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Les idées pédagogiques de Jean-Marie de la Mennais

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Pierre Perrin

Troisième partie. Les luttes contre le monopole de l'Université

Chapitre II. Les démêlés du Supérieur avec les autorités locales

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Sur le procès de l’école libre de Paris et ses débats autour de l’article 69 de la Charte de 1830, (...)

1Lorsqu’il considère qu’une décision communale, préfectorale ou rectorale relève de l’abus de pouvoir et nuit à la stabilité de son institut, Jean-Marie de la Mennais n’hésite pas à entamer, en habile bretteur, de longues et rudes passes avec l’administration, quitte à en référer à l’autorité du ministre en cas d’impasse. Ainsi, la difficulté majeure rencontrée par Jean-Marie de la Mennais avec l’administration va d’abord avoir pour objet la mutation des frères, notamment en ce qui concerne l’obtention des certificats de moralité et des lettres d’exeat de la part des maires. À partir de 1838, l’abbé de la Mennais se heurte également au problème de la suppression des autorisations provisoires d’enseigner pour les frères non brevetés. Fort de l’appui du ministère de la Marine et des Colonies, le supérieur va tenter de négocier de nouvelles autorisations car il se trouve devant le dilemme suivant : soit maintenir les frères brevetés en France afin de mener à terme la régularisation des écoles bretonnes non encore pourvues de directeurs brevetés, sans plus pouvoir répondre à la demande du ministère de la Marine ; soit au contraire envoyer outremer toujours plus de frères expérimentés et brevetés, ou susceptibles de l’être rapidement, au risque de désorganiser l’ensemble des écoles et de ralentir leur régularisation. En décembre 1831, commence également un an de bataille juridique pour défendre le principe de la liberté de l’enseignement : alors qu’à Paris s’organise le procès devant la Cour des pairs de l’école ouverte sans autorisation par les amis de Félicité Lamennais1, à Ploërmel, Jean-Marie de la Mennais envoie en effet une première réclamation aux autorités administratives pour faire aboutir le dossier d’ouverture d’une petite école primaire gratuite à Loudéac.

Certificats de moralité et lettres d’exeat

  • 2 L’article 5 de la loi stipulait : « Sont incapables de tenir École : 1- Les condamnés à des peines (...)

2La loi Guizot du 28 juin 1833 faisait obligation à l’instituteur de présenter, au maire de la commune dans laquelle il allait enseigner, un certificat constatant qu’il était digne, par sa moralité, de se livrer à l’enseignement. L’article 4 de la loi précisait : « Ce certificat sera délivré, sur l’attestation de trois conseillers municipaux, par le maire de la commune ou de chacune des communes où il aura résidé depuis trois ans ». Ce que ne prévoyait pas la loi, c’était la possibilité qu’un maire puisse refuser de délivrer le certificat de moralité malgré l’aval des trois conseillers municipaux et Jean-Marie de la Mennais va devoir faire face à ce problème à maintes reprises. Le maire de Ploërmel, par exemple, hostile aux Frères de l’Instruction chrétienne, prend prétexte qu’il ne connaît pas personnellement les frères pour s’opposer à la délivrance des certificats demandés : les frères pouvant relever d’un des cas d’exclusion définis par l’article 5 de la loi de 18332. Ainsi, le 10 avril 1836, l’abbé de la Mennais s’élève-t-il avec force, et non sans ironie, contre le refus d’une attestation sollicitée pour le maître des novices, un frère bien connu à Ploërmel :

  • 3 AFIC L103D033, lettre du 10 avril 1836 à M. Lamotte.

Vous me dites, Monsieur le Maire, que vous ne connaissez point le sieur Morin, et que vous ignorez absolument s’il habite ou non la ville de Ploërmel ; mais ce n’est, je pense qu’une distraction de votre part, car si vous ignorez absolument que le sieur Morin habite la ville de Ploërmel, pourquoi donc avez vous inscrit son nom sur le rôle de la contribution personnelle, et lui demandez-vous aujourd’hui cet impôt ? […] Afin de vous tranquilliser pleinement, j’ai l’honneur de vous envoyer un nouveau certificat de moralité, signé de trois autres membres de votre conseil municipal, qui attestent, comme les premiers, que le sieur Morin a résidé à Ploërmel depuis trois ans et qu’il est digne par sa moralité de se livrer à l’enseignement. Voilà donc non plus trois, mais six membres du conseil municipal qui attestent les mêmes choses : cette réunion de témoignages ne suffirait-elle donc pas pour vous convaincre que je ne dis rien qui ne soit juste ? Que voulez vous de plus3 ?

3Malgré l’accumulation des attestations et la justesse des arguments avancés par Jean-Marie de la Mennais, le maire maintient néanmoins sa décision et dans les mois qui suivent, deux autres demandes essuient le même refus, pour la même raison. Après avoir demandé l’arbitrage du recteur d’Académie, sollicité l’intervention du préfet, le supérieur s’adresse alors au ministre de l’Instruction publique pour regretter que la loi de 1833 ne prévoit pas de recours dans une telle situation ; sans hésiter, il écrit le 7 décembre 1836 au ministre Guizot pour dénoncer cette « lacune » législative et demander à l’auteur même de la loi qu’il s’emploie à « la faire disparaître » :

  • 4 AFICL103E063, lettre du 7 décembre 1836 à Guizot.

Dans la loi du 28 juin 1833, rien ne détermine la forme ni l’effet du recours de l’impétrant d’un certificat de moralité, en cas de refus de la part d’un maire, à l’autorité supérieure compétente. Évidemment il y a une lacune dans la législation : vous verrez dans votre sagesse quels sont les moyens à prendre pour la faire disparaître, car il est impossible, ce me semble, qu’un maire jouisse, sans contrôle, d’un pouvoir aussi exorbitant que celui de supprimer défait, par exemple, une congrégation approuvée par le gouvernement, telle que la mienne, en refusant à tous mes frères sans exception un certificat de moralité, pour le temps qu’ils ont passé au noviciat4.

  • 5 AFIC L104A026, lettre du 27 janvier 1837 du ministre Guizot à Jean-Marie de la Mennais.

4La réponse de Guizot est un modèle de prudence et reflète l’embarras du ministre : ne pouvant attaquer de front la position du maire de la commune, il s’en remet à l’avis, supposé bienveillant, des comités locaux et d’arrondissements et propose sa médiation en dernier recours. Il écrit ainsi à l’abbé de la Mennais : « L’examen de cette affaire a fait connaître que M. le Maire ne se refuse pas absolument à constater la moralité des frères, mais bien à la constater dans les termes prescrits par la loi du 28 juin 1833 sur l’instruction primaire. Les candidats porteurs de l’attestation qui leur aura été ainsi délivrée devront se présenter aux autorités locales : celles-ci jugeront si elles veulent bien s’en contenter ; comme aussi j’examinerai si je dois ou non accorder l’institution. De cette manière, se trouver à exécuté le recours à l’autorité supérieure compétente5 ». Cependant, malgré l’intervention du ministre dans ce cas précis, les problèmes rencontrés par l’abbé de la Mennais sont loin d’être terminés : à la difficulté d’obtenir la délivrance des certificats de moralité de la part de certaines municipalités, s’ajoute en effet celle de recevoir, dans les délais, les lettres d’exeat pour les frères déplacés.

  • 6 Article 28 de l’ordonnance du 16 juillet 1833, Ordonnance pour l’exécution de la loi du 28 juin 18 (...)

5De fait, la mutation d’un instituteur en traînait une longue procédure qui demandait l’intervention de plusieurs instances. Ainsi, le maire de la commune du frère démissionnaire, après délibération du comité local, devait demander une lettre d’exeat au recteur d’Académie pour que le frère soit autorisé à partir : la demande était ensuite transmise par le recteur au ministre de l’Instruction publique qui renvoyait son accord. Parallèlement, le conseil municipal de la commune qui demandait un frère, après avoir obtenu l’avis du comité local, présentait son candidat au comité d’arrondissement. Celui ci, présidé par le préfet ou le sous préfet, nommait l’instituteur au vu de l’avis du comité local et de la délibération du conseil municipal, et après avoir vérifié que le candidat possédait un brevet, un certificat de moralité et, éventuellement, une lettre d’exeat du ministère ; le comité envoyait alors au recteur d’Académie les pièces du dossier et le rectorat transmettait enfin la demande au ministère de l’Instruction publique qui donnait l’institution officielle. Toutefois, la loi permettait au recteur d’autoriser l’instituteur à enseigner durant l’attente de sa nomination ; ainsi l’ordonnance du 16 juillet 1833 précisait : « L’instituteur ne sera installé et ne prêtera serment qu’après que notre Ministre de l’Instruction publique lui aura conféré l’institution ; mais le Recteur pourra l’autoriser provisoirement à exercer ses fonctions6 ».

  • 7 La loi Guizot du 28 juin 1833 restait silencieuse sur la fondation des pensionnats primaires ; l’a (...)

6Comme l’explique à maintes reprises Jean-Marie de la Mennais au recteur d’Académie Dufilhol, cette succession de formalités complique singulièrement sa tâche d’administrateur. Il insiste notamment sur le fait que l’institut ne peut décider des mutations avant la retraite du mois d’août : c’est en effet à ce moment là que sont désignés les frères qui doivent partir aux colonies et que sont arrêtés, en fonction de leurs réponses, les différents changements dans les écoles bretonnes. De plus, pour justifier le fait que les frères sont envoyés, dès la rentrée de septembre, directement vers leurs nouvelles affectations, sans attendre leurs lettres d’exeat, le supérieur avance plusieurs arguments : il épargne aux enfants et aux familles le désagrément de changer d’instituteur après quelques semaines de cours, il épargne à ses frères la fatigue de longs voyages, enfin, il épargne à la congrégation la prise en charge de frais de déplacements inutiles. Néanmoins, les arguments avancés par le supérieur ne semblent guère convaincre le recteur d’Académie qui écrit, le 27 janvier 1840, un rapport de dix pages au ministre de l’Instruction publique pour analyser et dénoncer « le système » de l’abbé de la Mennais qui consiste à « aller en avant » sans demander d’autorisation, mettant ainsi l’administration devant le fait accompli et dans l’obligation d’entériner ses actes pour ne pas « encourir l’odieux de détruire des choses déjà existantes et auxquelles les populations sont déjà habituées ». Le recteur Dufilhol dresse ainsi la liste des irrégularités commises par l’institut des Frères de l’Instruction chrétienne : frères non brevetés enseignant sans autorisation provisoire ; pensionnats primaires fonctionnant sans autorisation7 ; mutations s’opérant sans lettre d’exeat… On devine dans cet extrait la réelle indignation du recteur face à l’administration du supérieur :

  • 8 Le 16 janvier 1840, l’abbé de la Mennais écrivait à l’abbé Ruault au sujet du recteur : « Ma confé (...)
  • 9 AN F17 12474, lettre du 27 janvier 1840 du recteur d’Académie Dufilhol au ministre de l’Instructio (...)

La première nécessité de la Bretagne est la conservation de ses principes religieux ; celle là est vivement sentie ; mais il en reste une autre qui l’est beaucoup moins, c’est la soumission aux lois. L’institut de Mr De Lamennais est, sous ce double rapport, complètement breton, et si nous sommes en contestation, ce n’est pas, Dieu nous en garde, pour l’empêcher de faire le bien qu’il fait, mais pour l’amener à y joindre celui qu’il ne fait pas8. Toutefois, en cherchant à ramener Mr De Lamennais à la légalité, je ne me pardonnerais pas de compromettre une œuvre très chrétienne qui commence à se répandre jusque dans nos colonies.
Le système de Mr De Lamennais consiste à ne demander la régularisation de ses actes que lorsqu’ils sont accomplis et à les maintenir, si l’autorité ne les régularise pas. Il prend position dans les meilleures communes au moyen d’écoles irrégulières ; il établit des écoles régulières auprès des écoles laïques constituées, et sous ses auspices, sinon de son consentement, (car il récuse toute participation), le clergé et quelques hommes d’opposition légitimistes s’attachent à la destruction de ces dernières. […]
Une autre irrégularité qui ne permet pas l’action libre des comités, c’est qu’un grand nombre de mutations s’opère sans aucune formalité, sans lettre d’exeat, et, d’après les rapports qui me sont parvenus, il y a eu au moins, cette année, 16 mutations de cette nature.
J’ai déjà eu l’honneur de vous dire, Monsieur le Ministre, que Mr De Lamennais repousse toute solidarité, et regarde comme une injure, l’assertion contraire. Quelque respectable que soit sa parole, je crois qu’avec la force de volonté et la haute influence que nous lui connaissons, il pourrait faire en sorte que la loi fût observée, et que l’émulation entre les écoles laïques et les écoles des frères, émulation qui doit tourner au bien public, fût renfermée dans de justes limites, ainsi que la chose a lieu pour les frères de la doctrine chrétienne9.

  • 10 AFIC 106.01.38, lettre du 20 juin 1841, de Jean-Marie de la Mennais au ministre Villemain.
  • 11 Jean-Marie de la Mennais dresse le bilan de cette entrevue dans une lettre adressée à l’abbé Ruaul (...)
  • 12 Lettre du 30 juin 1841 du ministre au supérieur, Symphorien-Auguste, op. cit., t. V, p. 311.
  • 13 AFIC n° 4448 (46A123), lettre du 25 avril 1842.

7« Avec la force de volonté et la haute influence que nous lui connaissons, il pourrait faire en sorte que la loi fût observée », estime le recteur d’Académie Dufilhol : c’était sans doute bien mal connaître le supérieur des Frères de l’Instruction chrétienne dont toute la force de volonté et la haute influence étaient tournées vers le développement de l’institut et non pas vers la stricte application de règlements qui, au contraire, entravaient celui-ci. Ainsi, de Paris, le 20 juin 1841, l’abbé de la Mennais écrit-il au ministre de l’Instruction publique pour l’informer des « fâcheuses difficultés » qui s’élèvent entre lui et le recteur d’Académie de Rennes au sujet des lettres d’exeat : « En deux mots, conclut-il, il n’y a plus pour moi d’administration possible, si on m’ôte le droit de disposer librement de mes sujets, et il n’est pas moins dans l’intérêt des écoles que dans l’intérêt de mon institut que je le conserve… je pense donc, Monsieur le Ministre, que tout serait concilié si je restais maître d’opérer les mutations que je jugerais à propos, mais à condition d’en prévenir M. le recteur de l’Académie, et de ne retirer un frère qu’après que son successeur aurait présenté au maire de la commune les pièces nécessaires pour entrer de suite en exercice10 ». Bien plus, il rencontre personnellement le ministre Villemain le 22 juin pour lui exposer les problèmes administratifs rencontrés en Bretagne11. Haute influence du supérieur… une semaine après cette audience, le ministre de l’Instruction publique accorde à l’abbé de la Mennais, à condition que le maître soit remplacé immédiatement et que le maire soit averti du changement, le privilège de mutation dont bénéficiaient déjà les Frères des Écoles chrétiennes : « J’ai décidé, écrit le ministre, pour aplanir à cet égard toute difficulté, que les frères de l’Instruction chrétienne suivront, en pareil cas, les règles qui ont été établies par l’arrêté du conseil royal de l’Instruction publique du 13 septembre 1839, pour les frères de Saint-Yon. Ainsi le supérieur général doit rester maître de faire, parmi les frères, les mutations qu’il regarde comme nécessaires au bien du service12 ». Force de volonté du supérieur… lorsque les préfets, alléguant leur ignorance de la décision du ministre, refusent d’entériner les mutations sans lettres d’exeat, et que le recteur ne se croit pas autorisé à les informer officiellement de cette mesure, Jean-Marie de la Mennais, après avoir épuisé toutes les possibilités de négociation, se déplace à nouveau au ministère. À la suite de son entretien avec le ministre Villemain, le 25 avril 1842, il peut annoncer à l’abbé Ruault : « Je sors de chez le Ministre de l’Instruction publique : réception charmante, parfaite ; autorisation d’y retourner avant mon départ. Il sera enjoint au Recteur d’Académie de notifier aux Préfets la décision touchant les lettres d’exeat. Vif mécontentement de la conduite tenue par le Recteur dans toute cette affaire13 ». Jean-Marie de la Mennais avait gagné la partie contre les autorités locales !

Les autorisations provisoires

8Outre le sujet sensible des mutations, dans sa lettre au ministre, le recteur Dufilhol reproche également au supérieur des Frères de l’Instruction chrétienne de nommer des frères non brevetés dans ses écoles sans l’autorisation de l’académie :

  • 14 Le 5 octobre 1837, le ministre Salvandy écrivait au supérieur qu’il avait donné la consigne au rec (...)

Le Recteur avait, jusqu’au mois de janvier dernier, la faculté de donner des autorisations provisoires qui ne lui étaient demandées qu’après coup. Bien qu’il fût pénible pour l’autorité académique de réduire sa mission à un simple enregistrement, j’ai donné en 1839, cinq autorisations provisoires. Mais aujourd’hui même, il existe 17 écoles tenues par des frères non brevetés et sans aucune autorisation du Recteur ; et les comités ont cessé d’en donner depuis septembre 1838 […]. Mr Delamennais qui tire de son école de quoi entretenir sa maison de Ploërmel, réclame, en faveur de sa belle œuvre des colonies, la tolérance de certaines illégalités. Il argue de promesses qui lui ont été faites par Mr de Salvandy14 et se met sous le patronage de Mr le Ministre de la marine. Il est bien à désirer que l’œuvre des colonies ait un plein succès ; mais Mr le Ministre de la marine promet des secours considérables, et j’ai peine à croire que la connexité des questions de Bretagne et des colonies soit aussi intime que Mr De Lamennais s’efforce de le montrer, avec toutes les ressources de son habile dialectique.

  • 15 Avis relatif à la concession des autorisations provisoires, du 27 août 1833.

9En effet, en 1833, le Conseil royal avait permis la délivrance d’autorisations provisoires pour que les instituteurs ne possédant pas encore le brevet puissent cependant continuer à enseigner : « attendu, était il précisé, que le nombre actuel des individus possédant les connaissances exigées par la nouvelle loi est loin de satisfaire aux besoins de toutes les communes15 ». Le 20 mars 1838, cette mesure, jugée désormais inutile, était supprimée et le ministre Salvandy, dans une circulaire aux recteurs datée du 10 mai, déclarait : « Les circonstances qui ont fait adopter ces dispositions n’existent plus. Près de cinq années se sont écoulées depuis la promulgation de la loi, et les soixante seize Écoles normales primaires qui se trouvent aujourd’hui en pleine activité sont en mesure de satisfaire à tout ce qu’exige l’intérêt de l’enseignement ». Ce n’était pas le cas du noviciat des Frères de l’Instruction chrétienne qui manquait de ressources et ne pouvait suffire à préparer tous les frères à l’examen du brevet ; aussi, fort de l’appui du ministère de la Marine, le supérieur va négocier avec les différents ministres de l’Instruction publique pour obtenir d’une part la prolongation des autorisations provisoires pour ses frères et, d’autre part, davantage de subventions pour son noviciat. Ainsi, le 11 juillet 1838, dans un rapport sur la situation de son institut, l’abbé de la Mennais expose au ministre de l’Instruction publique Salvandy les problèmes soulevés par la fin des autorisations provisoires :

  • 16 AFIC L104D002, lettre du 11 juillet 1838 à Salvandy.

Votre circulaire du 10 mai, par laquelle vous avez statué, en conseil royal, qu’à l’avenir il ne pourra plus être accordé d’autorisation provisoire aux instituteurs d’exercer (sans brevet), me donne des inquiétudes pénibles. Déjà on l’exécute avec une dureté qui, j’en suis convaincu, est contraire à vos intentions. […]
Que l’on condamne les frères non brevetés à fermer leurs classes au 1re septembre prochain, vous voyez, Monsieur le Ministre, ce qui résultera de cette espèce de Saint Barthélemy des écoles : 3 575 enfants seront inévitablement replongés dans la plus profonde ignorance, car il est impossible que d’ici longtemps ils aient d’autres écoles que les nôtres, et l’on ne peut se flatter, à cause de l’extrême sévérité des examens et du peu de temps et d’aide qu’ont pour s’y préparer les frères employés dans des écoles nombreuses, que la plupart d’entre eux soient admis immédiatement. Peu à peu ces écoles se régularisent ; je ne néglige rien pour cela ; mais enfin leur destruction soudaine serait un mal irréparable. […]
Quelle est donc ma position ? D’une part, le Gouvernement me témoigne le désir que j’envoie dans les colonies le plus grand nombre possible de frères, et j’y suis disposé ; d’une autre part, j’ai à craindre qu’il m’ôte les moyens de choisir parmi mes frères ceux qui sont le plus propres à remplir cette mission lointaine, c’est-à-dire les plus anciens qui sont brevetés. Pour hâter le développement d’une œuvre si importante, j’aurais besoin d’un secours extraordinaire, et je n’ai pas même encore l’assurance de toucher en 1838 les 3 000 francs qui m’étaient alloués dans les années précédentes ! Deux fois j’ai écrit pour réclamer des secours, et mes lettres sont restées sans réponse.
J’ose espérer, Monsieur le Ministre, qu’il n’en sera pas de même pour celle-ci. Vous me pardonnerez mon importunité et la liberté de mon langage, en considération des services que j’ai rendus, depuis vingt ans à l’instruction primaire, dans un pays où elle était nulle et où il est si difficile de la répandre16.

  • 17 En 1838, l’institut possédait 174 écoles, dont 45 irrégulières.
  • 18 AFIC 105.03.031, lettre du 16 décembre 1839 de Rendu à l’abbé de la Mennais.
  • 19 AFIC L105D034, lettre du 15 mars 1840 à Victor Cousin.

10La requête du supérieur semble cette fois ci porter ses fruits puisque le ministre annonce, le 22 août, le versement d’une allocation de secours de 6 000 francs pour le noviciat et autorise, le 29 octobre, le recteur de Rennes à proroger jusqu’au 1re janvier 1840 les autorisations provisoires. Cette mesure va permettre à Jean-Marie de la Mennais d’envoyer plusieurs frères aux Antilles tout en poursuivant la régularisation de ses établissements : en septembre 1839, il ne reste seulement que 22 écoles irrégulières17. Cependant, malgré les demandes du supérieur, le nouveau ministre de l’Instruction publique Villemain ne semble pas disposer à reconduire la prorogation pour les écoles restantes et Ambroise Rendu, en décembre 1839, écrit à l’abbé de la Mennais : « Quant aux frères non brevetés, il faut absolument que vous vous arrangiez pour expédier ceux là aux Antilles et réserver les brevets à notre chère Bretagne. La Chambre n’entendrait pas raillerie sur l’exécution de la loi, et mille difficultés surgiraient, soyez en sûr […]. La soumission pleine et entière enfantera des subventions ; sinon, non, comme on dit en Espagne18 ». Opposé à cette solution qui ne procure aucun avantage à l’institut, Jean-Marie de la Mennais profite alors d’un nouveau changement de ministre pour renouveler, en mars 1840, sa demande d’un délai supplémentaire pour les douze écoles qui lui restent à régulariser ; il écrit au ministre Victor Cousin : « J’ai envoyé, depuis 1837, 19 frères aux Antilles, la plupart brevetés ou très capables de l’être ; et dans ce moment, M. le Ministre me presse vivement d’en mettre 18 autres à sa disposition. Il est résulté du départ de tant de frères en si peu de temps, comme je m’y attendais et comme je l’avais annoncé d’avance, que je n’ai pu placer à la tête de toutes mes écoles de Bretagne des frères munis de brevets19 ». Une nouvelle autorisation provisoire pour les frères non brevetés sera finalement accordée par le ministre en mai 1840. Bien plus, cinq ans plus tard, Jean-Marie de la Mennais va à nouveau solliciter une autorisation pour six frères auprès du ministre de l’Instruction publique en invoquant la demande pressante de frères pour assurer l’instruction des noirs, libres et esclaves ; il écrit le 2 octobre 1845 au ministre Salvandy :

  • 20 AFIC L107D020, lettre du 2 octobre 1845 au ministre Salvandy.

Lorsque j’eus l’honneur de vous voir, dans le mois de mai dernier, je vous exposai le besoin que j’avais d’autorisations provisoires pour régulariser mes écoles de Bretagne, et je vous priai de remarquer que ce besoin avait pour cause le grand nombre de frères, dont plusieurs brevetés et les autres susceptibles de l’être prochainement, que j’ai envoyés dans les colonies.
En juillet, je vous rappelai les promesses bienveillantes que vous aviez daigné me faire, et je vous demandai six de ces autorisations. J’entrai alors dans beaucoup de détails qu’il serait inutile de répéter ; mais il ne le sera pas d’ajouter que j’ai aujourd’hui plus que jamais de pressants motifs d’insister sur ma demande ; car MM. les Gouverneurs de nos colonies, le clergé et les colons eux mêmes supplient M. le Ministre de la Marine d’envoyer de nouveaux frères pour l’instruction des noirs, libres et esclaves, et votre collègue me presse, à son tour, d’en mettre sur le champ neuf à sa disposition : mais, hélas ! au lieu de neuf il en faut douze, car je viens d’apprendre que trois des frères en exercices, et sur lesquels M. le Ministre comptait, étaient mourants à la fin d’août : or, l’hivernage commençait à peine ! C’est donc pour un motif bien grave d’intérêt publique que je réclame auprès de votre Excellence la délivrance la plus prompte possible des six autorisations dont j’ai parlé plus haut, et qu’elle m’avait déjà fait espérer d’obtenir. Je n’attends que cela pour désigner à M. le Ministre de la Marine les douze frères qui devront s’embarquer prochainement à Brest, sur les navires de l’État, pour se rendre à leurs destinations respectives, savoir, deux au Sénégal, deux à Cayenne et huit aux Antilles20.

  • 21 AFIC n° 253 et 248, lettres du 15 juillet et du 24 octobre 1845 du ministre de la Marine Mackau au (...)

11Cette fois-ci, contrairement à sa décision de 1838, Salvandy refusera d’accorder les autorisations provisoires ; cela, malgré les demandes pressantes du ministre de la Marine. Le baron de Mackau écrit en effet le 15 juillet 1845 à son collègue de l’Instruction publique : « Vous n’ignorez pas les services que l’institut de Ploërmel rend, depuis plusieurs années, dans nos colonies où la nouvelle loi sur le régime des esclaves va rendre leur coopération encore plus active et plus efficace. Je verrai donc avec beaucoup d’intérêt qu’il vous soit possible d’accorder à Monsieur de La Mennais, dans cette circonstance comme dans toute autre, les facilités qui dépendent de votre Département ». Le 24 octobre, le ministre de la Marine intervient une nouvelle fois : « Permettez-moi de recommander de nouveau à votre attention cette demande que M. de La Mennais vous a rappelée le 2 de ce mois par un mémoire dont je joins ici la copie, à raison de l’extrême urgence des envois coloniaux21 ». Si en 1845 l’abbé de la Mennais se voit donc refuser sa demande, il reste qu’il aura bénéficié, à plusieurs reprises, d’autorisations et de subventions exceptionnelles. Ainsi, loin de se révéler un handicap, le départ des frères pour les colonies aura su être utilisé par le supérieur au bénéfice de son institut.

L’école libre de Loudéac

  • 22 . Les fondateurs d’une école primaire gratuite étaient tenus de garantir la gratuité pendant cinq (...)
  • 23 « Toute personne ou association qui aura fondé une École, ou qui l’entretiendrait par charité pour (...)
  • 24 Les différents courriers concernant l’affaire de Loudéac sont cités intégralement dans Symphorien- (...)

12À Loudéac (Côtes d’Armor), l’abbé Lemercier et sa mère s’étaient engagés, par acte notarié, à fonder une école primaire gratuite dans leur commune et désiraient en confier la direction à un Frère de l’Instruction chrétienne. Pour aider au fonctionnement de cette école gratuite, Jean-Marie de Lamennais avait accepté d’abandonner, pendant cinq ans22, le traitement du frère ; les fondateurs se chargeant de fournir le logement et de veiller à l’entretien de l’instituteur et de l’école. Cet accord conclu, l’abbé Lemercier présentait alors au comité d’arrondissement une déclaration d’ouverture et les renseignements (certificat de bonne vie et mœurs et brevet de capacité) concernant l’instituteur choisi ; il s’appuyait pour cela sur l’article 18 de l’ordonnance du 29 février 181623. Sa lettre se terminait par l’évocation du rôle du comité d’arrondissement fixé par l’ordonnance : « La tâche du comité est des plus faciles, puisqu’aux termes de l’ordonnance il n’a qu’à se prononcer sur la conduite d’un homme qui présente un certificat de bonne vie et mœurs délivré par le maire de sa commune24 ». La remarque de l’abbé Lemercier était d’autant plus maladroite qu’elle ne pouvait que heurter la susceptibilité d’un comité d’arrondissement soucieux de ses prérogatives et, de plus, hostile à la création d’une école gratuite privée, concurrente de l’école communale publique. Et de fait, dans sa délibération du 24 novembre 1831, le comité d’arrondissement, présidé par le sous préfet de Loudéac, va opposer une fin de non recevoir à la demande de l’abbé Lemercier, prétextant qu’elle n’est pas présentée dans la forme légale. Déconcerté par la réponse du comité, l’abbé Lemercier se tourne alors vers Jean-Marie de la Mennais et lui demande de se charger de l’affaire. Celui ci, davantage rompu aux subtilités des négociations, tente de désamorcer le conflit en écrivant, le 5 décembre 1831, au sous préfet pour expliquer la démarche suivie et rappeler que l’unique question est de savoir si le comité a quelque chose à objecter sur la conduite de l’instituteur : « des affaires semblables se sont déjà présentées ailleurs, conclut le supérieur, et nulle part on n’a révoqué en doute le droit qu’a un individu ou une association de fonder des écoles gratuites : j’espère n’être pas moins heureux à Loudéac, dans ces temps ci surtout où le gouvernement manifeste l’intention de favoriser par tous les moyens l’établissement des écoles primaires et la libre concurrence des maîtres ».

  • 25 « Toute demande à fin d’obtenir l’autorisation spéciale d’exercer les fonctions d’instituteur prim (...)

13Bien loin de vouloir entamer une discussion sur la politique gouvernementale en matière d’éducation, le sous préfet, dans sa réponse du 9 décembre, souligne que le rôle du comité est désormais défini, et élargi, par l’article 11 de l’ordonnance du 21 avril 182825 qui modifie celle de 1816. Le sous préfet exprime alors le souhait que la demande d’autorisation soit établie par une lettre expresse ; exigence à laquelle Jean-Marie de la Mennais ne manque d’ailleurs pas de se conformer. Dans sa réponse du 13 décembre, il assure au sous préfet qu’il n’a jamais eu l’intention de « contester au comité aucune de ses attributions légales » ni de s’écarter en rien « des formes prescrites » et fait remarquer au passage que l’article 11 de l’ordonnance de 1828, qui établit la démarche administrative à suivre, précise plutôt qu’il ne modifie la loi de 1816. À sa lettre, Jean-Marie de la Mennais joint l’acte suivant qui, par l’accumulation en une seule phrase de tous les termes exigés pour répondre à « la forme prescrite », ne semble pas dénué d’ironie :

  • 26 Lettre du 13 décembre 1831 adressée à Messieurs les Membres du Comité d’instruction primaire de Lo (...)

M. l’abbé Lemercier et Madame sa mère ayant fondé par acte authentique une école primaire gratuite à Loudéac, conformément à l’article 18 de l’ordonnance du 29 février 1816, et ayant présenté pour la tenir le sieur Louis Bourel, né à Plérin le 15 février 1806, frère de l’Instruction chrétienne, muni d’un certificat de capacité, en date du 18 novembre 1828, et d’un certificat de moralité délivré par M. le Maire de Fougères, je fais la demande, par le présent acte, à M. le Recteur de l’académie de Rennes, de l’autorisation spéciale d’enseigner à Loudéac, pour le dit sieur Bourel, et j’ai l’honneur de vous soumettre cette demande, suivant la forme prescrite par l’article 11 de l’ordonnance du 21 avril 1828, afin que vous vouliez bien l’examiner et la transmettre ensuite à M. le Recteur de l’académie, avec votre avis, après avoir pris tous les renseignements nécessaires sur la conduite religieuse et morale du sieur Bourel26.

14La demande d’autorisation pour l’instituteur étant faite dans les règles, le comité va dès lors chercher un autre prétexte pour refuser l’ouverture de l’école. Des dons avaient été recueillis dans la commune par l’abbé Lemercier pour faire face aux premiers frais d’établissement de l’école : le comité invoque alors ce qu’il regarde comme une quête illégale pour affirmer que les fondateurs n’ont pas de moyens légitimes pour entretenir l’école. Dans sa délibération, le comité motive par conséquent son refus en déclarant que l’école primaire « ne pourrait être soutenue qu’à l’aide de contributions levées illégalement sur la commune ». Constatant qu’il ne peut pas traiter avec le comité d’arrondissement, opposé a priori à l’ouverture de l’école, Jean-Marie de la Mennais s’adresse, le 24 décembre 1831, au recteur d’Académie de Rennes pour lui exposer les faits et lui montrer l’inanité de l’argumentation du comité : « Est ce que les dons, observe t-il, sollicités de la charité des fidèles empêcheraient l’école à laquelle ils seraient appliqués d’être fondée par charité et d’être gratuite pour les enfants qui la fréquenteraient ? ». De plus, le supérieur souligne que les dons volontaires sont parfaitement légaux et que lui-même, « libre de faire cette espèce d’aumône », s’engage à ne pas réclamer le traitement de l’instituteur pendant cinq ans. Dans sa conclusion, il s’interroge sur les droits et devoirs du comité et interroge le recteur d’Académie Legrand sur la marche à suivre pour faire aboutir le projet et hâter écrit-il « la conclusion de cette affaire à laquelle je prends d’autant plus d’intérêt qu’elle éprouve des difficultés plus inattendues et très extraordinaires assurément ».

  • 27 Le 24 octobre 1831, le ministre de l’Instruction publique Montalivet déposait devant l’Assembée un (...)

15Les difficultés inattendues et les rebondissements extraordinaires sont cependant loin d’être terminés. Dans un premier échange de courrier, le recteur allègue d’abord qu’un manque d’informations l’empêche de pouvoir se prononcer et Jean-Marie de la Mennais doit le prier de demander officiellement au sous préfet la communication de toutes les pièces du dossier. Enfin, le 10 janvier 1832, le recteur d’Académie déclare au supérieur qu’après avoir étudié les éléments de la demande, il se range aux conclusions du comité d’arrondissement. Pressé par l’abbé de la Mennais de donner un avis motivé sur ce refus, il confirme alors au supérieur, dans une lettre du 16 janvier, que l’abbé Lemercier ne semble pas présenter une garantie suffisante pour faire fonctionner gratuitement l’école et ajoute, avec une certaine mauvaise foi : « Il s’agit au fond de savoir si, pour jouir des droits conférés au fondateur d’une école, il suffit de se donner ce titre par acte notarié ». La réponse de l’abbé de la Mennais ne se fait pas attendre ; trois jours plus tard, le 19 janvier, il réplique vivement et fermement à tous les arguments évoqués par le comité, garantit le fonctionnement de l’établissement en engageant ses biens immeubles comme caution, et demande que l’affaire soit portée à la connaissance du ministre de l’Instruction publique car, souligne til : « loin d’entraver le zèle de ceux qui s’occupent avec quelque succès de propager l’instruction primaire en Bretagne, il l’encouragera, j’en suis persuadé, et sa décision sera d’accord avec le projet de loi qu’il a présenté aux chambres27 ».

  • 28 Art. 10 : « Le supérieur de la Congrégation se réserve, dans tous les cas, le droit de donner aux (...)
  • 29 Lettre du 2 mai 1832 au recteur d’Académie, Symphorien-Auguste, op. cit., t. V, p. 26. Cette secon (...)

16Le fait de se porter caution ne semble cependant pas totalement satisfaire l’abbé de la Mennais : deux mois plus tard, le 17 mars 1832, après avoir l’avoir soumis à l’approbation du recteur d’Académie, il va présenter un acte de fondation notarié par lequel il s’engage à entretenir par charité, pendant cinq ans, une école gratuite de garçons à Loudéac. Il déclare ainsi prendre à sa charge personnelle l’entretien et la nourriture du maître, les frais de la classe et tout autre dépense relative à l’école sans exiger de rétribution des enfants, « ni sans rien demander à qui que ce soit ». Désormais, devant les autorités administratives, Jeann Marie de la Mennais peut se prévaloir d’être le véritable fondateur de l’école libre de Loudéac ; à ce titre, et reprenant la procédure au départ, il prie le recteur d’Académie de lui accorder une autorisation spéciale d’enseigner pour l’instituteur choisi. Un mois plus tard, il réitère sa demande et le recteur Legrand lui répond enfin que l’autorisation doit être sollicitée par le frère lui-même au comité d’arrondissement et joint à sa lettre « quelques exemplaires du modèle de la demande que chaque sujet doit présenter et qui doit être remise à M. le Président pour être ensuite revêtue de l’avis du comité ». Le 2 mai 1832, dans une première lettre, Jean-Marie de la Mennais va d’abord réagir à cette nouvelle exigence du rectorat ; il reconnaît, non sans humour, que le modèle d’autorisation est sans doute « très propre à faciliter le travail des comités » mais précise toutefois au recteur : « Je l’adopterai volontiers, avec cette différence seulement que je ferai moi-même la demande pour le frère ». Il explique en effet que les Frères de l’Instruction chrétienne ne sont pas des « instituteurs primaires libres » mais bien des « religieux qui obéissent à leur supérieur » et, faisant référence à l’article 10 des statuts28, ajoute que « ce serait changer le caractère essentiel de l’association dont ils sont membres, que de leur supposer le droit ou la volonté de se placer eux mêmes ». De même, il indique au recteur que les frères ne peuvent répondre aux questions du comité attendu « qu’ils n’ont jamais à s’occuper des affaires temporelles de leur école » et termine en précisant que si les frères devaient se charger eux mêmes des problèmes administratifs de leurs mutations, leurs écoles s’en trouveraient désorganisées. De plus, comme la demande d’autorisation semble retourner à son point de départ, dans une deuxième lettre, l’abbé de la Mennais va s’attaquer au fond du problème : il rappelle au recteur que l’ordonnance de 1816 lui donne le droit de présenter l’instituteur de son choix et lui demande s’il reconnaît « oui ou non » la validité de l’acte de fondation qu’il a entre les mains depuis près de deux mois. Au delà des tracasseries de l’administration, Jean-Marie de la Mennais va situer l’enjeu du problème : « Cette affaire est très grave, écrit il, puisqu’au fond il s’agit de savoir s’il est encore possible d’établir des écoles gratuites, c’est-à dire si l’enseignement primaire sera moins libre sous la charte de 1830 qu’il ne l’était auparavant29 ».

17« Je vous prie de me permettre de vous recommander de nouveau cette petite affaire », lance Jean-Marie de la Mennais au sous-préfet de Loudéac en terminant une de ses nombreuses lettres de relance pour faire avancer le dossier. En fait, l’autorisation ne sera délivrée qu’au mois d’octobre 1832 par le comité d’arrondissement de Loudéac. Preuve de la ténacité et de la pugnacité du supérieur des Frères de l’Instruction chrétienne, il lui aura donc fallu négocier pendant plus d’un an et envoyer près d’une vingtaine de lettres pour que l’école primaire gratuite puisse enfin ouvrir ses portes. En septembre 1832, dans un rapport adressé au député du Morbihan, le baron de Sivry, pour qu’il intervienne auprès du ministre de l’Instruction publique en faveur de l’institut, Jean-Marie de la Mennais évoque l’affaire de l’école de Loudéac et, plus généralement, les problèmes rencontrés avec l’Université :

  • 30 AFIC 10107, lettre au baron de Sivry, député du Morbihan, fin septembre-octobre 1832 (voir l’extra (...)

4. La marche de l’Université n’est ni moins fausse, ni moins funeste : je ne puis raconter ici toutes les tracasseries et toutes les misères de cette administration de convent. D’abord, elle a montré une espèce d’impartialité ; mais, depuis qu’elle a une école normale sous sa direction, elle est jalouse de placer ses maîtres, et elle multiplie les difficultés de tous genres pour écarter les maîtres rivaux. Comme les siens ne réussissent presque nulle part, elle prend les autres en haine, attribuant à ceux-ci son deffaut de succès. Sous les prétextes les plus frivoles, et sans que nous ayons aucun moyen légal de l’empêcher, elle suspend nos écoles et disperse nos enfans ; ses informations, ses jugemens, tout est secret […].
J’ai fondé, à Loudéac, une école gratuite, dans le mois de novembre 1831 ; l’autorisation était de droit, d’après les ordonnances actuellement en vigueur, et pourtant, je ne l’ai pas encore obtenue, à la fin de septembre 1832. Y a t il une raison quelconque de remplacer un frère sur le champ ? Cela devient impossible, à moins de l’exposer à être traduit en police correctionnelle, car, il faut que le frère qui succède à l’autre soit préalablement autorisé, et cette autorisation n’arrive qu’au bout de plusieurs mois, ou n’arrive point du tout. Nous sommes donc menacés, à chaque instant, d’une Saint-Barthélemy d’écoles […].
En un mot, dans l’absence de toute loi, nous sommes livrés sans défense aux caprices des comités cantonaux, la plupart mal composés, et aux volontés souveraines de l’académie qui, ainsi que je l’ai fait remarquer, saisit avec empressement toutes les occasions de nuire à des établissements qui ont le tort de valoir mieux que les siens, ou, du moins, de paraître tels à la plupart des pères de famille.
À cela, quel remède ? L’exécution franche de la Charte, la liberté !30.

Brouillon autographe de Jean-Marie de la Mennais (lettre de 1832 au baron de Sivry)

Brouillon autographe de Jean-Marie de la Mennais (lettre de 1832 au baron de Sivry)

18Maire, sous-préfet, préfet, recteur d’Académie, ministre de l’Instruction publique ou de la Marine et des Colonies… quel que soit l’interlocuteur, lorsqu’il estime être dans son droit et que les intérêts de son institut semblent menacés, l’abbé de la Mennais engage donc systématiquement avec son contradicteur une correspondance suivie pour défendre et faire prévaloir son point de vue. Sans jamais céder, conscient que sa congrégation fait œuvre d’utilité publique aussi bien en Bretagne que dans les colonies françaises, il n’hésite pas à traiter directement avec le ministre de l’Instruction publique en place pour lever les obstacles et faire aboutir une revendication ou résoudre un problème local. En 1843, Ambroise Rendu écrit ainsi au supérieur à propos de ses démêlés avec les représentants des autorités locales :

  • 31 AFIC 106.04.015, lettre du 9 mars 1843 d’Ambroise Rendu à l’abbé de la Mennais.

Je vous dirais volontiers comme Achille à Agamemnon : Ne ferez vous point taire un bruit qui vous offense ?
On assure que vous persévérez à chercher de toutes les manières à échapper aux règlements universitaires… qu’on a toutes les peines du monde à vous soumettre, vous et votre institut, à ce droit commun, sous la protection duquel tout doit vivre et tout doit prospérer.
Aimez, recherchez la légalité universitaire. Elle sera votre appui, votre bouclier ; et puis, il faut bien prêcher d’exemple, quand on prêche la soumission à l’autorité31.

  • 32 AFIC L106D004, lettre du 23 janvier 1843 au ministre Villemain.

19Vaine adjuration qu’adresse le conseiller Rendu, grand commis de l’Université et homme de règlements, au supérieur de la Mennais, administrateur d’une congrégation en constante expansion et homme d’action. Et de fait, pour celui-ci, en aucun cas un règlement ne peut freiner l’action ou alors doit être modifié, comme il l’exprime dans une lettre de 1843 au ministre de l’Instruction publique Villemain : « Si l’Université n’a pas le droit de changer ce qui est l’article de la loi, elle a bien le droit, du moins, de modifier ses propres règlements, comme elle le juge à propos, et par des motifs de haute convenance. Cela est évident32 ».

Notes

1 Sur le procès de l’école libre de Paris et ses débats autour de l’article 69 de la Charte de 1830, cf. Pierre Perrin, Félicité, Jean Marie de la Mennais et l’Université, leurs idées pédagogiques pour la défense de la liberté de l’enseignement, de 1806 à 1860, thèse à Brest, mai 1998, p. 352 à 368.

2 L’article 5 de la loi stipulait : « Sont incapables de tenir École : 1- Les condamnés à des peines afflictives ou infamantes ; 2- Les condamnés pour vol, escroquerie, banqueroute, abus de confiance ou attentat aux mœurs, et les individus qui auront été privés par jugement de tout ou partie des droits de famille… 3- Les individus interdits en exécution de l’article 7 de la présente loi ». (c’est-à-dire après avoir été traduits devant le tribunal pour cause d’inconduite ou d’immoralité).

3 AFIC L103D033, lettre du 10 avril 1836 à M. Lamotte.

4 AFICL103E063, lettre du 7 décembre 1836 à Guizot.

5 AFIC L104A026, lettre du 27 janvier 1837 du ministre Guizot à Jean-Marie de la Mennais.

6 Article 28 de l’ordonnance du 16 juillet 1833, Ordonnance pour l’exécution de la loi du 28 juin 1833 sur l’instruction primaire.

7 La loi Guizot du 28 juin 1833 restait silencieuse sur la fondation des pensionnats primaires ; l’abbé de la Mennais avait donc considéré que ceux ci relevaient de la réglementation des écoles libres, non soumises aux autorisations des comités locaux et d’arrondissements et de l’Académie. À l’inverse, le recteur d’Académie Dufilhol décidait, le 24 septembre 1839, la fermeture du pensionnat de Morlaix jusqu’à l’obtention, par le supérieur, de toutes les autorisations administratives.

8 Le 16 janvier 1840, l’abbé de la Mennais écrivait à l’abbé Ruault au sujet du recteur : « Ma conférence avec le Recteur de l’Académie a été aigre-douce, mais cependant plus douce qu’aigre… Il a écrit à Monsieur Rendu qu’en moi il admirait l’apôtre, ce sont ses expressions, mais qu’il n’aimait pas le procureur : il y a donc eu correspondance entre eux à mon sujet : je pris la chose en riant ; et il finit par me dire des choses qui seraient fort aimables si elles étaient sincères ! » Quatre ans plus tard, le 22 février 1844, il écrira au sujet du même : « Le Recteur Dufilhol n’est pas seulement un impie, mais c’est un infâme. Les détails ne peuvent s’écrire : ils sont trop hideux ». AFIC n° 4424 (46A94) et n° 4467 (46A136).

9 AN F17 12474, lettre du 27 janvier 1840 du recteur d’Académie Dufilhol au ministre de l’Instruction publique Villemain.

10 AFIC 106.01.38, lettre du 20 juin 1841, de Jean-Marie de la Mennais au ministre Villemain.

11 Jean-Marie de la Mennais dresse le bilan de cette entrevue dans une lettre adressée à l’abbé Ruault le 22 juin 1841 (AFIC n° 4440, 46A110).

12 Lettre du 30 juin 1841 du ministre au supérieur, Symphorien-Auguste, op. cit., t. V, p. 311.

13 AFIC n° 4448 (46A123), lettre du 25 avril 1842.

14 Le 5 octobre 1837, le ministre Salvandy écrivait au supérieur qu’il avait donné la consigne au recteur d’Académie et aux préfets de faciliter l’obtention des autorisations provisoires : « Je recommande à ces fonctionnaires, précisait le ministre, de veiller à ce qu’en cas de remplacement des chefs d’écoles en mission, et dans des circonstances diverses auxquelles les mutations de ce genre pourront donner lieu, les comités d’arrondissement accordent et prolongent facilement des autorisations provisoires aux frères de l’Instruction chrétienne. Je ne doute pas qu’à raison du service essentiel que votre institut va rendre à l’État, les comités ne reconnaissent toute l’opportunité de cette mesure et qu’ils ne s’empressent de l’adopter ». (AFIC 104.02.009) Le recteur Dufilhol fait sans doute allusion à cette dernière promesse que l’abbé de la Mennais rappelle à maintes reprises dans ses courriers.

15 Avis relatif à la concession des autorisations provisoires, du 27 août 1833.

16 AFIC L104D002, lettre du 11 juillet 1838 à Salvandy.

17 En 1838, l’institut possédait 174 écoles, dont 45 irrégulières.

18 AFIC 105.03.031, lettre du 16 décembre 1839 de Rendu à l’abbé de la Mennais.

19 AFIC L105D034, lettre du 15 mars 1840 à Victor Cousin.

20 AFIC L107D020, lettre du 2 octobre 1845 au ministre Salvandy.

21 AFIC n° 253 et 248, lettres du 15 juillet et du 24 octobre 1845 du ministre de la Marine Mackau au ministre de l’Instruction publique Salvandy.

22 . Les fondateurs d’une école primaire gratuite étaient tenus de garantir la gratuité pendant cinq ans et n’avaient pas alors à solliciter l’avis du comité d’arrondissement quant à la nécessité de l’école.

23 « Toute personne ou association qui aura fondé une École, ou qui l’entretiendrait par charité pourra présenter l’instituteur ; pourvu qu’il soit muni d’un certificat de capacité, et que le Comité cantonal n’ait rien à objecter sur sa conduite, il recevra l’autorisation du Recteur ».

24 Les différents courriers concernant l’affaire de Loudéac sont cités intégralement dans Symphorien-Auguste, op. cit., t. V, p. 7 à 32. Nous ne donnerons donc pas systématiquement les références.

25 « Toute demande à fin d’obtenir l’autorisation spéciale d’exercer les fonctions d’instituteur primaire dans une commune sera soumise au Comité dans la circonscription duquel se trouve la commune. Le Comité recueillera les renseignements nécessaires sur sa conduite religieuse et morale, depuis l’époque où il aura obtenu le brevet de capacité. Il donnera son avis motivé et le transmettra au Recteur, qui accordera ou refusera l’autorisation ».

26 Lettre du 13 décembre 1831 adressée à Messieurs les Membres du Comité d’instruction primaire de Loudéac, Symphorien-Auguste, op. cit., t. V, p. 12-13.

27 Le 24 octobre 1831, le ministre de l’Instruction publique Montalivet déposait devant l’Assembée un projet loi qui consacrait la liberté de l’enseignement primaire par la suppression de l’autorisation universitaire pour les écoles payantes : tout individu, titulaire du brevet de capacité et d’un certificat de moralité pouvait fonder une école et enseigner.

28 Art. 10 : « Le supérieur de la Congrégation se réserve, dans tous les cas, le droit de donner aux Frères de nouvelles obédiences… ». Cf. texte en annexe I.

29 Lettre du 2 mai 1832 au recteur d’Académie, Symphorien-Auguste, op. cit., t. V, p. 26. Cette seconde lettre, jointe à la première, commençait ainsi : « Je crois devoir faire une réponse à part à l’article de la vôtre du 30 avril, relatif à ma demande d’une autorisation spéciale d’enseigner à Loudéac pour le sieur Louis Borel… »

30 AFIC 10107, lettre au baron de Sivry, député du Morbihan, fin septembre-octobre 1832 (voir l’extrait du brouillon autographe p. 175).

31 AFIC 106.04.015, lettre du 9 mars 1843 d’Ambroise Rendu à l’abbé de la Mennais.

32 AFIC L106D004, lettre du 23 janvier 1843 au ministre Villemain.

Table des illustrations

Titre Brouillon autographe de Jean-Marie de la Mennais (lettre de 1832 au baron de Sivry)
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