Mise en perspective : Paris dans les migrations académiques internationales au début du XXe siècle
p. 35-43
Texte intégral
1Le projet de la Cité universitaire de Paris doit la rapidité de sa réussite à l’état conjoncturel du marché universitaire parisien, issu essentiellement d’un long processus mais aussi, pour une part, d’un concours de circonstances historiquement promotrices sinon objectivement favorables, étant donné l’appauvrissement général et les difficultés matérielles des lendemains de la Grande Guerre.
2Le résultat d’une évolution historique prolongée tient en quelques mots : le poids hors du commun de Paris sur le marché académique à la fois français et international. Les effectifs d’étudiants dans la capitale en font un des indices les mieux établis (grâce notamment aux travaux de Pierre Moulinier et Nicolas Manitakis, contributeurs au présent livre), bien que les statistiques disponibles ne comptabilisent le plus souvent que les inscrits dans les facultés d’État, sans prendre en compte ni les nombreux étudiants libres qui fréquentent les cours privés ou publics n’exigeant pas d’inscription formelle (tel le Collège de France), ni ceux qui étudient dans les établissements privés (comme à l’Institut catholique ou à l’École des sciences politiques), ni encore les élèves des grandes écoles ou des écoles d’érudition en marge des facultés (telle l’École pratique des hautes études), ou encore le public des classes préparatoires, classé parmi la clientèle des lycées. En 1895, les statistiques officielles recensent ainsi dans la capitale 10 900 étudiants (chiffre arrondi), 14 600 en 1906 et pas moins de 19 500 à la veille de la Grande Guerre. Ce niveau sera atteint puis largement dépassé non pas dans les années du retour des tranchées, mais plus tard, ce qui témoigne de la reprise de la croissance des effectifs en temps de paix. On trouve 17 800 étudiants à Paris dès 1920, 22 200 en 1924, 26 900 en 1928 et 38 300 en 1934. Nulle part ailleurs ne se rassemblent en Europe des masses d’étudiants aussi nombreuses dans une seule ville aux mêmes dates. Les plus grandes universités du continent en accueillent moins de dix mille vers 1914. Même Vienne, qui semble réunir à cette époque la deuxième plus grande concentration d’étudiants, n’en a plus que 8 900 (s’ajoutant toutefois aux 2 700 de l’université Polytechnique). Si on s’en tient aux seuls chiffres des étudiants des facultés du début du XXe siècle, force est de constater que Paris compte à cette époque les effectifs les plus importants de candidats au haut enseignement en Europe (et peut-être au monde) dans le même espace urbain.
3On peut identifier les sources de cette prééminence parisienne dans une multitude de facteurs.
4L’un des principaux en est la tendance ancienne du regroupement dans la capitale des institutions publiques de l’État français. Cette tendance remonte à l’Ancien Régime mais elle n’a guère cessé de se développer sous la Révolution et au XIXe siècle. Suite aux réformes républicaines, qui ont entre autres redonné vie aux établissements d’enseignement supérieur provinciaux, un certain renforcement des facultés provinciales s’observe, sans toutefois mettre en question la domination relative de Paris. En 1895, encore pas moins de 64 % des étudiants de France sont parisiens, chiffre qui descend quelque peu par la suite. Il s’établit à 41 % pour 1906 et pour 1914 et reste à ce niveau dans l’après-guerre.
5De semblables évolutions ne sont certes pas inconnues dans les autres États émergents de l’époque contemporaine. Le poids des capitales ne cesse d’augmenter sur le plan démographique comme dans l’administration des États. Seulement ailleurs, pareille tendance à la centralisation a largement épargné le système d’enseignement. Ce dernier, au titre d’institution publique parmi les plus conservatrices (à l’instar de l’armée ou des églises), préserve le plus souvent ses archaïsmes, ne serait-ce que pour en tirer des bénéfices à la fois symboliques et matériels. Les réseaux universitaires nés à l’époque féodale ont ainsi partout gardé l’essentiel de leurs divisions territoriales remontant à leurs fondements historiques, faute surtout d’une table rase révolutionnaire à la française. En Angleterre, les établissements d’enseignement supérieur de la capitale (créés avec le University College à partir de 1828 seulement) sont venus tard sur le marché universitaire placé sans discontinuité sous la domination d’Oxbridge. L’Allemagne unifiée a parfaitement sauvegardé ses structures universitaires anciennes, fragmentées selon ses länder constituants. L’université Humboldt de Berlin (1810) passe, certes, pour être le prototype de l’université de recherche moderne (à la suite d’initiatives à Halle et à Göttingen dans le même sens), un modèle marquant les nouvelles créations académiques « nationales » sur tout le continent. Toutefois elle n’a jamais acquis un statut et un poids hors du commun dans un réseau institutionnel décentralisé et assez équilibré. De même, dans l’Italie unifiée, les plus grandes universités – Rome et Naples – n’ont pas su atteindre une prééminence réelle même numérique face aux concurrentes du Nord, qu’elles fussent anciennes (Bologne, Padoue, Pavie) ou nouvelles (Milan, Turin). En Russie les deux capitales ont partagé le rôle directeur dans un réseau qui se régionalise tout au long du XIXe siècle. C’est la monarchie habsbourgeoise qu’on pourrait sous ce rapport rapprocher le mieux de la France, avec Vienne comme principal centre universitaire de l’empire. Pourtant la capitale autrichienne ne réunit jamais plus qu’un tiers des étudiants des territoires impériaux. Vers 1914, cette portion se réduit à moins d’un quart, face à la croissance plus dynamique de certaines autres unités du réseau, comme celles de Budapest ou de Prague (avec, pour chacune de ces villes, autour d’un cinquième du corps estudiantin de l’ensemble).
6On voit donc que la concentration d’étudiants à Paris est exceptionnelle armi les grandes puissances intellectuelles de la période. Il s’agit en réalité de la présence parallèle de clientèles d’institutions universitaires très diverses dans la capitale. À part la Sorbonne, on peut y recenser presque l’ensemble des grandes écoles et des centres de recherche et d’érudition ainsi que des principaux lycées dotés de classes préparatoires, des infrastructures les plus importantes au service du travail intellectuel (bibliothèques spécialisées, laboratoires, musées, observatoire, archives) avec, bien entendu, les étudiants, usagers de toutes ces institutions de formation intellectuelle. La concentration de ces derniers a dû atteindre une visibilité d’un degré de plus en plus spectaculaire au début du XXe siècle, puisque le gros de la population universitaire active de l’hexagone, en croissance continue depuis les réformes républicaines, s’est retrouvé dans l’espace étroit du Quartier latin, soit dans deux petits arrondissements de la rive gauche parisienne.
7Le surcroît des lettrés dans cette partie de la capitale n’a certes rien de nouveau. L’université de Paris, fondée avec les plus anciens studia generale vers la fin du XIIe siècle (à peu près au même moment historique que Bologne et Oxford, comme on le sait) est devenue dès l’Ancien Régime l’un des établissements universitaires les plus ouverts du monde. Toutefois, à cette époque, elle n’avait guère de place fonctionnellement privilégiée sur le marché universitaire français ou international – sauf peut-être pour ce qui revenait à sa réputation de grand centre de théologie catholique. Il est vrai qu’à côté de la Sorbonne, Paris allait voir naître presque toutes les fondations importantes de l’Ancien Régime (du Collège de France [1530], aux Académies [1735], à l’Observatoire [1667] et au Jardin du Roi [1626] devenu plus tard le Muséum d’histoire naturelle) qui furent destinées à favoriser les études supérieures et la recherche savante dans l’hexagone. Mais c’est la refonte par la Révolution et surtout par Napoléon de l’appareil éducatif et ses suites qui ont fait de Paris une place forte académique à nulle autre pareille pendant le long XIXe siècle. Certes, l’académie de Paris a été officiellement conçue par les premiers « grands maîtres » de l’université de France comme seulement unus inter pares parmi les quinze autres circonscriptions universitaires, quadrillant le territoire selon le projet scolaire de l’empereur, à l’instar des autres administrations de l’État. En réalité, Paris a vite fait de devenir la seule partie véritablement fonctionnelle des échelons supérieurs du nouveau régime d’études. Cela valait pour l’enseignement supérieur autant que pour le secondaire destiné à la formation des élites postrévolutionnaires. Les grands lycées aux classes préparatoires les plus promotrices comme Louis-le-Grand, Saint-Louis, Henri IV, Charlemagne – tous sauf le dernier situés dans quelques rues proches du Panthéon – ont fourni l’essentiel des publics reçus dans les grandes écoles. Ces dernières, qu’elles aient été fondées au XVIIIe siècle ou plus tard, ainsi que tous les nouveaux établissements spécialisés du haut enseignement au recrutement national, qu’il s’agisse d’institutions publiques (telles l’École des Chartes [1821], l’École pratique des hautes études [1868] ou l’École du Louvre [1882]) ou privées (comme l’École des sciences politiques [1872], l’École des hautes études commerciales [1881]) y établissaient quasi naturellement leurs sièges. Avec la généralisation du recrutement sur concours pour la fonction publique (suite à des initiatives prises sous l’Ancien Régime), la ville s’est transformée en centre exclusif d’examens nationaux. Si l’on rappelle que les diverses académies de l’Institut de France (1803) ainsi que les sociétés savantes des principales disciplines d’érudition (avec leurs journaux, maisons d’édition, colloques et congrès internationaux) se sont également réunies à Paris, on arrive au constat que, au lieu de s’affaiblir, la prééminence universitaire parisienne s’est considérablement renforcée sous l’effet des réformes napoléoniennes et dans ses suites républicaines tardives. On a ainsi fait le tour des raisons proprement académiques expliquant la concentration numérique parisienne hors du commun des candidats aux études supérieures au début du siècle dernier.
8Mais cette concentration a également eu un aspect qualitatif, capable d’attirer de façon continue de nouvelles clientèles universitaires dans la capitale. Dans le régime de collation des grades (notamment des doctorats), ceux de la capitale comptaient souvent seuls parmi les diplômes autorisant des carrières académiques élevées. Les trajectoires savantes de toutes sortes tendaient à converger vers les facultés et les écoles parisiennes, où s’achevait normalement, surtout avant la Grande Guerre, tout parcours académique tant soit peu réussi dans tous les domaines d’érudition et d’études. Les postes des facultés et des écoles provinciales étant plutôt réservés aux universitaires débutants ou sans prétentions. Leurs équivalents parisiens se sont vus occupés par les représentants les plus prestigieux du monde académique pour donner à la capitale le statut d’une sorte d’iceberg, le seul visible de l’étranger, dans le glacis universitaire postnapoléonien. Alors que les facultés des lettres ou des sciences hors Paris restaient embryonnaires jusqu’aux réformes républicaines de la fin du XIXe siècle – avec, pour tout personnel, quatre ou cinq professeurs dans chacune –, celles de la capitale proposaient déjà une gamme de cours étendue, digne des meilleures universités étrangères. La Sorbonne n’a certes pas existé autrement – à l’instar des groupes de facultés provinciales – que comme une virtualité historique depuis la Révolution jusqu’en 1896, date de la recréation officielle des universités en tant que personnalités juridiques. Mais lorsqu’on souhaitait faire des études en France, il allait presque de soi qu’il fallait donner sa préférence à la Sorbonne (puis à la « Nouvelle Sorbonne ») et aux autres grandes institutions avoisinantes, où était réuni le meilleur de ce que l’université de France pouvait offrir en matière de prestations intellectuelles. Cette situation a perduré même lorsque les facultés provinciales ont commencé à assurer depuis le tournant du siècle (notamment dans les disciplines scientifiques regroupées dans les instituts universitaires de technologie) des enseignements spécialisés avec un rapport qualité/prix très compétitif. La division du travail entre Paris et la province s’est maintenue en termes de qualité ou de niveau des études offertes.
9C’est ce qui explique qu’en France les étudiants étrangers ont choisi encore plus souvent – généralement pour leur majorité – que leurs camarades de l’hexagone les établissements parisiens contre les provinciaux. Selon les annuaires statistiques de la France pas moins de 69 % des 1 700 étudiants étrangers (chiffres arrondis) poursuivaient leurs études dans la capitale en 1895, 63 % sur 2 450 en 1905, 55 % sur 7 900 en 1914, 51 % sur 6 400 en 1924, 45 % sur 17 300 en 1931 et toujours 56 % sur 12 000 en 1935. Les chiffres absolus cités dissimulent le fait majeur de la multiplication (croissance du simple au double ou davantage) des proportions d’étrangers dans la population inscrite dans les facultés françaises, plus particulièrement parisiennes. En 1895 les étrangers formaient 7 % des effectifs globaux d’étudiants en France (11 % à Paris). Leur part est montée à 17 % en 1914 (22 % à Paris) pour revenir après le hiatus de la guerre à ce même niveau vers 1925 (19 % à Paris).
10Ces données quantitatives minimisent d’ailleurs à coup sûr l’étendue de la présence à Paris des jeunes intellectuels venus d’ailleurs. En effet, la capitale n’a cessé de procurer maintes possibilités de s’instruire en dehors des inscriptions dans des cycles d’études supérieures. Lorsqu’on sait d’après les travaux de Pierre Moulinier que les étudiants étrangers, même officiellement inscrits, visaient bien moins souvent les diplômes que leurs camarades hexagonaux, on peut penser que beaucoup d’entre eux ne s’étaient même pas inscrits à des cours tout en profitant de l’offre universitaire disponible. En effet, en dehors des cours spéciaux fermés, les amphithéâtres de la Sorbonne ont toujours été ouverts au grand public, au même titre que les conférences de l’École pratique des hautes études ou du Collège de France. Il en allait ainsi des services proposés par les institutions privées d’enseignement supérieur et par les autres instances d’une infrastructure extraordinairement riche destinée aux activités savantes et d’accès libre pour la clientèle solvable : musées d’art et de sciences, archives, grandes bibliothèques. La concentration à Paris de ces lieux n’avait probablement d’égale qu’à Londres à cette époque, étant donnée l’ancienneté de leur fondation.
11En plus de toutes ces prestations plus ou moins reliées au monde universitaire à proprement parler, l’attrait de Paris pour la jeunesse scolaire n’a pu qu’être considérablement rehaussé par l’offre artistique et culturelle – également parmi les plus abondantes dans une ville européenne. Celle-ci a été assurée par les librairies, galeries d’art, opéras, théâtres, salles de concert, etc., sans parler du patrimoine bâti lui-même de la ville. Le cinéma comme genre artistique propre à la haute civilisation industrielle n’a pas seulement été inventé ici. Paris est vite devenu un des centres mondiaux de la création cinématographique avec un nombre de cinémas d’art et d’essai probablement unique sur le continent. De plus il ne faut pas omettre parmi les sources d’attraction le dispositif para-culturel de la capitale française, dont la renommée a fait l’objet d’un véritable processus de mythification au XIXe siècle dans les milieux cultivés des États-nations émergeants d’Europe. Les cafés littéraires et artistiques, les cabarets, l’hôtellerie moderne, les nombreux restaurants gastronomiques et exotiques, voire les maisons parisiennes dites closes se sont vus revalorisés par suite du développement des communications ferroviaires. Les quartiers de la ville elle-même, au titre de lieux patrimoniaux anciens (lieux de mémoire), ont attiré d’au-delà des frontières des masses croissantes d’étudiants pour raisons de « tourisme intellectuel » d’un nouveau genre, venus à la découverte du « Paris de Villon » ou du « Paris de Balzac ».
12Mais de jeunes intellectuels de l’Est européen ou d’ailleurs pouvaient s’installer à Paris (plus qu’à Londres et bien plus qu’à Berlin) pour simplement respirer « l’air de liberté » d’une démocratie occidentale. De fait, celle-ci venait de sortir (certes non sans peine) de la crise dreyfusiste, aboutissant peu après au vote d’une loi de séparation définitive de l’Église et de l’État. Tout cela n’a pu que confirmer l’image libérale d’une république laïque, presque unique sur le continent, à laquelle étaient sensibles de nombreuses clientèles estudiantines étrangères (qu’il s’agisse de révolutionnaires de tout poil, anarchistes, francs-maçons ou artistes d’avant-garde). Lors même que l’Affaire a pu entraîner des mouvements antisémites, la quasi-absence de xénophobie dans l’université républicaine a fait de la France et plus particulièrement de Paris un lieu d’accueil privilégié de Juifs de l’Est (en particulier de Russie) qui, selon les estimations, représentaient près de la moitié des étudiants migrants de cette époque. Cette situation favorable faisait contraste avec ce qui se passait en Allemagne, autre grand pays d’accueil d’étudiants étrangers, où la venue de ces derniers s’est accompagnée de moult turbulences et accès de xénophobie.
13Il fallait, me semble-t-il, rappeler tous ces antécédents, issus d’évolutions et de développements de longue haleine, pour comprendre comment l’idée d’une Cité universitaire a pu rapidement s’imposer à l’esprit de quelques décideurs influents appartenant aux milieux universitaires ou proches d’eux. Au-delà de la pression démographique qui a exacerbé dans la conjoncture d’après-guerre une véritable crise du logement d’étudiants, on doit également tenir compte de l’absence quasi totale de dispositif d’hébergement destiné aux étudiants ordinaires en France. Pourtant les modèles et les prototypes de systèmes d’hébergement collectif ont bel et bien existé ici, autant qu’à l’étranger (notamment dans les colleges britanniques, dans les campus américains). Dans l’hexagone, tous les lycées importants ont été dotés d’internats, comme les grandes écoles gouvernementales. En dehors de cela, les nombreuses initiatives surtout privées précédant la guerre, rappelées ici par Pierre Moulinier, n’ont abouti qu’à des résultats très limités (telle la fondation Thiers). Cela vaut encore davantage pour les offres de logement pouvant satisfaire la demande étrangère. Le projet de la Cité universitaire a répondu donc à un besoin réel et de plus en plus manifeste.
14En réalité, ce besoin a dû prendre une dimension dramatique dans la conjoncture de l’après-guerre sous l’effet de la paupérisation d’une partie sans doute croissante des milieux estudiantins. L’appauvrissement touche à cette époque certes toutes les classes sociales. Toutefois l’augmentation générale des effectifs a dû conduire aux études de nombreux jeunes issus des « nouvelles couches » (comme le remarque Nicolas Manitakis) qui, lorsqu’ils n’étaient pas boursiers, rencontraient des difficultés particulières à se loger et à financer leur scolarité dans la capitale. Pareille dégradation des conditions de vie devait également s’appliquer à beaucoup d’étudiants étrangers. Dans leurs milieux – outre là encore des boursiers – on relève la présence de beaucoup de réfugiés de toutes sortes – Russes « blancs » vaincus de la guerre civile, socialistes, libéraux, intellectuels ou bourgeois déclassés victimes du pouvoir bolchevique, Juifs hongrois, polonais ou roumains fuyant l’antisémitisme universitaire dans leur pays, expulsés ethniques et autres laissés-pour-compte spoliés par suite des changements de souveraineté dans les régions centre-orientales du continent. Il y a toute une nouvelle clientèle des études supérieures dans Paris de l’après-guerre. Elle est socialement fort composite et souvent dépourvue de moyens. Certains de ses éléments entament un trajet d’émigration définitive. Elle fait contraste avec les publics estudiantins d’avant-guerre qui se recrutaient plutôt dans les classes aisées de leur société d’origine. La présence à Paris de ces nouveaux publics universitaires n’a pu qu’aggraver le problème du logement des étudiants ordinaires.
15Mais ces mêmes publics diversifiés ont pu également servir de motif aux représentations idéologiques présidant à la conception du projet de la Cité universitaire. L’inspiration pacifiste rivalise dans cette conception avec un internationalisme généreux – en réaction aux traumatismes de la guerre –, avec des considérations sociales (le souci des logements d’étudiants à bon marché) et avec les objectifs de la diplomatie culturelle française de « rayonnement » et d’expansion (suivant les analyses ci-dessous de Guillaume Tronchet). Ces idéaux animent variablement les principaux acteurs politiques et universitaires engagés dans le projet – tels André Honnorat ou Paul Appell – autant que les mécènes français – tel Émile Deutsch de la Meurthe – et parfois même étrangers, auxquels on fait alors appel pour assurer le financement. Certains promoteurs du projet – dont André Honnorat semble avoir été le plus actif et le plus efficace – ne sont pas loin de voir dans la Cité universitaire une véritable Société des nations de la jeunesse qui doit servir d’agence motrice aux nouveaux rapports intellectuels – pacifiques et équilibrés – entre pays européens jadis antagonistes. On prévoyait du même coup, anticipant sur « l’esprit de Locarno » que le projet ferait des adeptes dans d’autres pays anciennement belligérants. On verra dans les analyses de ce livre que la réalisation de la Cité universitaire de Paris n’a que très partiellement répondu à ces espérances.
16L’ouvrage ne suit pas une conception monographique. Ses chapitres reprennent les exposés d’un colloque très suivi, organisé dans les locaux mêmes de la Maison internationale. Les éditeurs en ont fait un choix pour présenter les études parmi les plus élaborés sur divers aspects de la construction et des transformations de la Cité universitaire du premier au second après-guerre.
17Nicolas Manitakis réunit ici les résultats extraits de nombreuses recherches sur les fonctions accomplies de la Cité universitaire dans les deux premières décennies de son existence pour l’accueil des nouvelles pérégrinations universitaires. Il précise bien que si l’appel à la coopération internationale a été adressé à tous les anciens belligérants dans un souci d’apaisement et de réconciliation, seuls des pays alliés de la France ont répondu positivement. La Cité n’aura finalement guère joué un rôle de modèle pour les provinces françaises, ni encore pour d’autres pays du continent, en dépit d’initiatives prometteuses. Guillaume Tronchet place les discussions autour du projet de la Cité dans le cadre de l’action de diplomatie culturelle de la France et montre comment la Fondation nationale de la Cité universitaire s’est progressivement dégagée de la surveillance tutélaire de l’université de Paris. Il met en valeur l’activisme internationaliste et pacifiste d’André Honnorat (« Saint-Honnorat »), regardé comme un apostolat quelque peu utopique par bien de ses contemporains, mais ayant apporté des résultats très tangibles, concrètement l’achèvement de dix-sept résidences universitaires en une dizaine d’années avec l’aide de quatorze pays associés. À ces études des implications et circonstances politiques de la construction de la Cité universitaire Pierre Moulinier ajoute une note minutieuse sur le problème du logement dans le Quartier latin à la Belle Époque. Si les projets d’hébergement collectif affluent dès le début du XXe siècle, rien de décisif n’en est réalisé. Toutefois ce sont bien ces tentatives échouées qui auront fait épanouir l’idée de la Cité universitaire et lui permettent de passer rapidement – en une dizaine d’années à peine – des premiers plans à la réalisation. Serge Jaumain et Pierre Van den Dungen apportent justement un témoignage richement documenté sur un cas important de mécénat – celui du couple d’industriels Biermans-Lapôtre – aboutissant à l’édification de la Maison des Belges et des Luxembourgeois, inaugurée fin 1927. Frank Sereni s’intéresse aux sociabilités étudiantes propres à la Cité universitaire. Celles-ci, dont la promotion particulière est prévue dès les projets initiaux, concernent des activités associatives, des échanges culturels, des prestations sportives, musicales et artistiques autant que des efforts collectifs pour que les anciens résidents maintiennent des liens au-delà de leur présence dans la Cité. Dans une note fouillée et richement documentée, Dzovinar Kévonian retrace les principaux moments de l’histoire du parc académique du boulevard Jourdan pendant les années noires depuis la montée de l’extrême droite en France. Envahie par la Wehrmacht après la débâcle, la Cité n’a pu se débarrasser de l’occupant qu’en petite partie seulement avant août 1944. Entre-temps, les responsables ont tenté avec des hauts et des bas, en se prévalant de la protection de principe dont ils ont bénéficié de la part de Vichy, d’accommoder les intérêts des résidents restants, sauvegarder les résistants et préserver le patrimoine investi du site. Passant d’une occupation hostile à une autre, amicale, Élisa Capdevila se penche sur l’épisode de l’installation dans la Cité de l’état-major de l’armée américaine pendant près de deux ans après la Libération de Paris. Elle suit les conditions du retour des étudiants américains, et la reprise de la vie culturelle sous l’égide de la Fondation des États-Unis dans les premières années de la guerre froide. Elisa Signori présente les répercussions en Italie de la construction de la Cité universitaire de Paris, en remontant aux vicissitudes d’avant-guerre accompagnant l’accueil des étudiants étrangers dans la péninsule. Certains protagonistes du régime fasciste – tel Giovanni Gentile – envisagent pour un moment d’apporter leur collaboration à la Cité, mais les idéaux libéraux et pacifistes à l’origine de ce projet vont vite les en détourner. Le pavillon italien ne sera réalisé qu’en 1958 à Paris et la Citta Universitaria de Rome, ouverte en 1935 par Mussolini en grande pompe, ne renfermera qu’une seule modeste maison d’étudiants.
18Cet ensemble d’essais incisifs devrait répondre aux attentes de tous ceux qui s’intéressent à cette tentative d’envergure exceptionnellement réussie de coopération culturelle internationale dans une période historique qui a produit le nazisme et conduit au désastre de la Seconde Guerre mondiale.
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