Chapitre X. Le temps héroïque ?
p. 233-240
Texte intégral
1« La nouvelle de la guerre est tombée, ici, comme partout ailleurs, en soudain coup de foudre1. » L’annonce du conflit a mis une dizaine de jours pour atteindre le monastère d’Alexandra David-Néel au Sikkim. L’Europe, à portée « de lettre » lui intime l’ordre d’un retour qu’elle n’avait pas prévu. Alexandra s’interroge, doit-elle rentrer à la « hâte » pour accomplir comme toutes les femmes françaises son devoir national en s’engageant dans l’armée comme infirmière ou demeurer en Asie pour poursuivre sa mission ?
« Si j’avais été un homme, certes je me serais engagée et j’aurais fait comme les autres. Comme femme, il ne me restait que le rôle d’infirmière. Si j’avais été à proximité, j’aurais offert mes services au lendemain de la déclaration de la guerre. Mais étant loin, quand je serais arrivée, les cadres auraient été au complet, très vraisemblablement, je n’aurais pas été acceptée. Peut-être aurais-je dû risquer la démarche tout de même, mais je me trouvais à court d’argent pour le voyage et puis, je l’avoue, il y a eu d’autre souci en jeu. La crainte de ne plus pouvoir revenir ici2. »
2Car, bien que partie d’Europe depuis déjà trois ans, Alexandra David-Néel, la prétendue apatride, citoyenne d’Afrique du Nord, de Belgique, de Londres ou du Sikkim, celle qui trouvait absurde les déclarations patriotiques devant un drapeau3, sent battre en elle l’élan héroïque pour la défense nationale et adhère avec fierté, mais à distance, à cette Union sacrée des Français.
« C’est terrible, certes, mais c’est beau de voir que nous ne sommes pas des pleutres, les aveulis que beaucoup nous croyaient être. […] Nous sommes Français, cesser de l’être, c’est cesser d’exister et nous ne voulons pas mourir. Nous gagnerons la partie4. »
3Dans les lettres adressées à son mari durant la guerre et malgré l’éloignement géographique, Alexandra David-Néel exprime nettement, et à plusieurs reprises, l’élan patriotique et républicain qui invite toutes les femmes françaises à s’unir aux côtés des hommes pour défendre la patrie, les idées de progrès, d’émancipation, de civilisation, en luttant contre la barbarie et les idées réactionnaires allemandes5. Pourtant, chez elle, le sentiment d’exception, la force de son besoin de réalisation qu’elle nomme son égoïsme, priment sur l’urgence communautaire et collective. On peut noter ainsi, avec une certaine ironie, que jusque dans l’engagement national, Alexandra David-Néel conserve la volonté de « sortir du troupeau6 ». Puisqu’elle n’a pu devenir médecin à cause de sa mère, et donc occuper, dans ces temps de crises, un rôle de premier plan7, elle n’envisage son rôle dans l’hôpital qu’à part.
« J’aurais fait une bonne infirmière, j’ai passé pas mal de temps dans les hôpitaux autrefois à Bruxelles. […] J’ai failli être médecin et ma mère seule a été cause que je n’ai pas suivi cette carrière. […] Il y avait, sans doute des blessés, des mourants à qui j’aurais peut-être pu être de quelque utilité, justement parce que j’aurais apporté dans mon hôpital une mentalité autre que celle du commun des infirmières8. »
4« N’ai-je pas mal agi ? N’aurais-je aucun remords9 ? » s’interroge-t-elle lorsque sa décision est prise car, finalement, Alexandra David-Néel ne prend pas le bateau pour rentrer en Europe, comme son mari l’y invite. Si elle renonce, par égoïsme et individualisme, à l’appel du tocsin, d’autres Françaises y répondent et s’engagent massivement pour remplacer les hommes mobilisés. Car l’activité économique est désorganisée par la mobilisation, boutiques et entreprises ferment10. Les récoltes attendent d’être rentrées et les soldats affluent dans les hôpitaux (on compte, fin 1914, 600 000 blessés). En quatre ans et demi, 8 millions d’hommes, soit plus de 60 % des actifs, sont mobilisés en France. Si l’économie française intégrait déjà avant 1914 une forte activité féminine (7,7 millions de femmes au travail, dont 3,5 de paysannes11), le recrutement des femmes dans certains secteurs, notamment dans l’industrie de guerre, va être laborieux. En automne 1915, des circulaires ministérielles incitent à l’emploi des femmes partout où cela est possible12 car, en France, comme en Allemagne, la professionnalisation des femmes dans des secteurs prétendument masculins pose problème. Ainsi, alors qu’à la campagne, les paysannes suppléent naturellement les hommes dans les champs (se heurtant à la non-adaptation du matériel agricole aux caractéristiques physiques féminines), les usines nationales ou privées, reconverties pour les besoins de la guerre, tardent à intégrer les femmes dans leurs chaînes.
5Émile Beer dans le journal Le Figaro en septembre 1915 dénonce le sous-emploi des aviatrices féminines en France :
« Elles sont huit, exactement ; huit femmes, qui, avant la guerre, avaient conquis, à la force du cœur et du poignet, leur brevet de pilote, et que “leurs exhibitions” aériennes faisaient vivre honorablement. Et voilà quatorze mois qu’elles sont condamnées à ne plus “prendre l’air” qu’à la façon de toutes les femmes13. »
6Sans ressource, leurs appareils dispersés dans différents garages, les femmes pilotes réclament, par l’intermédiaire du journal, le droit au travail que le gouvernement leur refuse :
« Les aviateurs sont très bien accueillis partout. Pourquoi repousser les aviatrices ? […] Est-ce que le service de santé n’a pas accepté le concours des femmes14 ? »
7Le 1er janvier 1916, le nombre total des femmes employées dans les établissements d’État s’élève à 109 300, dont 26 293 dans les établissements publics d’artillerie et de poudre, et 83 000 dans les usines privées, travaillant pour l’artillerie et le génie15. En 1915, elles étaient 14 16216.
« Ici, elles meurtrissent leurs doigts à confectionner les obus de la victoire ; ici, elles roulent sur les quais de gares de lourds colis ; ici, elles conduisent d’une main sûre, à travers les rues encombrées, les tramways provinciaux ; là, elles versent dans certains cafés, le bock rafraîchissant, ici, elles servent, chez l’épicier, le sel et la moutarde, là, elles pèsent chez le pharmacien, le gramme d’aspirine. Enfin, elles rabotent des planches dans les baraquements militaires17. »
8La guerre accélère ainsi la professionnalisation des femmes dans certains secteurs de l’industrie et des services18 et rassemble dans une Union Sacrée, toutes les tendances des mouvements féministes19. Les personnalités se rangent derrière le drapeau. Marie Curie met à profit ses recherches pour développer des unités mobiles de rayon X afin de localiser les projectiles dans le corps ; grâce à l’initiative du club féminin automobile qui compte 120 personnes, l’aviatrice Jeanne Pallier transporte les blessés des gares aux hôpitaux ; la duchesse d’Uzès, connue pour ses talents sportifs et d’automobiliste, transforme son manoir en hôpital et se métamorphose en infirmière en chef. Aux côtés des femmes chauffeuses de taxi, conductrices de tramways, chefs d’exploitations agricoles, ouvrières, infirmières, postières, institutrices, employées de banques, munitionnaires, on retrouve quelques femmes de l’exploration ou de l’exploit sportif féminin.
9Jane Dieulafoy s’active dès avril 1913 pour promouvoir auprès du ministère de la Guerre, un service militaire auxiliaire pour les femmes. Le journal La Vie heureuse se fait l’écho de cette vaillante et originale initiative inspirée par le « plus heureux sentiment patriotique20 ». Car Jane Dieulafoy a des états de services à l’armée grâce à la campagne de l’hiver 1870 aux côtés de son mari21. Andrée Viollis (1870-1950), futur grand reporter, s’engage comme dame infirmière sur le groupe des péniches ambulances de l’Union des femmes de France (UFF) du 6 novembre 1914 au 15 février 191522 puis à la division des officiers grands blessés de l’hôpital de l’UFF à Saint-Renehould, dans la Marne, à partir de mai 1915, avant de partir en 1917 comme envoyée spéciale du Petit Parisien en Angleterre. Maryse Bastié, encore adolescente s’applique à piquer, des heures durant, des blouses jusqu’à l’épuisement23. Odette du Puigaudeau qui, à 20 ans, se voit interdire par son père, tout travail auprès d’hommes blessés dans des lieux publics, raccommode du linge des malades, confectionne des pâtisseries et fait de la charpie pour les bandages24. Marie Marvingt écrit à sa cousine le 10 août 1914 :
« À Nancy, l’on est calme, résolu, et enthousiaste, sûr de la victoire. […] J’ai demandé à partir avec les aviateurs volontaires. En attendant, je suis dans un service de grande chirurgie25. »
10Engagée à 36 ans, sous un uniforme masculin dans les chasseurs à pied, sous le nom de Beaulieu, Marie Marvingt se bat en première ligne dans les tranchées aux côtés de camarades du 42e B. C. P., elle est démasquée après quelques semaines. Aguerrie à l’alpinisme et au ski, elle est alors invitée, quelque temps après, à faire partie du 3e B. C. A. qui, dans les Dolomites, en marchant ou à ski, va porter secours aux troupes assiégées. Puis, c’est en tant que correspondante de guerre, et enfin comme aviatrice que Marie Marvingt tente de percer les lignes sexistes et hiérarchisées de l’armée française. Lorsqu’elle demande à la préfecture de Lyon un visa pour se rendre en Italie, l’administration enquête :
« Mlle Marvingt est très connue dans les milieux sportifs de notre région, dans laquelle elle a accompli un certain nombre de prouesses. Cette demoiselle a sollicité en mars 1914 l’autorisation de survoler les zones interdites du territoire français ; la guerre ne permit point de donner suite à cette demande. D’allure masculine, Mlle Marvingt a des mœurs très libres, et bien qu’aucun fait précis n’ait pu être établi, sa conduite privée laisserait à désirer. Malgré cela, son patriotisme ne peut être mis en doute26. »
11Si la moitié des femmes médaillées de la guerre le furent au titre d’infirmières, Marie Marvingt sera, elle, jugée héroïque sur le champ de bataille et recevra la Croix de guerre 1914-1918 pour avoir bombardé, entre autres, l’aérodrome allemand de Fréscaty27. Ainsi la guerre semble avoir accéléré la percée dans le monde masculin des femmes en âge de s’engager dans l’action et la quête d’une réalisation personnelle. Andrée Viollis, par exemple, mandatée par Le Petit Parisien en Angleterre au début de l’année 1917 pour étudier l’effort de guerre anglais, parvient à obtenir un entretien avec le premier ministre Lloyd George, le samedi 3 mars 1917, marquant ainsi son entrée dans le grand reportage. Le lendemain, son article lui vaut la Une du Petit Parisien et la reconnaissance professionnelle de ses confrères28. Marie Marvingt force le verrou de l’aviation militaire et des chasseurs alpins et, en « remplaçante » de luxe, amorce la réflexion sur la création de son avion sanitaire, capable d’atteindre les soldats blessés en toutes circonstances. Alexandra David-Néel triomphe des Himalayas du Tibet et des Anglais pour percer la forteresse de Lhassa.
12Engagées comme « remplaçantes », certaines Françaises découvrent, dans le temps particulier de la guerre, l’indépendance financière et corporelle, mais aussi, la confirmation de leurs compétences et de leurs qualités professionnelles. Les féministes françaises utilisent ainsi le tremplin qu’offrent les urgences de la guerre, pour asseoir des revendications d’égalité professionnelle, tant au niveau des salaires que de la formation29. L’article rédigé par Jane Simon, « Journal d’une remplaçante », paru en 1916, indique bien cet investissement féministe dans les enjeux de la professionnalisation.
« La guerre, l’horrible guerre aura-t-elle tout détruit, jusqu’au préjugé, qui restreignait notre intelligence, limitait l’emploi de nos facultés, faisait douter de notre résistance morale et de notre vigueur physique ? […] Mais, il est de plus humbles et de plus rudes fonctions que la femme depuis deux ans a su remplir avec un zèle indéfectible et, dans toutes les classes de la société, elle s’est montrée, par sa vaillance, digne de son mari ou du fils absent, retenu loin du foyer et de la tâche quotidienne par les nobles exigences du combat. Elle s’est résolument substituée à ceux que la défense du sol appelait dans le rang ; sans négliger ses devoirs intimes, elle est devenue l’un des facteurs essentiels de l’énergie nationale ; elle a donné la mesure de son courage, de sa souplesse, de sa résignation, partout où on lui a permis de faire valoir ses qualités de remplaçante, elle a vraiment bien le mérite de la patrie30. »
13Même si la guerre offre dans certains secteurs, comme ceux de l’armement, des salaires supérieurs à la moyenne des salaires féminins (jusqu’à 8 ou 9 F par jour pour fabriquer des obus pour onze heures de travail, contre 5 F à la compagnie générale des omnibus pour une journée de 9 heures, ou bien encore 8 F comme serveuse de café), la parité des salaires masculins-féminins demeure une des pierres d’achoppement à l’emploi féminin. Accusée d’une concurrence déloyale par un travail à petit prix, la salariée est victime d’une double exclusion. Cette mise en concurrence de l’homme et de la femme dans le secteur professionnel s’objective par d’autres marqueurs sociaux et culturels et donne lieu à une cristallisation, un retour aux rôles sexuels traditionnels. En juin 1916, Alexandra David-Néel, observatrice lointaine de la guerre, annonce à son mari la fin de l’intellectualisme, des idées rationnelles, les vieilles théories barbares vont reprendre le dessus :
« Je crois bien que socialisme, féminisme, rationalisme et beaucoup d’autres ismes sont enterrés. Après la guerre, il n’y aura plus d’autre idéal que le soldat et ceux qui ne se seront pas battus, les embusqués de tous les grades et de tous genres seront plus féroces sur ce chapitre31. »
14Ironique sur l’enquête que mène le « journal » sur le sort des femmes après la guerre, Alexandra David-Néel pronostique qu’hommes et femmes seront rétrogradés et que ces dernières accepteront sans réclamations « le rôle d’animal reproducteur intensif qu’on leur assigne maintenant de tous côtés32 ». Elle est en effet une observatrice éclairée de la société française car, dès novembre 1918, les femmes sont démobilisées. Il faut réaffirmer les identités masculine et féminine. Des politiques natalistes répressives et incitatrices seront votées, la promotion de la mère de famille vient remplacer celle de la femme émancipée. Mais, durant la guerre, les femmes sont sorties du rôle de soumission auquel on les prédestinait pour se mesurer quotidiennement, directement ou indirectement, aux hommes, sur les mêmes terrains, dans les mêmes challenges33. Cette entrée en concurrence, par la professionnalisation et par l’exploit des femmes dans des domaines prétendument masculins met en lumière dans la presse, au cinéma ou dans l’art, des valeurs d’énergie, de courage, de « virilité » qui modifient la lecture et l’esthétique du corps de la femme moderne, dont la sportive et la garçonne seront, en quelque sorte, l’artefact. Henry de Montherlant note ainsi en 1924 :
« Quelle révélation ! Je compris alors que le corps de la femme pouvait être beau, s’il était exercé34. »
15Les Jeux olympiques d’Anvers en 1920, de Paris en 1924 ou d’Amsterdam en 1928 favorisent l’émergence de nouveaux terrains d’affrontement entre nations, sur lesquels la femme française gagnera progressivement d’autres médailles et accédera à l’héroïsation.
« On peut nommer “héros” certains(nes) sportifs(ves) car ils(elles) sont emblèmes de vertus, de travers, de succès, de besoin d’heureuse ou de mauvaise fortune. […] Le héros lutte pour une cause qu’il incarne ; celle de la communauté humaine qui se reconnaît en lui35. »
16Virginie Hériot confie ainsi à la Société de géographie de Paris, où elle est invitée le 13 décembre 1929 à faire une conférence sur la navigation à voile, que c’est pour porter le pavillon français, vainqueur sur tous les territoires, qu’elle régate36. Signe des temps, cette conférence marque symboliquement le rapprochement culturel qui s’est opéré dans les mentalités entre la conquête sportive, le colonialisme et le patriotisme. L’aviation, la navigation, l’automobilisme ou l’alpinisme sont entrés dans les chroniques de la société savante et officialisent cette collusion des différents acteurs pour faire triompher dans cette « lutte courtoise » entre les nations, l’énergie, l’intelligence, la force et la beauté de la race française. Derrière les hommes ou les femmes comme Virginie Hériot, c’est tout une industrie nationale aéronautique, nautique, automobile qui cherche à s’imposer dans cette grande lutte commerciale et technologique engagée. L’air, la mer, comme les terres éloignées d’Asie, d’Afrique ou de Madagascar (la croisière jaune, la croisière noire de Citroën), les hauts sommets himalayens deviennent des nouveaux terrains de jeux, comme le sont, en concentré, les stades des jeux olympiques. La « femme de sport », comme se définit elle-même, Virginie Hériot37 qui est championne de la IXe olympiade dans une compétition mixte, participe progressivement à cette instrumentalisation, à cette nationalisation du corps et du record. La femme d’aventure peut devenir une héroïne nationale38.
17J’ai choisi, dans cette dernière partie, d’aborder la « sportivisation » de l’aventure féminine, parce qu’elle me semble être l’élément central de la professionnalisation. Engagée dans la période précédente par le travail spécifique de l’exploratrice, le voyage lointain d’évasion au féminin cesse peu à peu d’appartenir à une frange aristocratique d’une classe de loisir ; les happy few, pour se démocratiser. Comme l’affirme en avant-propos de son ouvrage, Odette du Puigaudeau :
« Ce voyage accompli sans aucune subvention, par nos propres moyens qui étaient modestes. Mais, tant qu’il y aura des beaux voiliers et de braves équipages dans les ports bretons, les voyages seront à la portée de toutes les bourses39. »
18S’engage alors, comme dans les mouvements féministes, une scission entre les tenantes d’un ancien temps bourgeois et celles issues du peuple, pour qui l’aventure devient une profession, une occasion de promotion. L’article de Madeleine de Bryas, paru dans le Bulletin de l’Union nationale des femmes en avril 1934 illustre bien cette rupture :
« La Française a souvent, auprès des étrangers, la réputation d’être une femme hostile aux grands voyages, car l’amour de ses enfants et de son foyer la retient auprès des êtres qui lui sont chers. Et puis, elle n’a guère le goût des aventures et du risque. Tout cela, je crois, est profondément vrai. Cependant, nous voyons surgir depuis quelques années une nouvelle race de Françaises : la femme sportive. Mais, nos compatriotes ne sauraient se limiter au développement exclusif de leurs muscles. La natation, le golf, le tennis, le ski ne peuvent satisfaire complètement cette attirance vers les choses de l’esprit, si caractéristique des femmes de notre pays. […] La Française est devenue une voyageuse. Voilà le fait nouveau. Elle s’est mise en route un peu tardivement, à la suite de ses devancières anglaises et américaines, globe-trotters standardisées. […] Mais, elle a moins le goût du mouvement, de l’action que celles-ci ; elle cherche davantage à cultiver son jardin secret, à s’instruire elle-même, et ensuite à faire connaître à d’autres ses impressions vécues40. »
19Andrée Viollis comme grand reporter-voyageur, Louise Faure-Favier, l’aviatrice journaliste intrépide41, Marthe Oulié, la navigatrice archéologue ou la baronne de Frachon de retour du Turkestan chinois se trouvent ainsi promues dans cette élite savante du voyage lointain féminin, qui se réunit dans des dîners organisés par l’Union nationale des femmes. Les éditions Fasquelle ouvrent une collection intitulée les « Voyageuses de lettres » dans laquelle sont publiés les relations de voyage de Marcelle Vioux (au Sahara), de Lucie Delarue-Madrus (au Far West), Mme Courteville (en Amazonie), mais aussi des écrits de la navigatrice Virgine Hériot, de l’aviatrice Maryse Bastié ou d’Ella Maillart. Par ailleurs, le catalogue de la maison d’édition Plon propose à ses lecteurs, les récits d’Alexandra David-Néel ou d’Odette du Puigaudeau, tandis que se développe la publication d’ouvrages d’écrivains-reporter comme ceux d’Andrée Viollis (en Afghanistan ou en Russie) ou Titaÿna (autour du monde). Ainsi, dans l’écriture même du périple s’actualisent à cette époque des conceptions différentes de l’aventure.
20Dans cette ultime étape de l’étude, j’aborderais, au travers d’exemples, l’émiettement de la valeur de l’aventure féminine à travers des personnages aux origines sociales diverses. Alexandra David-Néel, parce qu’elle illustre, au moment de son retour en France, le décalage entre les valeurs de la Belle Époque et celles de la modernité d’après-guerre ; Odette du Puigaudeau, l’aristocrate sans fortune, vectrice d’un idéal de l’aventure fondé sur des valeurs pédagogiques surannées ; Ella Maillart, la sportive qui veut faire de sa vie un éternel loisir ; Maryse Bastié, l’ouvrière aviatrice. Au travers de ces différents personnages, j’évoquerais les enjeux de la professionnalisation de l’aventure féminine. En m’appuyant notamment sur le rôle accru de la presse, les tensions et les compétitions identitaires entre hommes et femmes, je montrerais que sport et exploration se confondent souvent dans les discours féministes.
Notes de bas de page
1 A. David-Néel, Correspondance…, op. cit., lettre du 10 août 1914, Gangtok, p. 323.
2 Ibid., lettre du 14 février 1915, Lachen Gömpa, p. 360.
3 Ibid., lettre du 10 août 1914, Gangtok, p. 360.
4 Ibid., lettre du 25 novembre 1914, p. 338-339.
5 Ibid., lettre du 10 août 1914, Gangtok, p. 324-325.
6 Terme qu’elle emploie dans sa correspondance (ibid., lettre du 25 mai 1914, Gangtok, p. 314).
7 Dans la réalité, les femmes médecins ne sont pas autorisées à œuvrer dans les hôpitaux militaires.
8 A. David Néel, Correspondance…, op. cit., lettre du 18 septembre 1915, p. 392-393.
9 Ibid.
10 Lire à ce sujet É. Morin-Rotureau, « Les femmes, piliers de l’effort de guerre », in É. Morin-Rotureau (dir.), 1914-1918 : combats de femmes, Autrement, 2004, p. 247, et F. Thébaud, « La Grande Guerre, le triomphe de la division sexuelle », in F. Thébaud (dir.), Histoire des femmes en Occident, le XXe siècle, Plon, 1992, p. 31-74.
11 F. Thébaud, « La Grande Guerre… », op. cit., p. 38.
12 Ibid.
13 E. Beer, « Nos aviatrices s’ennuient », Le Figaro, 27 septembre 1915.
14 Ibid.
15 J. Simon, « Les femmes au comptoir et à l’atelier. Journal d’une “remplaçante” », Je sais tout, 1916, p. 319.
16 Ibid., p. 320.
17 Ibid.
18 M. Zancarini-Fournel, « Travailler pour la patrie », 1914-1918 : combats de femmes, op. cit., p. 39.
19 Lire à ce sujet Christine Bard, « Le mouvement féministe s’adapte à la guerre », 1re partie des Filles de Mariannes. Histoire des féminismes, 1914-1940, op. cit., p. 17-124.
20 La Vie heureuse, avril 1913.
21 Ibid.
22 A. Renoult, Andrée Viollis. Une femme journaliste, Presses de l’université d’Angers, 2004, p. 68.
23 M. Bastié, Ailes ouvertes. Carnet d’une aviatrice, Fasquelle, coll. « Voyageuse de lettres » illustrée de planches hors textes, 1937, p. 21-22.
24 M. Vérité, Odette du Puigaudeau, une Bretonne au désert, Petite Bibliothèque Payot, 1992, p. 56-57.
25 M. Cordier et R. Maggio, Marie Marvingt, la femme d’un siècle, Pierron, 1991, p. 91.
26 Cité par M. Cordier et R. Maggio, ibid., p. 98.
27 Ibid., p. 93.
28 A. Renault, Andrée Viollis…, op. cit., p. 73-74.
29 Lire F. Thébaud, « La Grande Guerre, le triomphe de la division sexuelle », Histoire des femmes…, op. cit., ou C. Bard, Les filles de Marianne, op. cit.
30 J. Simon, « Les femmes au comptoir et à l’atelier, journal d’une remplaçante », op. cit., p. 319.
31 A. David-Néel, Correspondance…, op. cit., lettre du 11 juin 1916, De-Chen Ashram, p. 418-419.
32 Ibid.
33 M. Métoudi, « Les femmes dans l’héroïsme sportif », Esprit, novembre 1993, p. 42-45.
34 H. de Montherlant, Mademoiselle de Plémeur, Les olympiques (1924), Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 73.
35 M. Métoudi, « Les femmes dans l’héroïsme sportif », op. cit., p. 49-50, citant H. Hubert, préface à S. Czarnowski, Le culte des héros et ses conditions sociales, Ayer Publishing, 1975.
36 V. Hériot, « La navigation à voile », séance de la Société de géographie du 13 décembre 1929.
37 Ibid.
38 Si l’on définit « l’héroïsme comme le couronnement dont les échos dépassent les frontières du sport » (M. Métoudi, « Les femmes dans l’héroïsme sportif », Esprit, novembre 1993, p. 49-50).
39 O. du Puigaudeau, Pieds nus à travers la Mauritanie, 1933-1934, Phébus, 1992 (1re éd., Plon, 1936), p. 21.
40 M. de Bryas, « Les grandes voyageuses », Bulletin de l’Union nationale des femmes, avril 1934.
41 L. Faure-Favier, « L’île vagabonde », Officiel de la mode, no 46, 1925, p. 53.
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