1Dans la France de la fin du Moyen Âge et de la première Modernité, on observe, en fonction des moments et de la personnalité des souverains, divers types de gouvernement. Si certains contemporains critiquent Louis XI, dont le cheval est censé porter et le chapeau contenir tout le Conseil1, si l’on peut à l’inverse voir en François I^er un souverain de l’équilibre qui s’appuie sur quelques conseillers principaux, mais conserve toujours la main (n’hésitant pas à prononcer des disgrâces foudroyantes, temporaires ou définitives), de son côté, Louis XII présente un cas de figure différent, aussi bien de Louis XI que de François I^er. Il semble en effet presque s’effacer derrière son principal ministre, Georges d’Amboise, à tel point que l’on oublie parfois que ce dernier est mort cinq ans avant la fin du règne.

2Comment Georges d’Amboise s’est-il imposé comme le principal conseiller de Louis XII ? Car si ses succès s’expliquent certainement, au moins en partie, par ses talents propres et par, dans une certaine mesure, sa bonne étoile, Georges d’Amboise a également été poussé par les structures sociales et politiques de la France de la seconde moitié du XV^e siècle. Il évolue, par ailleurs, dans un milieu, celui des conseillers de Louis XII, et, même, dans un milieu plus restreint encore, celui du cercle des plus intimes et des plus proches du roi, cercle qui obéit à un certain nombre de caractéristiques. Comment Georges d’Amboise se situe-t-il par rapport à ce groupe ?

3L’objectif de cet article est d’abord d’essayer de comprendre les logiques et les dynamiques qui ont mené Georges d’Amboise au service du roi de France, puis au sommet de son Conseil. Il est ensuite d’analyser la manière dont il a exercé son autorité à la tête du Conseil et, par là, d’étudier la nature même de cette autorité.

Georges d’Amboise : prélat d’État et principal conseiller du roi

Georges d’Amboise incarnation du prélat d’État

4Georges d’Amboise est d’abord l’incarnation du prélat d’État. Dans les grandes monarchies occidentales de la fin du Moyen Âge, on observe une implication considérable des prélats dans le service royal2. Dans chaque royaume, quelques dizaines d’entre eux connaissent un investissement tel qu’ils constituent une institution informelle, présente de manière significative, voire déterminante, dans tous les secteurs de l’administration monarchique. Dans la France de la fin du XV^e et de la première moitié du XVI^e siècle, ces prélats d’État constituent le tiers des conseillers du roi, près de la moitié de ses diplomates et d’importants relais du pouvoir central dans les provinces. Ils représentent donc, aux côtés des courtisans et des officiers, le troisième pilier de l’État et ils permettent d’explorer une voie nouvelle dans la réflexion sur la nature de la monarchie à la Renaissance. Leur présence révèle qu’aux côtés des voies domestiques et bureaucratiques s’exprime, avec force, une troisième voie d’affirmation de l’État, ecclésiastique cette fois. Ces prélats d’État constituent une carte de réserve de la royauté suppléant les carences ou les défauts des courtisans et des bureaucrates et soulignant la dimension éminemment pragmatique de l’affirmation du pouvoir royal au tournant des XV^e et XVI^e siècles.

5Au sein de ce vivier de prélats d’État, quelques individus plus talentueux ou plus habiles à obtenir la faveur du souverain s’élèvent aux sommets de l’État. C’est le cas de John Morton (ca. 1420-1500) ou de Thomas Wolsey (ca. 1471-1530) en Angleterre, de Pedro Gonzalez de Mendoza (1428-1495) ou Francisco Jimenez de Cisneros (1436-1517) en Espagne, de David Beaton (ca. 1494-1546) en Écosse, de Georges d’Amboise (1460-1510) et de François de Tournon (1489-1562) en France. Il est clair toutefois qu’au sommet de cette poignée, il y a toujours un individu qui dépasse : c’est Cisneros pour l’Espagne, Wolsey pour l’Angleterre et, bien entendu, Georges d’Amboise pour la France.

6En France, il convient de faire la part entre deux grands types de prélats d’État : ceux dont le mode d’inscription dans l’État et à la cour rappelle celui des courtisans et ceux dont les trajectoires font davantage penser aux officiers, techniciens de la justice ou des finances. Tous ont en commun d’être issus de familles partagées entre le service de l’État et celui des villes ou des principautés. Les prélats d’État appartiennent tantôt à une vieille noblesse bien implantée localement comme François de Tournon, Jean du Bellay ou Georges d’Amboise, tantôt à de jeunes dynasties de juristes ou de financiers comme Guillaume Briçonnet, Étienne Poncher ou Antoine Duprat. Ces origines différentes influent sur le profil des trajectoires : les nobles d’épée obtiennent des bénéfices assez tôt, voire même avant leur entrée au service du roi, là où les juristes sont souvent récompensés sur le tard, parfois au terme d’une vie laïque (Antoine Duprat ou Mathieu de Longuejoue).

7Diverses logiques de carrière sont donc en présence. Là où le parcours de Georges d’Amboise ou Jean du Bellay suit une logique courtisane, celui d’Antoine Duprat ou de Mathieu de Longuejoue est administratif, suivant un cursus honorum classique. On est bien en présence de deux catégories de prélats : les prélats courtisans et les prélats bureaucrates. Georges d’Amboise fait clairement partie de la première catégorie. Toutefois, celui-ci ne se définit pas seulement par l’appartenance au groupe des prélats d’État. Au-delà de cette caractéristique, c’est un conseiller qui en tant que tel doit être étudié par rapport à l’ensemble des membres du Conseil.

Georges d’Amboise comme conseiller type

8Plusieurs éléments peuvent être mis en avant3. Il apparaît d’abord qu’un noyau central domine le Conseil que les crises politiques ou militaires n’entament pas sérieusement. On observe ainsi une grande continuité dans la composition du Conseil. Au début des années 1480, 69,4 % des conseillers de Charles VIII ont une expérience remontant au règne précédent. La continuité est frappante aussi dans le Conseil de Louis XII : 59 % de ses conseillers sont issus du règne précédent et, parmi les plus influents, seuls deux sont nouveaux (Philippe de Clèves et Guillaume de Poitiers), soit 87 % de conseillers ayant fait leurs preuves dans le Conseil du règne précédant4. Georges d’Amboise s’inscrit dans ce cas de figure.

9Il apparaît ensuite que le Conseil est dominé par les nobles d’épée (qu’ils soient laïcs ou ecclésiastiques) – Georges d’Amboise est un homme d’épée ; par des hommes d’expérience dans la force de l’âge d’autre part, âgés en moyenne de 40 à 50 ans (Georges d’Amboise a 38 ans au début du règne de Louis XII et 50 ans lorsqu’il meurt). De plus, les principaux conseillers restent au Conseil généralement entre 10 et 15 ans (Georges d’Amboise y demeure 12 ans). Enfin, près de 70 % des conseillers sont présents au Conseil par héritage, un père, un oncle ou un frère aîné y ayant siégé depuis au moins une génération. Louis d’Amboise, frère aîné de Georges d’Amboise, siège au Conseil du roi dès le règne de Louis XI.

Le rôle du lignage et plus particulièrement de Louis I^er d’Amboise dans la carrière de Georges d’Amboise

10En effet, le « rôle du lignage » est essentiel dans le lancement de la carrière de Georges d’Amboise. Ce dernier est issu d’une famille noble du Blésois, ancienne, mais assez modeste. L’ascension de la famille intervient dans la seconde moitié du XV^e siècle et passe par le service du roi. Georges est l’avant-dernier fils d’une fratrie exceptionnellement nombreuse de neuf fils et huit filles. Son père est Pierre, seigneur de Chaumont, chambellan de Charles VII. Sa mère est Anne de Bueil. Il appartient à une branche cadette du lignage (la branche aînée de sa famille, celle des vicomtes de Thouars, disparaissant en 1469). La trajectoire de Pierre d’Amboise est mouvementée. Il doit affronter la disgrâce après sa participation à la ligue du Bien Public. Mais il est suffisamment habile pour retrouver les faveurs du roi à la fin des années 1460. Il redevient alors chambellan. À partir de ce moment, ses fils aînés, Charles et Louis, commencent des carrières brillantes dans l’entourage de Louis XI et reconstruisent le positionnement de la famille après les désastres de la guerre du Bien Public. Ils tirent derrière eux plusieurs de leurs frères.

11Le rôle de Louis, évêque d’Albi, doit être particulièrement mis en avant. Il incarne un précédent que Georges d’Amboise va tenter d’égaler et même de dépasser, en s’imposant comme le principal conseiller du roi, ce que Louis n’a jamais été. En effet, une étude des présences au Conseil entre la mort de Louis XI et celle de Georges d’Amboise révèle tant combien Louis d’Amboise précède son jeune frère dans les plus hautes sphères du Conseil et de l’Église que l’importance de la faveur de Louis XII dans son accession au sommet du Conseil5. Louis I^er d’Amboise est en effet présent neuf ans au Conseil de Louis XI, mentionné à 37 reprises entre 1472 et 14826. Il joue un rôle essentiel au cours de la période de transition entre la mort de Louis XI et la régence des Beaujeu. Il est en effet le conseiller le plus mentionné aux côtés de Pierre de Bourbon entre septembre 1483 et décembre 1484, avec 92 présences (contre 129 pour Pierre de Bourbon)7.

12Georges bénéficie donc à la fois de l’appui de l’héritier du trône (puis du roi de France) et de l’un des plus expérimentés parmi le noyau étroit des principaux conseillers des rois Louis XI à Charles VIII. Il n’est donc pas très surprenant que son ascension s’accompagne du retour de son frère aîné, Louis, quasiment absent du Conseil depuis quatorze ans (entre 1485 et 1498) et qui redevient, en nombre de mentions, l’un des tout premiers conseillers. Il le restera jusqu’à sa mort en 1503.

Georges d’Amboise comme principal conseiller de Louis XII : discours et évaluation

Les contemporains : importance de Georges d’Amboise

13Georges d’Amboise reste indiscutablement le principal conseiller de Louis XII de 1498 à 1510. Sur cette question, les témoignages des contemporains sont unanimes. À les en croire, il est vraiment celui qui dirige le royaume. Dès les années 1490, d’ailleurs, son influence auprès du duc d’Orléans est soulignée par les ambassadeurs8. Dès 1498, un ambassadeur de Mantoue écrit que « monsignor de Rovano, [est] primo homo apresso a sua maestà9 ». Par la suite, les instructions à Francesco Soderini affirment que « perché la Maestà del Re, per quello che si è visto sempre, si rimette in tutte le cose al reverendissimo cardinale de Rouen10 ». Pour Jean d’Auton, Georges d’Amboise jouit « de la parfaicte amour et singuliere fiance du roi11 » et « avoit parfaicte amour et singuliere fiance […] auquel, dela les mons, donna charge de toutes ses choses, et pouvoir auctorisé sur icelle, pour en faire et ordonner comme si par luy mesme en estoit disposé12 ». Pour les Florentins, en 1503, Georges d’Amboise et Pierre de Rohan sont « les deux premiers gouverneurs de tous les faits du roi13 ». Enfin, pour le légat pontifical Gabriele de’Gabrielli, en 1507, Georges d’Amboise « est vere Rex Franciae14 ». Selon Francesco Guicciardini, Georges d’Amboise « era el pondo d’ogni cosa15 ». Selon l’historien italien, son influence est à ce point considérable qu’il constitue un obstacle à un éventuel rapprochement entre Louis XII et Jules II :

« Il semblait avoir une occasion favorable de le faire, car on croyait que la mort du cardinal de Rouen, dont la maladie était si grave que l’on ne pouvait guère espérer qu’il vécût longtemps, libérerait le pape du soupçon qui, pensait-on, était au premier chef à l’origine de son irritation16. »

14D’ailleurs, selon Guicciardini, l’influence de Georges d’Amboise est telle que, selon lui, Louis XII est désemparé au moment de la maladie de son principal conseiller :

« […] il demeurait en suspens, plus hésitant encore que de coutume, car le cardinal de Rouen, homme d’une grande efficacité et d’une grande force d’âme, souffrait d’une grave et longue maladie et ne s’occupait plus des affaires que l’on réglait d’ordinaire entièrement sur ses conseils17 ».

15On retrouve la même analyse sous la plume d’un ambassadeur florentin en 1510 :

«Donde se’l Nostro Signore Iddio levassi el legato dalle faccende, o per morte, o per un tale impedimento nella persona che etiam vivendo non vi potessi varare, apparirebbe in questa corte tanta confusione nel trattare e maneggiare faccende, che forse alli dì nostri non fù vista tale18.»

16Une phrase sibylline sur son tombeau semble également évoquer sa toute-puissance sur le roi (et même sur le pape)19. Selon Guicciardini, donc, la mort de Georges d’Amboise laisse le roi de France très embarrassé :

« En effet, le roi, par nature, avait besoin d’être gouverné plus qu’il n’était capable de gouverner et, sans aucun doute, la mort du cardinal l’affaiblit donc beaucoup ; de plus, comme le cardinal possédait, outre une longue expérience, une grande vigueur d’esprit, de la valeur et une telle influence sur le roi que celui-ci ne s’écartait presque jamais de son avis, souvent, Rouen, confiant dans sa grandeur, n’hésitait pas à donner forme aux affaires et à les résoudre par lui-même. Comme aucun de ceux qui lui succédèrent au gouvernement n’avait la même puissance, ils n’osaient ni prendre de décisions, ni même parler au roi de choses qui pouvaient lui être désagréables, et le roi n’avait pas non plus la même confiance dans leurs avis. Comme ils étaient plusieurs, s’observaient l’un l’autre et n’avaient pas confiance en leur autorité toute neuve, ils procédaient contre l’ardeur et l’impétuosité du pape plus lentement et plus froidement que ne l’exigeait l’importance des événements présents et qu’il n’aurait été nécessaire20. »

17La postérité ne fait pas une analyse différente. Celle-ci insiste, non seulement, sur l’influence du prélat, mais de surcroît, l’associe à son souverain, Louis XII, pour former l’un des couples les plus célèbres de monarque/ministre de l’histoire de France.

La postérité

18Plus d’un siècle après la mort d’Amboise, Richelieu commande à Philippe de Champaigne et à Simon Vouet (1630), pour sa galerie des hommes illustres au Palais-Cardinal (galerie qui sera détruite en 1727), 25 portraits représentant, de Suger à lui-même, ceux qu’il estimait avoir été les plus fidèles auxiliaires de la monarchie française. Aux côtés, donc, de Suger, Simon de Montfort, Bertrand du Guesclin, Olivier de Clisson, Jeanne d’Arc, Gaston de Foix, Bayard, François de Lorraine, Blaise de Monluc et une quinzaine d’autres, figurait le portrait de Georges d’Amboise par Simon Vouet. Suger et Georges d’Amboise incarnent bien pour Richelieu ces tutores regni, ces « hommes d’Église qui justifiaient leur autorité par le poids institutionnel qu’ils représentaient ». Les modèles auxquels Richelieu se réfère sont ainsi Suger, Georges d’Amboise et Cisneros21. Un siècle et demi plus tard, en 1774, le graveur Antoine Sergent représente trois rois et leurs ministres, à savoir Louis XII et Georges d’Amboise, Henri IV et Sully, Louis XVI et Necker22. Indiscutablement, Georges d’Amboise est associé à Louis XII, plus, par exemple, que Montmorency à François I^er, alors que la nature de leur influence est tout à fait comparable, comme on le verra plus bas.

Appréciation des qualités de Georges d’Amboise comme principal ministre

19Si les observateurs contemporains, notamment italiens, évoquent l’influence de Georges d’Amboise, ils ne sont en revanche pas tendres à l’égard de ses compétences politiques. Selon eux, c’est un homme facile à manipuler. Francesco Guicciardini se moque de la crédulité (répétée) de Georges d’Amboise à l’égard des prélats italiens23. L’angle d’attaque passe tout particulièrement par les ambitions pontificales du cardinal. Dans Les Décennales, Machiavel écrit :

« Ce renard madré d’Ascanio Sforza, par ses propos mielleux, fleuris et beaux, convainquit Rouen de descendre en Italie, en lui faisant promesse de certaine chape qui aide les chrétiens à monter au ciel24. »

20De manière plus générale, le jugement politique de Machiavel sur Georges d’Amboise est d’ailleurs assez réservé. Il rapporte un entretien qu’il eut avec lui à Nantes25 :

« […] comme le cardinal de Rouen me disait que les Italiens n’entendaient rien à la guerre, je lui répondis, quant à moi, que les Français n’entendaient rien à l’état, car, s’ils s’y entendaient, ils ne laisseraient par l’Église s’élever à une telle grandeur. Et d’expérience, on a vu qu’en Italie la grandeur de celle-ci et de l’Espagne a été causée par la France, et que la ruine de cette dernière a été causée par celles-là26 ».

Georges d’Amboise, principal conseiller de Louis XII : les chiffres

21Quoi qu’il en soit de l’appréciation que l’on porte sur les qualités politiques et diplomatiques de Georges d’Amboise, il est indiscutablement le principal conseiller de Louis XII. La chronologie de la progression de son influence est assez facile à établir et bien connue depuis longtemps. Georges d’Amboise est mentionné pour la première fois au Conseil en 1486 (une mention), puis une fois entre 1488 et 1491, quatre fois entre 1492 et août 1494, plus jusqu’en avril 1498. À partir de ce moment, il s’impose, grâce à la faveur de Louis XII. Entre avril 1498 (avènement de Louis XII) et la seconde Guerre d’Italie (août 1499), Georges d’Amboise est le personnage dont la présence au Conseil est le plus souvent attestée avec 21 mentions. Il est à l’origine du grand retour de son frère aîné Louis d’Amboise qui est mentionné dix-huit fois. Pierre de Rohan est quant à lui mentionné douze fois27. Viennent ensuite Guillaume Briçonnet avec cinq mentions, Ymbert de Batarnay avec quatre mentions et Étienne de Vesc avec deux mentions28.

22Par la suite, entre la reprise des Guerres d’Italie (août 1499) et la disgrâce de Pierre de Rohan (1503), Georges d’Amboise reste le conseiller le plus souvent mentionné avec douze occurrences, à égalité avec Pierre de Rohan, suivi par Louis d’Amboise (dix mentions), Ymbert de Batarnay (trois mentions), Florimond Robertet étant mentionné une fois et Guillaume Briçonnet jamais29. Ces informations chiffrées sont confirmées par les instructions données à Machiavel en juillet 1500 :

« Les personnes sur lesquelles nous pouvons compter auprès de ce prince (le roi) sont : monseigneur de Rouen (Georges d’Amboise) monseigneur d’Albi (Louis d’Amboise) ; on peut ajouter toute la maison d’Amboise, le maréchal de Gié et le seigneur Robertet30. »

23Entre la disgrâce de Pierre de Rohan et la mort du cardinal d’Amboise (25 mai 1510), le cercle des conseillers se resserre. Georges d’Amboise est mentionné onze fois, Florimond Robertet six fois, Étienne Poncher trois fois, Louis d’Amboise une fois (il meurt en 1503)31.

Que signifie être le principal conseiller d’un roi de France à la Renaissance ?

24La question qui se pose une fois que l’on a établi ces chiffres est celle de la nature de l’influence de Georges d’Amboise. Était-il plus que le chef du Conseil du roi ? Était-il l’inspirateur de sa politique ? Quel était son rôle dans le choix des autres membres du Conseil ?

Favori, principal conseiller et protecteur du Conseil

25À la fin du Moyen Âge, on observe souvent un décalage entre l’aspiration théorique de beaucoup à un gouvernement par le biais d’un Conseil représentant une large société politique et la pratique d’un Conseil resserré32. Dans ce deuxième cas, il faut faire la part entre le principal conseiller, souvent un favori, et les quelques conseillers qui apparaissent juste derrière lui et qui ont souvent des compétences techniques plus prononcées.

26Le favori est un homme seul qui peut faire tomber le roi dans l’erreur, ainsi que le souligne Claude de Seyssel :

« trop [s’]adonner et arrêter à un homme, alors même qu’il est impossible ou bien difficile d’en trouver un qui soit accompli de toutes les qualités qui sont requises pour démêler par son seul sens les affaires d’un royaume33 ».

27Or, indiscutablement, une grande partie du règne de Louis XII est caractérisée par la domination d’un homme, le cardinal Georges d’Amboise, qui n’est là que par la volonté du souverain. Il n’est ni issu d’une grande famille aristocratique comme Pierre de Rohan, ni titulaire d’un grand office comme le chancelier Duprat, comme les grands maîtres Artus Gouffier, René de Savoie ou Anne de Montmorency, comme les amiraux Philippe Chabot ou Claude d’Annebault plus tard, ou encore comme le secrétaire des finances Florimond Robertet son contemporain. Indiscutablement, Georges d’Amboise incarne la puissance de la faveur royale dans la France de la Renaissance. C’est sans doute le premier des grands ministres-favoris de la France moderne, avant Montmorency, les mignons d’Henri III, Sully, Richelieu, Mazarin, etc.

28D’une manière générale, l’institution du ministre-favori est un moyen efficace pour le roi de contrôler l’administration, la cour et le patronage royal. Toutefois, si les ministres-favoris dans l’Europe du premier XVII^e siècle sont bien connus, il n’en est pas de même dans la France et même dans l’Europe au tournant des XV^e et XVI^e siècles34. Le ministre-favori constitue en effet une entrée réflexive qui nous apprend beaucoup sur les relations entre le pouvoir royal et les élites et sur le fonctionnement du cœur de l’État. Ainsi, dans l’Espagne du début du XVII^e siècle, la faveur dont jouit le duc de Lerma, constitue une réaction aristocratique au gouvernement des secrétaires et, en même temps, un moyen de contrôler les factions nées de la ré-aristocratisation des conseils ; à l’inverse, la trajectoire de Concini correspond à une tentative de contrer l’affirmation des grands lignages face au pouvoir royal. Le duc de Luynes, de son côté, représente la voix de la noblesse moyenne face à l’aristocratie, tandis que Buckingham incarne le choix d’une faction aristocratique contre une autre. Richelieu et Olivares enfin constituent une tentative de défense de l’autorité royale face aux Grands menaçants35. Qu’en est-il dans le cas de Georges d’Amboise ?

29Sa présence s’explique sans doute avant tout, comme le suggère Claude de Seyssel, par le fait que « pour décharger [le souverain] est besoin que sous lui y ait un Chef et Président qui soit de telle autorité et prudence que le Roi s’en puisse reposer sur lui : auquel les autres portent révérence, autant ou plus pour sa vertu que pour raison de son office36 ». Il ne faut pas perdre de vue le confort que représente pour le roi le fait de disposer d’un protecteur du Conseil qui est un instrument, dans une large mesure consentant et conscient, du pouvoir royal. Serviteur de confiance du roi, ce dernier remet au protecteur de son Conseil une délégation de compétence dont l’ampleur dissimule d’autant mieux l’absence d’une réelle autonomie de décision. Comme beaucoup de ses successeurs, Georges d’Amboise est sans doute tout à la fois un relais de la volonté royale, un filtre, un fusible et un « broker » (un courtier). Ce dernier point de vue, celui de Georges d’Amboise comme « broker » ou « patronage manager », semble assez bien correspondre à la réalité. Son influence se mesure, en effet, aux conseillers qu’il est capable de placer aux positions les plus importantes. On observe que la puissance du pouvoir royal est telle que, si les fonctions du principal ministre se traduisent naturellement par la constitution d’une clientèle personnelle, celle-ci n’est pas toute puissante. Georges d’Amboise parvient, comme Anne de Montmorency, Richelieu et ses « créatures » ou Olivares et ses « hechuras », à lancer la carrière d’un certain nombre de conseillers importants. On peut même dire que son succès dans ce domaine est éloquent. Il est ainsi à l’origine du décollage de Florimond Robertet37, mais aussi de celle de Duprat, qui, par les frères Bohier, clients du cardinal, doit lui aussi une partie de sa carrière à Georges d’Amboise. Artus Gouffier également, qui s’impose au début du règne de François I^er, doit sa position à ses liens avec Charles d’Amboise, seigneur de Chaumont, neveu de Louise d’Amboise, la première épouse de Guillaume Gouffier père38. L’ancrage d’Artus Gouffier dans le sillage des Amboise est renforcé par son mariage quelques années plus tard, en 1500, avec Hélène de Hangest qui est une petite-fille de Marie d’Amboise, sœur de Louise d’Amboise39. De la même manière, Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroy entame une carrière d’officier de finance comme trésorier des guerres de Milan en 1504-1508 après avoir été, dès 1500, mentionné comme secrétaire de Charles Chaumont d’Amboise, gouverneur du Milanais40. Georges d’Amboise est donc à l’origine de la carrière de conseillers de tout premier plan de la fin du règne de Louis XII et du règne de François I^er. Au cours du règne suivant, seul Anne de Montmorency égale Georges d’Amboise, tandis que d’autres conseillers, comme Antoine Duprat, Philippe Chabot, Claude d’Annebault ou François de Tournon, ne peuvent aligner autant de noms aussi prestigieux dont ils auraient fait la carrière.

Le roi maître du Conseil

30Au regard de l’intérêt représenté par l’institution du principal ministre pour le souverain ; au regard du statut indiscutable de Georges d’Amboise comme principal ministre ; au regard, enfin, de l’importance de sa clientèle, ne peut-on pas considérer qu’il est le véritable maître du royaume, comme le laissent entendre les contemporains, notamment italiens, ainsi que nous l’avons vu plus haut ? De ce point de vue, il importe de ne pas commettre de contresens sur la conception et la pratique du pouvoir qui est celle des rois de France à la Renaissance. Rappelons d’abord que l’idée du favori gouvernant à la place du prince est un lieu commun. On la trouve chez les diplomates aussi bien que chez les ennemis des favoris. Ainsi, le dernier des 41 chefs d’accusation portés par le juriste Jean d’Asnières à l’encontre d’Enguerran de Marigny, à la veille du Dimanche des Rameaux 1315, porte :

« Que il avoit fait commandement aux trésoriers et aux maistres des comptes, que pour mandement que le roy fesist, que ils n’obéissent sé ils ne véoient ainsois son séel41. »

31Plus proche de Georges d’Amboise, Philippe de Commynes dénonce au livre viii de ses Mémoires l’influence de Briçonnet, mais peut-être aussi, en creux, celle de Georges d’Amboise lui-même lorsqu’il écrit :

« Il fault que [les princes] preignent la payne eulx-mesmes de conduyre leurs affaires et qu’ilz y en commectent six pour le moins, et quelquefoiz en appeler d’autres, selon les matieres, et les tenir presque esgaulx ; car, s’il y en a ung si grand que les autres le craignent (comme fit le roy Charles huytiesme et a faict jusques icy, qui tousjours en a eu ung), cestuy la est roy et seigneur quant à l’effet42. »

32Pour autant, il est à peu près impossible de mesurer le rôle exact de Georges d’Amboise dans les grands choix politiques, notamment diplomatiques, du règne de Louis XII. Il est en fait très vraisemblable qu’il a été avant toute chose le parfait exécutant de la volonté du roi, notamment dans les revendications italiennes de ce dernier. Rappelons d’ailleurs que B. Chevalier a démontré que, contrairement aux accusations de Commynes selon lesquelles Guillaume Briçonnet aurait poussé à la guerre pour obtenir un chapeau de cardinal, il s’est en fait contenté de se rallier tardivement aux idées défendues par d’autres au premier rang desquels se trouve le roi Charles VIII43. La nature même du conseiller du roi sous le règne de Charles VIII, de Louis XII, tout comme sous celui de François I^er d’ailleurs, consiste peut-être plus à défendre la volonté du roi qu’à décider de la politique du royaume.

33L’analyse de M. Cavalli de la conception du pouvoir de François I^er selon laquelle :

« Sa Majesté ne veut pas avoir la charge [entière], ni aucune part à cette exécution, ni être jamais superintendant, parce qu’il lui paraît qu’il suffit de bien faire sa propre part, qui est de donner des ordres et de décider, et de laisser ensuite le reste aux autres44. »

34est sans doute parfaitement valable pour Louis XII. L’intervention du principal conseiller se situe vraisemblablement en aval de la décision royale. La philosophie de la prise de décision des rois de France de la Renaissance est sans doute proche de celle que préconise Machiavel dans Le Prince :

« Un prince prudent doit [choisir] dans son État des hommes sages, et laisser à ceux-là seuls qu’il a choisis la voie libre, pour qu’ils lui disent la vérité, et seulement sur ce qu’il leur demande et sur rien d’autre – mais il doit leur demander un avis sur chaque chose – et il doit écouter leur opinion ; ensuite, il doit décider par lui-même, à sa façon45. »

35On peut penser également à l’analyse de l’autorité de Philippe le Bel à laquelle procède J. Favier qui écrit qu’il a souvent laissé faire ses conseillers, en se contentant de présider les assemblées et en s’accordant toujours le temps de la réflexion. « Il intervient pour conclure, quand les choses sont au point. » Selon lui, « le roi choisit telle politique, que propose tel conseiller, et cela même fait de ce conseiller l’homme le plus influent du Conseil46 ».

36De surcroît, quoiqu’en dise Philippe de Commynes, il est rare qu’un conseiller soit ainsi tout puissant. Le roi, même lorsqu’il s’aide d’un conseiller qui a pris le pas sur les autres, possède toujours en réserve des conseillers prêts à suppléer le favori en cas de nécessité. Ainsi, même s’il n’est pas question de contester la prééminence de Georges d’Amboise, ce dernier n’est jamais seul à la tête de l’État. Il est assisté par quelques conseillers importants qui sont en mesure de le remplacer lors de ses absences éventuelles ou en cas de disparation. Jusqu’en 1504, Georges d’Amboise doit tenir compte du maréchal Pierre de Rohan, mais aussi, assez rapidement, sur un mode mineur, de Florimond Robertet puis d’Étienne Poncher47. De ce point de vue, sa prééminence encadrée par Florimond Robertet et Étienne Poncher est comparable à celle de Montmorency, limitée par la position en embuscade de l’amiral Chabot, celle de Sully par la puissance secondaire mais bien réelle de Villeroy, principal secrétaire d’État. En ce sens, la position politique de Georges d’Amboise est sans doute plus proche de celle du connétable de Montmorency que de celle du cardinal de Richelieu.

Conclusion : le remplacement sans difficulté d’un conseiller irremplaçable

37Un bon indice de l’influence de Georges d’Amboise est la manière dont se passe sa succession. Il est clair qu’en dépit de ce qu’avance Guicciardini, le pouvoir royal n’est pas décontenancé et que Robertet prend la suite de Georges d’Amboise, comme le constate l’ambassadeur florentin :

« Robertet reste le pivot de cette cour et pourra faire valoir son avis comme il voudra, parce que, outre son expérience et sa prudence largement éprouvées, on voit qu’en tout, il reste l’oreille et la langue du roi48. »

38Il précise qu’il est assisté par Étienne Poncher, Boucicaut (sic, mais il s’agit en fait sans doute d’Ymbert de Batarnay, seigneur du Bouchage) et Raoul de Lannoy, bailli d’Amiens. D’après ses informations, le chancelier, Jean de Ganay depuis 1507, avait intrigué pour « avoir le gouvernement », mais, dit-il encore, il n’avait pas la capacité pour diriger l’État et de surcroît n’était pas assez travailleur pour le faire49. Machiavel confirme les propos du Florentin et poursuit la liste en évoquant Artus Gouffier, gouverneur de François d’Angoulême depuis 1506. Il précise toutefois qu’« en réalité, ce sont Robertet et monseigneur de Paris [Poncher] qui gouvernent tout ». Il va même plus loin en affirmant qu’« il n’y a que Robertet qui soit au courant de tout50 ». Robertet remplace alors Georges d’Amboise jusque dans l’intimité du roi. Il est admis dans sa chambre, dîne et chasse avec lui51. Dans ses Mémoires, Fleuranges propose une analyse comparable52. Ainsi, la mort de Georges d’Amboise (25 mai 1510) libère les seconds couteaux qui s’imposent alors, avec en tête Ymbert de Batarnay, Étienne Poncher et Florimond Robertet. On signalera aussi l’apparition d’un nouveau, destiné à une brillante carrière, Antoine Duprat53. Le fait que la mort de Georges d’Amboise ne se traduise pas par une désorganisation du sommet de l’État est un indice de la nature de son influence.