Chapitre IX : Les désenchantements du port de pêche
p. 365-388
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Texte intégral
La difficile adoption du chalutage
1La guerre de la bolinche marque symboliquement la rupture entre deux grandes époques de la vie de Douarnenez. La fin d’un monde, la fin d’un rêve, aussi. Celui de maintenir au cœur du xxe siècle une conception du métier de marin héritée de temps très anciens. L’idée du métier, justement. En quelques années, ère d’aménagements oblige, le visage de Douarnenez se transforme totalement. Un grand port de pêche au Rosmeur, remarquable investissement public ; un port spécifique pour la plaisance, à Tréboul, qui renforce le potentiel touristique de la rive gauche du Port-Rhu ; l’éclosion de grands programmes de HLM qui permettent un desserrement de l’habitat, une ouverture et une respiration ; des lotissements ; des écoles… Un ensemble d’investissements lourds, publics pour l’essentiel, qui restructurent toute l’agglomération. La ville a échappé à la matrice originelle, ces conserveries tutélaires qui lui avaient imposé leur loi. Les repères anciens, sécurisants, disparaissent et avec eux le temps des certitudes.
2Il faut réinventer un port, il faut réinventer une ville…
Le problème douarneniste
3En 1944, Charles Robert-Muller dresse un très remarquable tableau de la situation du port de Douarnenez, cet « exemple unique d’un port suffisant à lui seul à absorber l’activité de tout un quartier ». « Mais… quelle complexité ! Pourcentage de pêcheurs inusité ailleurs ; pêches de toutes sortes et de toutes saisons ; pêcheurs uniquement pêcheurs… » (Robert-Muller, 1944.) Charles Robert-Muller nous détaille précisément et le nombre des inscrits maritimes (3175) et le nombre des bateaux. Il insiste sur une rupture naissante entre les jeunes marins, attirés par les pêches hauturières, et les plus anciens, qui en restent aux pêches côtières, aux efforts moins soutenus et aux retours quotidiens à la maison. Une fois de plus les qualités professionnelles des marins douarnenistes sont mises en avant : « Nul ne songe à contester au Douarneniste l’ardeur exceptionnelle qu’il montre à rester à bord par toute saison, quitte à changer de bateau, d’horizon, d’espèce pêchée… Dédaigneux de demander à un métier de terre, quel qu’il soit, le complément d’activité nécessité par leur pêche principale, ils utilisent les loisirs laissés par cette dernière en se jetant à corps perdu dans d’autres pêches. » Ainsi, à l’automne, à l’exception d’une cinquantaine de « hors service » qui limitent là leurs exploits modérés et désarment à mi-décembre, une centaine de sardiniers restent fidèles à la sardine, sous forme de sardine de dérive recherchée à un mille ou deux au large, de Douarnenez à Camaret ; une dizaine passe au chalutage d’hiver ; une quarantaine s’adonne à la rude pêche à la palangre. Certains, surtout les palangriers, courent ensuite à la recherche du gros maquereau de printemps sur les côtes anglaises. Et tous, en juin, retrouvent la sardine de rogue. À côté de ces sardiniers, 45 dundees thoniers de 40 à 50 tonneaux arment dès février, pour chercher, jusqu’en Angleterre, le maquereau de dérive, aux filets. Puis ils rejoignent le golfe de Gascogne pour pêcher le thon, jusqu’en octobre. Une dizaine met alors le cap au sud, pour longer les côtes marocaines à la recherche d’une sardine à laquelle ils ajouteront du sel : la sardine salée du Maroc. Cette pêche disparaîtra avec la fermeture des eaux marocaines, en 1972. Les maquereautiers, à vrai dire les sardiniers et les dundees pratiquant cette pêche puisqu’il n’y a pas de type spécial de bateau pour la pêche aux maquereaux, pêchent aussi, à la ligne, le petit maquereau d’été. 188 ligneurs sont recensés, canots à moteur de 2 à 10 tonneaux, recherchant ainsi le maquereau de juin à décembre et le merlan, en hiver. Trente vieux canots pêchent les crevettes et cinquante palangriers pêchent, à l’année, les poissons plats du fond, raie, congre, turbot, chien de mer. Ils sont renforcés, l’hiver venu, par les quarante sardiniers déjà cités. S’ajoutent à cette flottille 19 grands dundees à viviers, de 120 tonneaux, pêchant la langouste en Mauritanie. Cette monographie de Charles Robert-Muller nous présente très concrètement l’état du port de pêche en 1944 et 1945, à la Libération. Mais la photographie ne suffit pas à mesurer forces et faiblesses et encore moins à envisager l’avenir… En effet, au lendemain de la guerre, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur le devenir du port de Douarnenez. En août 1949, des responsables du service portuaire des ponts et chaussées du Finistère, les ingénieurs Debayles et Serpette, rédigent une note qui attire l’attention de leur ministère sur Douarnenez. En 1946, écrivent-ils, 3 050 marins actifs travaillent sur ce port, dont « aucun marin étranger au quartier… Les Douarnenistes, inventifs et travailleurs, ont élaboré un calendrier très souple de leurs activités. Leur port est à pêches multiples… et, pour beaucoup de ces pêches, ils ont acquis une position de premier plan : sardine, maquereau, thon, langouste de Mauritanie1… » Le remarquable calendrier des pêches saisonnières déjà évoqué, rythme toujours la vie du port. Le nombre de bateaux reste constant, 403 en 1939, 410 en 1945. Seule la puissance augmente et l’équipement au mazout se généralise. Mais, et là le document de nos ingénieurs devient vraiment intéressant :
« les chiffres ne suffisent pas à définir un port de pêche… tant il existe à Douarnenez un particularisme notable. Le Douarneniste est un pêcheur de grande classe et de grands horizons. Il aurait pu se contenter, comme l’Audiernais, de pêcher près de ses côtes. Il a toujours cherché et aimé les pêches lointaines, inventant avec succès la pêche au maquereau de dérive en Angleterre, la pêche à la langouste en Mauritanie, celle à la sardine marocaine. C’est un technicien avisé : il n’aime pas le filet tournant, qui apporte trop de sardines et fait baisser les cours, mais aussi qui dépeuple les populations immatures. Il pêche toute l’année, sans trêve. Malheureusement, il est routinier pour l’aménagement de “son” port et aveuglé en cela par des meneurs plus conservateurs que révolutionnaires… La création d’un port en eau profonde éveille la crainte d’une transformation industrielle de la pêche. La pinasse artisanale redoute le chalutier capitaliste et c’est pourquoi les marins pêcheurs, vieux surtout, sont hostiles au port futur. La municipalité de Douarnenez avait refusé d’accepter le grand projet dévolu après ce refus à Lorient Keroman. Elle refusait même pendant plusieurs années avant la guerre les aménagements pour lesquels on lui votait des crédits. L’exemple de Concarneau qui acceptait les siens et quadruplait son activité montre actuellement aux Douarnenistes le terrain perdu. »
4Une fois encore transparaît la dualité douarneniste : innovation, expérimentation, invention, dans les types de pêche ; routine, repli sur soi, dans l’aménagement du port et de la ville. Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons cette analyse. Il faudra bien y revenir.
5La commission de la marine marchande et des pêches du Conseil de la République, en visite à Douarnenez, en septembre 1955, découvre un port en construction qui cultive les interrogations quant au développement de ses activités2. Le tableau brossé, à cette occasion, par l’administrateur principal Vessières, chef de quartier, est éloquent : Le maquereau de dérive ne procure pas de rapports suffisants. Le thon est maintenant pêché à l’appât vivant par les luziens, les vendéens, puis les concarnois. La productivité de ces ports augmente considérablement, que font les Douarnenistes ? La campagne sardinière de 1955 est une catastrophe. Les palangres n’ont guère d’avenir. Certes, les premières années d’après-guerre furent prospères ; le plateau continental bénéficiant d’une reconstitution des stocks pendant les années de conflit. Mais la surexploitation a, très vite, fait connaître ses effets néfastes. La langouste est florissante, mais elle ne suffit pas à assurer l’avenir…
6En conclusion, Douarnenez reste l’un des derniers grands fiefs de la pêche artisanale, c'est-à-dire de la pêche dont les capitaux sont, en principe, intégralement entre les mains du patron. La répartition des gains s’effectue, toujours à la part. Il faut se moderniser. La solution ? Pour l’administrateur Vessières, comme pour tant d’autres, la solution a un nom : chalutage.
7Simon et Jean Boixière, l’affirment dans Ouest-France, le 4 avril 1956, « Douarnenez n’en a plus pour longtemps à vivre. » Avec ses méthodes dépassées, ses modes d’exploitation périmés, son inadaptation… le port voit disparaître les jeunes qui rejoignent la Marine nationale, le commerce, ou les métiers à terre. « Douarnenez est à un tournant décisif de son histoire3. »
8Dans Le Marin du 20 avril 1956, Simon Saint-Martin parle de l’échec de Douarnenez, dû à l’impossibilité de stabiliser un marché basé sur des pêches saisonnières. « Lorient doit son succès à la régularité et à la diversité de son approvisionnement. Concarneau progresse depuis le jour où il a axé son activité sur le chalutage. » Lorient doit aussi sa réussite au malheur ! Paradoxe apparent, maintes fois vérifié, qui prend racine dans la destruction de sa flottille de chalutiers à voiles pendant le conflit mondial. Grâce à des subventions d’État, de nouvelles unités sont construites, qui fonctionnent à la vapeur. Ces progrès techniques à marche forcée permettent à Lorient de rester à la première place des ports bretons et de compter, dès 1950, une flotte moderne et performante. Même le CELIB établit un rapport sur la situation de Douarnenez. Le titre est significatif : « le problème douarneniste. » Eh oui ! il y a un problème. Et pour le CELIB aussi la solution a un nom : le chalut.
9Le 22 juin 1959, est inaugurée la halle de vente au poisson du nouveau port. Au vin d’honneur, M. Donval, président de la chambre de commerce de Quimper rappelle, devant l’ensemble des personnalités départementales, le long cheminement suivi pour cette construction. « Douarnenez est resté, jusqu’à ces dernières années, fidèle aux pêches saisonnières : maquereaux, sardines, thons ainsi que la pêche à la palangre. Mais depuis quelque temps, un mouvement se dessine en faveur de la pêche au chalut qui apporterait à ce port le complément souhaitable. » Justement, le président du conseil général, M. Crouan, rajoute que, relisant les archives de la construction du port, il a noté « avec un certain amusement, qu’à une époque qui remonte à 1923, les marins pêcheurs étaient opposés à un port en eau profonde, parce qu’ils pensaient que cela amènerait certaines perturbations dans le port, et, en particulier, la venue de grands chalutiers qui gêneraient quelque peu les vieilles traditions. Les vieilles habitudes artisanales qui ont été l’apanage du port de Douarnenez. »
10Or le chalutage, hier tant craint et tant décrié, affirme aujourd’hui sa présence. Grâce à lui, Concarneau s’est considérablement développé depuis la guerre et beaucoup de jeunes marins suivent avec intérêt l’évolution de ce port. D’autant plus qu’à Douarnenez, 1955 et 1957 sont des années désastreuses pour la pêche à la sardine. Les enjeux sont immenses. Construire un chalutier, y envisager des installations de congélation, exige des capitaux. Beaucoup. Peut-on encore se contenter des arrangements, basés sur une grande confiance mutuelle, entre patrons et quirataires ? La construction, l’exploitation, la gestion d’un chalutier, la commercialisation de ses pêches, peuvent difficilement reposer sur les épaules d’un seul homme, le patron, dont le commandement devient plus lourd et la disponibilité moindre. Il faut se regrouper en des armements. Certes, le patron pourrait y conserver un réel pouvoir… mais le changement, redouté depuis cinquante ans apparaît néanmoins ici dans toute sa brutalité.
11D’autant que rien n’est simple. Depuis les années 1930 et surtout dans les années qui ont suivi la Libération, la presque totalité de la flottille du port a été motorisée et, en partie, renouvelée. Mais les moteurs suffisamment puissants pour la pêche de surface ne le sont pas pour la pratique du chalut. L’adaptation n’étant pas possible, c’est bien de changement qu’il s’agit.
Les premiers chalutiers hauturiers
12Le 25 octobre 1955, une commission consultative tenue à la chambre de commerce de Quimper étudie cette situation :
« certains membres de la commission ayant fait état des difficultés que traverse le port de Douarnenez, en raison de la campagne désastreuse de pêche à la sardine, Monsieur le président [Donval] estime indispensable d’envisager, dès maintenant, une extension de la pêche aux chaluts. Une réunion sera organisée au début de l’année 1956 pour encourager toutes les personnes intéressées à examiner de très près les possibilités de construction de chalutiers au port de Douarnenez4. »
13Dès 1955, 5 bateaux font cette pêche mais « ils sont obligés d’aller débarquer leur poisson à Concarneau, les débouchés offerts par le port de Douarnenez étant insuffisants, un certain nombre de mareyeurs semblant encore bouder ces apports nouveaux qui constitueraient cependant un régulateur indispensable aux apports souvent imprévisibles des pêches saisonnières5 ». À Douarnenez, cette année-là, les débarquements de chalutiers s’élèvent à 46 tonnes, pour un total portuaire de 15207 tonnes !
14Sur les 5 chalutiers, les morgatois Tante Yvonne et Port Manech, qui vendaient à Concarneau, ainsi que le trébouliste Croix du Sud, sont montés par des équipages douarnenistes. Rappelons également le Sav Breizh, chalutier bois de cette première génération, dont le patron Théodore Doaré fut une grande et noble figure du port de Douarnenez. Dès 1954, ces chalutiers en bois auraient pu débarquer à Douarnenez, mais comme les deux autres navires immatriculés en ce port : L’Éole, un 23 mètres, et le Guillaume Anne-Marie, ils vendaient à Concarneau. Il faudra attendre 1958 pour que des chalutiers vendent, assez régulièrement, à Douarnenez. En effet, les premiers vrais chalutiers à fréquenter le port de Douarnenez seront le Véritas, patron Guillaume Colin, et le Peccannini (« petit patron » en mauritanien), dont le patron, Yves Bonizec, disparu avant de l’exploiter, est remplacé par Henri Doaré, puis par Julien Celton. Nous sommes alors en 1958. Pour ces pionniers, les pêches traditionnelles ne sont plus viables. Le maquereau, en particulier, maintenant pêché au chalut par les Boulonnais ou les Fécampois, n’a à leurs yeux, plus d’avenir. Il faut faire le pas. Quel est le choix ? Le chalut, ou la Mauritanie. Eux choisissent le chalut. Et ce n’est pas simple.
15Le Véritas coûte 93 millions. Son patron, qui se déplace à vélomoteur, doit trouver des actionnaires dans tout le département. Il doit, surtout, apprendre le métier et, pour ce faire, rejoindre Concarneau et embarquer, comme passager bien souvent, à bord des chalutiers de ce port. Il faut enfin recevoir les critiques douarnenistes. Notons que Guillaume Colin est Trébouliste, que Édouard Moallic, Julien Celton et les autres premiers patrons de chalutiers le sont également. Une exception : Henri Doaré. Mais remarquons que sa femme, cas suffisamment rare pour être noté, n’est pas issue du milieu maritime…
16Après des premiers pas difficiles, les années suivantes sont excellentes pour les pionniers douarnenistes. La découverte, totalement empirique, de lieux de pêche nouveaux, exige flair et courage. Au Nord-Irlande ou au Nord-Écosse, ce sont eux, bien souvent, qui mènent le bal devant les Concarnois.
17Après le Véritas et le Peccannini, le premier « armement » naît sur le port de Douarnenez, de la rencontre de M. Javel, marchand de filets, et de M. Halley, propriétaire d’un atelier de mécanique. L’un et l’autre sont actionnaires du Véritas. Ils vont lancer le Méchan Bihan, patron Henri Doaré, et le Avel a benn, patron Édouard Moallic, sous le nom de l’armement Javel-Halley. Pêcheurs et armateurs gardent un préjugé défavorable pour ce port, où, souvent, les prix ne sont pas concurrentiels. Les mareyeurs, sur la sellette, sont parfois vigoureusement attaqués : la commission consultative de septembre 1960 estime même « qu’ils ne font pas le moindre effort6 ». Pour leur défense, ils se plaignent de l’irrégularité des apports de poissons de chalut, qui ne leur permet pas de soutenir un réseau de clientèle.
18Mais d’autres raisons, plus obscures, apparaissent à l’occasion. Tel ce vœu de la commission permanente d’enquête du port de Douarnenez :
19« Les représentants des mareyeurs et des armateurs protestent d’une manière énergique auprès de M. le Président Donval contre la tentative d’agents de la chambre de commerce au port de Concarneau de détourner certains chalutiers de Douarnenez au profit du port de Concarneau. »
20En 1958 encore « de nombreuses personnalités dénoncent la guerre à outrance qui leur est faite par les services du port de Concarneau, pour brider l’essor du port de Douarnenez ». Aussi, décident-elles, en comité consultatif de gestion de l’outillage de « continuer l’expérience du chalutage sans désemparer et de se serrer les coudes pour réussir ».
21En mai et juin 1959, les prix de vente des chalutiers ont été tels que, non seulement les armements ne peuvent amortir d’une façon normale les emprunts contractés pour construire des unités nouvelles, mais les équipages ne peuvent plus être assurés du salaire minimum. Douarnenez doit se ressaisir. M. Bolopion, administrateur de l’Inscription maritime, M. Mahé, ingénieur TPE et M. Arnous, directeur du port, prennent l’initiative de regrouper l’ensemble de l’interprofession maritime autour de la défense du port. Le constat est simple :
« les pêches saisonnières traditionnelles représentent pour le port un élément d’activité de plus en plus précaire. Le maquereau de dérive ne peut soutenir la concurrence du maquereau de chalut. Le germon, dont les prix ne sont pas compétitifs, risque d’être à très brève échéance supplanté par l’albacore. Quant à la pêche sardinière, ses résultats sont trop aléatoires et sa durée brève pour assurer un aliment permanent aux activités du port… quant aux tentatives faites pour amener les chalutiers douarnenistes à vendre dans leur port d’attache, elles ont été décevantes7. »
22Une société d’expansion de Douarnenez regroupant des mareyeurs, des conserveurs, des armateurs, des marins et d’autres industriels liés au port, est créée. Le premier président élu lors de l’assemblée constitutive, le 24 décembre 1959 est un armateur, M. Halley, les vice-présidents sont MM. Ansel, Ansquer et Le Bris, le secrétaire est M. Javel, le trésorier Alexis Laurent. Dès la première réunion, le but poursuivi est clair : « la relance du port » en « créant un climat de confiance pour réaliser le démarrage aussi difficile pour les producteurs que pour les acheteurs, du chalutage8 ». En effet, pour ces responsables, le premier travail est d’ordre psychologique.
Le développement
23L’assemblée générale de septembre 1961 estime ce premier but atteint. « Douarnenez est devenu un port de vente de poissons de chalut… mais pour renforcer le marché c’est maintenant la construction de navires neufs que nous devons envisager9. »
24En 1958, 33 ventes ont eu lieu à Douarnenez, pour un tonnage de 315 tonnes. En 1959, 127 ventes amènent un tonnage de 1 733 tonnes, et en 1960, pour les 5 premiers mois, 89 ventes pour 1890 tonnes. Le mouvement est lancé. Si pour le Véritas comme pour le Peccannini, les deux premières années avaient été difficiles, les chiffres d’affaires augmentent considérablement dès 1960. Le Véritas sera payé en 8 ans. En 1961, 11 chalutiers hauturiers sont immatriculés à Douarnenez : Véritas, Méchan Bihan, Peccannini, Avel a Benn, Trouz ar Mor, Penarc’hoat, Bengali, An Tad Coz, Bleun Brug, Gabriele Pennegat, et le Santez Anna ar Palud. Un douarneniste est exploité à Concarneau : le Maria Goretti.
25La construction de ces chalutiers demande une concentration financière qui dépasse les ressources de la population maritime. Les verrous sautent. « Les armements chalutiers ont donc été lancés par des sortes de “capitaines d’industrie” étrangers au monde de la pêche, comme le directeur d’une filature ou le représentant d’une société de combustibles » (Piriou, 1960). Ces armateurs trouvent des actionnaires, créent une société et gèrent les navires. L’origine des actionnaires est très intéressante. Nicole Piriou a étudié le cas du Bengali (patron René Guyader, un Trébouliste), chalutier de 25 mètres et de 125 tonneaux. Sur 32 actionnaires, 11 sont Douarnenistes, mais seulement 5 ont une activité maritime (Piriou, 1960)…
26Allons plus loin et développons une remarque exposée plus haut. En dehors d’Henri Doaré, les premiers patrons à se lancer dans le chalutage sont Tréboulistes. Par contre, les Douarnenistes vont s’engager pleinement dans le développement de la pêche langoustière. Les patrons tréboulistes interrogés estiment que la Mauritanie était trop exigeante : trois mois loin de la maison, entrecoupés de quelques jours au port. Pas pour les Douarnenistes. Leur vie est en mer, pas à la maison.
27Douarnenez ne sera jamais un grand port de chalutage.
28Le chalut s’imposant malgré tout, c’est une troisième histoire qui commence, à Douarnenez. Après le règne de la sardine au xixe siècle, celui des pêches saisonnières depuis la première guerre mondiale, voici venu le temps de la pêche industrielle.
29La fuite vers le commerce s’accélère, 353 Douarnenistes y naviguent en 1962. Le chalutage introduit un nouveau mode d’armement, un nouveau mode de rémunération. Il bouscule les mentalités. Une notice de l’Inscription des affaires maritimes, en 1963, développe cette rupture :
« L’effort entrepris en 1957 était énorme au départ, car il fallait créer de toutes pièces : réunir des capitaux, changer les habitudes des actionnaires et des fournisseurs, trouver des gérants, former des patrons et des équipages, constituer une clientèle. Bien des difficultés ont été vaincues et les résultats obtenus par les chalutiers en fer de Douarnenez supportent la comparaison avec ceux des ports voisins. »
30L’implantation du slipway, permettant au port d’entretenir sur place les plus grosses unités, est effective en 1964. C’est un atout supplémentaire pour permettre à la greffe nouvelle de prospérer. Dès lors, l’essor du chalutage s’avère régulier : 1815 tonnes de maquereau, principale espèce chalutée, en 1962, 2 523 en 1965, 4 770 en 1969, pour se maintenir à ce niveau pendant les années 1970. Au total, le chalutage ramène 2 674 tonnes en 1960 et 9 219 en 1970. Plusieurs armements sont alors présents sur le port. La SOGADO, Société de gérance et d’armement douarneniste, créée à l’initiative de Félix Mahé, ingénieur TPE, de Henri Ansel et de sept autres mareyeurs (ils sont alors 35, les mareyeurs douarnenistes, employant 210 salariés), souhaite contribuer à la régularité des apports et lance un grand programme de construction : le Chambord, le Chenonceaux et le Cheverny, navires de 28 mètres et de 600 CV, construits à La Palice, sont lancés en 1962, le Josselin en 1963.
31Dans une note interne, non datée, mais rédigée fin 1962, la SOGADO développe son analyse : l’instabilité des pêches saisonnières reste le handicap majeur du port de Douarnenez, non encore compensé par l’arrivée du chalutage. « Il ne manque que le principal : des bateaux ». C’est pourquoi, il faut « construire des chalutiers hauturiers dont le port a un besoin urgent… et démontrer que ces chalutiers sont rentables ». Le but affiché de la SOGADO est alors simple : construire 12 chalutiers et doubler le trafic du port, soit 40 000 tonnes au lieu de 20 000.
« Les meilleurs patrons et équipages hauturiers de Douarnenez sont partis dans d’autres ports, sur des bateaux identiques à ceux que nous voulons construire, ils ne demandent qu’à revenir… Il serait d’ailleurs surprenant que sur 2 500 marins, on ne puisse trouver 120 d’entre eux qui acceptent d’armer les bateaux les plus modernes de la flottille de pêche du port ! ! ! ! »
32Les quatre points d’exclamation en disent long sur le dépit qui anime, à l’occasion, les initiateurs de la SOGADO. Car le problème, une fois de plus, est humain avant d’être économique.
33L’armement Javel, lui, lance l’Avel Vraz et l’Avel Mor en 1963, puis l’Avel Mad en 1964. Mais le décès de M. Halley porte un coup de grâce à cette société. Notons également qu’un mareyeur, Marcel Bayle, achète, durant la période, quatre chalutiers de moins de 150 tonneaux. Mais c’est l’armement coopératif artisanal finistérien qui, après avoir lancé le Tévennec et le Stiff en 1965, devient rapidement l’armement le plus important du port, possédant six chalutiers en 1966, continuant alors, seul, à développer sa flotte. En 1969, l’administrateur des affaires maritimes demande ouvertement si Douarnenez ne court pas à l’armement unique. « On semble s’y acheminer10. » En 1972, l’armement coopératif réalise en valeur plus de la moitié des apports du port de Douarnenez. Un nouveau programme de constructions de 10 chalutiers de 38 mètres ne fera qu’accentuer cette tendance, amorcée par le premier d’entre eux, le Président Calvez. « Les autres armements éprouvent de sérieuses difficultés à recruter leur personnel11. »
34Cette même année 1972, l’ACAF, devenu ACF, armement coopératif finistérien, en 1971, crée une filiale pour sa flottille chalutière, POB, Pêcheries Ouest-Bretagne. Les chalutiers de cet armement, plus puissants, de 750 à 810 chevaux contre 575 à 600 pour ceux de la SOGADO, « travaillant » bien, attirent des équipages plus jeunes et ambitieux. L’armement sait, de plus, intéresser les meilleurs patrons. En 1972, sur 369 inscrits maritimes embarqués à la pêche industrielle, 301 ont moins de 45 ans, soit 81,5 %, et 60 % moins de 40 ans.
35Par contre, en pêches non industrielles, où 442 marins sont dénombrés, il n’y a que 46 % de moins de 45 ans et 31,5 % de moins de 40 ans. Faisons le total des marins-pêcheurs : 811. Nous sommes en 1972. Ils étaient 1044 trois ans auparavant et plus du double au début des années 1960. La décrue touche principalement la flottille artisanale, qui se renouvelle mal, alors que l’évasion vers le commerce s’amplifie encore. 325 marins de Douarnenez sont inscrits au commerce en 1975 ; ils seront 447 à la fin des années 1980, contre 535 inscrits à la pêche, dont 450 embarqués à Douarnenez. Le mouvement continu de transfert de la pêche artisanale vers la flotte de commerce aura son apogée au milieu de la décennie 1980. La crise de la marine marchande et un nouveau souffle apporté à la pêche artisanale modifieront alors la donne.
36En 1938, le quartier des affaires maritimes de Douarnenez comptait 3462 inscrits dont 336, moins de 10 %, d’un âge inférieur à 18 ans et près de 40 % de plus de 50 ans. En 1954, ils étaient 2420. En 1984, 937.
37Trois nouveaux chalutiers ACF-POB, en 1973, le Castel Coz, le Directeur Chatté, le Trezcadec, amplifient le mouvement amorcé au cours de la décennie précédente. « Cela confirme la tendance de Douarnenez à devenir un port de pêche industriel reconverti vers le chalut12. »
38Une baisse de la ressource, sensible dès les années 1960, nécessite une augmentation du rendement. Les navires pêchent le jour comme la nuit et les marins ne disposent jamais de plus de cinq heures de sommeil. Le rythme de l’année est régulier : une marée de quinze jours est suivie de deux journées à terre ; une seconde marée se solde par quatre jours au port. À chaque fois un homme de l’équipage reste à terre et quand vient le tour du patron, son second commande la manœuvre. Bien sûr, à chaque marée, tout l’équipage perçoit sa part, même le marin resté au port.
39En 1974, le Trézien et le Kéréon, en 1975, le Pors Melen et le Castel Meur, sont lancés par le même armement qui rachète le Chenonceaux, alors que le Chambord et le Cheverny sont désarmés. Par ailleurs, le vieillissement et l’absence de renouvellement de la flottille artisanale inquiètent les responsables portuaires. En 1976, le Pors Piron et le Pors Theolen rejoignent la flotte ACF, alors que quatre chalutiers artisans polyvalents sont désarmés. La main mise de l’ACF est quasi totale en 1977, avec la sortie de flotte des deux derniers chalutiers exploités par l’armement Javel. Viendra le temps des désillusions. L’ACF-POB, à lui seul, « vaut » maintenant plus de la moitié des apports portuaires, qui durant la période, varient de 16 000 à 20 000 tonnes. Problème : l’armement n’a plus de projet d’investissement. Il est seul. À ses côtés, les unités artisanales vieillissent. La crise, que l’on dit pétrolière, est là, installée. Les coûts d’exploitation des navires industriels augmentent considérablement, modifiant les équilibres financiers de ces entreprises. Retenons un autre fait, inquiétant : une des seules entreprises de la ville transformant les produits de la pêche, en dehors des conserveries, l’usine Supergel, ferme en 1979. Elle traitait lingue, hareng ou morue en produits fumés et salés et part s’implanter à Lorient, mieux et plus régulièrement pourvu.
40En 1983, « sans dresser un bilan totalement négatif, il est cependant permis pour les responsables des pêches douarnenistes de s’interroger sur l’avenir du port, tant les signes de réduction d’activité, pour chaque type de pêche, semblent se multiplier : vieillissement de la flottille et de la population des marins actifs13. »
4135 ans après les débuts du chalutage industriel, le constat est terrible !
Les avatars de la pêche à la langouste
42En 1954, un événement majeur se produit dans le secteur langoustier : un bateau de Camaret, Ma Petite Folie, patron Callec, commence à pêcher, au casier, la langouste rose (Ar Vag, 1978). L’année suivante, cet essai est transformé et le succès complet. C’est un second souffle pour la pêche mauritanienne. Il est grand temps, car la langouste verte donne de sérieux signes de fatigue : la production plafonne désespérément. Au contraire de la langouste verte, la langouste rose vit par des fonds importants, de l’ordre de 100 à 300 mètres. On la pêche au moyen de casiers d’osier, cylindriques, lestés et munis d’un appât, mouillés par grandes filières, c'est-à-dire par chapelets de 60 à 100 casiers. À certaines époques de l’année, et par fonds favorables, la langouste rose est également pêchée au chalut, qui en ramène souvent des quantités importantes.
43À Douarnenez, comme à Camaret, un nouveau type de bateau apparaît, muni d’installations frigorifiques afin de conserver les queues de langoustes roses capturées au chalut, et qui ne peuvent guère se garder en vivier. La taille des bateaux augmente jusqu’à atteindre 38 mètres et 390 tonneaux. 12 langoustiers en 1954, 22 en 1959, 50 en 1961 sont recensés dans les deux quartiers de Douarnenez et de Camaret. Les tonnages progressent de façon spectaculaire entre 1959 et 1962 et dépassent même les plus hauts niveaux atteints par la langouste verte.
Tableau 31 : apports langoustiers en tonnes, 1957-1963 (Archives de l’Inscription des affaires maritimes, Douarnenez)

44L’armement se tourne vers le capitalisme financier, constituant des sociétés de « quirataires », souvent étrangers à la région, essentiellement soucieux de la rentabilité des bateaux. Chaque actionnaire peut rentrer dans ses investissements au bout de six ans seulement ! Pendant plus de huit ans, les fonds sont exploités à outrance et les patrons de pêche, placés devant l’impérieuse nécessité de réussir, commencent à prospecter le littoral sud américain : Brésil (19611964), Honduras (1964), Nicaragua (1963-1964), cap Vert (1963), puis africain : Guinée et Angola (1964), Madagascar (1969), Lybie (1969). Mais l’exploitation intensive des fonds africains, seuls accessibles en l’absence d’accords de pêche en Amérique, impose un reflux important. En 1964, à Douarnenez, il n’y a plus que 19 bateaux qui continuent « la Mauritanie ».
45Du dundee thonier à peine transformé des années 1910, au grand langoustier congélateur motorisé long de 38 mètres des années 1960, il n’y a plus beaucoup de points communs. D’un armement familial et local, la pêche est passée aux mains d’une structure capitaliste. Il est vrai que les aides à la construction, les avantages accordés par la loi fiscale de 1959, l’amortissement en 6 ans d’un navire susceptible d’être utilisé une vingtaine d’années, constituent de puissantes incitations à investir.
46Deux méthodes sont alors employées :
- La création d’une société d’armement, dans laquelle l’armateur, qui possède un nombre de parts très restreint, a le rôle de gérant aux côtés d’un grand nombre de quirataires.
- Un petit nombre d’actions réparties entre le patron du bateau, qui en possède la majeure partie, et quelques actionnaires locaux.
47En 1971, la langouste verte est abandonnée après une décennie assez difficile : 283 tonnes en 1960, 97 en 1964, 225 en 1967… Trois bateaux s’y adonnent encore en 1969 et ramènent 21 tonnes. Les stocks sont alors trop appauvris pour une exploitation rentable. Pratiquée sur les fonds rocheux inférieurs à 30 mètres, très près des côtes du Sahara espagnol, voire même dans les eaux intérieures, cette pêche était simplement tolérée par les autorités espagnoles. Des arraisonnements, survenus en l965, marquent la fin de cette tolérance. Certains droits ne sont plus obtenus qu’à titre provisoire et, en 1971, au terme de ces accords, la pêche s’arrête. Reste la rose. D’autant que le reflux important amorcé au début des années 1960 permet une reconstitution partielle des stocks. Ainsi, au cours des années 1970, quatre langoustiers de Douarnenez poursuivent leur carrière : le Rio del Oro, l’Iroise, le Claire Jeanne, le Joliot Curie. Certes, les campagnes, de moins en moins rentables, s’allongent régulièrement. Mais les quatre langoustiers, gérés par l’armement France Langouste bientôt repris par l’armement concarnois de Pierre-Yves Delhemme, peuvent encore faire l’objet de projets de rénovation. Les années 1980 sont fatales. Pour deux raisons essentielles : la chute brutale des apports à la suite de l’entrée en jeu, très massive, des Portugais, bientôt suivis des Russes et des Japonais ; la volonté des autorités locales d’imposer des droits de pêche de plus en plus prohibitifs, 80 dollars par tonneau de jauge brute en 1978, 240 dollars en 1981, 1600 dollars en 1982 ! Face à un stock maintenant décimé, les licences imposées à l’armement français empêchent tout équilibre. Après des conflits juridico-politiques, menés sur fond de fin de règne, les marins de l’armement France Langouste sont licenciés en 1989 et les navires désarmés. La fin nauséeuse d’une véritable aventure. Une gueule de bois.
48Cette crise de la langouste va avoir des conséquences extrêmement importantes pour le port de Douarnenez. L’habitude des tropiques, des mers calmes et des salaires conséquents s’était installée bien vite. À la fin du rush mauritanien ? Que faire ?
49L’expérience montre que peu de mauritaniens prennent les chemins du chalutage, au Nord-Irlande ou Nord-Écosse. Nombre d’entre eux, par contre, quittent la pêche pour une recherche pétrolière en plein développement, qui offre de bons salaires exonérés d’impôt ; d’autres partent pour le commerce, d’autres encore pour de nouveaux horizons. Ainsi, l’extraordinaire réussite de la Mauritanie n’engendre aucun lendemain fécond. En particulier, il n’y a pas d’importants réinvestissements, ni en hommes ni en capitaux, vers le chalutage ou d’autres pêches du port douarneniste. La Mauritanie a attiré des hommes et des capitaux importants, parfois étrangers au monde de la pêche. À la fin du rêve, chacun rentre chez soi, poches garnies pour de nombreux quirataires, mais sans désir de relance, de rebond ou d’aventure nouvelle sur les quais du Rosmeur. Pour eux, la langouste était une opportunité spéculative. Une simple opportunité spéculative, comme un coup en bourse ou un placement immobilier.
50Cette évolution ne peut étonner tant elle est classique : les grandes pêches n’ont pas de lendemains. À Paimpol, à Saint-Malo, à Camaret, le phénomène se reproduit à l’issue des pêches-épopées qui ont marqué l’histoire de ces ports. Douarnenez ne déroge pas.
51La route des tropiques ne mène pas au Nord-Écosse.
L’actualité douloureuse du port de pêche
52En 1997, 183 marins travaillaient, à Douarnenez, sur des navires immatriculés en ce port, qui comptait, au total, 258 inscrits maritimes à la pêche14. 183 ! Fin 1998, ils ne seraient plus qu’une petite centaine… On se rappelle les quais envahis de centaines d’équipages, on se rappelle les 4 000 marins de l’immédiat après-guerre…
53Autre donnée chiffrée qui pourrait, par sa brutalité, éviter tout commentaire : les apports s’élèvent à 6 400 tonnes, en 1997. En 1998, ces apports descendraient sous les 5 000 tonnes ! Au début des années 1980, ils approchaient les 20 000 tonnes. L’érosion atteint les deux tiers de la production, en dix années. Ces dix années, les plus récentes, permettent d’écrire le dernier chapitre de l’histoire de ce port, le plus noir peut-être, auquel Jean-René Couliou donne un titre sans appel : « Un port breton sous le signe de la déchéance. » (Couliou, 1998.)
54Au début de cette décennie terrible, l’ACF domine l’ensemble portuaire. Ses dix chalutiers semi-industriels, le Tévennec, le Trescadec, le Trézien, le Kéréon, le Pors Melen, le Pors Théolen, le Pors Piron, le Pors ar Vag, et deux navires récemment lancés, le Pors Tarz et le Pors Poulhan, fréquentent toujours les parages Ouest et Nord-Irlande et les pêcheries Ouest et Nord de l’Angleterre et de l’Écosse, à la recherche d’espèces de masse, lieus noirs, cabillauds, merlans. Leurs apports représentent la moitié de la puissance du port. On parle d’hégémonie, d’omnipotence. Mais le colosse est fragile et, en quelques années, disparaît à jamais. La raréfaction d’espèces rémunératrices comme la baudroie oblige l’armement à intensifier sa recherche d’espèces moins valorisées. Mais ces poissons, de moindre valeur, nécessitent une première transformation et les navires de l’ACF vendent, dès lors, régulièrement à Lorient ou Concarneau, au Danemark ou en Écosse, en des ports pourvus de matériel de filetage.
55L’acquisition, par l’ACF, d’un atelier de mareyage, en 1988, où sera installée une chaîne de filetage, doit permettre d’absorber, localement, une part importante des débarquements de l’armement. Mais rien n’y fait. Les problèmes structurels auxquels est confronté ce secteur d’activité s’ajoutent aux difficultés locales : baisse de la ressource, surexploitation des fonds et surcoûts de production induits ; déséquilibres financiers internes à l’Europe, suite aux dévaluations, dites compétitives, des monnaies de pays concurrents, très présents sur les marchés halieutiques… En toile de fond, une vaste mutation de toute l’organisation de la filière maritime. Avec les krachs de 1993 et 1994, les valeurs diminuent dans un marché ouvert qui se mondialise, les cours vacillent, le mareyage est déstabilisé, les organismes régulateurs du marché interviennent massivement… Les flottilles s’engagent dans un vaste mouvement de recul ; les deuxième et troisième plan d’orientation pluriannuel de 1987 à 1991, puis de 1992 à 1996, visent à rapprocher l’effort de pêche de l’équilibre de la ressource. À cette fin, les sorties de flotte sont organisées et aidées, en France, à travers différentes mesures prenant le nom des secrétaires d’État à la Mer : plan Mellick, réduction de 100 000 kW, soit 10 % de la flotte, plan Puech, en 1993, réduction de 20 000 kW. Toute la filière est touchée, des chantiers de construction navale au mareyage et aux entreprises de sous-traitance.
56Douarnenez est révélateur de cette évolution. De 1987 à 1991, l’ACF tente de résister, fortement aidé par les collectivités publiques. Mais la liquidation de l’armement ne peut être empêchée, en 1991. Quatre navires, le Pors Melen et le Pors ar Vag, le Kéréon et le Trézien, sont repris par une nouvelle structure, la société coopérative d’armement douarneniste, SCAD, en 1992. Coopérateurs et patrons investissent, à titre privé, dans cette société qui poursuit la modernisation de ses quatre chalutiers. Malgré le soutien, parfois très concret, des collectivités territoriales, l’endettement de la SCAD semble, dès les premiers mois, rédhibitoire. Aucune inversion de tendance n’étant durable, cet endettement s’accroît régulièrement pour s’élever, en 1997, à 32 MF.
57Des propositions de reprise, d’une entreprise espagnole, de Delhemmes ou du groupe lorientais Pétrel-Intermarché, sont alors étudiées par les responsables de l’armement et les pouvoirs publics. Par ailleurs, des voix s’élèvent à Douarnenez pour qu’une solution locale soit étudiée à partir de la mobilisation des mareyeurs. Le 15 mars 1997, le conseil d’administration de la SCAD retient la proposition de groupe Pétrel-Intermarché qui achète les bateaux pour 13 MF et en obtient 15 des partenaires publics pour mener à bien leur modernisation. Pour Douarnenez, la nouvelle est une catastrophe, ces quatre navires assurant encore 30 % des apports portuaires.
58Cet échec semi-industriel n’est pas particulier à Douarnenez. Durant la même période, l’armement lorientais Jégo-Quéré, autrement plus puissant, est repris par Pescanova et Intermarché intègre l’ex-armement Lucas, entre-temps baptisé Pétrel. Ce dernier exemple est significatif de l’évolution fondamentale de la filière : l’intégration dans un édifice dominé par le marché et ses leaders, les centrales d’achat. À Douarnenez, cependant, cet échec, révélateur d’une situation très fortement dégradée, a des conséquences véritablement dramatiques. Qu’on en juge : les apports ne cessent de diminuer, ainsi que les valeurs des produits débarqués, qui, de 1990 à 1994, baissent de 46,17 %. 117 navires étaient recensés en 1988, 51 le sont en 1997, pour un effectif qui passe de 506 à 183 hommes. Au-delà, toute la filière subit les conséquences de cette récession : le chantier Gléhen licencie son personnel et le chantier Tanguy cesse ses activités. 24 ateliers de marée salariaient 200 employés au milieu des années 1980. En 1997, 15 ateliers emploient 100 actifs. Les départs en retraite alternent avec les liquidations judiciaires… La litanie infernale pourrait continuer : l’ACF, puis la SCAD, avaient une influence prépondérante sur les équilibres financiers des divers ateliers installés sur le port : entreprise de mécanique, de chaudronnerie, d’électricité… Tous sont menacés et certains périclitent. Dernière fermeture, en septembre 1997, les Ateliers Mécaniques Finistériens, qui employaient 9 salariés. L’ACF, par ailleurs, était très présente, omniprésente même, dans de nombreuses structures professionnelles, notamment coopératives. Sa disparition met tout l’édifice en difficultés. Une enquête non publiée, réalisée par les affaires maritimes, chiffre à 46 le nombre d’entreprises directement liées à la vie portuaire en 1989, avec un total de 605 salariés. En 1997, ces entreprises ne sont plus que 29, pour 140 à 150 salariés. En huit ans, le port et ses activités annexes auraient ainsi perdu (hors marins-pêcheurs) près de 450 employés, principalement dockers, employés de marée ou salariés de filatures. Il s’agit bien d’une décennie qui s’inscrit dans l’histoire de la ville !
59L’aventure continue, pourtant, clin d’œil de l’histoire, par la pérennité de l’activité artisanale, elle aussi frappée de plein fouet par les secousses de cette décennie noire. Quatre sardiniers en 1988 ; un seul en 1997, puis un deuxième en 1998. Sept palangriers en 1988, deux en 1997. Huit ligneurs en 1988, trois en 1997, de moins de douze mètres. Quinze chalutiers polyvalents en 1988, pratiquant le chalut l’hiver et les campagnes germonières l’été, aux filets, sept en 1997. Quels que soient les pêches et les types de navires, la décrue a été impressionnante, mais l’effondrement de l’armement semi-industriel fait que cette pêche artisanale, qui représentait la moitié des apports locaux dans la décennie 1980, atteint 77 % en 1992, puis la quasi totalité de nos jours.
60La flottille artisanale a connu, dans la période récente, comme dans tous les ports de la région, une importante phase de modernisation. La coopérative d’armement des pêcheurs artisans de Douarnenez, CAPAD, a été créée, en 1986, pour participer au renouvellement des bateaux de 9 à 25 mètres, avec, dès la première année, cinq projets de construction. Onze unités neuves, de 12 à 24 mètres, ont vu le jour, avant 1992. En 1993, la CAPAD compte 71 sociétaires. En 1987 est également créée la SOCOMADEZ, Société coopérative de soutien au marché de Douarnenez, filiale de l’OPOB, l’organisation des producteurs de l’Ouest-Bretagne, qui intervient dans tous les ports finistériens. Mais ce renouveau artisan vient tardivement, cinq à sept ans après l’éclosion bigoudenne. La construction d’unités neuves atteint des coûts alors très élevés, trop élevés, pour des flottilles doublement fragilisées : problème de ressource, mesures d’encadrement qui limitent les potentialités. L’endettement est souvent excessif et les perfusions nécessaires. Pour Jean-René Couliou, ce virage artisan, opéré trop tardivement « atteste d’une laborieuse mutation… qui n’est pas vécue ici par choix ou stratégie d’exploitation. La mutation du port semi-industriel en port artisanal s’est opérée, faute de mieux » (Couliou, 1998). Notons les liens maintenant très étroits avec Audierne, dont nombre d’artisans débarquent régulièrement à Douarnenez. Le renouveau artisan doit beaucoup à ces marins et à ces patrons du cap… D’autant que l’environnement institutionnel du port de Douarnenez n’est pas des plus dynamiques et pratique, pour le moins, l’attentisme. La CCI de Quimper, gestionnaire des installations portuaires qui sont propriété départementale, a cessé tout investissement lourd en 1988. Cette année-là, le remblaiement de l’angle nord du bassin, est mené à bien, dans le but de garder une certaine « réserve foncière » au cœur même d’une zone portuaire maintenant densément occupée. Les travaux d’extension et de modernisation de la halle à marée débutent également, cette même année. La première tranche, échelonnée sur plusieurs exercices budgétaires, comprend, avec la construction d’une chambre froide, la réalisation d’une fabrique de glace et d’un silo de stockage, pour le glaçage de l’ensemble des captures passant sous criée. Ces aménagements étaient nécessaires. Remarquons cependant leur caractère mineur à l’échelle des travaux réalisés, durant la période, dans les ports bretons. De 1988 à 1993, Douarnenez mobilise 5 des 407 millions de francs investis en ce secteur, dans la région Bretagne et, de 1994 à 1996, 6 des 216 millions de travaux réalisés. Cette faiblesse des investissements, pour l’essentiel réalisés sur les fonds propres d’un port non endetté, nourrit les ressentiments à l’égard d’un organisme gestionnaire jugé bien peu combatif. Mais la CCI n’est pas une entité impersonnelle sortie des cercles fermés d’une nomenclature éthérée ou désincarnée. Or, durant toute cette période, aucun représentant du port de Douarnenez ne siège à son bureau ou dans ses instances décisionnelles, quand Pierre-Yves Delhemmes, pour ne citer que cet armateur concarnois, y maintient une grande influence. Politique du siège vide et ressentiments parfois exacerbés sont liés. Il ne s’agit pas ici de défendre une CCI bien timorée à Douarnenez, mais de rappeler que ses décisions sont aussi les conséquences de rapports de force. Comment défendre un dossier, plaider une cause, convaincre, en persistant dans une attitude de repli, sur les quais sécurisants du Rosmeur ?
61Seules quelques initiatives privées, rares il est vrai, modifient légèrement le paysage portuaire. Citons celle d’un mareyeur qui investit 3,50 MF pour réaliser un nouvel atelier, moderne et efficace. Jean-René Couliou nous propose de rapprocher ce montant, 3,50 MF, des 5 MF investis par les pouvoirs publics de 1988 à 1993… Autre initiative récente, l’installation, en 1994, de l’entreprise Makfroid, du groupe hollandais Mackimpex, au sud du slipway. Makfroid conditionne du poisson pélagique, maquereaux et chinchards, pour le revendre aux conserveurs, notamment bretons. Ce deuxième investissement s’élève à 6 MF et a bénéficié, comme le premier, d’aides publiques. Il entend traiter près de 9 000 tonnes de poisson par an. Il est nécessaire de rappeler que le principal investissement de la décennie précédente était le fruit d’une volonté municipale avec la construction, en 1984, d’un entrepôt frigorifique public de 9 000 m3, concédé à la SOFRINO, alors filiale de la Caennaise. Cet entrepôt dotait le port d’une capacité de stockage de poisson congelé qui faisait alors lourdement défaut. Volonté municipale donc, soutenue par les partenaires publics, dont la Communauté européenne.
62Retenons deux éléments, caractéristiques du port de Douarnenez, depuis la fin des années 1970 : faiblesse des initiatives privées ; faiblesse de l’investissement public. De ce manque de dynamisme résulte une situation structurellement atteinte dans ses rouages vitaux.
63Cette période récente, décadence progressive d’un port qui s’écroule, se trouve évidemment traversée de mouvements sociaux parfois importants. La peur du vide est un moteur puissant des réactions collectives. Deux grands temps forts structurent la décennie : le Comité de survie et les spasmodiques mouvements qui éclatent en 1993 et 1994 ; la manifestation douarneniste du 22 mars 1997. Deux temps forts, deux logiques, deux cris d’alarme. En 1993, dans toute l’Union européenne, des manifestations sont organisées dans les ports de pêche. De l’Écosse au Portugal, en passant par l’Allemagne, le Danemark et la France. Avec, en France, un épicentre situé en Cornouaille, à Douarnenez, Concarneau, le pays Bigouden. Pour Jean-René Couliou, « c’est la déconfiture financière qui pousse à la dramatisation et déclenche le mouvement » (Couliou, 1998). Il est vrai qu’en 1992 et 1993, dans tous les ports de Cornouaille, les comptes d’exploitation des navires de pêche démontrent une situation financière bien dégradée. Endettement excessif, faiblesse des recettes, défauts de gestion, cumulent leurs effets. Des mouvements naissent, sporadiques. Le 13 février 1993, le « Comité de survie de la Pêche » est créé. À Douarnenez. Le titre n’est pas le fruit du hasard. Il s’agit bien, dans l’esprit de ses promoteurs, de « survie », de tentative, désespérée, de maintien en vie. Car on entrevoit, à terme, le spectre de la mort. Deux exigences et une dénonciation sont à la base de la plate-forme de ce comité nouveau, dont l’ambition est de représenter la profession à l’échelle nationale : d’une part, l’arrêt total des importations sauvages et le strict respect des règles du marché intra-communautaire ; d’autre part, la dénonciation de la concurrence déloyale qui règne entre les États de l’Union européenne, à grands coups de dévaluations compétitives de leurs monnaies. Le premier président du Comité de survie est un patron artisan, Dominique Lappart, président du comité local des pêches maritimes de Douarnenez. Ainsi, un Douarneniste se trouve à la tête de la contestation. N’en tirons aucune leçon particulière. Les ports de Bretagne-Ouest, les plus touchés, sont aussi ceux qui comptent le plus grand nombre de marins. La Cornouaille est au cœur de l’ensemble et Dominique Lappart, jeune patron dynamique, est parfaitement à même de plaider, publiquement, la cause de sa profession. La personnalité du président a plus d’influence que son port d’attache. Notons, d’ailleurs, que Dominique Lappart est, avant tout, originaire du port d’Audierne. Mais affirmons, immédiatement, que Douarnenez prend davantage sa place dans des démarches défensives que dans les constructions prospectives.
64Les femmes de marins, directement mêlées à la vie des entreprises de pêche, se regroupent à leur tour et mènent quelques actions, dont certaines disposent d’un impact médiatique important.
65En février 1993, le conflit prend tournure dramatique : Rungis est mis à sac, après quelques exactions commises dans des entrepôts, des grandes surfaces ou contre des outils de transformation. Un an après, nouvel accès de fièvre, terrible et définitif, avec cette manifestation de Rennes, qui dégénère, le 4 février 1994, avec l’incendie du parlement de Bretagne. Jean-René Couliou, tirant les conclusions de cette difficile période, insiste sur un aspect fondamental : « le conflit est une remise en cause des éléments de l’édifice des années 1980 […] l’absence de filière authentique devient évidente. » Comment parler de filière, en effet, à défaut de communauté maritime, quand les marins s’élèvent contre le mareyage, s’opposent aux grandes surfaces et aux centrales d’achat omnipotentes, ou saccagent des outils de transformations ? Il apparaît nettement, à travers ces conflits parfois violents, que toute l’organisation des pêches éclate et que se redistribuent les cartes. Les mouvements sociaux sont des cris d’alarme devant une formidable mutation qui ébranle une profession et élimine les plus faibles. Mais même au sein des producteurs les lézardes apparaissent. Pas d’unité du matelot au patron industriel. Le mouvement est mené par de jeunes patrons artisans, entreprenants, souvent dynamiques, dont les bateaux ont, en grande majorité, su traverser des courants contraires. Douarnenez ne s’illustre pas particulièrement durant ces deux années pendant lesquelles la pêche française se trouve au cœur de l’actualité nationale. Les actions qui y sont menées ne révèlent nulle originalité particulière : manifestations de rue, vœux du conseil municipal, interpellations diverses. Disons, simplement, que l’acuité des problèmes y est peut-être plus prononcée qu’ailleurs, tant le port semble s’engager sur la voie du déclin et tant est grand le nombre d’entreprises en difficulté.
66Le samedi 22 mars 1997, une manifestation est organisée dans les rues de Douarnenez, à l’appel d’un collectif politique, syndical et associatif, intitulé « Douarnenez debout ! »
67Les organisations souhaitent alerter l’opinion publique et les élus sur une situation économique très dégradée : classes qui ferment dans les écoles, hôpital menacé, antenne locale de l’Équipement décapitée, port bien déprimé… L’étincelle qui embrase les rancœurs ? La fin de la SCAD et la fuite des navires semi-industriels. La semaine qui précède cette manifestation est riche en soubresauts que semblent affectionner les Douarnenistes. La municipalité refuse de se joindre au mouvement car « il ne sert à rien de se promener avec des banderoles. Ce n’est pas en vociférant qu’on changera les choses15 ! » Le lundi 17 mars, le maire, Madame Jocelyne Poitevin, appelle « la population tout entière, les entreprises et commerces douarnenistes à une opération ville morte, le mercredi 19 mars, de 14 heures à 15 heures » Sans préparation, sans concertation, prenant au dépourvu toutes les organisations préparant la manifestation du samedi 22 mars, cette opération « ville morte », menée à une heure où nombre de magasins sont fermés, ne rencontre qu’un faible écho. Ce qui surprend, par contre, c’est la mobilisation du 22 mars. Pour Le Télégramme « 5 000 manifestants dans les rues : Douarnenez serre les rangs. » Pour Ouest-France, et sur deux pages complètes, « Douarnenez : coup de semonce retentissant. Du jamais vu depuis 1924 ! » Avec, en sous-titre « une manifestation comparable aux grands mouvements sardiniers ». « À l’Ouest des traits de crayon tracés par les planificateurs, les réveils sont brutaux. Combien étaient-ils, samedi, à Douarnenez… 5000, 6000, 7 000 ? » À la dernière minute, et alors que s’ébranlait cette longue marche, le maire et la majorité municipale décidaient de s’y mêler, rejoint plus tard par le député Ambroise Guellec, accueilli par les manifestants aux cris de « non au fossoyeur ». Seule note discordante dans une journée fédératrice. En tête de cette marée humaine : les femmes de marins. Au cœur de la dislocation, place de la Croix, le Bolomig, avec collé sur le ventre, l’autocollant « Douarnenez debout ! »
68Le lendemain, fleurissent les références aux grèves de 1924. Il est vrai que jamais depuis lors pour des événements sociaux, autant de manifestants n’avaient foulé les rues du vieux port. Jamais. Jamais non plus avec tant d’insistance on a parlé de la mort du port de pêche. Dès octobre 1996, Le Télégramme, dans un article titré « le port de Douarnenez au bord du naufrage », publié en toutes éditions, s’interrogeait : « Le port de Douarnenez vit-il ses dernières heures ? » La manifestation du 22 mars est, d’une certaine manière, la preuve que cette question hante les esprits. La mobilisation populaire est exceptionnelle. Elle se fait le dos au mur, sur fond de déclin. Le départ de la SCAD, le gouffre qui s’ouvre, une fin d’activités portuaires que l’on dit possible, c’est tout Douarnenez qui s’émeut et qui manifeste. « Ce mauvais coup atteint Douarnenez dans son économie, mais aussi dans son identité culturelle. Car le port du Rosmeur est le fondement, le berceau de la ville16. »
69Ainsi, une fois encore, le constat est lisible : l’immatériel mobilise autant que les réalités palpables de la vie économique. Les six mille Douarnenistes n’ont pas seulement manifesté en faveur du maintien à Douarnenez des navires de la SCAD. Le dossier de cet armement est complexe et la solution locale de reprise, si elle n’est pas illusoire, reste peu avancée. Les Douarnenistes ont crié pour la SCAD, mais aussi pour évacuer leur angoisse, d’autant plus mortifère que l’équation : Douarnenez = port de pêche reste vivace.
70Un vœu voté unanimement par le conseil municipal, le 25 octobre 1996, le précisait nettement, en rappelant la part « vitale » de la SCAD dans le tonnage du port. Des slogans l’ont martelé : « Non à Douarnenez, ville morte ; oui à la vie. Et la vie, c’est le port. » Ainsi, la vision collective que les Douarnenistes se font de leur ville est nourrie d’histoire et de mythe. Et aussi de cette imagination constituante, mobilisatrice, qui nourrit les consciences collectives.
71Cette même année 1997, le conseil général du Finistère missionne une société d’expertise comptable, Gerecco, pour « rechercher les solutions qui permettent de redynamiser la pêche à Douarnenez ». Les conclusions de cet audit sont rendues publiques en juillet. La filière y est analysée, ses handicaps développés, ses atouts précisés. Les sujets sensibles, mauvaise qualité du poisson débarqué, marché parallèle, coût du débarquement dans ce port doté d’ouvriers dockers, ne sont pas éludés, loin s’en faut… Parmi les préconisations les plus importantes figurent une incitation nécessaire à la démarche-qualité à bord des navires, une recherche de bateaux susceptibles d’être intéressés par Douarnenez et ses entreprises (dont, principalement, Makfroid), la mise en place d’une véritable politique de communication et l’embauche d’un coordonnateur général. Comme à la fin des années 1950, quand chacun estimait que le nouveau port industriel imposait la présence d’un chef d’orchestre. Le Conseil portuaire du 17 octobre 1997 prend acte de ces propositions et décide un programme d’investissements de 5 MF centré sur la mise aux normes des magasins de marée, le doublement de la chambre froide et l’isolation de la zone de tri. Reste à espérer que ces mesures participent à un véritable élan nouveau. On peut évidemment en douter tant les handicaps sont lourds. Mais les atouts demeurent. Comme la situation géographique, les quais, et, globalement, les infrastructures.
72À présent, le port de Douarnenez entre dans une nouvelle phase, basée comme jadis sur des activités artisanales. Deux problèmes, structurels, doivent retenir notre attention.
73Le premier est d’ordre démographique. La déprise humaine est ancienne et bien connue. Aujourd’hui le port ne renouvelle plus ses équipages, pourtant bien peu nombreux. Les bateaux manquent de bras et la ville ne les fournit plus. « De tous les sanctuaires de populations maritimes de Bretagne-Sud, ceux de Douarnenez et du cap Sizun sont les plus sinistrés. » (Couliou, 1998.) Les marins pêcheurs de Douarnenez sont, pour grand nombre d’entre eux, originaires du cap Sizun. Mais le bassin de recrutement va bien au-delà puisque le quart des marins du port n’habite ni à Douarnenez ni dans le cap. Lieu de vie, lieu de travail : la cassure est nette, en ces métiers comme en d’autres.
74Autre problème démographique qui s’ajoute au précédent : le vieillissement de la population maritime et, en particulier, de l’encadrement. Patrons et cadres de la marée ont un âge moyen de 57 ans ! Les marins pêcheurs ont, en moyenne, 42 ans, et les moins de 30 ans ne pèsent que pour 14 % des effectifs (Vilbrod, 1998).
75Le second problème est d’ordre économique. L’avenir du port de Douarnenez semble maintenant placé sous dépendance. Les responsables portuaires affichent des objectifs s’élevant à 6 000 tonnes à l’année. On peut effectivement imaginer que les apports varieront dorénavant de 4 000 à 7 000 tonnes et que le prix moyen du poisson débarqué sera plus important que par le passé, la pêche semi-industrielle ayant disparu. Un armement bigouden, La Houle, installé à Saint-Guénolé-Penmarc’h et dirigé par Joseph Loussouarn, base, depuis janvier 1998, trois chalutiers à Douarnenez, le Derby, l’Antéus, le Nautile, des navires de 20 à 22 mètres, achetés d’occasion, qui pêchent la langoustine, congelée à bord, en Sud-Irlande. Les premiers mois sont jugés satisfaisants par l’armateur qui poursuit le but de « parvenir à un équilibre sur Douarnenez17 ».
76Autre initiative significative, celle de l’armateur-mareyeur bigouden Furic qui organise, vers Douarnenez, le transfert de poissons débarqués en base avancée à Roscoff. Ainsi, d’une manière durable, le renouveau vient-il d’un pays Bigouden, hier sous influence douarneniste et qui prend maintenant sa revanche. La Houle, Furic. Mais aussi Sofrino, repris par Pescanova, Makfroid, groupe hollandais… Comment s’étonner de cette évolution qui touche tous les ports bretons, intégrés à un système économique et financier qui déborde toutes les frontières ? Insistons sur le fait, majeur, qu’à Douarnenez, les seules initiatives récentes sont issues de volontés et de capitaux extérieurs au port. Et rien ne semble indiquer qu’il puisse en être autrement dans un avenir proche. Le port est sous dépendance !
77Dès lors, deux alternatives.
78La première est optimiste : les atouts de Douarnenez attireront d’autres investisseurs étrangers au port qui continuera, alors, à accueillir des unités extérieures. Ces apports de navires immatriculés en d’autres quartiers maritimes, représentaient déjà, en 1995, 16,16 % du tonnage, ce qui fait de Douarnenez le port finistérien le plus dépendant des débarquements extérieurs. Douarnenez serait alors un port artisan stabilisé. Un port stabilisé entre 4 000 et 7 000 tonnes, mais, rappelons-le, un port sous dépendance, donc, par essence, terriblement fragile.
79La seconde hypothèse est pessimiste. La décadence pourrait se poursuivre encore, les apports se fixer aux alentours de 4 000 tonnes, les velléités extérieures se faire rares, et la déchéance se confirmer. Dans un contexte de pêches régionales déprimées, Douarnenez aurait ouvert la voie. Clin d’œil d’une histoire sombre, sa chute ne serait pas symbolique d’un port lâchant prise, en fin de peloton, mais le signe précurseur de toute une évolution régionale. Douarnenez, alors, serait simplement en avance ! Jean-René Couliou ne rejette pas cette éventualité, loin s’en faut.
80Anecdotes finales, sur ce chapitre. La première concerne la chambre de commerce et d’industrie de Quimper et ses nouvelles instances décisionnelles, élues en 1998 : sur 32 membres titulaires, nous trouvons 11 Quimpérois, 8 Bigoudens dont 4 Pont-l’Abbistes, 5 Concarnois, dont le président Troalain, 2 Audiernais et… aucun Douarneniste !
81La seconde concerne l’ex président du Comité de survie, Dominique Lappart, qui, après des années très difficiles, vend, à l’automne 1998, son chalutier, le Lappart Bihan, à Saint-Malo…
82La troisième concerne le comité local des pêches maritimes, dont la suppression est, fin 1998, envisagée ! Une antenne locale du comité local du Guilvinec continuerait à fonctionner à Douarnenez ! Douarnenez, antenne du Guilvinec ! L’hypothèse est très sérieusement étudiée… À moins que Douarnenez ne lie davantage son avenir au comité d’Audierne…
83Une formidable marée d’équinoxe engendre Douarnenez dans les années 1860. Marée d’industrie et de bruits, marée de chaloupes entassées, marées de maisons accolées, surgies du rocher. Marée brutale, terriblement brutale. En vingt ou trente ans, tout change.
84Le xxe siècle ne ressemble pas à son prédécesseur. Quand la mer reflue, le mouvement est lent, imperceptible parfois, réparti tout au long des décennies qui se suivent. La marée prend son temps… mais sa course est inexorable. Disparaissent, les uns après les autres, les bateaux de travail et les usines, les odeurs et les bruits. Reste un écheveau urbain, fait, dans le vaste quartier du port, de rues étroites et de maisons hautes, projetées là, à la suite des fritures, et qui aujourd’hui, comme les galets que la marée basse laisse en dépôt, portent témoignage du passé.
85La ville née de la sardine s’étonne quand celle-ci disparaît et que se dérobe l’industrie. Elle s’étonne et ne peut croire que l’avenir ne soit fait de chairs flasques flanquées sur les quais. Pourtant force lui est de constater que la monoactivité passée a engendré, à reculons parfois, une pluriactivité où domine le tertiaire et où résiste le potentiel industriel. L’espace s’est desserré et l’air semble mieux circuler. Douarnenez a tenté, progressivement, de se vivre à l’échelle des quatre anciennes communes que jadis tout opposait. Douarnenez se vit aujourd’hui au sein d’un espace plus vaste, où Quimper occupe la place prépondérante et où Le Guilvinec semble pôle maritime premier.
86Tous ces phénomènes s’avèrent d’une grande banalité et résultent d’un déclin engagé depuis la crise de la sardine, au début du siècle.
87Cette évolution s’accompagne des manifestations de la revendication identitaire qui vont crescendo depuis les années 1920. Ces expressions, fortes et variées, marquent le Douarnenez de la fin du xxe siècle et assurent sa renommée régionale. À la fin du xixe siècle, les originalités de Douarnenez apparaissent d’évidence. À la fin du xxe siècle, les originalités de Douarnenez s’énoncent et se clament. Elles se revendiquent. C’est là l’objet de notre quatrième partie.
Notes de bas de page
1 Archives de la direction départementale de l’Équipement, subdivision de Douarnenez.
2 Archives de l’Inscription des affaires maritimes, Douarnenez.
3 Titre de Ouest-France, le 4 avril 1956.
4 Archives de la chambre de commerce et d’industrie de Quimper.
5 Rapport de l’Inscription des affaires maritimes de Douarnenez, le 12 septembre 1955. Archives de l’Inscription des affaires maritimes, Douarnenez.
6 Archives de la chambre de commerce et d’industrie de Quimper.
7 Ibidem.
8 Ibid.
9 Archives de la chambre de commerce et d’industrie de Quimper.
10 Archives de l’Inscription des affaires maritimes, Douarnenez. Monographie 1969 des affaires maritimes.
11 Ibidem. Monographie 1972 des affaires maritimes.
12 Ibid. Monographie 1973 des affaires maritimes.
13 Ibid. Monographie 1983 des affaires maritimes.
14 Inscription des affaires maritimes de Douarnenez.
15 Déclaration du maire, en séance de conseil municipal.
16 Ouest-France, 24 mars 1997, page Bretagne.
17 Le Télégramme, 9 mai 1998.
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