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La création en direct : L’Amour fou de Jacques Rivette (1968)
p. 57-64
Texte intégral
« En art, le savoir-faire est manquement à l’essentialité. L’artiste qui n’est pas en disposition d’oublier son savoir-faire devient progressivement paralysie de lui-même. »
Louis Calaferte, Perspectives.
1Afin de bien appréhender la façon dont Jacques Rivette filme l’acte de création dans L’Amour fou, il convient tout d’abord de retracer la genèse du film, d’évoquer la réflexion qu’il l’a accompagnée. En 1967, sur la proposition de Georges de Beauregard de réaliser un film en peu de temps et à petit budget, Rivette, pour son troisième long métrage, change radicalement de méthode de travail. Le résultat est un film hors normes d’une durée de quatre heures et douze minutes. Le distributeur tenta bien d’imposer une version réduite de moitié mais fort heureusement le public parisien la dénigra au profit de la version longue.
2Le cinéaste avouera s’être particulièrement ennuyé sur les tournages de ses deux premiers longs métrages Paris nous appartient en 1958-1959 et Suzanne Simonin, la Religieuse de Denis Diderot en 1965-19661. Le premier avait déjà pour personnage principal un metteur en scène de théâtre mais le processus de création n’était pas au cœur du film et Rivette prétend ne pas avoir su éviter les clichés sur le théâtre. Pour le second, il avait préalablement adapté le texte de Diderot au théâtre, monté une pièce au studio des Champs-Élysées, déjà avec Anna Karina, avant de mener pour le film un travail particulièrement axé sur la scénographique (on a beaucoup parlé de théâtralité à son propos). Sur ces deux films, Rivette a eu l’impression, et on peut y voir un comble pour un cinéaste de la Nouvelle Vague particulièrement actif dans son versant critique et théorique, de mettre en images un scénario. Deux scénarios co-signés avec Jean Gruault, scénariste déjà expérimenté (Rossellini, Truffaut) avec lequel Rivette ne collaborera plus.
3Pour son troisième long métrage donc, veut tenter quelque chose de radicalement différent. Quelque chose qui a à voir avec le hasard, le danger, l’instinct, l’aléatoire voire l’accident, le désir voire le rêve, bref, des valeurs tout droit venues du surréalisme et qui justifient à elles seules le choix du titre du film. Soucieux de laisser la porte ouverte à l’imprévu, Rivette débute le tournage avec un matériau minimum, un canevas conçu puis affiné avec Marilù Parolini (scénariste à ce moment-là inexpérimentée) et reposant sur trois semaines de la vie d’un couple en crise. Il fait très vite appel à Jean-Pierre Kalfon et Bulle Ogier, repérés au théâtre, chez Marc’O, avec lequel les deux comédiens viennent justement de tourner un film marquant, lui aussi hors normes mais pour d’autres raisons que sa durée, Les Idoles. Rivette les implique pleinement dans le processus de création reposant sur une forme de non préméditation et fait de leurs personnages un metteur en scène et une comédienne de théâtre. explique ainsi son choix du théâtre : « C’est toujours très passionnant et très efficace de filmer quelqu’un qui travaille, qui fabrique quelque chose ; et ce travail de théâtre est plus facile à filmer que celui d’écrivain ou d’un musicien2. »
4Sur cette base, il y a déjà matière à illustrer la problématique Filmer l’acte de création puisque le film se fait ainsi, dans un élan un rien utopique de création autonome, sur l’instant, quasiment sous le regard du spectateur. Et l’effet est renforcé par l’utilisation du son direct dont on a bien sûr conservé toutes les imperfections ; on ne compte plus les dialogues inaudibles, les bruits intempestifs ou encore les faux raccords sonores. C’est d’ailleurs à compter de ce film charnière que Rivette soutiendra que tout film est d’abord un documentaire sur son propre tournage ou encore que tous les films sont sur le théâtre puisqu’ils oscillent immanquablement entre vérité et mensonge.
5Très vite s’impose aussi l’idée que le personnage du metteur en scène montera réellement une pièce de théâtre avec l’intention de la jouer en public. Ce sera Andromaque de Racine, pièce choisie conjointement par Rivette et Kalfon parce qu’elle les débarrasse de tout souci de droits d’auteur et qu’elle est suffisamment connue pour que le spectateur y ait ses propres repères, avant qu’ils ne se rendent compte qu’elle entretient des résonances évidentes avec la crise du couple au cœur du film autour notamment du thème de la régression. Kalfon choisit lui-même les comédiens pour la pièce, il a carte blanche sur la façon de la monter. Ainsi les répétitions occupent une place centrale dans le film, « débordent » littéralement sur la vie privée du couple et démontrent entre autres choses, dans la durée et comme on l’a, à mon sens, rarement vu au cinéma, que monter une pièce est un travail de longue haleine qui ne va pas sans heurts et qui ne met pas entre parenthèses les besoins les plus élémentaires : on mange, on boit, on dort, on fume beaucoup dans L’Amour fou, sans parler des coucheries montrées ou supposées. Le tournage du film respecte la chronologie des répétitions et la fatigue physique comme morale de l’ensemble de l’équipe – doublée de l’impression de piétinement dans la préparation de la pièce – est très nettement perceptible.
6Dans le dispositif qu’il instaure, Rivette souhaite rester en retrait, observant les répétitions depuis le fond du gymnase dans lequel une grande partie du film est tournée, le plus souvent en plan large avec une caméra Mitchell 35 mm. Pour donner plus d’autonomie à ces répétitions, pour accumuler les images de répétition sur le temps réduit qui lui est imparti (cinq semaines de tournage au total durant l’été 1967) ou plus simplement par ludisme, sur le mode, très rivettien, « il serait amusant de… », le cinéaste fait appel à André S. Labarthe qui, au contraire, filmera les répétitions au plus près, en mouvement, avec une caméra Coutant 16 mm et sous le prétexte d’un reportage pour la télévision intitulé, un clap l’atteste, Théâtre de notre temps. Lui aussi jouit d’une entière liberté. La seule règle du jeu, c’est que seule la caméra 16 a le droit et même le devoir de faire des gros plans, échelle de plan envers laquelle Rivette a toujours été réticent. Le cinéaste, déjà pris dans la spirale de la longueur ou du temps, vient précisément de tourner, en 1966, pour Labarthe et Janine Bazin, pas moins de trois films d’une durée totale excédant quatre heures, autour de Jean Renoir dans la série Cinéastes de notre temps sous le titre générique Jean Renoir le patron. Cette expérience avec Renoir3 est absolument déterminante afin d’appréhender ce changement de cap opéré par Rivette avec L’Amour fou et sa décision d’intégrer dorénavant des processus de création dans nombre de ses films. L’influence exercée tient en quelques phrases prononcées par Renoir dans l’un des trois films, phrases souvent reprises et citées mais dont je ne peux pas ici faire l’économie : « Il faut partir en sachant qu’on ne sait rien, et qu’on veut tout découvrir. Chaque scène doit être une exploration. Je crois que c’est la règle numéro un en art. C’est de permettre aux éléments de l’entourage de vous conquérir et puis après ça on arrivera peut-être à les conquérir mais il faut d’abord qu’ils vous conquièrent. Il faut d’abord être passif avant d’être actif. » Pourtant, le Rivette critique affirmait un peu l’inverse sept ans auparavant dans sa critique des 400 coups en écrivant : « voilà l’état de grâce du cinéaste : être d’abord à l’intérieur du cinéma, maître du cœur d’un domaine dont les frontières peuvent ensuite s’étendre à l’infini : et cela s’appelle Renoir4. » Gardons-nous de voir là une contradiction mais plutôt la louable attitude d’un cinéaste qui cherche la bonne position, sa position, un cinéaste en quête de méthode5.
7Influence en provenance du cinéma donc, celui de Renoir mais aussi celui témoignant de tout ce qui s’est joué d’important entre la fin des années 1950 et 1967 et qu’a pu observer attentivement l’apprenti cinéaste critique et même rédacteur en chef aux Cahiers du cinéma. Essentiellement : avènement du cinéma direct, de la Nouvelle Vague, des Nouveaux Cinémas, du cinéma underground américain. Rappelons alors ici la collaboration de Rivette au Cinéastes de notre temps consacré à Shirley Clarke et réalisé par Labarthe et Noël Burch en janvier 1968, c’est-à-dire durant le montage de L’Amour fou.
8L’influence devient même avec ce film, dans sa logique d’ouverture, tous azimuts : théâtre bien sûr mais aussi littérature, musique ou encore sémiologie. Citons alors quelques noms dont l’ombre plane plus ou moins explicitement sur le film : Pirandello bien sûr et pas seulement pour le côté « personnages en quête d’auteur », Maurice Blanchot pour les notions d’absence, d’anonymat, de neutralité mais aussi pour l’ouverture aux possibles par la constitution d’une communauté6 ou encore Pierre Boulez, Béla Bartòk, Roland Barthes. La liste ne se veut pas exhaustive.
9On peut donc dire que Rivette, réfugié dans le fond de son gymnase délègue toute l’activité du projet à Kalfon (sa pièce, sa troupe), à Labarthe (son reportage, son équipe), et se met dans une posture d’apparente passivité qui a plus à voir avec celle d’observateur. Le terme « coupez », par exemple, est implicitement banni du tournage, le cinéaste n’ayant aucune raison d’interrompre des répétitions dont il n’est pas le meneur. Dès lors cinéma et théâtre voire télévision, réalité et fiction se mêlent notamment dans une alternance d’images 16 mm et d’images 35 mm ou, le plus souvent, dans l’injection d’images 16 au sein d’images 35, un peu à la façon de piqûres de rappel. Sur les quatre heures douze minutes du montage final les images 16 représentent au total une trentaine de minutes. En filmant l’acte de création, en l’intégrant à ce qu’il faut bien appeler son scénario, Rivette s’attache à un processus et non à son aboutissement, à sa finalité. Même s’il en a été question, on peut sérieusement douter que Rivette ait réellement cru que la pièce allait être montée et représentée en public dans ces conditions confinant à l’amateurisme, et que le reportage existerait en dehors de son film. En tous cas, point de représentation publique dans L’Amour fou comme dans les films à venir traitant de théâtre, et il faudra attendre 2000 et Va savoir pour voir la seule entorse à la règle, la seule représentation théâtrale publique à ce jour chez Rivette.
10En filmant l’acte de création, en l’intégrant à son scénario, il s’attache aussi à fixer la façon dont deux entités a priori hétérogènes interagissent, que l’on considère n’importe laquelle des associations suivantes : fiction/réalité, cinéma/ théâtre, vie professionnelle/vie privée, Sébastien/Claire, gymnase/appartement du couple. Toutes offrent des possibilités qu’il s’agit d’observer avant de les agencer tout en veillant à l’équilibre. Enfin, en filmant l’acte de création, en l’intégrant à son scénario sur deux supports filmiques différents multipliant les combinaisons possibles, Rivette accentue la volonté délibérée de briser la linéarité de son film déjà marquée par l’utilisation du flash-back et de ce que Metz appelait l’insert diégétique déplacé.
11Mettons de côté les scènes où Sébastien répète chez lui avec ses comédiens, mais sans l’équipe de télévision, et dans lesquelles la sphère professionnelle investit la sphère privée où s’est réfugiée Claire, accentuant ainsi et un peu paradoxalement sa mise à l’écart ; elle qui est privée de 16 mm depuis la première séquence, qui se fait son propre théâtre tout en basculant dans une certaine folie, dans une schizophrénie qu’exploitera pleinement Rivette en donnant une étonnante dimension irréelle, cauchemardesque, onirique et même fantastique à son film.
12À considérer « seulement » les scènes de répétition dans le gymnase, le dispositif mis en place aboutit à quatre principaux cas de figure.
13Premier cas, la caméra 35 filme l’équipe de télévision en train de filmer les répétitions. Comme convenu, l’équipe 16 filme au plus près pendant que la caméra 35 filme l’ensemble, souvent de loin, comme si elle était l’intrus dans le dispositif. L’une est active, l’autre est a priori (restons prudents) passive, neutre, se contente d’enregistrer le tout, sans déranger.
14Le second cas est aussi le plus courant, relève de l’alternance 16/35 ou bien de l’insertion du 16 dans le 35. Le 16 est toujours beaucoup plus près des comédiens et « relançait, dit Rivette, le 35 plastiquement et dynamiquement. C’était une autre qualité d’image, et une autre vitesse ». Le cinéaste rappelle là que le film, c’est avant tout le 35 mm.
15Le troisième cas justement marque la domination du 35 qui restitue seul les répétitions ou ses à-côtés, en l’absence de la caméra 16 dans le champ ou de ce qu’elle filme en insert.
16Le quatrième cas est constitué des interviews des comédiens ou du metteur en scène réalisés par Labarthe et son équipe. On remarque que plus le film avance et plus les questions se font indiscrètes, sortent des problèmes posés par la pièce pour s’orienter vers la dégradation des relations entre Claire et Sébastien.
17Ces quatre cas de figure ne se succèdent pas mais se combinent et peuvent même intervenir dans la même séquence. Prenons l’exemple de celle située à une heure du début du film montrant la répétition d’une scène marquée par l’intervention d’Hermione et interrompue par un entretien du metteur en scène qui parle de théâtre comme jeu des masques. Une séquence constituée de trois scènes comme autant de déclinaisons, de possibilités de filmer l’acte de création.
18Dans la première scène, reposant sur l’alternance de neuf plans raccords formant une continuité temporelle, on voit très nettement le partage des tâches et son objectif, à savoir une intensification du présent. Intensification telle que Rivette ira jusqu’à parler de suspense et d’effets relevant davantage d’Hitchcock que du cinéma direct. En 1995, dans le cadre d’un mémoire de maîtrise consacré aux cinq premiers films de Jacques Rivette, j’avais rencontré André Labarthe qui m’avait notamment confié ceci : « Avec L’Amour fou, il montrait évidemment la relativité de ce que c’est que le présent, c’est-à-dire qu’il y a toujours plus présent. Et je crois que c’est ce qu’il voulait dire là. Tout à coup et surtout s’appliquant à une pièce historique, éternelle comme Andromaque, tout à coup c’était Andromaque comme une radiographie qui rend les choses, tout à coup on voit les organes. »
19Cette idée de radiographie et d’organes va particulièrement bien dans le sens et la volonté, toujours un peu vaine, de percer le mystère de la création par des moyens proprement cinématographiques. L’alternance fonctionne ici à merveille, permet de restituer un ensemble, un espace où se meuvent deux équipes dont la cohabitation ne va pas de soi. Au début du film, après que Claire ait manifesté sa gêne vis-à-vis de la caméra de télévision, dans une scène de bistrot, Labarthe propose même à Kalfon d’arrêter son reportage, prétextant que l’idée de filmer des répétitions était séduisante mais que finalement « la vie et le théâtre se mélangent un peu trop » ; et c’est là, je crois, tout le propos du film. Vie et théâtre fusionnent mais aussi réalité et fiction puisque dans cette scène une comédienne interpelle le metteur en scène en l’appelant non pas Sébastien (prénom du personnage) mais Jean-Pierre (prénom du comédien). Un metteur en scène qui, d’ailleurs, n’entre dans le champ de la caméra de Rivette que dans l’ultime plan, avant de monter enfin sur scène. Comme pour souligner qu’on peut se passer de lui, qu’on doit se faire à son absence qui deviendra effective plus tard dans le film. On se rend compte également que la caméra de Rivette n’est pas si inactive que cela, affirmant une sorte de suprématie par l’effet de la plongée, et opérant un mouvement de caméra démontrant la volonté d’accompagner un tant soit peu les répétitions, de ne pas s’en exclure complètement.
20La seconde scène est très brève, moins d’une minute, constituée d’un seul plan d’interview du metteur en scène en gros plan. Ce type de plan revient de façon récurrente dans le film comme commentaire sur le vif quant à l’acte de création, comme tentative, souvent confuse, de théoriser une pratique. Ces commentaires ont pleinement leur place dans le dispositif, participent de l’intensification du présent y compris dans l’inachèvement. Même si on peut souvent en déduire que la méthode de Kalfon sur la pièce est proche de celle de Rivette sur son film (apparente passivité, laisser survenir les choses, privilégier la spontanéité… caractéristiques, en matière de théâtre, relevant du happening dont on parle depuis 1963), la confusion est assez perfidement entretenue par Rivette en ce sens qu’il coupe systématiquement ces discussions avant qu’elles ne parviennent à leur terme. Théoriser oui mais sans oublier que ce qui prime c’est le processus et non asséner un quelconque discours. On tient là une belle illustration de ce qu’écrit René Prédal à propos de Rivette en général : « l’art ne supplante jamais devant la caméra de Rivette les êtres qui le font7. »
21Quelques-unes de ces interviews, plus tard dans le film, provoquent même un certain scepticisme, Kalfon, manifestement très fatigué, proférant des propos quasi incompréhensibles, et pas seulement à cause du son direct. Le plus clairvoyant sur ce qui se joue là c’est assurément Labarthe, dans sa position intermédiaire entre Rivette et Kalfon, bénéficiant d’un certain recul et qui tente bien à un moment donné de faire dire à Kalfon ce qui fait l’intérêt de filmer les répétitions en lui signalant qu’il pourrait bien résider dans la façon dont on assiste à une transformation. Il est en soi, dit-il, « idiot de filmer quelqu’un qui lit Racine ». Mais Labarthe sous-entend là que si l’on parvient à restituer la métamorphose de la parole, le jeu en vaut la chandelle. Or Kalfon ne saisit pas l’occasion d’appliquer cela à sa propre mise en scène, à ses propres initiatives sur le texte. Par exemple, si le texte en lui-même est respecté, son rythme et sa versification sont contestés puisqu’il a décidé de scander la parole en fonction des ruptures d’idées, en comblant les césures ainsi provoquées d’abord par des claquements de mains ou l’utilisation du clap de cinéma puis par un bruitage exécuté depuis la scène même à l’aide de gongs. Kalfon ne saisit donc pas la perche tendue et se contente de répondre à Labarthe que Racine au cinéma ça serait formidable. Ce qui reste à démontrer.
22La troisième scène est un plan-séquence entièrement en 35 mm donc parfaitement autonome mais néanmoins hétérogène, porteur lui aussi d’une certaine duplicité. D’abord en termes de composition plastique du cadre qui joue sur deux espaces bien distincts. Le premier plan (ou avant-plan) est celui de la répétition, du travail, de la création, livre en main8, répétitions qui se déroulent sur une grande scène ouverte au-dessus de laquelle on aperçoit des micros, témoins d’une captation en cours. Espace où domine le blanc donc la transparence, la vérité, l’impossibilité de tricher. Le second plan (ou arrière-plan) est celui théoriquement dévolu au public mais transformé pour l’occasion en un espace de repos, de discussion et éventuellement d’observation (c’est le cas pour Labarthe qu’on aperçoit). Le noir domine, le mensonge ou la conspiration pourraient bien s’y nicher et Rivette n’a pas caché qu’il complotait régulièrement avec Labarthe afin de saisir les répétitions ou mener des interviews à l’improviste. Seconde duplicité, la confusion des fonctions de Sébastien/Jean-Pierre tour à tour metteur en scène et interprète du personnage de Pyrrhus. On ne sait plus, j’ai même la forte impression que lui-même ne sait plus ici qui il est, il quitte alors la scène, se réfugiant dans le second espace, signant du même coup, si l’on pousse un peu l’interprétation, l’impossibilité de monter la pièce.
23Dans l’entretien cité, Rivette affirme : « Et ce qui comptait avant tout pour nous, […] pour Jean-Pierre et pour moi, lui pour Andromaque, moi pour le film, c’était le refus de l’idée de spectacle, et au contraire l’idée d’épreuve, sinon imposée, du moins proposée au spectateur – qui n’est plus le spectateur confortable, mais quelqu’un qui participe à un travail [le terme figure en caractères gras] en commun, un travail long, difficile et responsable comme celui d’un accouchement9. »
24Outre une critique assez explicite de la société du spectacle bien dans l’air du temps en ces années 1967-1968, ce qui m’intéresse ici c’est que dans ce refus, synonyme d’affirmation d’une épreuve ou d’un processus, Rivette est parvenu avec ce film à laisser une trace indélébile d’un acte de création. Une trace matérielle (notamment avec le grain particulier de la pellicule 16 mm) mais aussi une trace constituant la première pierre d’une véritable poétique encore à l’œuvre aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 Il s’agit bien là des dates de réalisation, les dates de sortie constituant de tout autres histoires.
2 « Le temps déborde », entretien avec Jacques Rivette par Jacques Aumont, Jean-Louis Comolli, Jean Narboni et Sylvie Pierre, Cahiers du cinéma n° 204, septembre 1968, p. 7.
3 Précisons que Rivette avait été assistant sur French Cancan (1954), film lié, si ce n’est à la création, en tous cas au spectacle.
4 Jacques Rivette, « Du côté de chez Antoine », Cahiers du cinéma n° 95, mai 1959, p. 39.
5 Cette quête me rappelle inexorablement celle de Robert Bresson, lui aussi sur son troisième long métrage, film charnière, Le Journal d’un curé de campagne (1950).
6 Voir à ce propos le paroxysme atteint dans le film suivant, Out 1 : Noli me tangere (1971).
7 René Prédal, Le Cinéma français depuis 1945, Nathan, 1991, p. 204.
8 À la façon dont Rivette affirme procéder lorsqu’il adapte des romans, de Diderot à surtout Balzac en passant par Emily Brontë.
9 « Le temps déborde », op. cit., p. 20-21.
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Filmer l'acte de création
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