Conclusion
p. 227-229
Texte intégral
1Selon Jean-Pierre Rioux, la France de la Belle Époque peut être appréhendée à travers la recherche d’un équilibre entre le bonheur de l’individu et celui du collectif1.
2Pour les classes moyennes, les ouvriers de l’industrie ou la petite bourgeoisie, le divertissement, le loisir, l’évasion deviennent des aspirations légitimes.
« La lecture romanesque ou la science pour tous, le “voyage”, le récit d’aventures pour la jeunesse, le fait divers indigène ou exotique, l’image à profusion, les expositions […] tout cet ensemble de médiations et de vagabondages a excité et entretenu le désir d’autres rivages, de vrais départs qui nieront la monotonie du temps social2. »
3Dès lors, la recherche du bonheur autorise une nouvelle forme d’individualisme, comme l’affirme, dans ses chroniques, le journal La Fronde3 ou bien encore Alexandra David-Néel dans son manifeste intitulé Pour la vie4. Cette dernière, nous l’avons vu, s’essaye ainsi à l’art, à l’ésotérisme, s’initie à la philosophie, à l’histoire des religions, fréquente les musées, publie et voyage pour donner un sens à sa vie. Cette nécessaire prise de conscience de soi constitue, en quelque sorte, le plus grand dénominateur commun aux différentes associations féministes. Elle est, de fait, condition première à la structuration de forces syndicales pour les ouvrières5, mais aussi fondement de la résistance aux ligues natalistes, créées pour lutter contre l’égoïsme familial6. Cette prise de conscience de soi légitime, en outre, le droit réel à l’éducation et à l’accès aux carrières de prestige7. Par ailleurs, les activités sportives de montagne ou de bord de mer, le camping, le yachting, le canoë et le vélo, pratiquées, non seulement par la bourgeoisie plus active, mais aussi par les classes moyennes, les institutrices, concourent à la promotion de nouvelles sensations, d’un nouveau rapport à soi et aux autres. Pour le journal l’Auto-Vélo, le tourisme agit comme
« un puissant élément d’action chez un peuple et comme une manifestation de sa vitalité. Dans l’ordre moral, le tourisme individuel développe l’initiative en présence des difficultés et des dangers […] le touriste est, en tout petit, missionnaire ou explorateur, il peut devenir l’un ou l’autre8 ».
4Cette ascèse individuelle d’une « conquête de soi par soi-même9 », qu’encouragent la culture et l’éducation républicaine, trouve un prolongement au niveau collectif.
« Un large consensus se fait sur une politique d’affirmation nationale10. »
5Il s’agit de s’affirmer sur la scène internationale et notamment dans la « course aux clochers11 » qui mobilise les opinions publiques. La multiplication des compétiteurs, la raréfaction des terres disponibles12, la pression croissante des facteurs économiques, entraînent une rivalité accrue entre les puissances. Dans ces « bataillons d’auxiliaires de la science13 », l’exploratrice fait ses armes. Elle participe à la vulgarisation et à la promotion des colonies, obtenant la reconnaissance des sociétés savantes très actives durant la période. La croissance industrielle accélère la production d’un matériel technique qui facilite l’organisation de périples lointains, qui demeurent, malgré tout, encore réservés à une frange de la population. L’évolution des procédés photographiques offre par ailleurs aux exploratrices, un nouveau support d’expression, un autre rapport au monde et l’occasion d’assurer la diffusion de leurs périples auprès d’un plus large public. Car le développement de la presse et du livre bon marché offre de nouveaux espaces d’expression.
6L’écriture du déplacement lointain participe, chez l’exploratrice, à l’affirmation de nouveaux champs de responsabilité, notamment dans les territoires coloniaux. La géographie des lointains échappe désormais à une écriture pittoresque des paysages au profit d’une narration plus politique. La relation de voyage s’inscrit dans ce que Juliette Rennes nomme le récit féministe14, en ce sens qu’il introduit une performance, érige la femme en sujet de l’histoire, notamment par l’attribution de récompenses et de prix, encourage finalement les ambitions. Par l’expérience et les apprentissages acquis dans la confrontation physique avec les obstacles du périple, par l’opportunité de l’autonomie, l’exploration offre aux femmes une tribune inédite pour l’affirmation d’un je, sujet de l’action. La Grande Guerre accélère la percée dans le monde masculin des femmes en âge de s’engager dans l’action et dans la quête d’une réalisation professionnelle et personnelle, favorise l’émergence d’une figure positive de l’aventurière, c’est ce que nous allons aborder dans notre dernière partie.
Notes de bas de page
1 J. P. Rioux, « Laïcisation, massification, sécession (1885-1918) », in J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli dir.), Le temps des masses. Le vingtième siècle, Histoire culturelle de la France, t. 4, Le Seuil, 1998, 2003 pour la présente édition, p. 74.
2 Ibid., p. 100-101.
3 Si l’on se fie à la conception morale par le moraliste d’État et d’église, le sentiment d’individualisme doit être repoussé, car selon eux, la négation de l’individu devant la société est nécessaire pour le maintien harmonique. […] Et bien ! Cette conception est fausse, elle recule le moment où l’individu, comprenant son véritable rôle, ne cherche plus le bonheur dans une ligne de conduite commune à tous, ni dans l’illogisme du sacrifice » (Lelièvre, « L’individualisme », La Fronde, 10 août 1903).
4 A. David-Néel, Pour la vie, op. cit., p. 48.
5 A. Valette, « Le travail des femmes. L’ouvrière », La Fronde, 15 décembre 1897.
6 M. A. de Bovet, « Oh ces économistes », La Fronde, 17 décembre 1897.
7 Isabelle Massieu voulait être explorateur et Alexandra David-Néel médecin.
8 P. Letellier d’Aufresne, Auto-Vélo, 2 novembre 1900.
9 J.-P. Rioux, Le temps des masses, op. cit., p. 22, citant C. Nicolet, La République en France. État des lieux, Le Seuil, 1992.
10 D. Lejeune, Les Sociétés de géographie…, op. cit., p. 143.
11 Expression employée semble-t-il pour la première fois par Jules Ferry dans son livre de 1890, Tonkin et la mère patrie (D. Lejeune, op. cit., p. 144), le temps du scramble, expression anglaise.
12 R. Rémond, Introduction à l’histoire de notre temps, le XIXe siècle, 1815-1914, Le Seuil, 1974, p. 227.
13 Cité par D. Lejeune, op. cit., p. 148.
14 J. Rennes, op. cit., p. 513.
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