Le peuple de la forêt
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« C’est un homme qui n’aime pas à travailler deux ans de suite au même pays, et plus il avance en âge, plus il est vif et changeant. Il était en la forêt de Tronçay l’an dernier ; il a été ensuite en celle de l’Epinasse, et il est, à cette heure, en celle de l’Alleu »
Georges Sand, Les Maîtres Sonneurs
1Pendant près d’un siècle, les forestiers du Poitou sont demeurés attachés au nomadisme. Sans doute moins par défi aux normes sociales de l’Ancien Régime qu’entraînés par l’essor sidérurgique régional, du réveil de la forge de Verrières vers 1680 à la création de celle de Taizé-Aizie en 1734. Il semble que l’approvisionnement des hauts fourneaux poitevins n’a, durant cette période, reposé que sur deux à trois centaines d’ouvriers ambulants (annexe 4). Ces effectifs modestes, associés à l’origine initialement étrangère de la main d’œuvre, expliquent en grande partie le faible impact de l’activité sylvicole sur les structures sociales des alentours. Et, incidemment, l’invisibilité du peuple de la forêt, mince écume volatile à ses débuts, goutte d’eau indistincte ensuite, dans l’océan humain des campagnes d’antan.
2Beaucoup de ces itinéraires échoués aux portes du Bassin aquitain et sur les bordures du Massif Central, étaient partis du Berry voisin. Cette migration s’était elle-même nourrie d’un flux de forestiers venus du Maine et du Perche, courant humain jusque là ignoré des historiens, qui croise celui temporaire et très connu des saisonniers, artisans, vendangeurs et faucheurs, sortis des vallées limousines et auvergnates. Du Perche au Montmorillonnais, c’est une autre France des chemins qui se dessine de manière encore fragmentaire, une France des plaines et des collines, des terroirs médiocres aussi. Aux sources de cette histoire voyageuse, on trouvera donc la nécessité d’échapper à la misère, mais cette dernière ne saurait toutefois à elle seule résumer tout l’enjeu de la mobilité. Certes, nombre de forestiers sont dépourvus de tout. Sans propriété ni maison, sans pouvoir ni ancrage, sans relations stables pour garantir leur réputation, ils n’en véhiculent pas moins ces savoir-faire élaborés qui les rendent indispensables à l’exploitation rationalisée et sécurisée des forêts et aux opérations de transformation du bois en matériaux ou en combustible de qualité. Le travail du fendeur de merrain exige un coup d’œil exercé dans l’examen de la structure fibrillaire du bois et une précision infaillible dans la taille des planchettes et douvains. Quatre ou cinq ans sont nécessaires pour former un bon charbonnier, apte à construire et à cuire sa meule. Quant à l’abattage à la cognée des grands arbres de la futaie, c’est un exercice particulièrement dangereux, qui réclame non seulement de l’endurance physique mais aussi de l’exactitude dans le choix du cran de direction qui guidera la chute comme dans les gestes qui suivent les premiers craquements. Aucune de ces tâches ne s’improvise, surtout pas en Poitou, région peu boisée où le cultivateur n’a pas une grande expérience du travail en forêt. L’intérêt de l’entrepreneur à recruter des ouvriers compétents et chevronnés se comprend donc bien. On voit moins, en revanche, où se situerait l’exclusivité technique du voiturier qui enlève sur sa charrette ou à dos de mulets le charbon pour le conduire jusqu’à la halle de la forge. Le savoir-faire n’est sans doute pas absent d’une activité qui impose des précautions dans le transport d’un combustible au demeurant fragile. Mais c’est sans doute plus encore son capital de travail, les bêtes et équipements appropriés, ainsi que sa disponibilité totale à la tâche qui lient le voiturier professionnel à l’activité métallurgique. Sa célérité et sa régularité dans l’approvisionnement du fourneau en charbon ou en minerai sont indispensables à la bonne marche de l’industrie : d’où l’obligation pour le maître de forge de sélectionner là encore des gens mobilisables en permanence, dotés d’un troupeau suffisant et bien entretenu, hommes d’un seul gagne-pain et donc plus faciles à gouverner…
3Etrangers à la société rurale avoisinant la forge et sans autres revenus que leurs salaires, les forestiers sont donc soumis au marché de l’emploi et à ses aléas. Mais ce qui fait leur dépendance, fonde aussi leur liberté. Rien ne retient le nomade sans attache dans une contrée où sa subsistance et celle de sa famille ne sont pas assurées : il peut toujours aller prospecter ailleurs. Une des causes de la mobilité se trouve sans doute ainsi dans cette quête ininterrompue du mieux-être, de meilleures rétributions, de meilleures conditions de travail… Jusqu’à ce que les patrons comprennent les effets pervers de la libre circulation de leurs ouvriers dans un contexte rendu difficile par la cherté du bois et du charbon et le contrôle étroit exercé par le pouvoir sur ces ressources. La fin du nomadisme forestier s’explique en partie par ce souci nouveau de disposer d’un personnel stable et fidèle à ses engagements, garanti par les lettres patentes de 1749 qui rappellent l’obligation du congé écrit de l’employeur. Elle servait aussi les intérêts d’un pouvoir désireux de mettre un terme aux « franchises » forestières. Les gens du bois s’en sont néanmoins d’autant plus facilement accommodés que la sédentarisation leur offrait souvent un meilleur confort matériel et un encadrement affectif plus durable, appréciables contreparties à la proximité du « maître ».
4Le peuple de la forêt, peuple de la route, porte témoignage d’une France rurale chatoyante qui lézarde un peu plus l’image de la société immobile rêvée par les pouvoirs officiels. Dans ce paysage aux horizons décloisonnés, le cours de la vie semble se précipiter sur ses étapes majeures, s’écoulant ainsi plus vite vers son terme ultime. Très tôt le jouet sera troqué pour l’outil, la poupée de chiffons pour le nourrisson de chair. Et sans cesse, la mort, plus présente et plus rapace qu’ailleurs, enlève un parent, un enfant, un conjoint. Le temps du deuil lui même est compté : il faut combler le vide pour subsister. Les remariages s’enchaînent, les familles grandissent, poussant sur d’autres chemins les couples qui peuvent vivre de leur propre ouvrage. Ce n’est plus la mort, mais la bifurcation des routes qui déchire les cœurs. Départs sans retours et visages nouveaux donnent une cadence hoquetante à l’existence de gens qui n’ont sans doute guère le loisir de l’angoisse. Ne serait-ce que parce que le groupe solidaire joue son rôle d’armure, élargit la gamme des liens affectifs, supplée aux béances du patchwork familial. Il offre sens et certitudes à la vie, identifie les alliés et les ennemis, entretient le sentiment de la distinction, peut-être cette fierté d’appartenir à une autre espèce d’hommes qui, vue de l’extérieur, ressemble à de l’arrogance.
5Si l’expression de « micro-société » ne nous semble pas forcément usurpée pour désigner les populations vivant dans la communauté des bois, celle de « République des sans aveux » colle, en revanche, plus mal à la réalité d’un univers moins farouche qu’il en a l’air. Sans doute les forestiers disposent-ils de leurs propres rituels (dont les sources ne nous disent d’ailleurs rien), sans doute se dispensent-ils aisément d’acquitter la taille, sans doute protègent-ils les fraudeurs de tout poil, sans doute, enfin, liquident-ils beaucoup de leurs conflits de manière plus expéditive que la justice officielle… La loi du Roi et le fisc ne sont pourtant pas totalement ignorés dans les loges et leurs habitants n’offrent que peu d’arguments à l’appui de leur réputation de mécréants. Surtout, les commis aux bois, sortis du rang, mais hommes du maître de forge, supervisent le travail et contiennent les débordements susceptibles d’entacher les relations avec les paysans et seigneurs du voisinage. La hiérarchie structure et discipline les rapports humains, au sein des professions d’abord où les « maîtres » divisent la tâche entre leurs garçons et valets, entre les différentes spécialités ensuite, manifestement porteuses d’une estime inégale. Cette organisation définit les règles et les objectifs de la compétition sociale, dégageant aux plus habiles et aux plus volontaires des filières d’évasion vers l’environnement sédentaire. Propice à l’épanouissement des ambitions personnelles, la dynamique interne s’oriente aussi dans des directions différentes, selon que l’on appartienne aux métiers du charbon ou à ceux du bois (schéma ci-dessus).
6Le rapprochement de la forge par les tâches de voiturage du charbon ou de surveillance du chantier balise en apparence, dans la dépendance de l’entreprise industrielle, une bonne partie des perspectives de promotion puis d’intégration dans la société rurale. Mais ces trajectoires ne sont pas pour autant exclusives. Il existe, en effet, d’autres échappatoires qui passent par des contacts autonomes avec le finage ou la ville. Les barrières établies entre le peuple de la forêt et l’extérieur sont facilement franchissables, à la faveur de toute une gamme de services réciproques qui parfois se concrétisent par un mariage. L’endogamie est certes forte parmi les forestiers, mais elle n’est probablement pas tant le résultat d’une ignorance ou d’une méfiance mutuelles entre nomades et sédentaires que l’issue d’habitudes de fréquentation et de logiques propres à des projets de vie qui sont eux-mêmes adaptés à un mode de vie. Elle répond surtout à la nécessité affective de rattraper un tissu familial ou amical périodiquement décousu. Mais lorsque les carences démographiques du groupe y obligent, lorsque l’établissement perdure ou que les loges s’installent à proximité des fermes, le peuple de la forêt s’ouvre à celui de la terre. La généralisation des mariages mixtes dans la seconde moitié du xviiie siècle en Poitou ou en Berry témoigne d’une acclimatation prompte et aisée comme de la marginalisation relative des forestiers. Ils sont aussi ces marchepieds qui leur permettent de profiter plus vite des « bienfaits de la sédentarisation », leur ouvrant l’accès du marché de l’immobilier. Inversement, la connexion aux professions de la forêt offre aux enfants du terroir une alternative de destin susceptible de remédier aux problèmes récurrents du sous-emploi agricole.
7Artisans ? Ouvriers ? Paysans ? D’évidence, il y a des trois dans le peuple de la forêt. Artisan, le mot sans nul doute s’appliquera au fendeur ou même au charbonnier, travailleurs méticuleux de la matière qu’ils façonnent et métamorphosent par la magie de leurs mains, de leurs outils ou du feu domestiqué… Paysans, tous les forestiers le sont un peu. Par leurs origines d’abord : dans leurs veines coule la sève des fils et des filles de la terre. Elle remonte périodiquement des racines, grâce à la vigne, au petit carré de jardin qu’ils cultivent, au bout de clairière qu’ils ensemencent voire à la borderie qu’ils exploitent lorsqu’ils choisissent de planter leurs pieds dans la glèbe. C’est aussi la proximité de la nature, la sensibilité à ses rythmes et à ses caprices qui les rattachent au monde agricole, même si la connaissance fine et presque instinctive de la vie de l’arbre comme de la profuse et discrète faune des forêts les admet en hôtes privilégiés dans un domaine où les règles de l’homme n’ont plus cours, dans la « sauvagerie des bois »… Mais la qualité qui recouvre le mieux leur appartenance est certainement celle d’ouvrier. C’est elle qui donne la plus fidèle mesure du lien qui unit leur destin à celui de l’industrie métallurgique dont ils sont pour la plupart les salariés : leur périple a suivi la conquête des bassins forestiers de l’ouest par le haut fourneau, s’est ralenti avec l’arrêt des créations sidérurgiques avant de s’achever en douceur par la lente agonie de la fonte au charbon de bois. L’identité ouvrière s’est bâtie surtout dans la communauté de vie et de travail en forêt, entre loges et chantiers. Dans cette banlieue rurale, sur le carreau d’abattage et sur les places des charbonnières, l’effort se partage, les complicités se découvrent. Autour des huttes, les solidarités se nouent et les vies s’imbriquent, tirant partie d’une intimité réduite au minimum, d’un « chez soi » ouvert aux expériences, aux joies et aux douleurs des autres. La forêt est un formidable espace de brassage humain. Un ciment à prise rapide qui coagule la fluidité du nomadisme. Une matrice où se forme la figure d’un travailleur hybride : le proto-ouvrier.
8Ce monde du travail n’a, à l’aube de l’ère industrielle, déjà plus grand-chose à voir avec les images fantastiques des forestiers « sacrés et maudits », maîtres des éléments chthoniens et gardiens du sanctuaire sauvage du monde rural. Charbonniers et bûcherons se sont démythifiés en même temps que la forêt, en même temps aussi que l’humanité se décentrait de l’univers-macrocosme. Les peurs à leur endroit sont désormais d’un autre ordre : elles anticipent celles qui pèseront sur les générations ouvrières à venir, le prolétariat de fabrique, peuple lui aussi flottant et indocile.
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© Presses universitaires de Rennes, 2003