Dans les débats qui furent menés en même temps sur la protection des marques, les marchands-fabricants saxons montraient une attitude beaucoup plus ambiguë. Ils considéraient la loi sur la protection des marques comme une mesure efficace pour lutter contre le détournement des marques et le vol de matériaux par la main-d’œuvre. Ils gardaient par contre leurs distances vis-à-vis d’une législation internationale sur les droits des marques, étant donné que le succès commercial de la fabrication textile reposait sur la copie des designs français. Les entrepreneurs pouvaient compter sur le soutien politique de l’administration qui défendit jusqu’aux années 1860 la pratique de la copie comme une condition nécessaire au succès du catching-up dans la compétitivité artistique de la production industrielle.

En quête d’une représentation moderne de la société industrielle saxonne

23Dans la première moitié du XIXe siècle, l’image de la production saxonne fut celle d’une production médiocre qui n’était compétitive que sur la base des bas salaires. Les industriels tentèrent de s’émanciper de cette image de produits bon marché et de mauvaise qualité qui leur était attribuée. Pour y parvenir, ils furent obligés de s’émanciper des dessins anglais et français et de présenter une qualité originale reconnue par les acheteurs. Les réglementations de la qualité des produits par les corporations et l’absence d’une loi protectrice des marques constituaient cependant des obstacles importants pour y parvenir.

  • 19 Steffen Sammler, « Richard Hartmann auf den nationalen und internationalen Austellungen im 19. Jah (...)

24Ce furent les expositions industrielles qui représentèrent les institutions de référence, en tant que lieux de reconnaissance des fabricants de qualité et de débats sur la nécessité d’une protection des marques à l’échelle internationale. Les expositions industrielles stimulèrent la compétition industrielle et contribuèrent parmi les entrepreneurs saxons au renforcement d’une conscience de leur valeur. Les expositions françaises et belges servirent aussi de référence pour l’intégration de la main-d’œuvre salariale dans la société industrielle, grâce à la reconnaissance matérielle et symbolique de leur contribution au progrès industriel. Les expositions internationales de la deuxième moitié du XIXe siècle renforcèrent cette tendance. Elles offraient une plate-forme pour la représentation d’une société industrielle dont les entrepreneurs non seulement s’émancipaient progressivement d’une image bon marché et de mauvaise qualité, mais représentaient en même temps aux yeux des observateurs étrangers une culture politique distincte de la culture politique prussienne19.

25Les entrepreneurs saxons étaient convaincus que la formation d’une société industrielle n’était pas possible sans un appui important de l’État. Ils s’inspirèrent donc des institutions créées ou soutenues par l’État français, par des expositions, des institutions d’autogestion du patronat et de la représentation consulaire.

26La tentative d’établir une société industrielle en suivant le modèle de la Société Industrielle de Mulhouse ne connut qu’un succès temporaire. Les entrepreneurs actifs dans la Société industrielle du Royaume de Saxe se heurtaient à la résistance des autorités politiques et des corporations, qui tentaient de freiner le processus d’industrialisation. Le conflit éclata ouvertement pendant la révolution de 1848-1849 lorsqu’un grand nombre d’entrepreneurs soutinrent ouvertement le courant libéral ou même démocratique de la révolution. L’existence de la première Société industrielle prit fin avec l’échec de la révolution.

27Une des tentatives des entrepreneurs pour encourager une autonomie des institutions fut l’établissement des chambres de commerce et d’industrie suivant le modèle français. Le gouvernement ne voyait pas la nécessité de ces chambres et il préférait une consultation arbitraire par invitation. La consultation sur la politique industrielle ainsi que le débat au sein du gouvernement sur les chambres de commerce favorisa largement le milieu du négoce de Leipzig par rapport aux industriels. Forcés dès la fin des années 1850 d’accepter une législation libérale due à l’introduction de la liberté d’entreprendre dans les États voisins de la Saxe, les territoires des Habsbourgs - l’allié traditionnel conservateur-inclus, le gouvernement permit enfin la création des chambres de commerce et d’industrie en 1861, avec la nouvelle législation du travail.

28Les marchands-fabricants et industriels saxons observaient de près le développement de la représentation consulaire chez leurs compétiteurs anglais et français. Sur ce point, ils étaient amenés, dès le début du XIXe siècle, à critiquer les formes prises par la représentation diplomatique traditionnelle du Royaume de Saxe. Ils suggéraient de remplacer les diplomates traditionnels par des agents consulaires. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, ils plaidèrent en faveur d’un système de représentation consulaire assurée par les membres de la famille du patronat lui-même, ou par des importateurs de marchandises saxonnes, ce qui offrirait de nouveaux débouchés sur les marchés internationaux. La difficulté à faire reconnaître leurs droits sur les marchés d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Afrique du Nord les convainquit que seule une représentation à la manière d’une grande puissance nationale serait capable de défendre leurs intérêts commerciaux. Dès la révolution de 1848-1849, ils plaidèrent donc en faveur d’un système consulaire composé de fonctionnaires d’État soutenus par une flotte militaire.

*

29Dès la fin du XVIIIe siècle, les représentants du patronat saxon ont ainsi attentivement observé leurs concurrents britanniques et français. À côté des voyages d’étude et des visites des expositions industrielles françaises, ce furent surtout les rencontres personnelles avec les entrepreneurs et économistes britanniques et français qui inspirèrent leur réflexion. Influencée par la tradition luthérienne dissidente, la fraction « républicaine » tenta jusqu’à la moitié du XIXe siècle de trouver une voie de conciliation avec les représentants des corporations et la main-d’œuvre industrielle. Cette tentative, soutenue par les représentants de l’administration progressiste, trouva son apogée pendant la révolution de 1848-1849.

30La défaite de la fraction démocratique du patronat durant cette révolution mit fin à cette tentative et ouvrit la voie à la victoire de la voie « anglaise ». La grande majorité du patronat saxon opta pour un modèle libéral, dans le cadre d’un État national puissant, lequel se montrait capable de garantir la paix sociale grâce à son autorité et avait promis de créer les institutions nécessaires à la conquête des marchés étrangers notamment grâce aux réseaux de représentations consulaires reconnus par la puissance militaire du nouvel État national.

31La défaite du patronat « républicain » lors de la révolution de 1848-1849 détruisit le consensus fragile entre patronat et ouvriers et contribua à la formation d’un mouvement ouvrier qui développa dans la deuxième moitié du XIXe siècle son propre modèle de société industrielle.

Notes

1 Je tiens à remercier Gaëlle Quinton pour sa relecture.

2 Gérard Gayot a fortement inspiré et encouragé les recherches de l’auteur sur les transferts de savoir et la « modernisation » de l’économie et de la société saxonne au cours du XIXe siècle, lesquelles ont abouti à une thèse d’habilitation intitulée « Transferts de savoirs et modernisation de la société. L’Angleterre et la France dans la construction de la société industrielle saxonne au XIXe siècle », soutenue en janvier 2010 : Steffen Sammler, Wissenstransfer und gesellschaftliche Modernisierung. England und Frankreich in der sächsischen Industrialisierungsdebatte des 19. Jahrhunderts, Universität Leipzig, Fakultät für Sozialwissenschaften und Philosophie, Habilitationsschrift, Leipzig, 2010.

3 Jérôme-Adolphe Blanqui, Histoire de l’économie politique en Europe, Paris, Guillaumin, 1837.

4 Caesar Von Witzleben, Eduard von Wietersheim. Ein Lebensbild, Leipzig, 1865, p. 79.

5 Hubert Kiesewetter, Industrialisierung und Landwirtschaft. Sachsens Stellung im regionalen Industrialisierungsprozess Deutschlands im 19. Jahrhundert, Cologne, Böhlau Verlag, 1988, p. 40-73.

6 Rudolf Boch, Staat und Wirtschaft im 19. Jahrhundert, Munich, R. Oldenbourg Verlag, 2004, p. 16-17.

7 Michael Rudloff, « Das sächsische Fabrikbürgertum und die Revolution von 1848/49 », in Ulrich Heß, Petra Listewnik, Michael Schäfer (dir.), Wirtschaft und Staat in Sachsens Industrialisierung 1750-1930, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 2003, p. 105-138.

8 Hartmut Berghoff, Moderne Unternehmensgeschichte, Paderborn, Schöningh, 2004, p. 32-41.

9 Josef A. Schumpeter, Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung, Leipzig, Duncker und Humblot, 1912.

10 Hartmut Zwahr, Proletariat und Bourgeoisie. Studien zur Klassendialektik, Cologne, Pahl-Rugenstein Verlag, 1980 ; M. Rudloff, « Das sächsische Fabrikbürgertum », art. cit.

11 Florence Ott, La Société Industrielle de Mulhouse 1826-1876. Ses membres, son action, ses réseaux, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1999.

12 Lazare Hippolyte Carnot, Lettre à Monsieur le ministre de l’Agriculture et du Commerce sur la législation qui règle dans quelques États de l’Allemagne, les conditions du travail des jeunes ouvriers, Paris, 1840 ; Michel Chevalier, Du Gouvernement autrichien. Notes prises en 1840 pendant un voyage à Carlsbad, Paris, 1842 ; Frédéric Le Play, Les ouvriers européens, Tours, Mame et fils, 1877.

13 Harald Steindl, « Die erste Enquête zur sozialen Lage in Deutschland. Das Wirken der Kommission für Erörterung der Gewerbs-und Arbeitsverhältnisse im Königreich Sachsen 1848-1850 », Reiner Gross (dir.), Sachsen und die Wettiner, Dresde, Kulturakademie, 1990, p. 215-225 ; Jürgen Brand, Untersuchungen zur Entstehung der Arbeitsgerichtsbarkeit in Deutschland, Bd. 2. Von der Ehre zum Anspruch, Francfort, Klostermann, 2002, p. 285-308.

14 Wolfgang Radtke, Die preussische Seehandlung zwischen Staat und Wirtschaft in der Frühphase der Industrialisierung, Berlin, Colloquium Verlag, 1981.

15 Arthur Liebmann, Acht Jahrzehnte im Dienste der Wirtschaft. Ein Lebensbild der ADCA, Leipzig 1938.

16 Heinrich Bodemer, Die Industrielle Revolution mit besonderer Berücksichtigung auf die erzgebirgischen Erwerbsverhältnisse, Dresde, Kunze, 1856, p. 116.

17 Steffen Sammler, « Regards croisés. Wirtschaftsbeziehungen zwischen Frankreich und Sachsen im 18. Und 19. Jahrhundert », Dresdner Hefte, 28-3, 2010, p. 63-71.

18 Karl Dölitzsch, « Die Entwicklung der sächsischen Patentpraxis in ihrer Beziehung zur Wirtschaft », Diss. rer. oec., Technische Universität Dresden, 1930.

19 Steffen Sammler, « Richard Hartmann auf den nationalen und internationalen Austellungen im 19. Jahrhundert », Mythos Hartmann - Zum 200 Geburtstag des Sächsischen Lokomotivkönigs Richard Hartmann, Chemnitz, Verlag Heimatland Sachsen, 2009, p. 137-141.

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