Chapitre V. L’appel des colonies
p. 117-119
Texte intégral
1Signe des temps, dans la dernière décennie du XIXe siècle et la première du siècle suivant, alors qu’en France semble s’établir un consensus national autour de l’idée coloniale1 et que s’engage une véritable « course aux clochers2 » sur fond d’anglophobie, la Société de géographie annonce en 1895 par l’intermédiaire de son président, C. Maunoir, la fin des découvertes considérables et des victoires héroïques sur l’inexploré3. Pour celui-ci, le temps est venu d’un travail méthodique et rigoureux de collectes d’informations et de promotion des colonies, après celui des pionniers aventureux, des découvreurs d’espaces. La tâche à accomplir selon le secrétaire général de la commission centrale de la société sera moins « aventureuse, moins brillante, mais elle exigera une rigueur scientifique chaque jour plus serrée, pour laquelle ne suffiront plus l’esprit d’entreprise, l’audace et les itinéraires rapidement parcourus4 ». En 1901, l’Union coloniale, désirant organiser des conférences scientifiques sur les colonies d’Afrique, doit y renoncer, faute de documents satisfaisants. Joseph Chailley-Bert écrit alors un éditorial dans la Quinzaine coloniale, où comme C. Maunoir quelques années plus tôt, il affirme qu’aujourd’hui, après le temps de la constitution de l’Empire colonial vient celui de sa promotion.
« Nous avons le devoir de revenir sur nos pas. Il faut, en quelque sorte, reprendre les questions ab ovo, comme si nous entrions seulement dans la politique coloniale. Il faut nous attacher à connaître enfin nos colonies et donner à nos connaissances une base scientifique. Il faut faire l’inventaire méthodique de l’Empire colonial5. »
2Symptomatiquement, au moment où tous les acteurs coloniaux (négociants, militaires, politiques, géographes…) réclament cet inventaire des richesses de la « grande maison France », apparaissent des ouvrages et des articles qui magnifient la figure de l’exploratrice française. Sont publiés ainsi, dans la bibliothèque morale de la jeunesse, un livre intitulé Une exploratrice qui retrace pour un public d’enfants les découvertes réalisées par Jane Dieulafoy en Perse6, un recueil des Exploratrices au XIXe siècle7 et divers articles dans la presse féminine et/ou féministe8. L’exploratrice apparaît de fait, pour les observateurs de l’époque, comme faisant partie de cette deuxième génération d’explorateurs, non pas celle des découvreurs, mais bien celle, moins hardie, qui sur des chemins déjà ouverts, rapporte des informations qui viendront compléter les premières découvertes9. Charles Simond affirme ainsi : « C’est à cette dernière catégorie qu’appartiennent presque toutes les femmes illustres ou remarquables dont nous résumons dans ce livre la biographie et les travaux10. »
3Deuxième couteau ou spécialiste de la collecte d’informations en sa « qualité naturelle de curieuse11 », la femme exploratrice, en envahissant le champ des représentations du voyage lointain féminin dans la dernière décennie du XIXe siècle, marque ainsi son entrée dans un domaine jusqu’alors essentiellement masculin. Ce glissement terminologique peut, par exemple, être attesté par l’ouvrage de Charles Simond qui recycle en icônes de l’exploration des figures bien connues du voyage du début du siècle : Ida Pfeiffer, Alexine Tinné, Lady Hesther Stanhope, Adèle Hommaire de Hell, Catherine de Bourboulon, la comtesse Dora d’Istria, pour n’en citer que quelques-unes, deviennent alors les premières figures d’exploratrices. Le terme d’explorateur recouvre en lui-même cette nouvelle orientation coloniale, car le nom « explorateur », emprunté au latin explorator, observateur12, marque bien cette volonté des acteurs d’établir un état des lieux méthodique des richesses et des ressources des territoires conquis afin d’en optimiser l’exploitation économique et politique. Dès lors, si l’exploratrice est bien le féminin du terme explorateur, une comparaison des fonctions, une concurrence des missions devient envisageable. Pour Marie Dronsart, c’est un phénomène naturel de la société lié à la progressive liberté des femmes qui conduit ces dernières à s’associer, de façon secondaire, puis parallèle, aux missions de l’homme et à l’œuvre de civilisation. En effet, magnifiée par certains journaux féminins ou féministes à fort tirage qui apparaissent pour la plupart à la même époque13, l’exploratrice incarne bien une certaine image de la bourgeoise de la Belle Époque, éduquée et active qui entend participer au rayonnement de la France. De fait, par son ingérence dans des domaines masculins des sciences (géographique, archéologique, anthropologique, philosophique, économique ou politique), par l’exposition d’un corps et d’une énergie plus « virile », l’exploratrice cristallise à sa façon l’avènement de cette « nouvelle Ève14 ».
4Cette seconde partie qui aborde les représentations, les pratiques et les acteurs du voyage lointain féminin, est donc à lire à travers les filtres d’analyse d’une France en mutation qui se structure à la fois autour de l’idée coloniale15 et de la nécessaire vitalisation et régénération du peuple français.
« Former par les colonies un groupe de plus en plus nombreux d’initiateurs, de forts, de détachés des besoins, de voyant de haut. Par ce groupe, réagir sur l’inertie métropolitaine, établir un circuit continu et régénérateur de vie entre la France du dehors et la France du dedans, qui soit pour celle-ci le réveil de l’action économique, le réveil de l’esprit d’entreprise, le réveil aussi des penseurs généreux, des vastes vouloirs et des jugements larges sur le monde16. »
5Elle est à lire aussi à travers la crise des identités sexuelles17 qui caractérise la Belle Époque, et notamment autour des revendications féministes portant sur le suffrage des femmes18, l’accès aux carrières de prestige19 et la promotion de nouvelles valeurs culturelles plus actives et sportives.
6Pour illustrer le glissement culturel et étudier la question du genre dans l’aventure en observant les pratiques, les enjeux, les acteurs et les représentations associées aux voyages lointains féminins de 1895 à 1914, j’ai choisi, dans un premier temps, de mettre mes pas dans ceux d’Isabelle Massieu (1844-1932) puis dans ceux d’Alexandra David Néel (octobre 1868, septembre 1969), figures phares de l’exploration de l’époque pour reconstruire au plus près le contexte culturel et social et la nature de leurs périples.
7Dans un deuxième temps, en m’appuyant sur un nouvel inventaire du voyage au féminin, j’aborderai les discours, les enjeux et les pratiques qui éclairent sous un jour nouveau l’objet d’étude.
Notes de bas de page
1 R. Girardet, L’idée coloniale en France, op. cit.
2 D. Lejeune, Les sociétés de géographie en France et l’expansion coloniale au XIXe, op. cit., p. 147-169.
3 C. Maunoir, « Rapport sur les travaux de la Société de géographie, pendant l’année 1895 », Bulletin de la Société de géographie, 1er trimestre 1896, p. 7.
4 Ibid.
5 J. Chailley-Bert, Quinzaine coloniale, 25 décembre 1901, t. X, no 120, p. 787.
6 F. Desplantes, Une exploratrice, Mme Jane Dieulafoy, Mégard, 1889.
7 C. Simond, Les exploratrices au XIXe siècle, op. cit.
8 Mme Hagen, « La femme explorateur », La Fronde, 5, 6, 7 février 1899 ; « Quelques femmes explorateurs », La Vie heureuse, janvier 1906, non signé, évoqué dans Les carnets de l’exotisme, l’exotisme au féminin, op. cit., p. 33-35.
9 C. Simond, op. cit., p. 7, avant-propos.
10 Ibid., p. 8.
11 « Les femmes, en leur qualité de curieuse, doivent naturellement subir la tentation. Aussi, depuis que la vapeur et l’électricité ont allumé dans l’organisme humain, la fièvre des locomotions, les voit-on se précipiter en foule sur toutes les routes de terre et de mer qui les mènent vers des aspects nouveaux de la nature et de l’humanité » (M. Dronsart, Les grandes voyageuses, op. cit., p. 1).
12 A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Robert, 2006, p. 1371.
13 La Fronde, le 1er décembre 1897, tire à 200 000 exemplaires ; Fémina, février 1900 ; La Vie heureuse, octobre 1902.
14 J. Bois, L’Ève nouvelle, Flammarion, 1896.
15 R. Girardet, L’idée coloniale…, op. cit.
16 Ibid., p. 153, citant Mongin (lieutenant-colonel), La force noire, Hachette, 1910.
17 A. Mauge, L’identité masculine…, op. cit.
18 Création de la Ligue française du droit des femmes (LFDF) en 1882, du Conseil national des femmes françaises (CNFF) le 18 avril 1901, l’Union française pour le suffrage des femmes (UFSF) en 1909, l’Union fraternelle des femmes en 1901 ; se référer à C. Bard, Les filles de Marianne, histoire des féminismes 1914-1940, Fayard, 1995, p. 28-46.
19 J. Rennes, Le mérite et la nature, une controverse républicaine, l’accès des femmes aux professions de prestige 1880-1940, op. cit.
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