1Cette quatrième partie du présent ouvrage aborde la question des peurs publiques. Ont été regroupées sous cette rubrique les peurs sociales qui ont fait l’objet de débats et de décisions politiques. En effet, le fil conducteur qui lie la « Grande Peur » de 1610 aux peurs contemporaines plus diffuses – peur des mendiants, des voleurs, des femmes, de la guerre civile – est bien cette certitude que les affects collectifs ont des incidences réelles sur les prises de décision et réciproquement. Les études qui nous sont proposées permettent de relever cinq traits caractéristiques de ces peurs publiques.

2Le premier est relatif à l’élément déclenchant. L’événement qui constitue le point de départ survient soudainement et marque une rupture avec le calme qui le précédait mais, à y regarder de plus près, il constitue toujours un point de cristallisation de craintes présentes antérieurement, diffuses, exprimées plus ou moins explicitement. Dans les cas étudiés ici, l’acte de naissance de la peur n’est pas une rumeur informelle. Ainsi l’assassinat du roi Henri IV (Michel Cassan) ravive les inquiétudes des protestants, l’annonce d’un vol ou d’un cambriolage celles les bien-pensants (Geoffrey Fleuriaud), la décision de construire un sanatorium ou le retour de convalescence d’un instituteur celles des bien-portants. Toutes ces peurs publiques reposent sur des faits avérés, qui vont être sur-interprétés jusqu’à déclencher des peurs-paniques.

3Le deuxième point à noter est le rôle actif souvent joué par les pouvoirs publics, qu’ils soient municipaux, royaux ou républicains, dans l’épanouissement des peurs publiques. En effet, les autorités ne sont que rarement surprises ou désemparées lorsqu’apparaissent et s’amplifient des peurs sociales. Quels que soient leurs degrés, du simple émoi à la peur panique, de l’inquiétude à l’angoisse, de la crainte à l’effroi, elles se jouent de ces manifestations et s’avèrent habiles à en faire un outil qui conforte leur pouvoir. Les mots des proclamations officielles ou des articles de presse donnent crédit à ces peurs et contribuent ainsi à les attiser. Les autorités sont alors à l’unisson des populations en nommant et identifiant les objets de ces peurs. Les élus qui stigmatisent les mendiants et vagabonds (Anthony Kitts) comme les médias qui annoncent vols et cambriolages (Geoffrey Fleuriaud) contribuent à activer une rumeur diffuse jusqu’à lui donner parfois la forme d’une terreur obsessionnelle. L’usage de la statistique à propos des mendiants permet de passer d’une peur diffuse aux contours imprécis à la dénonciation d’un groupe identifié.

4Si le discours public amplifie ces peurs, c’est qu’il est nécessaire de dénoncer et stigmatiser sans appel ceux qui en sont à l’origine. Le voleur est abominable parce qu’il est insaisissable, organisé en bande ; en cavale, il est un récidiviste en puissance. Le mendiant est immoral, vicieux, simulateur, dérangé, incorrigible. Le révolutionnaire est dangereux car il est toujours prêt à déclencher une guerre fratricide (Jean-Claude Caron). La femme qui revendique, en manifestant dans la rue, le droit de vote pour la citoyenne est inquiétante car elle menace la République, subvertit la société et la mène à sa perte (François Dubasque). À première vue, les pouvoirs semblent dépassés par les peurs publiques ; ils les entretiennent et paraissent responsables de leur transformation en panique. Il n’en est rien.

5Le discours public consiste à identifier et désigner des coupables. Pour cela, il est besoin de balayer sans appel les écrits qui maintiennent l’incertitude ou, pire encore, font l’apologie de la maladie comme de la révolution. Les romantiques avaient en effet un discours attendri pour la langueur des phtisiques et les contestataires pour les promesses de régénération portées par la guerre civile.

6Désigner des responsables donne la possibilité de mieux mettre en place des mesures permettant d’éradiquer la menace qui semble peser sur la société tout entière.

7Si les autorités alimentent la peur publique, c’est pour mieux la maîtriser. Leur rôle n’est-il pas de rassurer les populations en prenant les décisions qui s’imposent ? Ainsi sont justifiées des mesures fortes : quadrillage armé de la ville par les forces municipales, mise à l’écart des tuberculeux, jugement sévère à l’encontre des voleurs, renvoi des femmes dans leurs foyers, répression des mouvements insurrectionnels. La peur peut être contenue, maîtrisée. La paix civile est rétablie. Le pouvoir connaît une nouvelle légitimation. Il sort renforcés de l’épreuve car il a manifesté sa capacité à prévenir les troubles en désignant des coupables et en mettant en œuvre les mesures permettant de les mettre hors d’état de nuire. Il est capable de rétablir l’unité sociale et civile, tellement essentielle pour la culture politique française qui considère que la discorde est le pire des fléaux.

8Cette recherche d’unanimité n’est parfois qu’un prétexte, pour justifier des mesures contestées comme la construction d’un sanatorium dans un village de campagne ou le maintien des femmes à l’écart de la vie publique. Dans l’entre-deux-guerres, les Radicaux sont incapables de réformer l’État, ont surtout peur que les femmes leur prennent leurs sièges de conseillers ou de députés et cachent des intentions peu avouables derrière des arguments de mauvaise foi. De même, la répression est plus facile à mettre en œuvre que la prévention et satisfait ceux qui ont peur des voleurs. Les corps municipaux, la police ou l’armée ne sont plus subis comme des instruments du pouvoir mais acceptés comme gages de sécurité. La peur est donc instrumentalisée par ceux qui exercent le pouvoir.

9Cette comparaison de peurs publiques s’avère riche d’enseignements. Les autorités, bien loin d’être inquiétées, jouent de l’émotion populaire, l’entretiennent ou l’amplifient et, in fine, en rassurant la société, renforcent leur pouvoir. La mémoire de cette peur – par exemple la célébration de la mort du bon roi Henri IV – permet d’en tirer longtemps profit. L’utilisation des peurs publiques peut profiter à un clan ou une caste, éviter des réformes jugées aventureuses, ou permettre de conserver l’unité de la société.