Chapitre XI : Sur les constructions d’images…
p. 425-457
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Index géographique : France
Texte intégral
1Les pauvres marins-pêcheurs de la première décennie du siècle sont devenus les seigneurs de la mer par la grâce d’un bon docteur, la gloire d’épopées lointaines et l’émergence de douces nostalgies. Mais les seigneurs de la mer se révoltent parfois, et naît une autre image, celle de Douarnenez, la ville rouge, qui se dresse, impétueuse, drapée dans la dignité que confèrent les drapeaux rouges. La dignité et l’arrogance. Poings levés et pieds de nez. Cette même ville maintient, par-delà les frontières du temps, des guerres et des changements, sa haute tradition du carnaval, s’attribuant ainsi, sans réserve ni rivale en Bretagne, le rôle de cité festive. Mais dans ce Douarnenez aux images nombreuses et parfois contradictoires, les jeunes d’aujourd’hui s’ennuient et Douarnenez la rouge devient Douarnenez la grise, cette ville déclinante où il ne se passe rien, ou si peu. Sauf pour le patrimoine maritime, outil de communication et thème de fêtes au carrefour de toutes les images déjà citées : la fête, évidemment, les seigneurs de la mer, la nostalgie d’un passé qui fut grand et qui, souvent, chantait rouge et s’embrasait. Qui pourrait en être aujourd’hui gêné, d’ailleurs, tant ces révoltes se conjuguent au passé. Elles font partie d’une histoire ancienne, un peu baroque, forcément excessive, un peu exotique et lointaine. C’est à ce prix qu’elles deviennent patrimoine commun. « Tout le monde était communiste, alors… » entend-on parfois. Oui, pourquoi refuser ce passé-là, puisque, justement, il est le passé. Autant en sourire : les aïeux, ces grands enfants, avaient gagné le droit, en mer d’Iroise, de cultiver leurs russes chimères.
Propos sur la ville rouge
2Toutes les villes, dès lors qu’elles élisent des municipalités socialistes, puis communistes après 1920, ont ainsi été qualifiées. Rappelons simplement Brest la rouge, sous le mandat du père Aubert, de 1904 à 1908. Si l’on s’arrête aux seules étiquettes politiques de ses premiers magistrats, Douarnenez, incontestablement, peut mériter le surnom. De 1921 à 1937, pour le « vieux Douarnenez », puis de 1944 à 1949 et de 1971 à 1995, les maires étaient affiliés au parti communiste : Velly, puis Le Flanchec, Jos Pencalet, Yves Caroff, Trocmé, puis Michel Mazéas. Auparavant, des républicains de gauche, le très laïc Daniélou et même un socialiste, Fernand Le Goïc, avait géré la ville, au cours de la IIIe République. Ainsi, sur le terrain électoral municipal, la gauche s’avère très dominante et le parti communiste, depuis sa création, hégémonique. Mais plusieurs constats nous amènent à pondérer cette lecture. Le premier est que Douarnenez, durant ces périodes, n’a pas forcément voté à gauche lors d’élections cantonales, législatives ou présidentielles. Certes, Le Flanchec, quel que soit le type de scrutin, s’imposait sur sa commune. Mais, depuis la dernière guerre, Douarnenez a très souvent voté à gauche pour les municipales et à droite pour les autres élections. En 1981, Valéry Giscard d’Estaing l’emporte sur François Mitterrand, et, en 1995, Jacques Chirac en fait de même sur Lionel Jospin. Depuis la Libération, il faut attendre 1981 pour qu’un candidat de gauche soit élu député, en s’imposant à Douarnenez. Le canton n’avait jamais élu un conseiller général socialiste avant Jean Peuziat, en 1982. Ce premier rappel nous renvoie à un deuxième constat : le poids des personnalités. Le parti communiste a connu, au cours de ce siècle, trois personnalités majeures qui ont biaisé les cartes électorales. Le Flanchec, appelé Daniel, ou Flanchec, formidable tribun, Jos Pencalet, tonton Jos, responsable du comité local des pêches, très aimé et très respecté, Michel Mazéas, Mich Maz, qui a su s’identifier pleinement à sa ville, à ses contradictions, à ses mouvements. Ce sont ces personnalités, exceptionnelles, plus qu’un appareil et une ligne idéologique, qui, s’imposant aux électeurs, ont doté cette commune d’une image de ville rouge. En effet, en dehors d’une période brève, 1924-1927, rien n’a distingué Douarnenez de ses voisines sur le terrain social. 1936 est passée presque inaperçue; de 1937 à 1939, le soutien aux républicains espagnols ne s’est pas exprimé à Douarnenez plus qu’en d’autres villes… 1968 n’a pas entraîné de mouvements importants. Et puis, et ce fait illustre le poids des hommes, quand Le Flanchec change de chemise, en 1937, les électeurs le suivent et le réélisent, face au Front populaire. Versatilité électorale, peut-être; influence du petit borgne, sûrement!
3La troisième remarque concerne le poids de la population maritime dans la vie politique de la ville. Au cours de ce siècle, seuls deux marins-pêcheurs sont devenus maires de Douarnenez. François Pencalet, de 1906 à 1909, et Jos Pencalet, en 1944 et 1945. Soit cinq années. Bien sûr, se pose le problème de la disponibilité, très réduite, des marins embarqués. Notons cependant cette réalité : si des marins-pêcheurs sont quantitativement dominants dans les conseils municipaux, jamais ils ne s’imposent à la tête des municipalités. Leur période politique faste est celle de leur pouvoir sur le port : 1924-1930, les deux premiers mandats de Le Flanchec. Ils sont alors 23, les marins du conseil… ce qui pose l’éternel problème des quorums non atteints. En saison de pêche, le choix est rapide entre une séance de débats et un banc de sprats à pourchasser. On sait aussi que, fortement majoritaires sous les mandats du très autocrate Le Flanchec, les marins n’ont que peu de poids dans l’avancée des dossiers. Ce qui nous renvoie à la personnalité du premier magistrat… 23 sur 27 élus dans les années 1920, les marins-pêcheurs ne sont plus que très marginalement représentés depuis une trentaine d’années. D’un à trois représentants, selon les équipes municipales, sur trente-trois élus. Depuis la guerre, en dehors de Jos Pencalet, seul Yves Caroff, mareyeur, maire en 1945 avait une activité professionnelle liée au port de pêche. Reste Michel Mazéas, fils et père de marin, membre lui-même de la vedette de sauvetage en mer…
4Dernière remarque sur ce chapitre avec un glissement identitaire qui s’opère au cours du siècle : Le Flanchec, première manière, l’éruptif et vociférant, représente les siens, les marins, les femmes d’usine, les prolétaires qui chantent l’Internationale. L’identité est sociale. Identité de classe, de bolées partagées, de cadences imposées. Identité rouge, parfois russe, autant que douarneniste. Identité communiste. « Trotsky, à qui l’on demandait s’il était, d’abord, russe ou juif, répondait : socialiste. » (Greenfeld, 1997.) Le Flanchec, dans les années 1920 s’affirme communiste avant toute référence géographique. Le Flanchec, deuxième manière, à la fin des années 1930, le gestionnaire notabilisé qui achève la construction de l’église et boit le thé avec la chanteuse lyrique Cora Laparcerie, l’épouse de Richepin, propriétaire de l’île Tristan, tente de représenter l’entité douarneniste, globalisée et unifiée. Il n’est vraisemblablement pas le meilleur pour le rôle et il le joue en retrait. Michel Mazéas, lui, est à son aise dans cette vision du rôle de maire. Il fait la synthèse de l’histoire d’un port qu’il connaît parfaitement, intègre des références multiples, des bâtisseurs de l’église de Ploaré, dont il écrit l’histoire, aux combats de la Libération. Intervenant à tous les micros de la région, il représente Douarnenez, comme Le Flanchec de 1924 représentait la révolution. Le sentiment identitaire mis en musique par les représentants de la ville a changé de nature : la classe sociale, hier; le territoire, aujourd’hui. Attention, ne gommons pas le lieu en 1924 et le combat politique en 1998. Le Flanchec était maire communiste de Douarnenez; Mazéas, maire de Douarnenez, membre du parti communiste. La touche dominante a changé : hier le rouge, aujourd’hui le Rosmeur. Une anecdote, pour illustrer ce glissement. Dans les années 1920 et 1930, les campagnes municipales voyaient affluer d’autres maires qui soutenaient leur héros local. Le maire communiste de Concarneau ou ceux de la banlieue rouge venaient alors soutenir Le Flanchec. Ce phénomène, très généralisé alors, n’existe pratiquement plus aujourd’hui. Seuls des représentants nationaux des partis politiques, des ministres ou des personnalités importantes viennent soutenir les candidats locaux. On imagine mal le maire de Concarneau, de Châteaulin ou du Guilvinec soutenir, aux municipales, es-qualité, les candidats douarnenistes. Un maire représente d’abord sa ville. Pour qu’il obtienne écoute, il faut qu’il ait été ou qu’il soit ministre, parlementaire en vue ou chef de parti. Alors, même le maire de Saint-Coulitz pourra être entendu sur les quais du Rosmeur. Ou l’ancien maire de Mellac…
5Ce grand glissement qui, au cours du siècle, parcourt la vie politique de Douarnenez ne peut surprendre tant il s’intègre aux évolutions nationales. L’identité internationaliste du parti communiste s’est progressivement muée en identité enracinée dans une terre spécifique. Le basculement date des années 1934-1935, qui précèdent le Front populaire. La guerre, évidemment, renforcera ce phénomène. Le Flanchec, en l’occurrence, et pour une fois, ne cultive aucune originalité. Mais le fait est là : à Douarnenez comme ailleurs, les fondements du sentiment identitaire changent avec le temps qui passe.
6Douarnenez, ville rouge? Jamais, à l’exception emblématique de 1924 et 1925, Douarnenez n’a été une ville rouge si l’on donne à ce qualificatif le sens de ville révolutionnaire. Douarnenez a porté à sa tête des militants communistes qui devaient cette reconnaissance populaire à leurs qualités plus qu’à la stratégie déterminée d’un véritable appareil politique. Douarnenez a exprimé des révoltes, parfois violemment, mais ne s’est pratiquement jamais intégrée à une démarche révolutionnaire, rigoureuse et organisée. Sauf très rares exceptions, les seules délibérations du conseil municipal invalidées par la préfecture datent de ces quelques années du premier mandat de Le Flanchec. Depuis, Douarnenez s’est sagement coulée dans le moule des institutions républicaines. Reste le qualificatif, la ville rouge, qui fait son miel des mois de novembre et décembre 1924, comme des premiers jours du mois de janvier 1925. Trois mois pour une image. Trois mois qui ont angoissé les nantis et ravi les femmes d’usine, qui jamais ne les renieront. Car, et la clé est là, ces trois mois ont donné parole et dignité. Ce qui est plus important que les résultats palpables d’une grève et de ses revendications. Donnant dignité, ces jours d’hiver sont restés accrochés au cœur des Douarnenistes plus qu’à la raison des militants politiques. Mais ne nous trompons pas : Douarnenez, ville rouge, est et reste, d’abord, une image.
7Des raisons objectives, facilement compréhensibles, s’imposent immédiatement, pour approcher ce processus de construction. Le parti communiste a très souvent mis en avant ses municipalités douarnenistes, même si, parfois, la faconde très personnelle de Le Flanchec pouvait l’irriter souverainement. Mais Le Flanchec et Mazéas, membres de ce parti, ont « régné » 37 ans, à eux deux. Trente-sept années durant lesquelles leur notoriété s’est imposée au département du Finistère et, souvent, bien au-delà. Leur couleur politique, le rouge, recouvrant, au passage, tous les élus de leurs majorités municipales… même si Michel Mazéas, durant deux mandats, se trouvait à la tête d’équipes à majorité socialiste; autre élément qui prouve combien pèse le charisme de la personne. Ainsi, ayant des maires communistes, Douarnenez était communiste. On voit combien la globalisation est rapide puisqu’au sein même du conseil municipal le rose, parfois, dominait le rouge… Douarnenez avait des maires communistes et cela suffisait pour que le parti communiste et ses organes de presse en organisent le panégyrique, entretenant l’image de ville rouge. Légitime. Logique.
8Les oppositions font de même. De diatribe en pamphlet, le siècle est traversé de mise en garde contre la « chienlit marxiste » qui se serait abattue sur la ville. La prose militante n’étant pas toujours élégante et racée, ces propos venimeux ont entretenu, eux aussi, une image bien colorée. Du « joug des Moscoutaires » aux « dérives socialo-communistes », des menaces d’églises fermées aux jeux de mots trop ridicules pour être vraiment efficaces, Stalinas pour Mazéas, cette prose, englobante et définitive, a aussi sa part de responsabilité dans la permanence de l’image. Oui, à lire ces oppositions, Douarnenez, était, bel et bien, une ville rouge. Là encore, légitime et logique. Pour apeurer les électorats, le danger du « couteau entre les dents » est longtemps resté une menace pouvant avoir quelque efficacité. Pas à Douarnenez, semble-t-il…
9Et puis, il y a le mythe, plus influent que l’histoire. Le mythe de 1924 toujours vivifié. Un livre ici, une radio là, quand ce ne sont pas les images d’une télévision. Les souvenirs de Charles Tillon, attendris et affectueux, sur ses « chères sardinières », une biographie de Le Flanchec, les films de Marie Hélia, et bien d’autres encore… en attendant un travail de Benoîte Groult. Ce mythe d’autant plus entretenu que meurent les derniers survivants. Bientôt, il n’y en aura plus et les collecteurs de paroles trouveront linceuls clos. Bien logiquement, se multiplient les fresques, les reportages, les interviews. Avant qu’il ne soit trop tard et que la mémoire transmise ne se jette, définitivement, dans le flot indomptable du mythe créateur. Le Douarnenez du xxe siècle sera alors, pour toujours, une ville rouge…
10Pour toujours, mais pas pour tout le monde, dès lors que certains entendent la réactiver au présent! Cet aspect est important. L’image de ville rouge ne peut être acceptée, à défaut d’être promue, par la collectivité locale unanime, que si elle s’enracine dans un terreau bien daté. Une anecdote le prouve. Quand, en 1994, quelques semaines après la mort de Charles Tillon, ancien ministre, fondateur des FTP, ancien conseiller municipal de Douarnenez et organisateur des grèves de 1924, seule la gauche vote pour que l’ancienne mairie de la ville, bâtiment où le jeune Tillon avait été élu, désormais Maison des associations, soit dénommée « Maison Charles Tillon ». Charles Tillon, grand résistant, chef de guerre et ministre du général de Gaulle, grande figure du siècle, ne reçoit pas l’hommage des élus de droite qui proposent le nom du légendaire Le Du, patron de la vedette de sauvetage de la fin du xixe siècle, une autre image mythique. Soixante-dix ans après les grèves de 1924, les clivages resurgissent. L’image de ville rouge ne fait l’unanimité qu’au passé. Réactualisée dans le débat politique, elle fâche et sépare toujours. La remarque est importante. Occasion de vérifier le propos de Roland Barthes, affirmant que « le mythe est une parole dépolitisée… Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler : simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité… En passant de l’histoire à la nature, le mythe fait une économie : il abolit la complexité des actes humains, supprime toute dialectique… organise un monde sans contradictions… allant de soi. » (Barthes, 1957.) Douarnenez devient une ville rouge, désincarnée, comme en suspens, par essence. Au passé, bien entendu. Exclusivement au passé.
Douarnenez, la ville ou l’on fait la fête
11La fête est aujourd’hui une denrée souvent mise en avant, à Douarnenez. Une rapide analyse, à travers la presse quotidienne régionale, prouve à l’évidence que les fêtes n’y sont pas plus nombreuses qu’en d’autres villes de même importance. Citons cependant les bénédictions de la mer, dont l’importance a été longtemps attestée. Éléments majeurs de l’année catholique, elles sont très suivies par la population. Brousmiche décrit, en 1830, « le clergé qui, accompagné de tous les habitants de la ville… bénit la baie » (cité par Le Doaré, 1991). À ces occasions, la procession marque le territoire en sillonnant la ville-port et en bénissant les cales, d’où partent ces chaloupes, qui, parfois, ne reviennent pas. L’espace tout entier est inséré dans une pratique où domine l’élément maritime. La mer guide les pas. Sébillot, en 1880, apporte à ce sujet témoignage intéressant. « L’usage de faire bénir, en grande pompe, la mer et les barques par le clergé a été beaucoup plus répandu autrefois qu’il ne l’est aujourd’hui. Dans le Finistère, on ne l’observe plus qu’à Douarnenez. » (Sébillot, sans date.) Le premier dimanche d’août, la procession parcourt la ville et passe, marquage oblige, par ses cinq moles (Rosmeur, Guet, Port-Rhu). La foule, en grand nombre, suit une maquette de chaloupe. Le baptême du navire est un autre passage quasi obligé, parfois même pour des républicains agnostiques, qui, par superstition, cèdent à ce rituel. Les filets aussi sont bénis, en ce port où le souvenir des prédications de dom Michel le Nobletz et du père Maunoir est ravivé, tout au long du xixe siècle, par leurs successeurs. Cette présence, cette prégnance, du fait religieux, n’empêche pas les populations de faire la part du spirituel et du temporel. Souvent seul entre l’eau et le ciel le marin n’a pas besoin de la médiation de l’Église pour se rapprocher de son Dieu. « La mer est une expérience du silence. » (Mollat, 1987.) Sa femme, aux prises avec les dures réalités d’une lutte des classes exacerbée, sait aussi trouver la voie de son intérêt. Les fêtes religieuses perdent de leur substance, et de leur succès, tout au long du xxe siècle. Phénomène classique, presque banal.
12Une seule originalité, capitale, s’est maintenue au cours des temps : le carnaval. Cette originalité a des effets induits. La pratique du déguisement, les jeux théâtraux de la rue, les improvisations, les réparties et les bons mots, ont, chaque année, leurs tribunes et leurs publics. Certains y prennent goût et savent profiter de chaque occasion pour mettre en avant leurs talents ou donner libre cours à leurs envies. Et ce, depuis des générations. Cela peut donner aux fêtes douarnenistes une couleur effectivement particulière. La première mention du carnaval douarneniste est très intéressante : il s’agit d’un arrêté du maire de la ville, Durest Le Bris, datant de 1835 :
« Tout individu qui, pendant le carnaval, se montrera dans les rues, places et promenades publiques, masqué, déguisé ou travesti, ne pourra porter ni bâton, ni épée, ni autres armes. Nul ne pourra prendre de déguisements qui seraient de nature à troubler l’ordre public, blesser en aucune manière la décence et les mœurs; il est défendu à toutes personnes masquées, déguisées ou travesties et à tous autres individus, d’insulter qui que ce soit, de se permettre à l’occasion du carnaval aucune plaisanterie qui pourrait amener du désordre et de s’introduire par violence dans les boutiques et magasins… »
13À partir de 1835, en 1845 puis en 1874, d’autres textes fixent les règles à adopter pendant les festivités. Un passage d’un arrêté de 1845 mérite d’être cité : les autorités précisent que leur attitude n’a nullement pour but « d’entraver les divertissements du carnaval, mais de garantir la sûreté et la tranquillité politique pendant ces jours de joie et de folie… » Des jours de « joie et de folie »… Le carnaval, sans nul doute, n’en est pas, alors, à ses premiers pas. De quand date t-il? Impossible de le dire, tant manquent les éléments fiables. Trouve-t-il ses racines dans les pratiques carnavalesques de l’époque médiévale? Remonte-t-il plus loin encore, dans les saturnales d’une Rome antique très présente au fond de la baie de Douarnenez? Seul fait patent : les jours gras sont fêtés, et bien fêtés, au début du xixe siècle. Hypothèse sérieuse : ils s’enracinent plus loin dans le temps. Pour le reste, en l’état actuel des connaissances, seules les conjectures peuvent nourrir les imaginations.
14Le carnaval est intégré à la « mise en ordre définitive du temps chrétien » (Fabre, 1992), avec le temps du carême qui, par ses rigueurs, s’oppose à la période du carnaval, qui le précède. L’origine étymologique de ce carnaval serait le latin carne levare, enlever la chair. Les « jours gras » annoncent donc le carême, les « jours maigres », qui débutent le mercredi des Cendres et qui durent quarante jours pour s’achever à Pâques. Pâques est fixé, depuis le concile de Nicée, au premier dimanche suivant la première lune de printemps, soit entre le 22 mars et le 25 avril. Le Mardi gras, dernier des jours gras et point culminant du carnaval, oscille entre le 3 février et le 10 mars. Parfaitement intégré au calendrier catholique, le carnaval est fêté dans toute la Basse-Bretagne, au xixe siècle. À partir de 1870, la presse régionale nous permet d’en trouver mention dans toutes les villes finistériennes. À Douarnenez, les festivités se déroulent du dimanche après-midi au mercredi des Cendres. Chaque jour voit son cortège de défilés de déguisés et de travestis. Le mercredi, un mannequin appelé « Mardi-Gras » est noyé. Il symbolise ce monde inversé, grotesque ordre provisoire, qui fait du jeune garçon une vieille dame, du pauvre hère un prince charmant, ou, vieux classique, de l’homme une femme. Le règne du Mardi-Gras, éphémère et ridicule, s’achève après une parodie de procès, par son expiation et la vie peut reprendre cours normal, avec ses hiérarchies et son organisation sociale, un moment oubliés.
15Dès cette fin du xixe siècle, on apprend un élément capital pour expliquer la maintenance du carnaval à Douarnenez. À son issue, les marins partent à la pêche au maquereau. La fête a non seulement une place dans le calendrier chrétien, mais aussi dans le calendrier des pêches. Cette place sera confirmée avec le développement, après 1910, de l’organisation si savante des pêches douarnenistes.
16Le carnaval de Douarnenez semble, à la lecture de la presse, une fête éminemment populaire, fruit de l’imagination de ses acteurs plus que d’organisations ou de comités. Bien sûr, à Douarnenez comme ailleurs, un tel comité se met en place, en l’occurence en 1897, à l’initiative de la municipalité et de quelques notables qui organisent une cavalcade, des bals et tentent de canaliser la fête populaire. Évolution classique mille fois reproduite. L’essentiel reste ailleurs, dans ces déguisements outranciers, ces haillons invraisemblables dont se couvrent les marins en goguette, qui s’amusent en groupes et déambulent en chantant dans les rues du port. Il est significatif de noter que les femmes sont très présentes, même si les hommes semblent bien majoritaires. Les marins, en particulier. Rien ne semble les en détourner et pas même les appels réitérés du clergé de Douarnenez qui s’élève contre « les désordres et les péchés » de ces fêtes (Le Duff, 1997). Les marins participent, ô combien, à la chrétienté maritime qu’est Douarnenez, mais n’écoutent pas, ou peu, ces mises en garde. Alain Le Doaré développe l’idée que « la communauté redoute la confusion du temporel et du spirituel » (Le Doaré, 1990). Le marin peut vivre une foi qui peut être très intense et qui s’exprime, entre autres, par les dénominations des chaloupes, leurs baptêmes, les bénédictions de la mer… Mais pour le reste, pour les comportements politiques comme pour les fêtes carnavalesques, les marins ne sont guère sensibles aux injonctions de l’Église et échappent à sa tutelle.
17Le maintien du carnaval à Douarnenez, quand, partout ailleurs, il disparaît, doit retenir notre attention. La césure fondamentale est, là comme en bien d’autres choses, la guerre 1914-1918 et les années qui suivent. Déclinant depuis les années 1890, les jours gras cessent alors d’être fêtés en la plupart des villes de l’Ouest-Bretagne. Sauf à Douarnenez. Deux explications s’imposent : le nombre des marins et le calendrier. Le Douarnenez des années 1920 est un Douarnenez des grands nombres. Plus de 4 000 marins-pêcheurs, qui prennent le pouvoir, à la mairie comme sur le port, organisent les pêches artisanales et découpent le temps. L’année leur appartient. Et les Gras marquent la rupture entre les pêches de l’hiver, pêches aléatoires, épisodiques, pêches d’attente, et le début des saisons nouvelles. Avant les jours gras, des pêches de subsistance. Immédiatement après, les équipages se réunissent pour partir au maquereau. Une nouvelle année commence. Difficile, comme toujours. Cette vitalité humaine d’un port qui grouille, cette proximité invraisemblable d’un habitat resserré jusqu’à l’extrême, cette fondamentale césure dans l’organisation des pêches, autant d’éléments d’explication. Les Gras marquent le départ proche des campagnes de l’année. La dernière? Le risque est grand, alors, et chacun a un proche, un père, un fils, un voisin, resté faire son trou en mer d’Iroise. Chacun en garde blessure. Chacun veut transcender ses stigmates et dépasser ses craintes. Le carnaval, quelques jours durant, les y aidera. Le nombre et le calendrier font ainsi bon ménage pour maintenir une pratique, partout ailleurs oubliée. La géographie qui, repousse Douarnenez à l’écart des voies de circulation et bouscule la ville contre sa baie, isolée et lointaine, aide évidemment à ce maintien de haute tradition. Comme sa tradition de maires et de responsables politiques laïques, socialistes puis communistes, qui les immunise contre toute interdiction morale émanant du clergé. Pas de barrière, pas d’entrave. Dans son affranchissement à l’égard de ces propos moralisateurs, le marin peut facilement se réfugier derrière la gouaille d’un Le Flanchec… Et subsiste le carnaval de Douarnenez.
18Deuxième grande période de mutations qui aurait pu faire sombrer ces jours gras dans les nimbes de l’oubli, les années 1950 et la crise profonde, sans rémission, que traverse le port de pêche. Très lié aux marins-pêcheurs, intégré à leur calendrier des pêches artisanales, le carnaval aurait pu s’éclipser quand s’écroule le nombre de marins et que disparaissent les pêches artisanales. Effectivement, le carnaval traverse une crise, et des années de vache maigre le menacent dans sa vitalité fondatrice. Il survivra grâce à une réorganisation et à une ouverture. Un comité nouveau lui donne souffle, en 1959, et le carnaval retrouve ses élans passés, autour d’un défilé costumé, le dimanche, clou du spectacle. Les gras ne sont plus la fête des marins-pêcheurs mais une fête populaire douarneniste. Nuance. Mais ils sont toujours là.
19Durant les années 1970 de nouvelles générations, dont les néo-Douarnenistes, font, à leur tour, vivre et prospérer les jours gras, de façon volontaire et déterminée, sauvegardant ce qui est vécu comme une tradition originale. Durant cette dernière période, les femmes participent, autant que les hommes, aux différentes agapes.
20Le carnaval, très lié au port de pêche jadis, a su évoluer et épouser les mutations sociales de la ville. Il est devenu la fête des Douarnenistes, tout en s’ouvrant aux autres, et, aujourd’hui, de très nombreux étudiants de Brest, Lorient ou Rennes, viennent s’y amuser. Occasions de libations et de déguisements. Occasion de rires, dans les rues et sur les quais. Des dizaines de milliers de visiteurs s’y retrouvent, venus de toute la Bretagne. L’originalité première de cette manifestation réside dans le fait que les acteurs y sont plus nombreux que les spectateurs. L’organisation, très peu pesante, s’efface devant l’imagination qui envahit les rues. Ces milliers de carnavaliers quittent Douarnenez ambassadeurs de ces gras où ils se sont tant amusés. Cette fête est le fruit d’un bouche à oreille non dirigé. Pas, ou peu, de publicités, pas d’annonces officielles, engageant les édiles ou les voix autorisées de la ville. Non, une vox populi efficace, car issue de ceux qui ont, lors de ces journées, goûté les plaisirs de la fête. Les meilleures publicités sont les publicités vécues. Année après année, nombreux sont ceux qui viennent là « faire les gras », et qui transmettent l’idée d’une ville où l’on s’amuse. Douarnenez est une ville où, pendant les gras, des festivaliers jouent, rient, boivent et s’amusent. De proche en proche, Douarnenez devient une ville où l’on s’amuse. Puis, une ville qui aime faire la fête… Par légers glissements sémantiques, les phénomènes de globalisation recouvrent toute la ville de cette réalité vécue uniquement par quelques-uns, même si, en cette occurrence, ils sont nombreux. À cet égard, la presse a un rôle éminent de renforcement d’image. Il est plus facile, et plus vendeur, d’illustrer les gras par de nombreuses photos de groupes déguisés et de légendes généralistes, que de disserter sur l’évolution du capital de Matra Communications. Cette fête autorise les photographies nombreuses et les improvisations de l’écriture. Comme toujours, l’image qui en résulte est basée sur des faits réels qui, à l’occasion, sont largement transcendés. La propagande fera le reste, enjolivant au passage et englobant l’ensemble dans une atmosphère de folie mille fois décrite. Les Douarnenistes ne sont pas mécontents de cette réputation plutôt sympathique, à défaut d’être glorieuse…
21D’autres fêtes existent, en ce siècle, dont une fête des Mouettes, créée en 1907, durant la crise sardinière, pour récolter quelques subsides pouvant être distribués aux nécessiteux. Une sardinière, fille d’usine, est alors élue reine des Mouettes, reine de Douarnenez, par un comité où le patronat et les notables sont dominants. Cette fête est jumelle de la fête des Filets bleus de Concarneau. Nulle originalité. Notons cependant un élément important : elle est directement issue du système mis en place par les conserveurs. Ces derniers en sont les créateurs et les organisateurs, recrutant les filles d’usine pouvant postuler au titre de reine, titre réservé à une employée de leurs entreprises. Les conserveurs, maîtres du jeu économique, présents à l’église comme à la mairie, organisent aussi les fêtes des Douarnenistes. Rajoutons un autre élément : la reine des Mouettes n’est pas obligatoirement une fille qui porte le drapeau rouge…
22Si d’autres animations, bals ou cavalcades, sont proposées, au cours de l’année aux Douarnenistes, nous ne relevons aucune marque particulière, aucun trait d’originalité, en dehors de la maintenance et de la vitalité, déjà développées, du carnaval. Il faut attendre les années 1970 pour assister à l’éclosion de nouvelles fêtes douarnenistes, autour d’une MJC particulièrement dynamique qui multiplie les animations, souvent situées dans l’esprit des gras. Une parodie de la nuit des Césars, appelée nuit des Raouls, visant à promouvoir et primer les films les plus ringards, traitant de la Bretagne sur le mode Bécassine, reçoit un important succès et attire de très nombreux spectateurs-acteurs. Les Arrivées d’Air Chaud, festival de musiques de rues, salutaires mélanges colorés pour métissage de rires et d’énergies, qui prennent la suite de Mouez ar Mor, festival estival où la parole n’était pas toujours neutre… Ces deux décennies 1970-1980 sont l’occasion d’insuffler un nouveau dynamisme à l’idée de la fête douarneniste et les échos portent loin. Occasion aussi d’affirmer des animations qui ne s’inspirent pas, obligatoirement, d’une histoire locale mythifiée. Les Arrivées d’Air Chaud s’intègrent aux musiques du monde. Le festival de Cinéma, axé sur les minorités nationales, est lui aussi à l’écoute des battements de cœur de la planète. Nulle nostalgie, nulle réminiscence d’une épopée sardinière revisitée.
23Depuis, d’autres animations prennent le relais, dont les présentations de pièces par la troupe locale Café-Pain-Beurre qui mettent en scène, en douarnenisme, des parodies de la vie locale, sur le mode des Champilla, des histoires de Jean Pencalet ou de Charles Kérivel. Pièces consensuelles d’histoire revivifiée et de nombrilisme satisfait. Le mythe, encore.
24Dernières initiatives, en 1998, le renouveau de la fête des Mouettes, disparue en 1973, et la création d’un nouveau festival de musiques de rues, les Arts dînent à l’Huile. La fête des Mouettes avait, une première fois, refait surface dans les années 1950 et 1960. Émancipée des conserveurs, elle était devenue une fête de Douarnenistes. Elle est aujourd’hui un moment de nostalgie. Bien dans l’air du temps d’une ville qui doute et, parfois, succombe aux tentations du repli. Les Arts dînent à l’Huile présente un visage plus ambitieux, à l’écoute des musiques du monde. Réminiscence des Arrivées d’Air Chaud. Un double phénomène attire notre attention : que ce soit la fête des Mouettes ou Les Arts dînent à l’Huile, les références au système sardinier sont explicites. Les lieux de fêtes investis, vieux port et quartiers proches, halles et ruelles du xixe siècle, sont les territoires hier sous l’emprise des conserveries. Les thèmes retenus sont directement liés à cette époque où la sardine était reine. Toutes les deux, d’une certaine manière, sont héritières de ce passé sardinier. Ainsi, au-delà du temps, au-delà des apparences et peut-être même des volontés, ces fêtes s’intègrent dans l’humus d’une histoire révolue. Et puis, chaque année reviennent les jours gras et cette originalité fondatrice…
25Les rassemblements de vieux gréements participent également à la construction de cette image de ville festive. Ces fêtes attirent un public extrêmement nombreux dans un cadre de carte postale, le vieux port du Rosmeur ou le Port-Rhu, au-devant de l’île Tristan. Les images de la baie, peuplée des voiles multicolores, les quais envahis de musiques, les animations multiples peuvent satisfaire les visiteurs qui trouvent, si le temps le permet, les images recherchées. Le cadre, le vieux port en particulier, entouré des rives vertes des Plomarc’h, correspond parfaitement à l’idée que l’on se fait d’un vieux port. De plus, élément important pour le confort des spectateurs, sa taille humaine rassure et participe à une ambiance, une convivialité, qui sont, en général, unanimement appréciées. L’image qui en résulte semble très positive pour la ville, et devient un élément de base de ses politiques touristiques, les dizaines de milliers de visiteurs se transformant souvent en porteurs de parole, enthousiastes et prosélytes.
Libres propos sur la capitale du patrimoine maritime
26Dans le cadre de la problématique d’ensemble qui nous intéresse ici, les relations entre les hommes et la mer, les images de la ville et les dynamiques identitaires, il est utile de s’arrêter un instant sur quelques aspects d’un dossier complexe et passionnant, le Port-Rhu, et sur cette image de capitale du patrimoine maritime, volontairement donnée à la ville de Douarnenez par ses édiles successifs. Collectionner les mentions de ce titre, qui pullulent dans la presse, ne revêt pas le moindre intérêt. Aussi, c’est de biais que nous allons étudier le dossier du Port-Rhu, à travers quelques angles d’attaque non travaillés à ce jour. Nous allons, tout d’abord, nous intéresser au ton des débats, parfois violents et agressifs, entre les tenants de cet aménagement et leurs opposants. Ensuite, nous étudierons la nature et les fondements de ces débats, qui peuvent sembler, à l’analyse, bien discutables. Enfin, nous nous interrogerons sur la signification profonde de ce patrimoine maritime, promu là précisément, à Douarnenez.
Douarnenez, ville tonique!
27Les excès du verbe qui parsèment les conflits politiques liés au Port-Rhu imposent quelques questions, tant ils semblent symboliser Douarnenez et la caractériser comme ville originale et impertinente, où les échanges se teintent souvent des couleurs vives de l’insulte.
28Depuis le xixe siècle, les conflits sociaux ou politiques s’y traitent, on le sait, à coups d’invectives, voire de violences. Les grèves de 1905, celles de 1924, la guerre de la bolinche, témoignent, dans la période récente, de ces dérapages qui ne sont pas toujours uniquement verbaux. On a quand même tenté d’assassiner un maire de la ville! Cette procédure, pour le moins expéditive, est bien rare en notre démocratie et il est symptomatique qu’elle ait trouvé à Douarnenez terrain propice. La personnalité charismatique de Daniel Le Flanchec a donné image et corps au Douarnenez de l’entre-deux-guerres. La ville s’est personnifiée en ce bateleur d’estrades, ex-boxeur, généreux et gouailleur, maîtrisant les mots, martelés comme des armes qui abattent sans rémission. Tatoué, borgne, grande gueule formidable et échevelée, tragique aussi, Le Flanchec règne sur la ville et, dans le Finistère comme en Bretagne, représente mieux que quiconque le port, si populeux, et ses éruptives violences. Ce n’est pas anodin, tant sa personnalité présente d’aspérités. Il faut tenter de l’expliquer.
29Douarnenez est une ville où les marins-pêcheurs sont alors en grand nombre. L’organisation sociale des pêches est, on le sait, basée sur des équipages très nombreux de navires artisans, où domine la voix des patrons, qui se comptent en centaines. À bord de navires, personne ne remettrait en cause les décisions de ces patrons, qui inscrivent leurs actes dans une toute puissance incontestée, car incontestable. Dans des mers difficiles, parfois indomptées, comment discuter des ordres, quand le destin lui-même dépend de la bonne marche d’une chaloupe, d’un malamock ou d’un dundee. Ces patrons et les marins, habitués aux coups durs et répétés, parlent haut et clair sur les quais du Rosmeur. Leurs discours sont empreints des certitudes que leur confère l’habitude des ordres sans appel et leurs voix sont fortes. Les grandes gueules prospèrent dans les ports de pêche. À terre, les marins sont peu à leur affaire avec les subtilités du débat, les concessions nécessaires, les artifices procéduriers ou les convenances entendues. Dans les affaires publiques encore moins, puisque tout y est débat, tout y est fruit de compromis. En mer, on vire à bâbord ou à tribord. À terre, dans les dossiers publics on louvoie, rien ne pouvant, impunément, rester blanc ou noir. Rien.
30N’oublions pas, de surcroît, que les ports sont des lieux d’infinies violences, tant la mort est proche, qui rode et qui fauche, régulièrement, son tribut de l’année. Rappelons également que la période, l’entre-deux-guerres, reste une époque dure, violente, où l’anathème tient souvent lieu d’échange. Replongeons dans les archives de l’Assemblée nationale ou dans les quotidiens du temps, nous sommes surpris par de tels déferlements, aujourd’hui oubliés. Période violente, ports de pêche violents. Hommes violents. Le Flanchec qui crie plus fort que les autres, qui cogne plus sec, qui ne craint personne et s’impose à tous, Le Flanchec les représente, incarnant Douarnenez, et renforçant encore l’image éruptive de la ville.
31En 1958, durant la guerre de la bolinche, les invectives qui s’entrechoquent sur les quais, les excès en tous genres, ravivent cette image et lui donnent illustration nouvelle.
32Le conflit du Port-Rhu s’inscrit dans cette généalogie. Bien sûr, l’environnement est maintenant policé et la période bien molle, en matière de débats publics. Il n’empêche, Douarnenez s’illustre à nouveau par des oppositions qui semblent très excessives, et, disons-le, parfois ridicules, dès les coteaux de Kerlaz atteints. Débats tranchés, excommunications diverses, insultes, et des camps qui s’affrontent au-delà du raisonnable. Évidemment, les personnalités de quelques intervenants s’avèrent propices à ces débordements. Mais, au-delà, c’est la ville qui, une fois encore, y participe. L’écrivain Jean-Pierre Abraham, qui vit à Douarnenez, dit ne pas aimer cette ville « trop noire, frondeuse, presque violente1 ». Le peintre René Quéré ne dit pas autre chose, expliquant que, pour lui, cette violence sort de l’histoire comme de la géographie. Affrontement séculaire de la terre et de la mer, affrontement des hommes face à cet océan à qui il faut capturer les entrailles, la mort qui guette ces marins, toujours confrontés à la dureté et au danger… Rajoutons la violence de l’usine qui frappe les femmes dès leurs douze ans, travaillant le jour, travaillant la nuit, baissant la tête sous l’oukase de la contremaîtresse… Tous ces éléments, comme le rivage escarpé et les reliefs âpres, confèrent à la ville une violence certaine. D’autres ports, cependant, peuvent présenter mêmes caractéristiques, sans offrir mêmes particularités dans la menée des débats démocratiques… Peut-être, Douarnenez, plus éloignée, plus isolée, plus repliée aussi, garde-t-elle un comportement de village, de grande famille élargie, où chacun se connaissant, se permet des attitudes et des mots, ailleurs bannis. Les mots de l’entre-soi.
33Aujourd’hui encore, alors que la période est au polissage de la relation, les débats y prennent souvent tournure excessive. Héritage du passé, mais aussi, d’une certaine manière, entretien d’une réputation et d’un cabotinage entendu. À Douarnenez, on discute haut et fort… ce qui n’est peut-être pas la meilleure manière d’avancer.
Le patrimoine; quel patrimoine?
34Pour les opposants au projet d’aménagement du Port-Rhu, l’argument central, en dehors des aspects financiers, réside dans le nécessaire respect d’un patrimoine naturel à sauvegarder, la ria et la rive gauche boisée. Pour les promoteurs du Port-Musée, l’essence même du projet d’aménagement réside dans une mise en valeur du patrimoine. Deux discours opposés, mais les mêmes justifications… Débat pipé. Abscons et biaisé.
35Patrimoine naturel, cette ria amputée de la vaste anse de Pouldavid, aménagée tout au long de sa rive droite, privée de l’anse de l’Enfer et, à son aval de la large échancrure qui faisait de Tréboul un port naturel? Pouldavid, Tréboul, l’Enfer, comblés tous les trois pour les nécessités d’une économie grande dévoreuse d’espace. Une zone industrielle ici, une place publique et jadis un grand lavoir à l’Enfer et un immense parking en arrière du port de plaisance à Tréboul. Trois destins différents, une même origine : le comblement.
36Patrimoine naturel, cette rive gauche tout ouverte, toute charcutée, lors de l’installation de la voie ferrée en sa bordure immédiate? Non, site aménagé et réaménagé au cours des siècles.
37Restent les jeux des marées, la vasière et les bancs de sable. Restent les projets réguliers, depuis 1840, de création d’un bassin à flot, devant l’indigence d’un port accessible quelques heures seulement. Mais le seuil n’est pas barrage et l’eau n’est pas stagnante. Les marées, d’ailleurs, y resteront chez elles.
38Patrimoine, ce bateau-feu anglais, premier navire de la collection à être accueilli, en grande pompe, sur le site? Patrimoine anglais, peut-être, mais breton? Et douarneniste? Patrimoine, ce musée du Bateau qui occulte la part immatérielle des sociétés maritimes au nom d’un fétichisme de l’objet bien discutable? Où sont présentés l’absence, le vide, la mort, le péril en mer? Nulle part, ou si peu. Il y a là pourtant thèmes fondateurs des singularités maritimes. Où sont présentés le labeur des femmes, les odeurs de friture, les cadences terribles et les salaires d’indigence? Nulle part, et pourtant, à quoi servent les chaloupes si ce n’est à pêcher, et à vendre, à l’usine, les poissons argentés?
39Ainsi, des anathèmes sont lancés, au nom d’une certaine idée de l’authenticité. Authenticité d’une rive gauche, verte et paysagère, contre authenticité d’un projet. Deux visions tronquées ou parcellaires. Deux discours idéologiques.
Port-Rhu et identité douarneniste
40Il est symptomatique de relever que les principales critiques formulées sur l’aménagement du Port-Musée se focalisent sur une certaine idée de l’espace, sur ses représentations. La ria, la rive gauche, puis les grilles. Le Port-Rhu, en déshérence depuis le début des années 1970, était devenu une friche, témoin d’un passé mal connu. Ses quais délabrés, jalonnés de quelques ruines, entouraient une rivière accueillant régulièrement quelques chasseurs de vers. Peu, très peu, se promenaient sur cet espace souvent malodorant, le long d’un boulevard cordon ombilical du port de pêche, fortement fréquenté par les professionnels du port, les camions et les touristes. La rive gauche, elle, n’est en rien naturelle. On le sait, elle est fruit de l’aménagement. Mais sa verdure lui confine virginité, par ce glissement sémantique qui fait d’un espace vert un espace naturel. Le site lui-même n’était pas territoire investi par des pratiques sociales croisées, par une histoire vécue, par une mémoire vive. Non. Mais la pose de grilles, pour répondre aux exigences d’exploitation, prive le Douarneniste de l’idée de la déambulation. Non qu’il le fît précédemment, mais au moins en gardait-il la possibilité. En fait, les grilles ne vont pas restreindre les promenades des habitants de la ville. Au contraire même, puisqu’entre six mille et sept mille d’entre eux vont s’abonner et profiter d’un site où ils ne venaient jamais. Mais le réel est une chose et l’imaginaire une autre. Les grilles, non acceptées, créent, par effet boomerang, un territoire. Elles le révèlent. Elles en sont les révélateurs. Cela nous renvoie aux travaux menés à la pointe de l’île Tristan en 1938. Une carrière isolée côté nord, hors des champs de vision, sur une île privée et très peu abordée. Mais l’extraction des roches est alors perçue comme atteinte au territoire sacré. Au-delà du réel. Ainsi, les grilles font émerger une relation secrète entre le Port-Rhu et les Douarnenistes. Effet induit et non prévu. Leur enlèvement sera vécu comme légitime réappropriation d’un territoire, jamais pourtant intégré à la marche de la ville. La possibilité de mener une action est déjà une liberté irrépressible, même si cette action n’est jamais menée. L’idée prime le fait. On ne se promenait pas, ou si peu, sur le Port-Rhu, mais la liberté en était précédemment offerte. Les grilles, dès lors, s’avèrent contraintes insupportables.
41Deux phénomènes vont polluer l’existence du nouveau port : un nom et une fâcheuse concordance de temps. Le nom, d’abord. Le Port-Musée. Associer, à Douarnenez, cette ville qui se vit depuis toujours port de pêche, le mot port, symbole de vie, au mot musée, symbole de passé à défaut de poussière, est une inutile prise de risque. Le nom a été imposé par la Direction des musées de France, principal financier de l’investissement. Il était, pour elle, nécessaire, indispensable, qu’apparaisse le mot musée. Les responsables locaux battront en retraite devant les « arguments » pécuniaires déployés. Le Port-Rhu, nom du site, pouvait pourtant s’imposer loin des frontières douarnenistes au fil de quelques fêtes et d’opérations promotionnelles, comme le Puy du Fou ou Océanopolis… Avec beaucoup d’avantages : une susceptibilité locale non entachée et une « authenticité » préservée.
42La concordance de temps est plus grave, beaucoup plus grave. De 1989 à 1993, quand est conçu ce nouveau port, des informations alarmantes surgissent du port du Rosmeur, comme des autres ports atlantiques. Bientôt naît le Comité de survie… Douarnenez reste alors, dans l’esprit des siens, un grand port de pêche croisant une tempête comme il en connut d’autres. Un grand port de pêche qui se pense immuable. Un grand port de pêche qui se rêve éternel. Au moment même où il affronte une forte bourrasque et en appelle à la généreuse sollicitude de tous les pouvoirs publics, voilà que ceux-ci financent largement un Port-Musée! La poussière et l’oubli plutôt que les chaluts et les treuils. Impensable. Impensable, car prématuré, ou trop tardif… Un Port-Musée au plus fort de la période faste des années 1970 n’aurait rien remis en cause. Des yeux condescendants se seraient posés sur cet ersatz. Condescendants et fiers, à l’occasion, en fonction des fêtes ou des reportages médiatisés. Encore eut-il fallu qu’un tel aménagement soit alors imaginé. Or, et cela nous semble intangible, il faut la disparition de pratiques effectives pour le déploiement du mythe (Augé, 1997). Dans les années 1970, l’écroulement du port de pêche n’étant pas inscrit dans les prévisions, un Port-Musée pouvait-il surgir des quais du Rosmeur? « Le charme, écrit Mona Ozouf, naît de l’exténuation. » (cité par Augé, 1997.) Une idée de Port-Musée aujourd’hui, en 1998, alors que le port de pêche s’accroche à ses 5 000 tonnes de poisson frais, et que chacun a compris qu’il ne s’agit plus de crise mais d’une brutale et féroce mutation, oui, ce serait possible, tant les espoirs de nouvelles activités sont latents. Tant les craintes sur l’avenir de la pêche se sont transformées en sinistres certitudes. Mais ce projet, de 1989 à 1993, était une menace plus qu’un espoir. Une crainte, voire une provocation. Tant d’argent public au chevet de bateaux morts! Inutile d’expliquer que le choix ne se situe pas entre des crédits au Port-Rhu ou des aides au Rosmeur, entre le patrimoine et la pêche. Qu’il s’agit de subventions du ministère de la Culture, qui, à défaut de Douarnenez, favoriseront La Rochelle, Boulogne ou Lorient. Inutile, car les faits balayent toutes les analyses. Les millions de francs nourrissent un Port-Rhu, qui se pare des couleurs vives de l’avenir, quand se cabrent et agonisent les chalutiers, sous les coups secs et répétés du marché. Il y a là, c’est certain, fâcheuse concordance de temps. D’autant que, très vite, tout se complique. Plan Mellick. Dans le cadre de la réduction du potentiel de pêche française, des navires quittent le Rosmeur et sont acquis, sous certaines conditions, par le Port-Musée. Formidable mutation. Formidable transfert de sens sur lequel aussi il est nécessaire de s’arrêter quelque peu.
Les balises du passé
43L’image de palimpseste est parfois retenue pour illustrer les constructions de la mémoire (Baudelaire), ou celle du paysage (Damette-Scheibling, 1995). Cette image semble incomplète. Sur les vieux parchemins manuscrits qu’on appelle palimpsestes, une écriture effacée laisse place à un texte nouveau. Or, dans les jeux de la mémoire comme dans les paysages de nos territoires, le passé, qui affleure et forme ponctualité, n’est jamais totalement effacé. Affleurements de divers âges, d’ailleurs. Ainsi, sur un paysage apparaissent des traces multiples de générations passées. Un objet devenant patrimoine est également une trace retenue par une des générations qui succèdent à ses créateurs. Cette trace est choisie, et non une autre, en raison d’un pouvoir de mise en scène, d’une émotion, d’un factuel précis ou d’un contexte social particulier. Mille critères définis non par les fondateurs de l’objet mais par ceux qui en héritent et qui l’érigent au rang patrimonial. Cette sélection d’objets, fruits de « points de vue », est déjà, et avant tout, « un message culturel », qui informe autant sur ceux qui l’effectuent que sur les créateurs de l’objet muséifié (Rautenberg, 1995). Or, cette trace privée de son sens originel, placée en des lieux de consommation culturelle, présentée de manière souvent très conventionnelle, n’existe plus qu’à travers un regard. Le regard du public qui défile. S’adressant au plus grand nombre, ce patrimoine objet peut difficilement engendrer l’émotion. Il ne peut le faire que si le regard qui se pose sur lui mesure l’intensité de sa présence, retrouve son sens originel, ce message des générations défuntes, qui vainc, d’une certaine manière, la mort. C’est d’ailleurs, là, le cœur du patrimoine, bien loin de toutes les présentations d’objets, privés du contexte qui leur donnait sens premier. Un filet de pêcheur, un grill à sardine, une chaloupe, n’existaient que dans un certain environnement social, humain, culturel. Dans un musée ils sont des traces extirpées de leurs environnements et présentées, figées, aux foules de visiteurs. Cette mise en scène tue, presque toujours, l’effet de résonance qui relie la vie passée de l’objet et la mémoire, l’imaginaire du spectateur. Parfois, pourtant, cette résonance passe le filtre de la simple exposition et le regard, dès lors, perçoit la force de la mort, révélée par l’objet. Car toute trace est significative de la mort. Les paysages, le patrimoine, comme nos mémoires, en sont peuplées. Comme nos identités, qui en sont nourries.
44Alain Robbe Grillet développe cette idée à partir de l’histoire emblématique des villes détruites, où, seules, des ruines témoignent d’un temps passé. Élargissant le propos, il insiste sur le pouvoir de ces ruines qui participent à la construction de nos présents. Mais chaque présent qui passe laisse à son tour ses ruines en dépôt aux générations futures. Le nouveau roman est né sur les ruines de Balzac, comme la post-modernité sur celles du passé. Ces ruines sont les clins d’œil de la mort. Attention, pas de la mort de ceux qui nous ont précédés, mais bien de la nôtre, à venir. Ainsi, à travers ces traces, que Robbe Grillet appelle les ruines, patrimoine et paysage, rappelant notre finitude, participent au sentiment identitaire, à son émergence.
45Les bateaux du Port-Musée sont nés pour remplir une mission, la pêche. Ce sens premier s’est dissout et la finalité de l’objet-bateau a disparu. Privé de sa sève, de son sens, le bateau est mort. Le patrimoine lui confère seconde vie, dotée de sens nouveau. L’objet ne doit plus être actif, il doit être regardé. Mais que voit le regard? Un objet doté d’un panonceau, lu en diagonale et jamais retenu, ou une trace venue d’au-delà de la mort et qui nous fascine comme nous fascine le silence des tombeaux, nous renvoyant à notre propre fin. Un bémol à ce propos, cependant : un bateau n’est pas un objet comme les autres. Il cumule deux réalités, matérielle et immatérielle, car le bateau est nommé, baptisé, béni. Intégré.
46Douarnenez est un résumé magnifique de cette problématique. Le Port-Musée y pousse à l’ouest de la presqu’île quand le port de pêche décline à l’est. Un bateau de pêche, né de capitaux et de volontés, armé au thon ou à la sardine, va mener sa vie sur les quais du Rosmeur. Les promeneurs du dimanche passeront nombreux devant sa coque bleue sans même le remarquer. Navire de pêche modeste dans un port de pêche, il n’est pas un spectacle. Le spectacle, s’il est possible d’employer ce terme, se déroule à l’aube, au débarquement des poissons dans une criée bien vivante. Pas sur le pont d’un sardinier. Rien de plus bête, en un port de pêche, que le pont d’un sardinier. La pêche est en crise et le patron âgé. Le bateau est vendu et quitte le Rosmeur pour le Port-Musée. À peine est-il entré dans la ria qu’il opère sa mue. À quai, ou sur estacade, il devient objet de visite. On paye pour le voir; on paye pour le visiter. Il est devenu objet du patrimoine. Un témoin respectable et respecté. Glissement, violent, de sens… en une seule journée et quelques centaines de mètres. Sans même le délai du deuil! Ce bateau anonyme se pare de sa signification nouvelle et se retrouve regardé, ausculté, mesuré. Rien de plus beau, dès lors, en un Port-Musée, que le pont d’un sardinier, qu’il faut consommer. Les flux de visiteurs sont conduits aux abords de cette coque bleue et la regardent. Qu’en retiennent-ils? Dans les musées de peinture, les yeux glissent rapidement vers les petites fiches comportant le nom du peintre et de son oeuvre. Ainsi, on a vu un Picasso, comme on a fait la Grèce… Le regard ne se porte véritablement sur l’œuvre qu’après avoir lu le nom de son auteur, comme si le petit papillon blanc apposé sous le tableau avait plus d’influence sur les regards que le tableau lui-même. Ainsi, dans tout musée, s’entasse la foule devant l’œuvre mineure d’un artiste à grande notoriété quand les flux circulent rapidement devant certaines toiles d’un intérêt majeur, mais œuvres d’artistes moins célèbres.
47À Douarnenez, que disent ces panneaux aux visiteurs du musée? La nature du bateau, sa région d’origine. Que peut-on en retenir? Des images, une idée de la diversité, quelques rêves, peut-être. La couleur du bateau-feu et le harpon du chasseur de requin. Pour certains, au-delà de l’apparence, la sueur des marins et leurs peines, les chairs flasques des poissons, les traces visqueuses, les coups de mer et les rafales, issus de temps révolus, chargés de fantômes et de drames, apparaissent et frappent les consciences. Comment partir sur de telles coquilles et affronter l’Iroise, passer le raz de Sein, et basculer dans le golfe à la recherche d’une sardine incertaine? Comment vivre et dormir? Comment? La trace, alors, la trace chargée d’histoire et des échos de mémoires oubliées, crie la mort et interpelle les vivants. Quelle trace, mortels qui me regardez, laisserez-vous?
48La visite de quelques bateaux nourrit cet imaginaire par quelques « découvertes » qui impressionnent fortement les visiteurs : exiguïté, entassement, bruit, odeurs imaginées, peurs et violences d’un monde instable jeté à la surface des flots. On le sait, dans les lieux de grande fréquentation, le public est guidé et son regard aussi. La visite intérieure des bateaux, des expositions et des scénographies est ici absolument nécessaire. Sinon s’imposera définitivement la réification, désincarnée, d’un bateau perdu, vidé de sens et d’histoire.
49Il est nécessaire, en conclusion sur ce chapitre, de rappeler le fondement de cette image : la volonté de s’inscrire dans une mouvance en développement, de participer à un marché, d’ajouter une corde à l’arc des potentialités économiques locales. De s’inscrire, résolument, dans le paysage touristique finistérien et breton, à partir d’un aménagement à forte connotation culturelle et historique. Grand enjeu. Deux nostalgies cumulent, sur ces quais du Port-Rhu, leurs volontés : celle d’urbains, les visiteurs, qui rêvent d’un ailleurs mythifié; celle des Douarnenistes ou Bretons, qui rêvent, tout haut, d’un passé lui aussi mythifié. Mélange puissant, efficace. Rajoutons, après Françoise Péron, combien les grands rassemblements sont de véritables liturgies, autour d’une mise en scène rappelant les événements religieux d’autrefois. Jusqu’aux grands repas, pris en commun. Jusqu’à la messe organisée par la paroisse, sur le pont d’un navire (Péron, 1994).
Douarnenez à travers les cartes mentales des collégiens : 1980, 1998
50Il est intéressant, avant de conclure, d’approcher la vision que les jeunes Douarnenistes se font de leur espace vécu, à travers leurs images mentales de la ville. Une étude, menée il y a près de vingt ans, peut, à cet égard, être rappelée, et être ponctuellement comparée à d’autres cartes mentales, réalisées, elles, à l’automne 19982. La projection sur la feuille de l’espace vécu, de ce Douarnenez mental intégré par des collégiens, donne des indications intéressantes sur leur perception de cette ville. Malheureusement, nous ne pourrons mener toutes les comparaisons souhaitées : du travail réalisé en 1980, seules restent les conclusions; les plans, eux, ont disparu…
Images mentales de Douarnenez, 1980 (Cartes 14, 15, 16 et 17)
51Plus de cent plans de la ville avaient été réalisés, en 1980 et 1981, par des jeunes collégiens de 12 à 15 ans, sans référence ni modèle. L’exercice était simple : il s’agissait, pour des élèves isolés et toujours pris au dépourvu, de dessiner la carte de Douarnenez, en indiquant ce qui semblait intéressant d’être retenu. La durée de l’exercice était variable, entre quinze et quarante-cinq minutes. Plusieurs leçons peuvent être tirées.
52Globalement, et cela est très important, la conception générale de l’espace du « grand Douarnenez » apparaît peu. La compréhension globale de la ville ne peut être le fait de jeunes pour qui l’espace vécu est, quasi exclusivement, le logement et le quartier, l’établissement scolaire et les commerces, les stades ou aires de loisirs. Aussi, ne nous étonnons pas de remarquer que seul un plan sur cinq fait, explicitement, référence aux quatre quartiers de l’agglomération. Notons aussi que pour les Tréboulistes, seuls Tréboul et Douarnenez existent, quand Ploaré et Pouldavid sont niés. Enfin, retenons le double rôle du Port-Rhu. Souvent, il est frontière qui borne un dessin sur trois. L’espace du quartier est maîtrisé jusqu’à cet écran qui masque l’inconnu… de l’au-delà, l’autre rive. Parfois, il est centre autour duquel s’organise l’espace de la ville. Tréboul s’y oppose à Douarnenez comme Pouldavid s’y oppose, symétriquement, à Ploaré. Mais centre de l’espace urbain, ou frontière du connu, le Port-Rhu est presque toujours présent. Par contre le port de pêche est très absent. Nous sommes en 1980, Douarnenez est le quatrième ou cinquième port de pêche français et seulement un élève sur cinq note sa présence… Un sur cinq! Plusieurs raisons expliquent cette absence : le fait, tout simple, que le port de pêche, devenu exclusivement espace de travail, séparé de la ville, ne soit pas un lieu de déambulation pour la jeunesse douarneniste; le fait, tout aussi simple, qu’en 1980, le port de pêche vit sa vie, tranquillement, sans que son avenir soit sujet de conversations ou de polémiques. Parle t-on des trains qui arrivent à l’heure? De fait, le port de pêche, méconnu et oublié, disparaît de l’espace mental des collégiens de la ville. Regret que nous pouvons signaler : nous n’avions pas comptabilisé, sur ces documents, les autres références maritimes…
Carte 14 : carte mentale, 1980. Présentation très simplifiée d’une opposition caricaturale Tréboul/Douarnenez s’organisant autour d’un pont central.

Carte 15 : carte mentale, 1980. Un Douarnenez urbain, sans référence maritime.

Carte 16 : carte mentale, 1980. Où l’on retrouve les quatre quartiers, dans un Douarnenez très urbain et très peu maritime.

Carte 17 : carte mentale, 1980. Une agglomération bien maîtrisée, sans port de pêche.

53Les noms cités sur ces cartes mentales nous en apprennent beaucoup sur cet espace approprié. Pour dix noms de lieux cités, on trouve dix-sept noms de bâtiments publics (HLM-écoles-halles-lycée-port…), et vingt noms de commerces privés (Leclerc-Intermarché – « Chez Jeanine » – Alternatives…). Ainsi, comment en être étonné, le commerce s’impose et les magasins de la ville sont très présents dans les plans d’élèves. L’espace tout entier est frappé de leur marque, Douarnenez est quadrillé. Sur certains plans d’ailleurs, seule la configuration générale de l’espace laisse à penser que nous sommes à Douarnenez, car nombreuses sont les villes où un marchand de chaussures jouxte une pharmacie, un café ou une bijouterie… Nombreuses et impersonnelles… En tête d’une très longue liste, Leclerc et Intermarché, les supermarchés, suivis par Suroi3 et une cohorte de petits commerces. À noter que les banques qui trustent les emplacements centraux de la ville n’apparaissent pas ici. Contrairement aux magasins de vêtements, très représentés, qui attirent certainement les regards, et les convoitises. Logique.
54Après les commerces, voici les établissements publics. Sans compter l’établissement scolaire lui-même, presque toujours, et fort naturellement cité, c’est l’église de Ploaré qui est le bâtiment le plus représenté. Le plus majestueux, le plus riche… et le plus élevé des édifices religieux s’impose aux mémoires. Néanmoins, ne nous leurrons pas, c’est aussi le plus proche du collège et l’ombre de son clocher y inscrit, toujours, sa présence.
55Ensuite, au gré d’un espace vécu, les lieux de vie apparaissent, HLM de Kermarron, HLM de Bréhuel, lotissement de Ploaré… Parmi les édifices publics, la Poste arrive en tête, suivie par la MJC, fortement fréquentée par les jeunes Douarnenistes, l’hôpital, la gare, et, enfin, la mairie. Les usines sont presque toujours oubliées, seul un élève sur dix pense à la zone industrielle de Pouldavid. Aucun aux zones extérieures.
56Enfin, après les commerces et les lieux publics : les sites. Le Port-Rhu arrive en tête; mieux même, on le sait, il est souvent considéré comme l’axe central de la ville. Autres noms de lieux qui souvent reviennent, les Plomarc’h, la plage des Dames, la plage du Ris et l’île Tristan. Cette dernière ne s’inscrit néanmoins que sur un plan sur cinq. Ensuite, les Sables Blancs, la plage Saint-Jean puis la Sainte-Croix, proches des stades de football. Les plages, donc, bien individualisées dans l’espace conservent leur nom et leur place au hit parade des lieux connus, et bien situés, par la jeunesse douarneniste. Les places centrales de l’agglomération prennent le nom d’un commerce voisin : « la place des taxis », « la place de la Caisse d’Épargne ».
57Le vieux socle rural, qui, jadis, nommait tous les lieux, disparaît peu à peu comme disparaissent une culture et une utopie. L’habitat isolé, les hameaux personnalisés, existaient dans leur différence, leur individualité. L’uniformité ne nomme plus. Elle gomme. Hier, à Douarnenez comme ailleurs, les champs, les collines ou les vallons portaient un nom. Ces noms, encore lisibles dans les cadastres, s’effacent, marée après marée, et, aujourd’hui, seuls les cours d’eaux se nomment encore… pour combien de temps? Notons, au passage, que les cours d’eau, même les plus petits, même les plus dérisoires, gardent un patronyme, connu et utilisé, quand les collines ou les champs alentour perdent leurs dénominations. Les cours d’eau, hier symbole de vie, comme les bateaux sur lesquels embarquent les pêcheurs…
58Regardons les plans anciens de la ville : des noms apparaissent qui désignent ces hameaux, ces parcelles, ces maisons. De la montagne de Pors Laouen à l’Observatoire, de Kerlosquet à Kerantré, de la montagne de Poul al linec à Pen ar c’hoat, ces lieux existent, qui se nomment et s’interpellent. Isolés, mais vécus, bien déterminés, ils sont des repères connus, animés. Une topologie affective se dessine alors, et elle est d’une grande précision. De cette précision que confèrent la marche à pied et le temps qui s’écoule au rythme lent du pas de l’homme. Même en l’enclave maritime les cales portent noms… Ces noms sont oubliés aujourd’hui, enfouis dans des mémoires perdues. On n’habite plus au Kerlosquet mais au X rue Jean-Bart. On n’habite plus à Kériguy mais au X rue Jean-Tanguy. Tout juste sait-on encore que le port de pêche s’appelle Rosmeur. Il y a bien longtemps que les cales, les digues ou les môles ont perdu leurs dénominations. Pire, Douarnenez n’échappe pas à cette règle de la dépersonnalisation, à cette loi qui veut que, dans chaque ville, la rue des Primevères jouxte la rue des Iris ou celle des Pinsons. Les noms de lieux disparaissent et avec eux une culture, un imaginaire, une vie. D’une structure rurale, nous sommes passés en civilisation urbaine où le magasin ponctue l’espace, s’imprègne à l’esprit et colle à la mémoire. Ces cartes mentales en portent témoignage.
Images mentales de Douarnenez, 1998 (Cartes 18, 19, 20 et 21)
59Les 121 cartes réalisées en octobre 1998 par cinq classes du lycée-collège Saint-Blaise (une cinquième, deux quatrièmes, une seconde et une première), ont, semble-t-il, été dessinées plus rapidement que les cartes de 1980, l’enseignant ayant demandé à ses élèves de les réaliser en quinze minutes. Nous sommes ici, plus strictement, dans le cadre maintenant classique de la carte mentale, encore peu usitée en 1980.
60Premier constat : la présentation globale de l’agglomération reste bien minoritaire. Un élève sur cinq, 24 sur 121, dessine les deux rives du Port-Rhu, et, globalement, les quatre quartiers. C’est la même proportion qu’en 1980. Dans ces cartes, le linéaire côtier de Douarnenez et de Tréboul est relativement maîtrisé. Plus nombreux (quarante) sont les élèves qui focalisent leur carte sur un Douarnenez limité par le Port-Rhu, frontière bien nette ouvrant sur Tréboul, ou encore ceux qui se concentrent sur le quartier voisin de leur établissement scolaire (trente-sept). Cela n’est pas pour nous étonner et rejoint de nombreuses études déjà menées, dont, pour ne retenir qu’un exemple breton, Brest (Péron, Blanc-Coquand, 1996).
61La prééminence du Port-Rhu ne peut surprendre. Ce lieu additionne trois faits importants : la rivière, axe médian ou axe frontière, le pont, lieu de passage, le Port-Musée, espace animé…
62Deuxième constat : des éléments ayant trait à la vie maritime apparaissent dans deux plans sur trois, 80 sur 121. Parmi eux, le Port-Rhu est le plus souvent cité, à 66 reprises, devant le port de pêche, représenté 56 fois. Suivent les plages et l’île Tristan. Le fait maritime est donc patent, même si les mots « mer » ou « baie » s’avèrent rares. Douarnenez est bien une ville des bords de mer…
63Troisième constat : la présence relativement affirmée du port de pêche, puisque presque un élève sur deux le cite, dans une carte pourtant plus rapidement dessinée qu’en 1980, quand un jeune sur cinq le représentait. Ce fait est important. Les années 1990 sont les années du déclin portuaire de Douarnenez, les années dites de crise. Durant cette décennie, l’actualité met régulièrement ce port au-devant de la scène et son existence imprègne davantage les esprits que durant les périodes passées. Paradoxe apparent : une fois encore, ce n’est pas la vitalité économique qui s’impose, mais le discours, l’image, les médias…
64Quatrième constat important : les sites, en dehors du Port-Rhu, sont très peu cités. Seuls les lieux bien individualisés, comme l’île Tristan, qui apparaît sur dix-neuf plans, ou les sites de loisirs, la plage des Sables Blancs, citée quatorze fois et la plage du Ris, mentionnée à treize reprises, peuvent être retenus. Les autres lieux, comme les Plomarc’h, sont rarement notés. Remarquons que le Port-Rhu, l’île Tristan, les plages, sont, tous, des sites littoraux. Par contre, bâtiments publics (entendu au sens large, intégrant, entre autres, le lycée-collège Saint-Blaise) et commerces sont fortement représentés. 119 plans, sur 121, citent, au moins l’un de ces bâtiments. Après l’établissement scolaire qui arrive, très logiquement, en tête : la Poste (quarante-quatre mentions), l’église de Ploaré, l’église de Douarnenez, la mairie, le commissariat de police (vingt-huit mentions). Cela mérite une tentative d’explication. L’espace central de l’agglomération est borné, à chaque extrémité par une église; au centre, la Poste, le plus vaste établissement public, la mairie, à la fonction symbolique d’évidence, le commissariat de police, à l’angle de rues passantes et disposant d’un arrêt du transport urbain. Le fait que le bâtiment de la Poste soit le premier cité confirme son rôle central déjà noté. Si l’on compare ces cartes avec celles de 1980 on peut remarquer le rôle plus éminent de l’église de Douarnenez, de la mairie et du commissariat. Là encore nulle surprise : Saint-Blaise est très proche de ces bâtiments. De plus, on peut imaginer que la fréquentation de l’église de Douarnenez par ces collégiens est plus forte que pour leurs collègues de l’établissement public. La MJC, par contre, semble dorénavant bien moins citée. Autres pratiques de loisirs, autres lieux? À noter que les accessits se partagent entre les stades, l’hôpital, la MJC et un nouveau venu, l’espace de skate board, crée au début des années 1990.
65Les commerces sont très souvent cités. Mais les délais impartis n’ont que rarement permis aux élèves de les nommer. Les mots génériques « commerces » ou « magasins » apparaissent, aux côtés de commerces bien spécifiés, sur quatre-vingt-douze plans. Peu de conclusions peuvent à cet égard être développées si ce n’est que les halles et les supermarchés de périphérie sont les plus souvent cités. Ce qui ne peut étonner. Les marchés, peu fréquentés par les lycéens ou les collégiens, apparaissent relativement peu. Enfin, et ce fait confirme les données relevées en 1980, les entreprises, conserveries ou zones industrielles, sont presque totalement absentes de ces cartes.
66Le Douarnenez qui transparaît de ces images mentales, est un Douarnenez mal maîtrisé par les siens, fragmenté, mutilé. On retrouve là des conclusions déjà notées en d’autres villes : l’espace mental est forgé par les lieux les mieux intégrés et les cheminements les plus quotidiens. La vision d’ensemble n’émerge que rarement de cet exercice. Ce phénomène est trop classique pour être développé. Retenons, malgré tout, que la forme générale de l’agglomération n’est pas parfaitement digérée, loin s’en faut. Par contre, le littoral, la découpe de la côte, ou les équipements portuaires, sont très présents. La présence de la mer n’est pas simple anecdote. Notons cependant que les plans présentant l’agglomération vue de la baie sont rarissimes. Peut-être sont-ils le fait d’élèves ayant la possibilité, régulière, de naviguer. Et concluons, une fois encore, sur la difficulté à représenter le centre de l’agglomération. Aucun monument ne fait large unanimité pour symboliser ce centre qui échappe aux regards. Reste la Poste, par défaut, reste le Port-Rhu, « milieu » de l’agglomération, reste un magma, mal défini, autour des zones commerçantes du « vieux » Douarnenez, appelé, par habitude, « centre-ville »…
Carte 18 : carte mentale, 1998. Exemple d’espace urbain ponctué en ses extrémités par les deux églises.

Carte 19 : carte mentale, 1998. Un centre urbain bordé par le Port-Rhu. Au nord, l’île Tristan et « le port » puis, d’une église à l’autre, « le centre ».

Carte 20 : carte mentale, 1998. Une présence maritime très influente, autour d’un Port-Rhu élargi et d’un port de plaisance considérablement surévalué.

Carte 21 : carte mentale, 1998. Une vision d’ensemble assez maîtrisée.

67Strate après strate, des images collent à la ville, à toutes les villes. Elles ont en commun de s’accrocher à une part de vérité, une parcelle des jours anciens. C’est le choix de cette parcelle qui nous intéresse. L’histoire est segmentée et un de ses constituants est retenu, mis en évidence, entretenu et développé. Lui, et lui seul, bénéficiera des arrosages des temps de sécheresse et des élagages réguliers lui permettant de prendre belle forme. Pour qu’une image s’impose, des ingrédients lui sont nécessaires : au départ, un fait, indéniable, qui peut être mis en musique et amplifié; ensuite, l’intérêt, pour un groupe constitué, de promouvoir cette image-là et non une autre; enfin, des prosélytes, acteurs, militants, propagateurs…
68Les seigneurs de la mer? Un exemplaire calendrier des pêches, des métiers difficiles et des savoir-faire reconnus. Les qualités maritimes des Douarnenistes sont prouvées. L’intérêt, pour la collectivité locale, de développer cette image de marque est évident, tant le titre est flatteur. Les prosélytes ne manqueront pas. Surtout que le livre est édité en 1927, en pleine furia Le Flanchec… et que face à cet énergumène, les seigneurs de la mer, pour représenter Douarnenez et les siens, semblent antidote efficace, souriante, sereine. À tout prendre… il vaut mieux lire Mével que chanter La Jeune Garde.
69La ville rouge, justement? Les grèves de 1924, et leur retentissement national. Voilà pour les faits, patents, de chair et de sang. Mais voilà aussi Jos Pencalet, à la Libération, comme Michel Mazéas, vingt-quatre ans durant, à la tête des municipalités de la ville. Des communistes. Personnalités très fortes, connues, reconnues. L’intérêt, pour leur parti de les mettre en avant est évident. Les militants, jeunes et enthousiastes, des années 1920, relayés au cours de toutes les décennies par leurs successeurs et par la presse partisane, seront les prosélytes d’un communisme municipal, à la fois fier et badin, très présent sur les quais et les pontons. Leurs opposants, aussi, qui rougissant encore les traits de la ville pour apeurer le bourgeois, participent, de fait, à cette notoriété…
70La ville festive? Qui a inventé les Gras? Qui? Les Douarnenistes, depuis toujours, s’y amusent et savent y accueillir les « ambassadeurs du commerce » d’hier, comme les étudiants d’aujourd’hui. Les participants seront militants même si la voix officielle de la ville reste relativement discrète sur ces ripailles parfois bien gauloises.
71La capitale du patrimoine maritime? Le Port-Rhu est là et les grands rassemblements avant lui. Outil de développement, ce patrimoine-là est mis en avant par tous les canaux autorisés et sur tous les tons. On le comprend aisément, à l’heure où le tourisme devient la seule activité économique où les collectivités peuvent investir avec quelques chances de réussite. À l’heure, aussi, de l’élaboration des images identifiantes (Augé, 1997). Et puis, disons-le, les élus recherchent ces manifestations consensuelles qui, regroupant leurs mandants autour de fêtes populaires très médiatisées, sont des outils de leur propre communication.
72Ainsi toutes les images s’enracinent dans une réalité concrète. Mais jouons un peu. Douarnenez, capitale européenne de la conserve alimentaire. Qui le sait, et pourquoi? Pourtant, pour paraphraser un homme qui eut jadis quelques succès : le patrimoine maritime, combien de divisions? L’industrie emploie des centaines de salariés, quand, sur le Port-Rhu, les comptes se feront longtemps en dizaines.
73Douarnenez, la ville d’Ys? Tristant et Yseult? Vérone fait davantage avec une matière plus ténue et la montagne Sainte-Victoire ne vit que par le regard d’un seul peintre. Douarnenez a une richesse incomparablement plus importante. Alors? Douarnenez, ville d’art et d’artistes? Douarnenez, ville de Jean-Marie Le Bris, pionnier mondial de l’aviation? D’autres images encore étaient possibles. Elles ne se sont jamais imposées. Pourquoi? Répondre à cette question n’est pas simple. Risquons.
74La capitale de la conserve? Image trop conflictuelle, puisqu’elle ramène aux luttes sociales; trop liée aux entreprises aussi. Seules ces dernières pourraient la mettre en avant mais elles sont trop concurrentes pour le faire ensemble. Reste la collectivité locale elle-même, mais qui préfère le ressort plus consensuel du patrimoine maritime. Avec une facilité d’importance : on construit plus facilement l’image des vieux gréements, bien photogéniques, quand, voiles hissées, ils se découpent sur la verdure des Plomarc’h, que du travail posté, des chaînes bruyantes des conserveries, des carcasses sanglantes des thons.
75La ville d’Ys ou Tristan? Jusqu’à présent, cette image ne pouvait être relayée par la population de Douarnenez, ville ouvrière. Trop artificielle pour être plaidée. Trop coupée des réalités laborieuses. Trop étrangère, en somme. Or, il faut une base tangible, palpable, pour qu’une image se développe, revendiquée par la ville ou par une part d’elle-même. Faisons un pari, cependant. La double évolution du monde, où le virtuel gagne, chaque jour, du terrain, et de Douarnenez, ville maintenant tertiaire et liée aux rythmes de la planète, fait que, demain, cette image-là sera possible. Dans dix ou vingt ans, Douarnenez sera, aussi, et peut-être surtout, la ville des grands mythes.
Notes de bas de page
1 Le Matricule des Anges, été 1998.
2 En 1980-1981, plus de cent cartes mentales, aujourd’hui disparues, avaient été dessinées par des élèves du collège Jean-Marie Le Bris. Une analyse en avait été publiée par Mémoire de la ville, n° 3, 1985. En 1998, ce sont des élèves du lycée-collège Saint-Blaise qui ont été sollicités.
3 Devenu depuis Rallye Super, puis, maintenant, Casino.
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