Avant-propos. L’acte de création sous le microscope du cinéma
p. 9-11
Texte intégral
1Considéré depuis un temps immémorial comme valeur absolue, effet d’un don et d’un pouvoir exceptionnels, voire surhumains, l’acte de création est enveloppé de beaucoup de fantasmes. D’un ouvrage comme celui-ci, on est en droit d’attendre qu’il contribue à sa démystification et qu’il nous rapproche de la réalité de la création en en dévoilant les mécanismes (les préparatifs, les processus, le labeur créateur, le ratage, les rattrapages, etc.) avec le plus de lucidité possible. S’il nous est permis d’espérer un approfondissement de notre compréhension de l’acte créateur à travers l’expérience cinématographique, c’est précisément à cause de cet instrument extraordinaire que constitue le film. Je prends le risque de le comparer ici au microscope ou à une lunette, instruments qui ont permis aux savants d’observer avec une toute nouvelle acuité les détails qui jusque-là échappaient au regard. Mais l’histoire des sciences nous montre bien qu’il ne suffit pas de se doter d’un microscope pour comprendre le mécanisme des maladies infectieuses ou d’un télescope pour connaître l’origine du système solaire. On a beau disposer d’un microscope ou d’un télescope, si l’on ne sait où les tourner pour regarder, l’outil ne servira à rien ! Ainsi ma métaphore me permet-elle de mettre le doigt sur l’enjeu capital du travail scientifique mis en œuvre dans les pages qui suivent. On peut le formuler de la manière suivante : l’idée de filmer l’acte créateur n’enveloppe-t-elle pas déjà une certaine idée de ce qu’est la création ou la production artistiques ? Autrement dit, est-il possible de filmer l’acte de création ? En effet, comme le remarque Wittgenstein, « dans la pensée aussi il y a un temps pour labourer et un temps pour récolter1 ». En faisant une approche graduée par cercles concentriques, on pourrait dire que l’acte de création, qui se condense dans la réalisation même de l’œuvre (premier cercle, celui de la fabrication ou de l’exécution), est préparé par un travail d’élaboration intellectuel (deuxième cercle, celui de la conception), qui, lui, est ancré à son tour tout simplement dans l’existence (troisième cercle, dont on pourrait dire, en travestissant Pascal, que son centre est partout et sa circonférence nulle part, si tant est qu’il désigne une attitude créatrice inscrite dans la vie : la créativité). Or, la réalisation de l’œuvre peut, dans certains cas, tourner à un corps à corps avec l’œuvre ; on dirait alors que l’expérience de création est en grande partie résorbée par l’acte de la réalisation de l’œuvre. Mais, dans d’autres cas, la réalisation de l’œuvre peut être une simple routine qui suit les protocoles définis à l’avance ; auquel cas, précisément, on peut se demander si l’acte créateur n’est pas dilué dans la réalité de la vie qui, elle, résorberait alors l’essentiel de la création. On devrait alors parler davantage d’une attitude créatrice qui puise ses racines dans la vie (troisième cercle), plutôt que d’un acte de création (premier cercle). Comment alors la filmer ? Comment filmer l’élaboration intellectuelle d’une œuvre (deuxième cercle) ? Certains articles publiés ici s’attaqueront d’ailleurs directement à cette problématique fascinante : comment filmer la pensée prise dans un mouvement créateur.
2Ce que tente le livre, est l’exploration de toutes les approches de la création que le film nous permet de revivre et de repenser à sa manière ainsi que la formulation de nouvelles hypothèses portant sur l’acte de création. Le cinéaste est impliqué dans l’expérience qu’il partage avec l’artiste dont il transcrit et interprète les aventures créatrices. Dans la mesure où le cinéaste est lui-même créateur, la création filmique est création artistique à la puissance deux. C’est de cette seconde puissance que procèdent les analyses qui suivront. Le film en tant qu’outil d’observation et d’analyse sera lui-même l’objet d’interrogation critique à travers certaines contributions, de même que l’acte de création sera problématisé en tant qu’objet philosophique. L’acte de création, objet de la recherche, ainsi que l’outillage expérimental mis en œuvre en référence au cinéma, ont de la sorte été thématisés par une réflexion méthodologique spécifique et intégrés dans le dispositif de la recherche.
3L’ouvrage livré ici à l’attention du lecteur est la publication des actes d’un colloque pluridisciplinaire organisé par l’équipe d’accueil 3208 Arts : pratiques et poétiques de l’université de Rennes 2 Haute Bretagne les 15, 16 et 17 mars 2007. Le nom même de cette équipe indique combien le problème soulevé par l’acte de « filmer la création » est au centre des préoccupations qui animent ses chercheurs et des différents laboratoires (musique, théâtre, cinéma, arts plastiques) qui la constituent. Les saines tensions qui peuvent se produire entre les pratiques conceptuelles, langagières ou méthodologiques, propres à chacun de ces champs disciplinaires, constituent sûrement la force de l’ensemble des études publiées dans la suite. Le colloque était accompagné des projections de films et de tables rondes dans lesquelles des artistes (cinéastes ou non, filmeurs ou filmés) abordaient le problème du point de vue de leurs pratiques. Il est à souligner que l’ancrage de la recherche dans les expériences vivantes de la création artistique est un élément-clé dans le dispositif scientifique et une des dimensions constitutives du modèle épistémologique sur lequel s’appuient les travaux de recherche du laboratoire Arts : pratiques et poétiques, ce dont le colloque « Filmer l’acte de création » illustre parfaitement la pertinence. C’est donc essentiellement à partir des œuvres dans leur singularité que pourraient être trouvées certaines réponses aux questions ici abordées.
Notes de bas de page
1 Remarques mêlées (fragment datant d’environ 1937), trad. Gérard Grenel, Paris, Tran-Europ-Repress, 1984, p. 48.
Auteur
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