Les idées pédagogiques de Jean-Marie de la Mennais
|Deuxième partie. Former des prêtres, éduquer les filles, catéchiser les esclaves
Chapitre II. L’éducation des filles
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FranceTexte intégral
- 1 F. Lamennais, Sur l’Éducation des filles, dans Mélanges religieux et philosophiques, t. III, p. 18 (...)
- 2 Fr. et Cl. Lelièvre, Histoire de la scolarisation des filles, Paris, 1991, p. 3637.
- 3 J.-M. de la Mennais, Sur l’Éducation religieuse, op. cit., p. 16 et 17.
1« Si quelque chose est, par sa nature, indépendant de l’administration, c’est sans doute l’éducation des filles, destinées à une vie de retraite, et uniquement occupées des soins de la famille », écrit Félicité Lamennais en 1819, dans un article intitulé Sur l’Éducation des filles. « Tous les peuples ont senti cette vérité », affirme Lamennais, et il poursuit : « En France, même pendant les années les plus désastreuses de la révolution, personne n’imagina qu’il fût possible de renverser à ce point les notions de bon sens et de l’expérience ; l’éducation des filles resta libre, et on respecta cet ordre lorsque tout ordre était violé1 ». En fait, les différentes assemblées révolutionnaires vont s’interroger sur le genre d’instruction à donner aux femmes et sur le rôle qu’elles doivent jouer dans l’apprentissage de la citoyenneté : En toute femme, précisent Françoise et Claude Lelièvre, on voit d’abord une mère virtuelle, confinée à l’espace privé ; alors qu’en tout homme on perçoit d’abord un citoyen de plein exercice, voué à l’espace public. Même s’il ne convient pas que les femmes aient un rôle politique direct sur la place publique, elles peuvent en exercer un de fait dans l’enceinte privée de la famille (en tant qu’éducatrices de jeunes enfants)2. Éduquer ces futures éducatrices en leur donnant une croyance et des règles de conduites religieuses pour s’opposer « aux progrès de la dépravation populaire » et en faire des mères catholiques, tel est donc l’enjeu de l’instruction des filles pour Jean-Marie de la Mennais. Il faut alors lutter pour que l’éducation des filles échappe à l’influence des écoles publiques : « Pères et mères, écrit-il en 1834, vous qui mettez au rang de vos premiers devoirs celui de procurer le bonheur et le salut de vos enfants par une éducation chrétienne […] nous appelons avec sécurité toute votre confiance, pour vos filles, sur les communautés religieuses3 ». Et l’abbé de la Mennais parle en connaissance de cause… dès 1818, il a fondé une congrégation religieuse enseignante : les Filles de la Providence de Saint-Brieuc.
La législation scolaire néglige l’enseignement féminin
- 4 Cité par Françoise Mayeur, L’Éducation des Filles en France au xixe siècle, Paris, 1979, p. 30.
- 5 Cité par Fr. et Cl. Lelièvre, op. cit., p. 45.
2En 1793, Condorcet, l’une des rares figures révolutionnaires à prendre position pour une égalité d’instruction entre l’homme et la femme, peut affirmer à la fois que l’instruction doit être la même pour les femmes et les hommes et, en corollaire, justifier sa proposition en évoquant les quatre arguments suivants : 1. Pour qu’elles puissent surveiller celle de leurs enfants […] 2. Parce que le défaut d’instruction des femmes introduirait dans les familles une inégalité contraire à leur bonheur […] 3. Parce que c’est un moyen de faire conserver aux hommes les connaissances qu’ils ont acquises dans leur jeunesse […] 4. Parce que les femmes ont le même droit que les hommes à l’instruction publique4. Ainsi, le droit des femmes à l’éducation est donc posé, mais seulement après qu’ait été évoqué le bien de l’enfant, de la famille et de l’homme. Lors de la présentation de son projet de loi, en octobre 1795, Daunou renonce même à ce que l’instruction des filles relève de l’enseignement primaire public en la renvoyant au domaine privé : l’éducation des filles est réservée aux soins domestiques des parents et aux établissements libres et particuliers5. Finalement, la loi Daunou du 3 brumaire An IV (25 octobre 1795), dernière loi scolaire de la période révolutionnaire, maintiendra l’instruction primaire publique pour les filles au nom d’un principe de réalité : pour former des citoyens vertueux, il faut commencer par donner une éducation républicaine aux filles, futures mères et premières éducatrices de l’enfant.
- 6 « Les institutrices d’Écoles de filles, appartenant à une Congrégation légalement reconnue, et don (...)
3L’Université impériale, quant à elle, se désintéresse, nous l’avons vu, de l’enseignement primaire et en l’occurrence de l’enseignement féminin dont elle va laisser la charge et l’organisation aux congrégations enseignantes. De même, sous la Restauration, l’ordonnance du 29 février 1816, qui organise l’ensemble de l’enseignement primaire oublie d’évoquer l’enseignement féminin ; il faudra attendre la circulaire du 3 juin 1819 du ministre de l’Intérieur aux préfets et surtout l’ordonnance du 3 avril 1820 pour que soient appliquées aux écoles de filles les dispositions de la loi de 1816. Toutefois, leur surveillance est confiée aux préfets et non pas à la Commission de l’Instruction publique qui a pourtant la charge d’établir les règlements généraux, les méthodes et les manuels de l’enseignement primaire : signe du peu d’intérêt que l’on accorde à l’enseignement féminin. L’ordonnance de 1820 définit également la situation des congrégations religieuses et exempte leurs institutrices de l’obligation du brevet6. En 1819, après la parution de la circulaire du ministre de l’Intérieur, Félicité Lamennais va s’élever contre l’obligation du brevet pour les institutrices laïques dans son article Sur l’Éducation des filles. Considérant cet examen comme une vexation inutile imposée à des filles charitables, et tournant en ridicule les matières du programme, Lamennais dénonce le danger que représente le brevet pour la pérennité des petites écoles privées ; leurs institutrices pourraient bien refuser cette obligation et « abandonner en gémissant » une œuvre devenue impraticable :
- 7 F. Lamennais, Sur l’Éducation des filles, op. cit., p. 181, 182 et 183.
Il faudra que de jeunes personnes, surmontant cette pudeur timide, leur première vertu et celle qui conserve toutes les autres, comparaissent devant des examinateurs chargés de vérifier si elles possèdent les qualités nécessaires pour enseigner les enfans de leur sexe. Je doute qu’on ait jamais imaginé rien de plus absurde et de plus indécent. Représentez-vous des hommes graves faisant lire, écrire, coudre et tricoter une pauvre maîtresse d’école, et dressant procès-verbal de cet important examen. Comment n’a-t-on pas été frappé de cet excès de ridicule ? et où trouvera-t-on des gens assez imbéciles pour consentir à jouer un rôle dans cette sotte comédie ?
Mais le ridicule n’est ici que le moindre inconvénient. Le résultat des ordres donnés par M. le ministre de l’Intérieur sera d’enlever aux pauvres, principalement dans les petites villes et dans les campagnes, l’unique ressource qu’ils aient pour l’éducation de leurs filles ; car on ne se dévoue guère à cette fonction pénible que par un sentiment de charité […]
Voulez vous priver le peuple des avantages qu’il retire de ces touchantes institutions ; voulez vous que bientôt il n’en demeure pas de trace, il ne vous faudra pas pour cela de grands efforts ; pressez seulement l’exécution des ordres adressés aux préfets ; cela suffira, sans aucun doute. Lorsqu’il ne sera plus permis de venir au secours de l’enfance délaissée, à moins de subir des examens, et d’être muni d’un brevet qui constate qu’on vous a jugé capable d’exercer la charité, les pieuses personnes qui, jusqu’à présent, s’étaient crues assez autorisées à ce noble dévoûment par les préceptes de l’Évangile, abandonneront en gémissant une œuvre devenue impraticable, puisqu’elle les exposerait à de continuelles vexations ou les forcerait de surmonter les plus justes répugnances7.
- 8 Cl. Langlois, Le Catholicisme au féminin, Les congrégations françaises à supérieure générale au xi (...)
- 9 Exposé des motifs du projet de loi présenté à la Chambre des Députés par M. Guizot, séance du 2 ja (...)
4La Restauration, notamment dans les périodes de majorité ultra, favorables au catholicisme, va permettre aux congrégations enseignantes féminines de se développer d’une manière constante : de 1820 à 1829 on compte la création de soixante nouvelles congrégations8. Sous la Monarchie de juillet, avec la loi Guizot du 23 juin 1833, se reproduit curieusement le même processus qu’avec la loi de 1816 : la loi Guizot, qui embrasse l’ensemble de l’organisation de l’enseignement primaire, ne prévoit en effet aucune disposition relative à l’enseignement féminin. Le ministre de l’Instruction publique, dans sa présentation du projet de loi aux députés, se contente d’évoquer rapidement et avec prudence cet aspect de l’enseignement : « Enfin, Messieurs, vous achèverez le système entier de l’instruction primaire en étendant vos soins sur ces Écoles si intéressantes, mais qu’il est si difficile d’organiser, et qu’on ne peut aborder qu’avec une circonspection extrême : nous voulons parler des Écoles primaires de filles. Il est impossible d’imposer à toute commune une École spéciale de filles ; mais toute commune doit être encouragée à en établir une, selon ses ressources et d’après le vœu du Conseil municipal. Il n’y a pas de raison pour que ces Écoles ne soient pas soumises aux mêmes conditions que les autres Écoles primaires ». Après avoir abordé la surveillance des écoles filles par les comités cantonaux, le ministre Guizot concluait : « Nous avouons qu’avant de vous présenter avec quelque confiance rien de spécial en ce genre, nous avons encore besoin des leçons du temps et de l’expérience9 ». Et de fait, c’est exactement trois ans plus tard, avec l’ordonnance du 23 juin 1836, que la législation des écoles primaires est appliquée aux écoles de filles, avec notamment deux degrés d’enseignement (élémentaire et supérieur) et deux matières supplémentaires au programme, le chant et les travaux d’aiguille. Si les institutrices laïques sont tenues de présenter un certificat de bonnes vie et mœurs et surtout, doivent avoir obtenu le brevet de capacité pour enseigner, en revanche, les sœurs, membres d’une congrégation légalement approuvée, bénéficient toujours de la dispense de cet examen, privilège accordé en 1816.
- 10 Chiffres cités par Maurice Gontard, Les Écoles primaires de la France bourgeoise (1833-1875), Toul (...)
- 11 M. Gontard, op. cit., p. 33.
5La Monarchie de juillet favorise donc l’essor des congrégations religieuses et multiplie les autorisations d’associations enseignantes : on en compte 156 de 1835 à 1840 et 138 de 1840 à 184410. Au recrutement difficile d’institutrices laïques, mal rémunérées, isolées, confrontées à un examen ardu, s’oppose ainsi la progression constante des effectifs de religieuses exemptées du brevet de capacité et formées gratuitement dans les noviciats de congrégations bien structurées, riches de dons et de legs : à la fin de la Monarchie, observe M. Gontard, les congréganistes constituaient près de la moitié du personnel féminin11. En 1837, dans un rapport adressé au ministre de l’Instruction publique Salvandy, Jean-Marie de la Mennais présente le rôle actif joué par les congrégations religieuses dans le développement de l’instruction des filles en Bretagne, tout en déplorant l’action des comités d’arrondissements chargés de les inspecter :
- 12 AFIC L104B056, lettre du 13 novembre 1837 adressée au comte de Salvandy.
En général, l’instruction des petites filles de Bretagne était autrefois moins négligée que celle des garçons : maintenant on fait tout pour les garçons, et fort peu de choses pour les filles. Permettez que j’entre dans quelques détails.
Les religieuses de la Charité, de la Sagesse, du Saint-Esprit, etc., dans toutes les paroisses assez heureuses pour en posséder, rassemblaient autour d’elles les filles de l’endroit, et leur donnaient une éducation peu brillante, il est vrai, mais excellente. Dans les paroisses où il n’y avait pas de communauté, de vertueuses et saintes filles, appelées sœurs, faisaient d’humbles écoles dans leurs villages ; elles enseignaient le catéchisme et à lire seulement. Dans les villes, il y avait des pensionnats, et là, l’instruction était un peu plus élevée.
Les choses sont aujourd’hui à peu près dans le même état : cependant l’instruction est meilleure, sans être plus répandue. Les écoles de frères ont beaucoup contribué à améliorer celles des religieuses. […] Ceci est sensible particulièrement dans le département des Côtes-du-Nord, le plus avancé de tous ceux de la Bretagne sous ce rapport.
Ce qui a eu lieu dans ce département aurait lieu partout, si on comprenait bien qu’on ne peut perfectionner que ce qui existe, et qu’avant tout il faut commencer. Rien au monde ne peut arrêter d’une manière plus fâcheuse le progrès de l’instruction des filles que la rigueur avec laquelle on examine les maîtresses : celles-ci humiliées, découragées, se retireront toutes si on agit de la sorte avec elles.
Je ne saurais trop le redire, il faut avoir la patience d’attendre que les choses se développent d’elles-mêmes, et on les étouffe quand on veut hâter trop vite leurs développements12.
6La parenthèse révolutionnaire de 1848 va à nouveau poser le problème du droit des femmes à l’instruction mais sans véritablement faire bouger les mentalités. Ainsi, alors que dans son projet de loi du 30 juin 1848, Carnot propose de rendre l’éducation obligatoire et gratuite pour les filles, à l’inverse, dans sa circulaire du 5 juin 1848 supprimant la lettre d’obédience, le ministre de l’Instruction publique laissait percevoir les limites qu’il fixe à l’instruction féminine : « C’est de l’éducation des filles que dépend en grande partie, le bonheur des familles. C’est à la mère qu’est réservée la sainte mission d’élever l’enfance, de façonner son esprit et son cœur, et de lui assurer ainsi le bienfait de cette éducation première dont la puissante et salutaire influence ne se perd jamais ». De même, un an plus tard, le 18 juin 1849, si le ministre de Falloux reconnaît, dans la présentation de son projet de loi, que l’enseignement des filles est aussi important que l’enseignement des garçons et « qu’instruire une femme, c’est créer une école dans la famille », il se garde bien cependant de réformer l’enseignement féminin :
- 13 AFIC 100.05.003, Réponse au questionnaire de MM. Cochin et Michel, du 16 avril 1849.
7« Il nous a semblé préférable, comme au législateur de 1833, de conserver à cet enseignement un régime spécial. Ces Écoles ont produit presque partout des résultats complètement satisfaisants. Il faut donc se garder de toucher à ce dont on n’a qu’à se louer ». En cela, le ministre de l’Instruction publique semble répondre aux vœux de Jean-Marie de la Mennais qui, interrogé sur l’enseignement des filles par la commission chargée d’élaborer le projet de loi, lance, laconique : « Il doit être absolument libre en France, comme il l’a été partout (en Europe)13 ».
- 14 Fr. Mayeur, op. cit., p. 33.
8La loi du 15 mars 1850, dite loi Falloux, va cependant ouvrir un chapitre sur les Écoles de filles mais cette disposition sera sans réelle portée : elle oblige toute commune de plus 800 habitants à ouvrir une École de filles, seulement « si ses propres ressources lui en fournissent les moyens », maintient la lettre d’obédience pour les religieuses et se garde d’évoquer le traitement des institutrices communales. Avec la loi Falloux, et jusqu’en 1859, date qui marque la rupture entre l’Empire et les catholiques avec le début des guerres d’Italie, les congrégations enseignantes féminines vont donc pouvoir exercer un véritable monopole sur l’instruction primaire des filles. Ainsi, si la législation scolaire, traduisant un manque de volonté politique, néglige l’enseignement primaire féminin et laisse les congrégations féminines s’emparer de celui-ci, l’Église, au contraire, considérant les filles comme des mères virtuelles, s’attache à les éduquer pour leur donner les principes de religion et de morale qui feront d’elles de futures éducatrices catholiques. « Toute femme est une école et c’est d’elle que les générations reçoivent vraiment leur croyance » déclare Michelet à propos de l’instruction des filles. C’est cette pensée, observe Fr. Mayeur, qui dominera le xixe siècle lorsqu’il s’agira d’éducation féminine. Les libéraux, comme les cléricaux s’accorderont au moins à y voir l’enjeu de la société future. L’avenir, pour eux, appartenait bien à ceux qui s’empareraient de l’éducation féminine14.
La congrégation des Filles de la Providence de Saint-Brieuc
- 15 A. Laveille, op. cit., t. I, p. 292-293. Laveille relate l’élaboration et le développement de l’in (...)
- 16 Il s’agit de Marie-Anne Cartel, la fille du médecin de l’hôpital, élue présidente en 1816 d’une co (...)
9Jean-Marie de la Mennais était d’autant plus persuadé de l’influence et de l’action des congrégations religieuses dans le développement de l’enseignement primaire féminin que lui-même avait créé une association religieuse enseignante à Saint-Brieuc : les Filles de la Providence. Directeur spirituel des Filles du Cœur de Marie de Saint-Servan de 1812 à 1814, l’abbé de la Mennais avait en effet cherché à organiser à Saint-Brieuc le même type de société, à la fois spirituelle et charitable. « À Saint-Brieuc, écrit Laveille évoquant la genèse de cette fondation, le grand vicaire ne pouvait sortir sans rencontrer de misérables troupeaux d’enfants déguenillées, que le vice guettait peut-être au détour des rues. Ce spectacle le navrait. Mais comment sauver ces enfants ? […] Pendant que M. de la Mennais songeait à soulager ces misères, la même pensée de zèle hantait, à son insu, quelques pieuses filles de Saint-Brieuc15 ». Formant au départ une simple association charitable, ces jeunes filles de la bourgeoisie16, encouragées par l’abbé de la Mennais, accueillent dans un premier temps quelques orphelines, donnent quelques rudiments d’instruction et d’enseignement religieux à une trentaine d’externes et le soir, enseignent à nouveau le catéchisme aux garçons qui doivent passer leur première communion. Après l’ouverture d’un cours de lecture, bientôt la structure grandit et éclate : l’abbé de la Mennais confie alors l’instruction des garçons aux Frères des Écoles chrétiennes, encourage la responsable des orphelines, Julie Bagot, à se consacrer uniquement à cette œuvre et fonde une école en 1818 : La Providence. Dans le même temps, il nomme ses enseignantes Filles de la Providence et leur fait adopter les règles de la Société des Filles du Cœur de Marie ; en 1819, il explique les raisons de son choix à la Mère de Saisseval, la supérieure générale de cette congrégation, invoquant l’urgence des besoins pour justifier le fait qu’il ne l’ait pas informée de sa démarche :
- 17 Archives de la congrégation de la Providence de Saint-Brieuc, lettre du 9 septembre 1819 à Madame (...)
Sachant combien les Filles de Marie font du bien dans les lieux où elles sont établies, j’ai désiré d’en former quelques unes à Saint-Brieuc et j’y suis heureusement parvenu. […] Trois demoiselles du plus grand mérite et d’une vertu éprouvée, Mlles Conan, Cartel et Chapelain, ont prononcé leurs vœux le 15 août dernier ; elles avaient fait leur consécration le 8 décembre 1818 ; j’ai cru avoir le droit comme supérieur diocésain de recevoir leurs engagements, sauf à vous en rendre compte à la première occasion favorable ; et des raisons très fortes m’ont déterminé à abréger de quelques mois le temps du noviciat. Il s’agissait d’organiser de suite une maison d’éducation pour les jeunes filles : il était essentiel par conséquent d’avoir des personnes sur lesquelles on pût compter et capables de bien conduire une œuvre si importante. […] Mlle Conan, Supérieure et trois autres de ses filles logent dans la maison à laquelle j’ai donné le nom de la Providence. Sept demoiselles se disposent à entrer prochainement dans la même Société17.
10La petite communauté prospère donc rapidement et en 1819, l’école compte déjà sept classes : trois de lecture, deux d’écriture, une de broderie et autres ouvrages de mains et une de couture, précise Jean-Marie de la Mennais à Madame de Saisseval et il rajoute : en tout, nous avons quatre cents enfants externes qui reçoivent gratuitement une éducation chrétienne.
11L’école est en effet soutenue par un riche négociant de Saint-Brieuc, M. Sébert ; « un excellent laïc, explique l’abbé de la Mennais, qui a mis à disposition des fonds suffisants pour que les choses puissent aller ainsi ». La gratuité de l’enseignement peut d’ailleurs, en partie, expliquer le succès croissant et rapide de l’établissement ; l’année suivante, l’abbé de la Mennais se voit même dans l’obligation de racheter une partie de l’ancien couvent des Ursulines de Saint-Brieuc pour installer les classes dans des locaux plus vastes. On peut ainsi se demander si Félicité Lamennais n’avait pas à l’esprit l’exemple de la fondation de l’école des Filles de la Providence, lorsqu’en 1819, il évoque la création de ce genre d’établissement dans son article Sur l’Éducation des filles :
- 18 F. Lamennais, Sur l’Éducation des filles, op. cit., p. 182.
Nous avons vu nous-même se former plusieurs de ces écoles. Une personne pieuse, émue de l’abandon où languissent les enfans pauvres, les rassemble près d’elle pour leur enseigner la doctrine des devoirs, et prévenir les désordres qu’entraîne, dès cet âge, l’ignorance de la religion. Son zèle est surtout excité par un motif dont les chrétiens peuvent seuls comprendre toute la force, le désir de disposer ces enfans à l’acte le plus solennel et le plus important de leur vie, la première communion. Ce n’est pas l’œuvre d’un jour : aux soins qu’exige l’instruction il faut joindre une surveillance assidue, une attention pleine de patience pour réformer peu à peu les défauts du caractère, les vices naissans, qui flétrissent si vite l’innocence des premières années. Telle est l’éducation chrétienne ; le reste suit de soi-même. L’enfant qui sait lire apprend plus aisément le catéchisme ; de là l’établissement d’une classe de lecture. L’écriture vient après, avec les ouvrages de main : car on s’attache au bien qu’on fait, on cherche à l’étendre, à le prolonger dans l’avenir ; et l’habitude du travail, qui préserve de la misère, préserve aussi de la corruption18.
- 19 Cité par S. Ropartz, op. cit., p. 303. Ropartz écrit qu’il emploie « les textes mêmes du petit liv (...)
12Le 25 mars 1821, Jean-Marie de la Mennais donne leurs premières constitutions aux Filles de la Providence et quatre d’entre elles prononcent les trois vœux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté. Les premiers articles définissent à la fois le nom et le but du nouvel institut et l’on y retrouve l’une des préoccupations éducatives de l’abbé de la Mennais, la sanctification des élèves : « La congrégation porte de le nom de Congrégation des Filles de la Providence, parce que les Sœurs ne se confient qu’en la divine Providence pour le soutien et la propagation de leur institut : elles n’attendent que d’Elle seule le succès de leurs efforts ; Les Filles de la Providence se proposent de travailler à leur propre perfection, en pratiquant les conseils évangéliques, et de contribuer à la sanctification des âmes, en donnant aux enfants une éducation chrétienne19 ». Ainsi, lorsqu’il s’adresse aux sœurs de la Providence, Jean-Marie de la Mennais insiste-t-il, comme il le fait dans ses sermons aux Frères de l’Instruction chrétienne, sur le caractère éminemment religieux, sacerdotal, de la mission d’enseignant ; les maîtresses sont les représentantes du Christ sur terre et les élèves de tendres brebis qu’il faut sauver des périls environnants :
- 20 Sermons aux Filles de la Providence, cités par M. Doucet, op. cit., p. 308-309.
Dans cette école, les maîtresses sont assises sur la chaire de Jésus-Christ même, qui ne s’est point proposé autre chose en venant sur la terre ; elles le représentent, elles font ce que Jésus-Christ a fait ; elles répètent ce qu’il a dit ; elles sont les ministres de Dieu, les interprètes de sa volonté, les dispensatrices de ses mystères ; elles assurent le salut et le bonheur éternel à des générations entières, pour lesquelles Jésus-Christ s’est incarné, pour lesquelles Jésus-Christ a prêché, a souffert, est mort.
Ô mon Dieu, achevez votre ouvrage ; sauvez ces enfants qui nous sont si chers ! Vous les avez rachetés au prix de votre sang ; volontiers nous donnerions la dernière goutte du nôtre pour les sauver. Pauvres enfants, nous les aimerons d’autant plus que les périls qui les menacent sont plus grands. Nous compterons une à une ces tendres brebis que vous avez mises sous notre garde et nous les défendrons contre les attaques sans cesse renouvelées qu’on leur livre. Ô mon Dieu, protégez-les, protégez-nous tous ; nous n’attendons rien des hommes ; en vous seul notre espérance ; elle ne sera pas confondue ; et ce ne sera point en vain que cette maison aura été appelée la maison de votre Providence20.
- 21 Lettre du 13 novembre 1837 au ministre de l’Instruction publique, Symphorien-Auguste, op. cit., t. (...)
13Ce n’est qu’en 1833 que vont être imprimées et éditées les constitutions définitives de la congrégation des Filles de la Providence. Leurs règles s’inspirent largement du Recueil à l’usage des Frères de l’Instruction chrétienne de 1825 et Jean-Marie de la Mennais, évoquant les avantages de cette disposition pour l’enseignement féminin, écrit en 1837 au ministre Salvandy : « Les écoles de frères ont beaucoup contribué à améliorer celles des religieuses : on a pris les mêmes livres, on a adopté les mêmes méthodes dans les unes et dans les autres ; il y a eu émulation de zèle21 ». On retrouve ainsi, dans les constitutions des sœurs et des frères, le même texte concernant l’attitude et les devoirs du maître ou de la maîtresse envers ses élèves… à quelques variantes près :
Devoirs des Maîtresses envers les Élèves
- Les sœurs se rappelleront sans cesse que les enfans dont elles sont chargées, leur sont confiées par Dieu même, pour leur apprendre à l’aimer et à le servir ; en conséquence, leur principal soin sera de les instruire de leurs devoirs de religion22 et de les former à la vertu.
- Pour y parvenir, elles tâcheront de leur inspirer de la confiance, du respect et de l’attachement, sans se familiariser avec aucune d’elles.
- Elles seront à la fois pleines de douceur et de fermeté, ne souffrant aucun désordre, mais aussi ne reprenant et ne punissant jamais par caprice et avec humeur.
- Elles s’efforceront de réprimer les mouvemens d’impatience, que pourraient faire naître en elles la légèreté et l’indocilité des enfans23.
- Elles n’auront pas de préférence pour aucune d’elles, mais elles seront les modèles de toutes par leur régularité, leur piété et leur modestie24.
- 25 Constitutions…, p. 12-13.
- 26 Recueil…, édition de 1825, p. 13.
14Ce dernier paragraphe se poursuit dans le Recueil des frères et l’on retrouve cette suite dans les Constitutions des Filles de la Providence au chapitre III, intitulé De la Chasteté : « Elles se souviendront qu’elles sont comme les anges et les gardiennes de l’innocence des enfans que la Providence leur confie ; elles tâcheront de leur inspirer avec prudence un grand amour pour la modestie, et une grande horreur de tout ce qui blesse la pureté25 ». Là encore, on peut noter une variante : alors que les frères doivent inspirer aux garçons « un grand amour pour la pureté et une grande horreur de ce qui peut blesser cette vertu26 », les sœurs doivent cultiver chez leurs élèves une qualité supplémentaire : la modestie. Tendre, modeste, pure, innocente, appliquée, formée à la vertu et instruite des devoirs de la religion… à travers le vocabulaire utilisé par Jean-Marie de la Mennais dans les constitutions de 1833 se dessine ainsi la jeune fille idéale qu’il veut former dans son école de la Providence.
- 27 Archives de la congrégation de l’Immaculée de Saint-Méen-le-Grand, lettre du 27 février 1832 de Pé (...)
15La dissolution de la congrégation de Saint-Pierre en 1834 par l’évêque de Rennes, Mgr de Lesquen, va jeter le discrédit sur l’ensemble des œuvres de l’abbé de la Mennais et notamment sur l’école des Filles de la Providence de Saint-Méen. Fondée à la demande de l’abbé Corvaisier alors membre de la congrégation de Saint-Pierre, cette école était dirigée par la sœur Le Breton qui écrit à ce sujet en février 1832 : « Il s’établit dans ce lieu une maison d’éducation pour jeunes personnes, chose désirée depuis longtemps ; déjà j’y suis et des religieuses nous arrivent incessamment. Cet établissement se forme non seulement pour l’instruction, mais encore pour secourir les malheureux et faire travailler les pauvres27 ». Les missionnaires de Rennes avaient signé, conjointement avec l’abbé de la Mennais, l’acte de propriété du bâtiment scolaire construit par celui-ci. Lors de l’éclatement de la congrégation de Saint-Pierre, les missionnaires de Rennes revendiquèrent alors la propriété du bâtiment et annoncèrent qu’ils la céderaient à l’évêque de Rennes, Mgr de Lesquen. À ce problème foncier, s’ajoutait l’attitude hostile de l’abbé Corvaisier qui souhaitait séparer les institutrices de leur congrégation d’origine. Sommée par l’abbé de la Mennais de s’expliquer sur ses desseins, la sœur Le Breton lui répond, le 2 juin 1835, pour lui faire connaître à la fois la précarité de la situation financière de l’école (« la maison est arriérée de 8 à 900 francs ; elle n’a point d’argent ») et lui donner les raisons de son départ de la congrégation des Filles de la Providence :
- 28 Avant de se faire religieuse, celle-ci avait fait un don à Jean-Marie de la Mennais ; somme qu’il (...)
- 29 Archives de la congrégation de l’Immaculée de St-Méen-le-Grand, 352, lettre du 2 juin 1835. Si en (...)
Dans cet état de choses nous avons de plus à déplorer l’abandon de nos meilleurs ami(s) et de la perte de leur appui. Et depuis que les intentions de Mlle de Bédée28 sont connues, qu’on sait que ce n’est pas à nous qu’elle donne la somme qu’elle vous avait confiée, l’opinion publique achève de nous accabler. Je n’ai eu, dans le cours de l’année, que trop d’occasions d’être frappée du peu de confiance que l’on nous accordait ; mais aujourd’hui !…
Vous donner ce désolant détail afflige sensiblement mon cœur ; il m’est bien pénible de porter dans le vôtre la douleur qui pénètre le mien. Cependant, ne vais-je point encore l’accroître ?
Vous le savez, notre père, je vous l’ai dit, à vous-même : je ne me suis engagée dans la Congrégation de la providence de St-Brieuc que pour l’intérêt de ce pays. Trop convaincue, aujourd’hui, de l’impossibilité d’y faire le bien, par cette voie, j’ai pris un autre parti. Je me retire. Je vous le dis avec un profond sentiment de peine, mais telle est ma détermination29.
16La réponse du supérieur des Filles de la providence à la défection de la sœur Le Breton ne se fait pas attendre ; à la sobriété des propos de la religieuse s’oppose le style plus emphatique de l’abbé de la Mennais :
- 30 AFIC boîte 77 n° 4021, lettre du 5 juin 1835 à la sœur Le Breton.
Enfin, huit jours après avoir reçu ma lettre du 25 mai, vous vous êtes déterminée à y répondre ! Il paraît que vous ne vouliez me faire part de vos desseins que le plus tard possible, et en cela, vous aviez tort, car, assurément, renoncer à votre vocation, sans même demander l’avis de celui que Dieu vous a donné pour supérieur et père, c’est mettre en oubli et violer avec une déplorable hardiesse les règles les plus saintes. Il y a bien des années que je gouverne des congrégations religieuses, et jamais je n’ai rien vu de semblable à ce qui se passe sous mes yeux depuis quelque temps. Les ruines appellent les ruines ! […] Ah ! ma fille, ce n’est pas de Dieu que viennent de pareilles choses. L’esprit de Dieu crée, conserve, vivifie ; il ne bouleverse pas comme les tempêtes. […]
Quittez donc, sans craindre de ma part d’amers reproches, cette congrégation où je vous ai admise avec tant de joie, parce que j’avais alors la douce confiance que vous vous y attachiez comme à une mère, et sans aucune des conditions dont vous me parlez, qui eussent été impies si elles avaient été réelles. Déposez les sacrés vêtements que vous avez reçus de ma main au pied des autels, et reprenez l’ignominie des habits du siècle. […] Pour moi, en priant Dieu de mettre une pierre sur votre tombeau, afin que d’autres n’y descendent pas après vous, je lui demanderai encore (sans chercher à justifier ce qui n’a point d’excuse), de faire miséricorde à la pauvre âme de ma pauvre fille, car elle se meurt !30.
- 31 AFIC 500.9.4.030, lettre du 8 juin 1835 à l’abbé Corvaisier.
17« Quand il ne s’agit que de Jean de la Mennais, écrit le supérieur à l’abbé Corvaisier à la même époque, eh bien ! Jean de la Mennais se jette à terre ; on en fait tout ce qu’on veut ! On peut le froisser, le broyer, marcher sur ses pieds, sur son dos, sur sa tête, sans avoir à craindre qu’il ne se fâche ou qu’il ne se plaigne ; mais lorsqu’il s’agit des intérêts qui lui sont confiés, et qu’il défend par devoir de conscience, ah ! c’est un autre homme !31 ». De fait, viscéralement attaché à ses congrégations, Jean-Marie de la Mennais n’hésite pas à protester vigoureusement auprès de l’évêque de Rennes pour dénoncer les attaques dont elles sont victimes, menaçant même de fermer toutes ses écoles du diocèse de Rennes :
- 32 Lettre du 25 juillet 1835 à Mgr de Lesquen, Laveille, op. cit., t. I, p. 532-533.
Cette affaire, si simple en elle-même, est devenue très grave. On m’a accusé de mensonge et de vol, sans plus de façon que si j’avais mérité les galères. Mes excellentes filles ont été outragées indignement ; on a déclaré à qui a voulu l’entendre qu’on s’opposait à leur école par principe de religion. […] On a approuvé publiquement la conduite de Mlle Le Breton, et, le lendemain du jour où, renonçant à sa première vocation, elle a quitté la maison que je lui avais confiée et qu’elle a voulu abattre, pour s’asseoir sur ses ruines, on l’a revêtue d’un costume religieux ; on a dit que son école était la vôtre, que toutes mes chapelles étaient interdites ; que vous défendiez à mes Sœurs de la Providence de séjourner dans votre diocèse. […]
À tout cela, je n’ai pas répondu un seul mot. Ma douleur a été muette ; mais j’ai pensé que si ce déplorable état de choses se prolongeait, je n’aurais pas d’autre parti à prendre que de démolir moi-même, au plus tôt, quoique avec un amer et profond regret, les nombreuses écoles que j’ai établies dans le diocèse de Rennes, loin de songer à en créer de nouvelles. Voilà comment j’entends les intérêts de mes congrégations. Il y a entre elles et moi, solidarité d’honneur. Tandis que l’on m’attaque sur ce terrain-là, je ne reculerai pas d’une ligne, on peut en être certain […]32.
- 33 L’abbé Corvaisier et la sœur Le Breton vont créer et développer une congrégation enseignante, appr (...)
- 34 AFIC L104A041, lettre du 31 mars 1837 au ministre Guizot.
18La scission de l’établissement de Saint-Méen33 en 1835 n’empêche pas pour autant la congrégation des Filles de la Providence de se développer et une nouvelle école est établie à Moncontour (Côtes-d’Armor) l’année suivante. En mars 1837, fort de l’appui du préfet et de l’évêque, encouragé par les rapports de l’inspecteur et du comité local, Jean-Marie de la Mennais demande au ministre de l’Instruction publique Guizot la reconnaissance légale de la congrégation en insistant sur la notoriété de l’école de Saint-Brieuc : « On s’accorde généralement à considérer la “Providence” de Saint-Brieuc comme l’école de filles la plus forte et la mieux organisée du département ; il n’y a là-dessus qu’une voix, et depuis tant d’années qu’il existe, cet établissement n’a jamais eu un contradicteur, un ennemi : toutes les familles, sans distinction de parti ni de fortune y placent leurs enfants avec le même empressement et la même confiance34 ». Neuf mois plus tard, déplorant la lenteur désolante de l’administration, l’abbé de la Mennais renouvelle sa demande auprès du successeur de Guizot, le ministre de Salvandy, et, « parce que les plus petits renseignements peuvent être précieux lorsqu’il s’agit de donner une grande impulsion à l’instruction primaire », l’informe de la situation de sa congrégation : « Dans mon école dite de la Providence, à Saint-Brieuc, j’ai 650 petites filles dont 570 ne paient absolument rien ; 80 élèves qui paient suffisent pour que la maison puisse se soutenir ; mais, comme vous le pensez bien, sans que, au bout de l’année il y ait un centime de profit. À Moncontour, j’ai une autre école dirigée par les religieuses de la même congrégation : elles ont 150 élèves actuellement mais quand l’école sera au complet, nous y aurons de 180 à 200 enfants, comme l’année dernière ». Dans la même lettre, Jean-Marie de la Mennais va également solliciter le ministre pour obtenir une subvention dans le but d’ouvrir une école normale dans son établissement de Saint-Brieuc :
- 35 AFIC L104B056, lettre du 13 novembre 1837 au ministre de l’Instruction publique Salvandy. La congr (...)
Pour les Côtes-du-Nord, je pense qu’il n’y aurait rien de mieux à faire que d’accorder quelques secours à mon établissement de la Providence de Saint-Brieuc, pour le transformer en une espèce d’école normale. Là, les institutrices du département viendraient s’instruire et apprendre à tenir la classe. Assurément, dans un an elles deviendraient plus capables que ne le sont les dix-neuf vingtièmes des institutrices actuellement en exercice : il faudrait se contenter de cela, et plus tard, on pourrait être plus sévère. J’ai parlé de ce projet à M. le Préfet des Côtes-du-Nord ; il l’a favorablement accueilli, et je crois qu’il en serait de même du conseil général si on lui proposait de voter des fonds pour le réaliser ; car jusqu’ici, cette maison de la Providence n’a rencontré un seul ennemi, ni même un seul détracteur. Je vous soumets cette idée parce que je la crois bonne35.
- 36 « Pour que les communes puissent facilement établir des Écoles de filles, il est à désirer qu’il s (...)
- 37 M. Gontard, Les Écoles primaires…, op. cit., p. 45.
- 38 A. Laveille, op. cit., t. I, p. 315.
19La proposition de Jean-Marie de Lamennais n’est pas surprenante car elle répond en fait à l’une des préoccupations du ministère de l’Instruction publique qui souhaite voir se créer, dans chaque département, une école normale pour former les institutrices comme le précise une circulaire aux préfets en août 183636. On comprend dès lors pourquoi Jean-Marie de la Mennais, dans sa demande au ministre, souligne le fait que le préfet du département a favorablement accueilli son projet et qu’il en serait vraisemblablement de même pour le Conseil général. À ce propos, et dans le contexte des luttes d’influence entre enseignement laïque et congréganiste, M. Gontard fait justement remarquer que lorsqu’apparaissent les écoles et les cours normaux d’institutrices qui pouvaient être à l’origine d’un personnel laïque rival, le clergé réussit à neutraliser la menace en s’emparant des nouveaux établissements. Sur les huit écoles normales de filles qui sont ouvertes, cinq sont dirigées par des religieuses ; les pensionnats devenus « Cours normaux » sont en majorité congréganistes. Ainsi, les institutrices laïques elles-mêmes sont formées par des Sœurs et imprégnées d’esprit chrétien37. Sur les suites du projet de l’abbé de la Mennais, son biographe Laveille se contente de noter, avec un art consommé de l’ellipse : « C’était une œuvre délicate, à laquelle des difficultés imprévues obligèrent bientôt de renoncer ; mais cet essai avait appelé l’attention sur les Filles de la Providence, qui y gagnèrent un accroissement d’estime38 ». En fait, l’explication de ces difficultés imprévues est donnée par Jean-Marie de la Mennais lui-même alors qu’il répond, en 1849, aux questions d’une commission de travail instituée par le ministre de l’Instruction publique Falloux ; il écrit au sujet des écoles supérieures de filles :
- 39 AFIC 100.05.003, réponse au questionnaire de MM. Cochin et Michel, du 16 avril 1849.
Elles ont beaucoup d’inconvénients ; et, grâce à Dieu, il n’y en a point en Bretagne. On a bien placé quelques filles aspirant au brevet dans des communautés pour s’y préparer aux examens. Mais le brevet, quand elles l’ont obtenu, est souvent un malheur pour elles ; elles perdent trop souvent leur simplicité, leur piété ; elles deviennent orgueilleuses, intrigantes, avides d’argent. Je parle d’après expérience. Le département des Côtes-du-Nord avait chargé mes religieuses de la Providence de Saint-Brieuc d’instruire un certain nombre de ces institutrices futures ; elles étaient pensionnaires dans la communauté. Tout, en apparence, allait bien ; mais, en réalité, tout allait mal : je priai donc le Préfet de retirer de notre maison ces élèves-maîtresses, comme on les appelle39.
- 40 M. Gontard, op. cit., p. 138. Par comparaison, la loi Falloux du 15 mars 1850 assure un revenu min (...)
20Orgueilleuse, intrigante, avide d’argent… le portrait de la jeune institutrice laïque brossé par l’abbé de la Mennais ne correspond cependant pas à la réalité, bien au contraire. Ainsi, M. Gontard insiste-t-il sur l’insécurité et la misère rencontrées par ces institutrices « submergées par le flot croissant des Sœurs » : les institutrices laïques se trouvent en effet progressivement éliminées des écoles les plus intéressantes et les plus rémunératrices, celles des villes et des bourgs, et reléguées dans trois catégories d’écoles : celles des communes les plus misérables, qui ne peuvent installer et traiter convenablement les Sœurs ; celles dont la population et le Conseil municipal sont en difficulté avec les associations religieuses ; enfin les écoles des cultes dissidents, protestant ou israëlite. À l’insécurité s’ajoute la misère. Le traitement moyen des institutrices laïques des écoles publiques est en 1863 de 481 francs par an, soit 1 F 30 par jour. Celui des maîtresses laïques libres est encore plus faible40. Par opposition, sans être plus riches, les Filles de la Providence, portées par la vague congréganiste, profiteront de la force et du poids de leur structure pour se développer dans les petites villes ou les gros bourgs : aux deux premiers établissements de Saint-Brieuc et de Moncontour, s’ajoutent celui de Combourg (Ille-et-Vilaine) en 1840, puis ceux de Saint-Jouan des Guérets et de Meillac (Ille-et-Vilaine) en 1857.
- 41 AN F17 9 319.
21Donner une éducation chrétienne aux filles et leur assurer un enseignement élémentaire pour qu’elles puissent se procurer un état, tel est donc le but assigné aux Filles de la Providence par l’abbé de la Mennais ; néanmoins la congrégation ne connaîtra pas le même développement que l’institut des Frères de l’Instruction chrétienne et les Filles de la Providence n’essaimeront pas dans les campagnes, là où l’instruction des filles était pourtant la plus négligée : « Si la population des campagnes, écrit un inspecteur du Finistère en 1855, est indifférente pour l’instruction des garçons, cette indifférence, pour l’enseignement des filles, est hostilité. Quand le cultivateur breton leur a donné les moyens d’apprendre à lire les offices du dimanche en latin et en breton, il s’imagine avoir rempli et au-delà, toutes ses obligations tant d’administrateur que de père de famille41 ».
Notes
1 F. Lamennais, Sur l’Éducation des filles, dans Mélanges religieux et philosophiques, t. III, p. 180.
2 Fr. et Cl. Lelièvre, Histoire de la scolarisation des filles, Paris, 1991, p. 3637.
3 J.-M. de la Mennais, Sur l’Éducation religieuse, op. cit., p. 16 et 17.
4 Cité par Françoise Mayeur, L’Éducation des Filles en France au xixe siècle, Paris, 1979, p. 30.
5 Cité par Fr. et Cl. Lelièvre, op. cit., p. 45.
6 « Les institutrices d’Écoles de filles, appartenant à une Congrégation légalement reconnue, et dont les statuts, et spécialement ceux qui sont relatifs à l’instruction des novices, auront été approuvés par nous, seront assimilées aux Frères des Écoles chrétiennes, en ce point que leurs brevets de capacité seront expédiés sur la présentation de leurs lettres d’obédience, et que les brevets seront déposés dans les mains des supérieures de la Congrégation » : Ordonnance déclarant applicables aux Écoles de filles les dispositions de l’ordonnance du 29 février 1816, et confiant aux préfets la surveillance de ces Écoles, du 3 avril 1820.
7 F. Lamennais, Sur l’Éducation des filles, op. cit., p. 181, 182 et 183.
8 Cl. Langlois, Le Catholicisme au féminin, Les congrégations françaises à supérieure générale au xixe siècle, Paris, 1984, p. 205. « De 1820 à 1860, précise Claude Langlois, en moyenne, un peu plus de six congrégations nouvelles naissent par an. Plus de la moitié de toutes les congrégations françaises créées en trois siècles se trouvent ainsi concentrées en l’espace de quarante ans. »
9 Exposé des motifs du projet de loi présenté à la Chambre des Députés par M. Guizot, séance du 2 janvier.
10 Chiffres cités par Maurice Gontard, Les Écoles primaires de la France bourgeoise (1833-1875), Toulouse, 1976, p. 33.
11 M. Gontard, op. cit., p. 33.
12 AFIC L104B056, lettre du 13 novembre 1837 adressée au comte de Salvandy.
13 AFIC 100.05.003, Réponse au questionnaire de MM. Cochin et Michel, du 16 avril 1849.
14 Fr. Mayeur, op. cit., p. 33.
15 A. Laveille, op. cit., t. I, p. 292-293. Laveille relate l’élaboration et le développement de l’institut des Filles de la Providence de Saint-Brieuc et retrace les nombreux faits miraculeux qui émaillent l’histoire de la congrégation à ses débuts, voir t. I, p. 292 à 316 et 526 à 535, t. II, p. 412 à 421.
16 Il s’agit de Marie-Anne Cartel, la fille du médecin de l’hôpital, élue présidente en 1816 d’une congrégation de dévotion mariale fondée par Jean-Marie de la Mennais, de son amie Marie Conan, la fille du notaire, qui deviendra la première supérieure, de Françoise-Anne (Fanny) Chaplain, la fille du président du Tribunal de Commerce et de Julie Bagot qui se séparera rapidement de ses compagnes pour fonder son propre orphelinat.
17 Archives de la congrégation de la Providence de Saint-Brieuc, lettre du 9 septembre 1819 à Madame de Saisseval.
18 F. Lamennais, Sur l’Éducation des filles, op. cit., p. 182.
19 Cité par S. Ropartz, op. cit., p. 303. Ropartz écrit qu’il emploie « les textes mêmes du petit livre écrit par M. de La Mennais ». S’agit-il de la première version manuscrite ? Il semble qu’aujourd’hui, il n’y ait pas de traces de ces règles primitives : la congrégation de la Providence de Saint-Brieuc ne possédant que les constitutions imprimées en 1833.
20 Sermons aux Filles de la Providence, cités par M. Doucet, op. cit., p. 308-309.
21 Lettre du 13 novembre 1837 au ministre de l’Instruction publique, Symphorien-Auguste, op. cit., t. V, p. 186. Sur les nombreux rapprochements que l’on peut faire entre les règles des Frères de l’Instruction chrétienne et des Filles de la Providence, on peut lire F. Philippe Friot, Jean-Marie de la Mennais (1780-1860), La Spiritualité d’un homme d’action, Rome, 1992.
22 Cette recommandation ne figure pas dans le Recueil des frères. L’Église en effet cherche à s’appuyer sur les filles pour éduquer les futurs chrétiens car les garçons, une fois leur première communion effectuée, se désintéressent de la religion : « La première communion, observe P. Pierrard, est devenue le rite de passage de l’enfance à l’âge adulte, par la coïncidence entre la fin de l’école et l’entrée dans le monde du travail. Or l’adulte, l’homme surtout, considère que la pratique religieuse ne le concerne pas, et il trouve incompatibles le monde du travail et le monde religieux ». P. Pierrard, La Vie quotidienne du prêtre au xixe siècle, 1801-1905, Paris, 1986, p. 408.
23 Le Recueil (édition de 1825, p. 13) rajoute pour les garçons « l’inapplication ».
24 Constitutions des Filles de la Providence, Vannes, 1833, p. 14-15.
25 Constitutions…, p. 12-13.
26 Recueil…, édition de 1825, p. 13.
27 Archives de la congrégation de l’Immaculée de Saint-Méen-le-Grand, lettre du 27 février 1832 de Pélagie Le Breton à M. Félix Le Breton., 321/1. La correspondance (255 lettres) de Pélagie Le Breton, Mère Saint-Félix a été réunie en 1975 en trois volumes dactylographiés.
28 Avant de se faire religieuse, celle-ci avait fait un don à Jean-Marie de la Mennais ; somme qu’il avait investie dans la construction de l’école de Saint-Méen.
29 Archives de la congrégation de l’Immaculée de St-Méen-le-Grand, 352, lettre du 2 juin 1835. Si en 1835, pour expliquer son départ de la congrégation, la sœur Le Breton met en avant l’impossibilité de faire le bien à Saint-Méen, en 1855, dans un brouillon de lettre adressée au nouvel évêque de Rennes, Mgr Saint-Marc, elle évoque cependant une autre raison : « Dans les troubles qui divisèrent la congrégation, il (l’abbé de la Mennais) voulut me faire l’intermédiaire d’une correspondance secrète entre lui et certain membre de la Congrégation dont il venait de se séparer. Ma délicatesse fut humiliée de cette demande. Je consultai au saint tribunal M. Corvaisier et M. Fontaine. Ce dernier me dit affirmativement : ne faites pas cela, ce serait agir contre Monseigneur et perdre la maison dont vous êtes supérieure. Je refusai avec joie cette honteuse mission malgré l’orage que je voyais près de fondre sur moi. Je confiai ma position à Mgr de Lesquen qui décida ma sortie de la Congrégation de M. de Lamennais et me dit de continuer comme j’avais commencé. J’obéis en tout ». Brouillon d’une lettre de 1855 à Mgr Brossays Saint-Marc, 55-1/7.
30 AFIC boîte 77 n° 4021, lettre du 5 juin 1835 à la sœur Le Breton.
31 AFIC 500.9.4.030, lettre du 8 juin 1835 à l’abbé Corvaisier.
32 Lettre du 25 juillet 1835 à Mgr de Lesquen, Laveille, op. cit., t. I, p. 532-533.
33 L’abbé Corvaisier et la sœur Le Breton vont créer et développer une congrégation enseignante, approuvée par l’évêque de Rennes le 28 août 1842 : la Congrégation de la Providence de Saint-Méen. La congrégation sera autorisée légalement le 8 novembre 1852 sous le nom de Congrégation des Sœurs de l’Immaculée- Conception.
34 AFIC L104A041, lettre du 31 mars 1837 au ministre Guizot.
35 AFIC L104B056, lettre du 13 novembre 1837 au ministre de l’Instruction publique Salvandy. La congrégation sera reconnue légalement un an plus tard, en 1838.
36 « Pour que les communes puissent facilement établir des Écoles de filles, il est à désirer qu’il soit organisé, dans chaque département, une École modèle ou École normale, destinée à former des institutrices. Des essais de cette nature on déjà été faits dans quelques départements ; et des Conseils généraux ont déjà voté des fonds pour l’entretien de ces écoles. Je vous prie d’appeler l’attention du Conseil général sur cet objet, lors de sa prochaine session ». Circulaire du Ministre de l’Instruction publique, relative à l’exécution de l’ordonnance du 23 juin 1836, concernant les Écoles de filles, du 13 août 1836. De février à septembre 1836, le ministre de l’Instruction publique était Pelet de la Lozère.
37 M. Gontard, Les Écoles primaires…, op. cit., p. 45.
38 A. Laveille, op. cit., t. I, p. 315.
39 AFIC 100.05.003, réponse au questionnaire de MM. Cochin et Michel, du 16 avril 1849.
40 M. Gontard, op. cit., p. 138. Par comparaison, la loi Falloux du 15 mars 1850 assure un revenu minimum de 600 francs aux instituteurs et le décret du 31 décembre 1853 institue une allocation au mérite pouvant élever ce minimum à 700 F après 5 ans et à 800 F après 10 ans, renouvelable annuellement et concernant un dixième des instituteurs de l’académie.
41 AN F17 9 319.
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