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Le peuple de la forêt

 | 
Sébastien Jahan
, 
Emmanuel Dion

Une société parallèle ?

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Géographique :

France

Texte intégral

L’extrême altérité

  • 1 Pastoureau (Michel), « Introduction à la symbolique médiévale du bois », dans L’arbre. Histoire na (...)

1Le prince chasse dans la forêt. Il pique sa monture et s’enfonce à bride abattue à la poursuite d’un cerf. Après une longue et haletante cavalcade à travers bois, il perd la trace de la bête et se retrouve isolé, coupé de son équipage, égaré dans une futaie profonde et sans issue. Apparaît alors un être à l’apparence indécise, oscillant entre l’homme et l’animal, petit, velu, sale, le visage noir. Un charbonnier. Surmontant son horreur, le prince se voit contraint de lui demander son chemin et parvient ainsi à sortir indemne de l’immense prison végétale… Le conte occidental regorge de ces rencontres extraordinaires. Si elles frappent tant l’imagination, c’est d’abord parce qu’elles mettent en scène le contraste social absolu. Une confrontation fortuite et étonnante des extrêmes qui s’opère aussi dans cet autre topos de la littérature fabuleuse où le misérable bûcheron, chanceux et méritoire, bouscule le cours normal de la fortune en épousant la fille du roi1.

  • 2 Verdier (Yvonne), « Chemins dans la forêt Les Contes » dans Revue forestière française, n° spécial (...)

2Les hôtes de la forêt représenteraient ainsi la couche la plus vile de l’édifice social. Figure d’un monde du travail à la fois indigent et marginal, situé aux lisières de la civilisation, la gent forestière reste pourtant nappée d’ambivalence. Elle est familière des bêtes sauvages et du diable et offre néanmoins assistance et hospitalité aux imprudentes victimes de son royaume labyrinthe dont elle connaît les mille détours. Car si « charbonnier est maître dans sa maison », c’est d’abord parce que la forêt lui appartient : l’ordre commun des choses n’y a pas cours et le roi ou le seigneur n’y règnent point, se contentant de la traverser et d’en surmonter les embûches dans un étrange parcours initiatique au terme duquel se révélera leur destin2.

3La réalité trouverait-elle quelque semence dans le conte ? Le grouillement besogneux des chantiers n’a pourtant plus rien d’occulte : les ouvriers s’insèrent à la base d’un circuit économique qui, on vient de le suggérer, peut tenir du mystère moins par la volonté clandestine des acteurs que par le défaut de documentation les concernant. La plupart du temps encadrés, placés sous la tutelle d’un chef d’équipe – le commis – lui même responsable devant un maître de forge, les groupes de charbonniers et bûcherons n’avaient en fait pas grand chose à voir avec une société secrète ou une horde de brigands. Pas plus qu’ils ne présenteraient aux yeux effarés des maîtres du monde, l’envers du miroir, la face hideuse de la sous-humanité.

4Que reste-t-il alors de cette imagerie dans les coupes réglées des xviie et xviiie siècles ? Une troupe de vanupieds loqueteux, désespérément rivés à un destin de vagabond, sans attache ni considération ? Un univers clos, totalement séparé de la vie et des sociabilités paysannes ?

Des situations matérielles variées

  • 3 Arch. dép. Indre 2E 8084 (Mauduyt, notaire à Saint-Gaultier).
  • 4 Indre, arrondissement de Châteauroux, canton d’Argenton-sur-Creuse.

5Le 23 octobre 1685, Mathurin Monbruneau, maître charbonnier, fait procéder à l’inventaire du mobilier des défunts Paul Ravisé, charbonnier, et Marguerite Fouquet, ses beaux-parents, pour rendre compte de la portion revenant aux autres héritiers mineurs3. Les époux Ravisé sont décédés « sans avoir délaissé aulcuns biens imeubles ains seullement quelques meubles et ustensiles » contenus dans la loge que Mathurin Monbruneau a édifié en lisière du bois de Brenne. Unique en son genre, ce document nous offre une occasion inespérée de saisir un peu du quotidien du forestier à travers les objets qui l’accompagnent dans sa vie vagabonde. Avant tout, il y a les bêtes : « ledit Monbruneau a dit et déclaré qu’il a vandu un mullet qui est provenue desdites successions à Charles Bertin, meusnier demeurant au mollin de Volnars, paroisse de Chasseneuil4, pour la somme de quarante livres delaquelle ledit Berthin a cédé obligation audit Monbruneau (...). Plus il y a un aultre mullet qui est fort viel qui est demeuré en la possession dudit Monbruneau et n’a esté estimé ». Viennent ensuite la vaisselle et une piètre batterie de cuisine : « dix-neuf livres et demie d’estin en esquelles, assiettes, pintes (...) estimé par lesdits commissaires chaicune livre ung sols daultant qu’il convient faire refondre le tout à cause qu’il est en mauvais estat. Plus un grand chaudron, un petit chaudron, une poille, une marmitte le tout tel quel et uzé comme il est trois livres. Plus un trépied estimé douze sols. Plus une broche à faire rot estimée dix sols ». Pas de lit, enfin ; juste « une coueste sans traverse estimée telle quelle avec un orillé (...) quattre livres ». L’ensemble dégage un fort remugle de misère défraîchie que confirme le total d’une prisée se montant « à cinquante neuf livres 7 s. 6 d. ».

  • 5 Arch. dép. Indre 2E 3262, contrat de mariage de Mathurin Tiercerye, maître charbonnier, et de Marg (...)

6Il serait certes hasardeux de s’en tenir à cette impression d’indigence. D’abord parce que le cohéritier demandeur, Mathurin Monbruneau, a bien pu soustraire une partie des biens de ses beaux-parents dans le temps et l’espace qui séparent le décès de Paul Ravisé, près de la forge de Goberté, en Poitou, de l’inventaire réalisé à une centaine de kilomètres de là. Par son caractère d’exception documentaire, ce cas ne peut en outre pas être généralisé, d’autant qu’une brève estimation mobilière attachée au contrat de mariage d’un autre charbonnier, Mathurin Tiercerye, en 1680 décrit une situation bien plus confortable. Michelle Delaunay, la première femme du conjoint, avait en effet laissé en mourant « neuf chevaux tous de poils rouges et noirs avec leur équipage et accessoires à voiture et charbons, estimés 400 livres » ainsi que 400 livres de meubles « tant vaisselles, chauderons, lict, litières, serviettes »5.

  • 6 Louis Chamaillard, voiturier, paie 10 livres pour quatre boisselées de terre, « le nommé Cléret, v (...)
  • 7 A Ardentes, les contributions des forestiers non exploitants varient cependant quelque peu d’un fo (...)

7Le recours à d’autres documents s’avère donc nécessaire pour éclairer l’environnement matériel et les ressources de l’ouvrier des forêts. Les rôles de la taille, comme on pouvait s’y attendre, ne répertorient que les ouvriers les plus installés dans la communauté villageoise ou les moins réfractaires aux obligations fiscales. A Ardentes, les 38 qui s’acquittaient de leur devoir versaient en moyenne aux collecteurs 40 sous, soit environ deux journées du salaire d’un dresseur. Cette cote fiscale, qui rangeait le gros de la population des loges au niveau des plus pauvres contribuables de la paroisse, pouvait toutefois atteindre un montant plus honorable lorsque le forestier exploitait quelques boisselées de terre. Un cas de figure qui, à Ardentes, ne concernait alors que deux ou trois voituriers6 et qui semble avérer la médiocrité du prisme de l’impôt pour situer dans la société rurale une population largement indépendante du revenu foncier7.

8Les contrats de mariage, assez fréquents, sans être loin s’en faut systématiques, apportent à la fois une confirmation et une nuance (tableaux 46 de l’annexe 1) à cette première esquisse. Ce qui se trouve confirmé, c’est la précarité matérielle des apports dotaux. Contrairement à ce que l’on observe dans la paysannerie, les lits complets ne sont pas légion : la couche se limite généralement à une couette de plume agrémentée d’un traversin et d’un nombre variable de draps (jusqu’à six). Le coffre, de la même façon, reste l’apanage d’une minorité. L’absence de ces meubles dans les dots ne signifie certes pas que le foyer qui accueille le nouveau couple n’en dispose pas déjà d’un. N’oublions pas néanmoins que la famille est appelée à se déplacer fréquemment : elle évite donc l’accumulation d’objets trop encombrants. Aussi les biens entrant dans la communauté sont-ils essentiellement de petite taille et donc aisés à transporter : de la vaisselle d’étain, du linge de maison, mais aussi des ustensiles de cuisine en fer ou en fonte. Parmi ces derniers, la marmite et le chaudron, particulièrement rares dans les dots paysannes, sont sans doute un signe du lien privilégié que le monde des forêts entretient avec le travail des métaux, soit par le biais d’une rencontre avec un des nombreux chaudronniers auvergnats sillonnant les routes de la région, soit plus vraisemblablement par le biais d’échanges plus ou moins informels avec la forge la plus proche : un commerce que le voiturier était sans doute le mieux à même d’assurer. Les bourses des mariés enfin sont souvent bien remplies : même si leur contenu n’atteint jamais des sommes faramineuses, il y a là l’indice probable d’une double condition de salarié et de nomade car l’argent issu de la rémunération du travail et vraisemblablement de trafics parallèles ne peut, en raison de la mobilité, s’investir dans la propriété immobilière. Le même facteur rend par ailleurs les liquidités absolument indispensables à l’acquisition de produits de première nécessité difficilement disponibles par autosubsistance.

  • 8 Arch. dép. Indre 2E 5349, contrat de mariage de François Livernault, charbonnier, et de Jehanne De (...)
  • 9 Arch. dép. Vienne E 4/3/209, contrat de mariage de Louis Tareau, fendeur de merrain, et de Jacquin (...)
  • 10 La présence de bétail dans les dots trahit d’ailleurs souvent une alliance dans la paysannerie ou (...)
  • 11 Arch. dép. Indre, 2E 648, contrat de mariage d’Etienne Tixier, voiturier, et de Catherine Comont, (...)
  • 12 Arch. dép. Indre, 2E 3262, contrat de mariage de Pierre Barillet, voiturier de charbon, et de Cath (...)

9Le tableau miteux qui s’annonçait se nuance, d’autre part, de quelques touches plus brillantes. D’un strict point de vue matériel, l’élite des forêts existe. Elle ne se démarque pas vraiment par ses modes de consommation distinctifs : il n’y a guère que la veuve du marchand voiturier Julien Desbleds, remariée à un forgeron pour doter sa fille d’objets insolites comme une salière d’étain ou un chandelier de cuivre8. C’est plutôt dans l’abondance du mobilier commun qu’apparaît la différence. On le vérifie une fois encore pour le mariage de Jeanne Desbleds, nantie de 13 pièces de vaisselle d’étain là où la plupart des futures n’en apportent que deux ou quatre. La jeune promise est lestée, en outre, d’un trousseau des plus honnêtes où s’empilent six linceuls, trois nappes et huit serviettes. Même provision d’ustensiles de bouche au mariage de Jacquine Cadou, fille d’un dresseur de fourneau : outre une couette de laine et un coffre de noyer, la dot comprend deux marmites de fonte ainsi que deux écuelles, trois plats, quatre assiettes et six cuillères, le tout d’étain9. Le fossé se creuse en fait surtout lorsque des animaux figurent dans l’escarcelle des contractants. Il ne s’agit pas tant du bétail, généralement peu fourni (une vache, deux cochons, quatre brebis…)10, que des animaux de bât, mulets et chevaux, outils de travail par excellence du voiturier, auxiliaires précieux des nombreux déplacements de quelques autres… Les deux mulets signalés dans l’inventaire des meubles de Paul Ravisé prouvent que ce charbonnier s’en servait sans doute pour bringuebaler la part fixe de son quotidien, ces pauvres objets épuisés, traînés de cahutes en cabanes, compagnons discrets et inestimables de peut-être toute une vie. Mais ce sont les transporteurs de métier qui bien sûr réunissent les plus beaux troupeaux. Ces derniers se voient peu dans les dots de leurs filles, à l’exception toujours de celle de Jeanne Desbleds qui apporte à la communauté trois chevaux et un mulet provenant de la succession paternelle et estimés 140 livres. Ils sont plutôt dénombrés et prisés dans les apports du mari, signifiant autant pour la capacité de travail donc de revenus que pour leur capital marchand, monnayable en cas d’oisiveté. Véritables signes extérieurs de richesse, les bêtes de somme peuplent ainsi le contrat de mariage d’Etienne Texier, heureux propriétaire de 17 chevaux, valant sans doute le gros des 900 livres de biens meubles qu’il déclare11. Il en va de même pour les chevaux en nombre indéterminé signalé dans la plus modeste contribution des époux Barillet-Mesnard qui atteint tout de même les 370 livres12.

  • 13 Parmi les conventions matrimoniales de forestiers repérés en Poitou, la plus riche est sans contes (...)
  • 14 Robert de Beauchamp (Louis), « Instructions et mémoires concernant les fonctions des maîtres de fo (...)
  • 15 Un fourneau de 40 cordes produisait environ cent pipes de charbon (900 pieds cube). Les sacs en us (...)
  • 16 Cette somme est assez proche des « 17 livres par cent de pipes de charbon » proposées le 12 juin 1 (...)
  • 17 « Les sacquetiers mal intentionnés faisaient en sorte d’arriver tous ensemble afin d’embarrasser l (...)
  • 18 Vicomte de BerthierBizy, Les abus coutumiers des ouvriers des forges, mémoire du 24 vendémiaire an (...)

10Si l’on s’en tient à l’appréciation des ressources pécuniaires, le voiturier figure donc sans contredit à la cime de ce palmarès forestier13. Louis Robert de Beauchamp recommande d’ailleurs de le payer « un peu plus que les autres ouvriers », essentiellement afin de l’encourager à bien entretenir ses mulets et chevaux14. Cependant, à y regarder de plus près, son salaire de base est, à Verrières, équivalent à celui du charbonnier : tous deux reçoivent trois sols par sac de charbon produit ou chargé. Un fourneau moyen de 40 cordes remplissant environ 150 sacs de combustible15, neuf jours de cuisson rapportaient donc au charbonnier une petite vingtaine de livres16. Une somme que le voiturier empochait au mieux après deux voyages, une expédition de 40 mulets ramenant à la forge jusqu’à 80 sacs. Malgré la vigilance des commis17, l’un comme l’autre étaient par ailleurs couramment soupçonnés de fraude en connivence sur le volume du sac ou la qualité du charbon conditionné18. La différence entre les deux professions se faisait donc d’une part sur la rétribution de la distance : le voiturier touchait un sol supplémentaire par lieue et par sac à compter de la première lieue parcourue. Lorsqu’il y avait une rivière à passer, le sac rapportait encore un sol de plus. Rappelons, d’autre part, que les charrois de charbon n’occupaient qu’une partie du temps les voituriers, une part non négligeable du travail de certains consistant dans le transport de la mine et la livraison des fers.

11Est-il possible de prolonger cette ébauche hiérarchique aux autres professions ? La faiblesse des échantillons n’autorise guère les conclusions hâtives d’autant que, faute d’information sur les salaires, les comparaisons sont difficiles. Osons cependant situer le bûcheron un peu en retrait : les quelques dots retrouvées de même que les douaires accordés à l’épouse en cas de veuvage sont d’une constante médiocrité. Un palier les sépare donc des charbonniers et des fendeurs, manifestement plus à leur aise. Même si au sein de ces deux spécialités, l’éventail des situations paraît large. Il faut aussi compter avec les aléas de la conjoncture d’ailleurs visiblement plus favorable dans les années vingt et trente du xviiie siècle. En témoigne l’évolution des apports stipulés aux mariages de fendeurs à l’ouvrage en Poitou : le dénuement dont certains n’étaient pas à l’abri, une trentaine d’années plus tôt, ne semble plus d’actualité alors. Il y a sans doute un progrès sensible de niveau de vie entre les Veau, fendeurs de bois en Basse-Marche à la fin du règne de Louis XIV, et leurs enfants dispersés en Poitou. Minces raclures de fonds de tiroir, les apports des aînés s’enflent à la génération suivante de plusieurs centaines de livres (tableau 6 de l’annexe 1).

Le forestier et la terre

  • 19 Vienne, arrondissement de Montmorillon, canton de Gençay.
  • 20 Arch. dép. Vienne 2C 3442, contrôle des actes d’Usson, ferme de métairie par Joseph Pillon à Mathu (...)
  • 21 Arch. dép. Vienne 2C 1752, insinuations du bureau de Lussac-les-Châteaux, f° 35v°, transaction du (...)

12La condition du forestier souffre, en outre, de la privation d’un des piliers caractéristiques de l’assise sociale : la propriété foncière. La situation de Paul Ravisé, décédé sans avoir laissé à ses héritiers la moindre boisselée de terrain, était des plus communes, du moins si l’on en juge par la discrétion extrême des forestiers dans les sources notariales : dénicher un acte de vente immobilière ou de bail les concernant relève du prodige. L’on comprend d’ailleurs aisément pourquoi : la possession et la gestion d’un domaine ou d’une maison sont difficilement compatibles avec les longs et incessants déplacements. En renversant le rapport de cause à effet, il est en outre possible d’envisager l’absence de biens fonciers comme un facteur facilitant, si ce n’est déterminant, le départ vers d’autres horizons. Là encore, toutefois, l’uniformité n’est pas de mise. Quelques forestiers nomades n’hésitent pas à administrer des patrimoines parfois éloignés : à l’ouvrage sur le chantier de Ruffec, Joseph Pillon se déplace jusqu’à Usson19 pour régler ses dettes et affermer ses terres20. Au cours de son périple charentais, Jean Genet loue sans doute lui aussi la demie borderie que sa première femme possède à Lussac-les-Châteaux, jusqu’à ce qu’il s’en défasse deux ans avant de mourir21. Ces exemples et une poignée d’autres doivent être cependant appréciés en fonction de contextes bien particuliers et interdépendants : ils intéressent toujours des fendeurs, profession dont la circulation est, on l’a vu, plus autonome, ils se situent en outre à une époque où – il conviendra d’y revenir encore – le nomadisme permanent passe de mode au profit d’une mobilité plus circonscrite dans l’espace et dans le temps, ils s’expliquent enfin soit par des phases antécédentes prolongées de sédentarisation dans la zone où sont localisées les propriétés, soit par l’origine paysanne de l’épouse de l’ouvrier.

  • 22 Arch. dép. Deux-Sèvres 3E 1715 (maître Dessiré, notaire à Vautebis, 7 août 1707).

13Il en résulte que le rapport entretenu par le couple forestier avec la terre est de toute façon étroitement dépendant de la place que tient ou a tenu la continuité de résidence dans sa vie ou dans son passé familial le plus récent. La possession d’un bienfonds est trop rare pour être rangée parmi les stratégies conscientes de diversification de ressources conçues par le peuple itinérant des forêts. Elle s’apparente plus à un vestige d’un ancrage terrien révolu. Réciproquement, toute phase de stabilité à l’écart des chantiers s’accompagne nécessairement d’un besoin de jouir des fruits du sol qui se satisfait bien plus fréquemment dans la location que dans l’acquisition. Arrêté pour près de quinze ans autour de la forge de la Meilleraye, entre 1704 et 1718, le charbonnier Maurice Depasse exploitait une borderie à la Robelière de Vautebis22. Pourquoi n’y a-t-il pasacheté ? Est-ce par défaut des liquidités et du crédit nécessaires ? Se doutait-il qu’il lui faudrait un jour reprendre la route ? Le fait est que la plupart des interruptions constatées au début du xviiie siècle dans les itinérances forestières restent de simples répits. Ils pourraient témoigner de la difficulté de ces populations à envisager les lendemains, de leur potentialité d’anticipation plus précaire encore que celle de leurs contemporains paysans. Mais ces fausses sédentarisations ont aussi une résonance plus optimiste : elles dédramatisent le départ, composante habituelle du destin de l’ouvrier, et d’une certaine façon assouplissent sa gestion de l’incertitude. Que la difficulté survienne et les jambes avaleront à nouveau le chemin.

  • 23 Le 12 juillet 1707, François Bernard, « ouvrier en bois dans la garenne d’Artron et demeurant de p (...)

14Sans terre et sans maison, à l’abri de quelques planches, entouré du strict nécessaire et peut-être même d’un peu moins, le forestier promène au mieux toute sa richesse dans sa bourse ou dans ses instruments de travail. Son crédit repose sur ses seuls bêtes et outils, menacés de saisie ou d’hypothèque pour le moindre arriéré23. Exclu de bon nombre de repérages matériels de l’estime sociale, il n’est pas pour autant à cataloguer parmi les sous-produits d’une société traditionnelle qu’on aurait grand tort de réduire à la royauté des états propriétaires et enracinés. Au sein même des communautés traversées, une certaine forme de reconnaissance et de respect lui a été accordée.

Des indices de respectabilité

15Les indices du regard des autres transparaissent à travers certains avant-titres dont les rédacteurs du registre paroissial gratifient parfois l’ouvrier de passage (tableau 15). Ces mentions, il est vrai, sont rares : 18 cas exactement. Elles n’en sont pas moins signifiantes. D’abord par l’appellation la plus fréquemment retenue, « maître », qui désigne ici moins la notabilité qu’elle ne valorise la qualification technique. Par la chronologie de l’usage ensuite : toutes ces flatteuses extensions onomastiques se situent dans le dernier tiers du xviie siècle et au tout début du xviiie, c’est-à-dire au moment précis où en Berry et en Poitou, la sylviculture métallurgique prend son essor. Après 1720, le forestier ne semble pas mériter mieux que le commun des paysans, un prénom et un nom. Faut-il que sa condition se soit sensiblement dégradée ? Evidemment pas : on vient à l’instant plutôt de suggérer le contraire. Il y a, en revanche, tout lieu de croire qu’au cœur du siècle des Lumières, le monde forestier est devenu un élément plus commun et plus stable de la société de ces provinces. Mieux connu, il ne jouit peut-être plus du doute bénéfique que le curé ou le vicaire accordent à ses talents de spécialistes. L’indécision momentanée du copiste face à un métier rare et au statut mal défini se résout finalement dans une étiquette commune au fur et à mesure que la figure du forestier se banalise.

Tableau 15
Les forestiers pourvus d’avant-titres en Berry et en Poitou (xviie-xviiie siècles)

Tableau 15Les forestiers pourvus d’avant-titres en Berry et en Poitou (xviie-xviiie siècles)
  • 24 La pratique semble concerner aussi les membres des confréries pieuses (cf. Ariès (Philippe), L’hom (...)

16Mais l’essentiel demeure : à un moment donné de leur histoire, ces ouvriers nomades ont partagé avec les notables de village des signes de la considération publique, ce qui suggère une nouvelle fois qu’ils n’étaient certainement pas tous ces traîne-misère perçus avec mépris ou suspicion par les populations du finage. Il est difficile de savoir dans quelle mesure ces égards étaient ou non recherchés par les forestiers eux-mêmes. Certains, on en est sûr, manifestaient à tout le moins le désir d’être traités différemment du vulgaire. Les pratiques d’inhumation en font foi. Ils ne sont pas moins de 25 à avoir obtenu une tombe dans l’église. Des voituriers de charbon pour la plupart (tableau 3 de l’annexe 1). La signification sociale est évidente : seuls les plus aisés ou les mieux intégrés à la vie paroissiale s’offrent habituellement le luxe d’un enterrement apud ecclesiam24. Certains voituriers avaient donc suffisamment de ressources et de piété, et plus sûrement encore d’estime de soi pour revendiquer ce privilège funèbre. La fréquence de la pratique à Ardentes reflète d’ailleurs la réalité sociale de cette paroisse forestière où ils font clairement partie de l’élite. S’exhiber un peu plus dans la mort dépasse cependant ici le simple et vain désir de mettre en scène une condition et de la figer sur une dalle. C’est presque une revanche sur le destin : la pierre séculaire de l’église accueille le corps du nomade sans racines qui n’a connu que des cabanes de planches. Ces murs ancrent dans l’éternité bien mieux qu’une modeste tombe de cimetière, sans doute vite oubliée, perdue, vidée, une fois la forêt abandonnée par ses occupants occasionnels… Avec l’église, le forestier offre à sa longue route une ponctuation monumentale et un hébergement en plein cœur de la communauté.

Signatures

17Sortir du lot. Le monde de la forêt épanouit manifestement sa fine fleur parmi les transporteurs, mais aussi au sein des métiers de transformation, à haut niveau de savoir-faire. Les charbonniers ou les fendeurs, ouvriers spécialisés, peuvent aussi être élevés au statut de notables de villages d’abord en tant que responsables d’équipes de travail et de l’instruction des jeunes recrues. Seuls les bûcherons échappent en bloc à la distinction : on ne leur donne jamais du « maître » et leur dépouille est sans exception aucune confiée à la terre du cimetière. A la base de la chaîne de production, ces travailleurs de force semblent décidément assez mal se distinguer des petites gens de la campagne…

  • 25 Arch. dép. Vienne E 4/25/51, quittance du 29 janvier 1673 (Gaultier, notaire à Poitiers). Martial (...)
  • 26 Robert de Beauchamp (Louis), « Instructions et mémoires concernant les fonctions des maîtres de fo (...)

18Une telle ébauche de stratification recoupe en partie les clivages qu’opère la maîtrise de l’écrit au sein de la population sylvestre. A une grande masse d’illettrés s’opposent quelques individus ou familles isolés, capables de tracer leur nom sur le papier. Sur ces 33 ouvriers, il n’y a qu’un seul bûcheron, signe supplémentaire de la position subalterne de cette profession. Charbonniers et voituriers sont cependant à peine mieux lotis, contrairement aux fendeurs dont 19 savent se servir de la plume (tableau 16). Etrange spécificité, à vrai dire. Qui vient s’ajouter à l’interrogation sur l’utilité de cette compétence au fin fond de la forêt. Les parcours des fendeurs nous ont cependant montré leur relative autonomie par rapport aux sites et aux circuits de la sylviculture métallurgique. Moins dépendante de la forge, la profession peut survivre aussi en dehors du contexte des loges et de la coupe forestière : Antoine Paulet habite ainsi le bourg de Bouresse en 1677 tandis que Martial Coupry, à la fin du xviie siècle, offre ses services dans plusieurs paroisses du Montmorillonnais sans chantiers voire sans forêts, entaillant les bûches et débitant le merrain sans doute à la demande de particuliers25. Hôte habituel des taillis et futaies, le fendeur peut facilement se muer en banal artisan de village… C’est peut-être l’appartenance fluctuante et les réseaux de clientèle personnels qui justifient la maîtrise plus fréquente de l’écriture dans le métier. Mais le fait de savoir tenir ses comptes, rédiger un billet ou lire un contrat n’est de toute manière pas dépourvu d’intérêt sur le carreau d’abattage. Les grands chantiers sont, rappelons-le, placés le plus souvent sous la responsabilité d’un commis au bois choisi parmi les ouvriers expérimentés mais également alphabétisés. C’est au commis, en effet, qu’incombe la tâche de remettre à chaque voiturier « un billet sur lequel est indiqué le jour de transport, la quantité de chevaux (ou mulets) chargés et où il est spécifié si les charbons sont grands ou menus ». Il doit également tenir un registre où sont consignés les mêmes renseignements26. Or, la plupart des commis que nous avons retrouvés sont d’anciens fendeurs. Cette profession, pourtant la moins exclusivement tributaire de l’activité métallurgique, bénéficiait avec l’écrit d’un inestimable avantage sur les autres métiers de la forêt : un débouché de carrière dans l’encadrement officiel de la forge, une perspective de promotion sociale interne.

Tableau 16
Alphabétisation et métiers des forêts

Tableau 16Alphabétisation et métiers des forêts
  • 27 Jean Veau a peut-être entre huit et douze ans en 1719-1720, lorsque son père travaille sur le chan (...)

19Dans quelles conditions ces trente trois ouvriers itinérants sont-ils venus à lire et à écrire ? Un père déjà instruit a pu, certes, jouer le rôle de maître du dimanche et leur faire griffonner quelques lettres, à commencer par celles de leur nom. A moins que conscient de l’avantage d’une telle connaissance, il n’ait poussé ses enfants à fréquenter quelques saisons l’école de la paroisse abritant le chantier… Mathurin Monbruneau et Clément Campagne, forestiers alphabétisés, ont ainsi vécu suffisamment longtemps pour guider la main ou les pas de leurs fils Jean Monbruneau et Louis Campagne. Dans le cas de Christophe et de Jean Veau, issus de parents illettrés, ce sont sans doute les trois frères Breton, leurs cousins germains plus âgés, qui ont fourni l’exemple au cours de pérégrinations communes de jeunesse27. Le destin cahoteux des lignages de la forêt semble pourtant ne pas avoir facilité la transmission de ce savoir d’une génération à une autre : la pratique de l’écriture se perd chez les Campagne, les Lesourd ou les Gentilhomme en raison du décès précoce des pères mais aussi, probablement, du fait d’un drainage migratoire qui conduit de zones à l’encadrement scolaire rural plutôt dense (la France septentrionale des Petites Ecoles) aux déserts de la culture écrite que sont le Poitou et le Bas-Berry.

La force des identités professionnelles

20L’existence au sein du peuple nomade des forêts de sous-ensembles professionnels, à la réputation et au statut disparates, définis par des modes de subsistances et de relations spécifiques amène tout naturellement à s’interroger sur le degré de cohésion interne de cet univers et sur la nature et la densité des contacts que ses composantes entretiennent avec le monde extérieur. Au cours de leurs étapes, plus ou moins prolongées, les forestiers vivent-ils en vase clos, coupés de la société rurale environnante et des autres secteurs du travail itinérant ?

21Le silence des sources notariales et judiciaires ou la représentativité aléatoire de leurs témoignages obligent une fois de plus à nous tourner vers le registre paroissial pour tenter de mesurer le degré d’ouverture de la population des loges à la société des fermes et des bourgs. Le choix des parrains et marraines paraît, à première vue, un bon test de la capacité des forestiers à établir des liens avec leur communauté d’accueil. Le test se révèle éloquemment négatif : le recours à un sédentaire pour parrainer un enfant de la forêt est nul dans le cadre d’un chantier provisoire et tient encore de l’exception lorsque la colonie ouvrière s’étend sur plusieurs décennies. Même à Ardentes où les baraquements de lisière tendent à se muer en banlieue forestière permanente, ce ne sont jamais les bras d’un paysan voisin qui portent un nouveau-né des loges sur les fonts baptismaux, sauf lorsque ce dernier est issu d’un mariage mixte entre le bois et le finage. Quant à la situation réciproque – celle où un forestier assiste aux premiers babillages chrétiens d’un baptisé du terroir –, elle rencontre encore moins de succès.

  • 28 Joyeux (Angélique), La forge de Verrières. Etude sociale des travailleurs de la forge au xviiie si (...)

22Les actes de baptêmes donneraient-ils plus à voir les contacts humains entre la forêt et la forge ? Bien sûr, aucun forgeron ne se déplace pour parrainer un enfant d’un chantier éloigné du site industriel. Les deux mondes semblent toutefois rester un peu moins disjoints lorsque la coupe et le fourneau voisinent. A Bossay-sur-Claise, entre 1643 et 1670, forgerons et charbonniers se retrouvent fréquemment à l’occasion d’un baptême, signe d’une certaine porosité de ces milieux mitoyens. Le brassage s’y est même étendu à l’alliage consanguin du fer et du charbon au sein de la lignée Patou : tandis que deux des fils d’Antoine Patou travaillaient pour la forge de Bossay, un troisième, Louis, s’enfonçait dans la forêt de Preuilly pour y cuire sa meule. Une telle dualité lignagère demeure pourtant isolée et la situation de la forge de Bossay, au début de son histoire, paraît bien refléter la réalité archaïque d’une microsociété métallurgique en gestation, encore incertaine de ses jalons et de ses valeurs, de ce fait toujours ouverte à ses sources forestières. Cinquante ans plus tard, les jeux semblent faits, les positions sont figées. C’est encore plus évident à Ardentes où, en l’espace de deux décennies (1690-1709), seuls un parrain et une marraine liés aux forges figurent dans les baptêmes forestiers de la paroisse Saint-Martin. Encore s’agit-il dans ces deux cas plus de mettre en avant un lien familial que de jeter un pont entre les producteurs du combustible et leurs utilisateurs. A l’inverse, entre 1737 et 1791, les travailleurs du fer de Verrières ne choisissent qu’à cinq reprises le parrain de leur enfant parmi les voituriers ou les ouvriers de la forêt28. Si l’on s’en tient à l’observation des parentés spirituelles, le groupe des forestiers présente donc une image fortement cloisonnée, solidement repliée sur l’identité de profession, de genre et de milieu de vie.

  • 29 Maurice Depasse est ainsi qualifié de « maître charbonnier » à sa sépulture en 1724.

23Un examen plus approfondi des réseaux de relations affleurant dans le choix des compères précise un peu plus notre appréciation des affinités acquises ou construites dans le cadre d’un chantier d’abattage. A Abzac, entre 1719 et 1731, deux logiques de sélection entrent en concurrence. Une logique « confraternelle », d’une part conduit les fendeurs de bois Genet, Paulet et Coupry à parrainer mutuellement leurs enfants. Outre un métier, ces ouvriers partagent un passé familial. Tous sont des Poitevins provenant des forêts voisines de la forge de Verrières : les pères des Paulet et Genet, issus de la paroisse de Bouresse, fréquentèrent d’ailleurs ensemble le chantier de Saint-Secondin entre 1695 et 1699. C’est une même sympathie bâtie sur la proximité des tâches qui rassemble les charbonniers Etienne Sécheret, Maurice Depasse, Jean Bertrand et les voituriers Jacques et Sylvain Guinot dans le même réseau de parrainage. Mais ceux-là ne pourraient faire valoir un quelconque parcours antérieur commun : originaires de provinces différentes, ils sont d’abord liés par la nécessité de s’entraider dans le labeur quotidien et celle de vivre ensemble, pour un temps incertain, dans le rude ermitage des forêts. Certains de ces charbonniers étaient peut-être employés sous les ordres d’un « maître » du métier29, tous voyaient régulièrement les Guinot à qui ils remettaient le charbon à ensacher et à véhiculer jusqu’au fourneau de Luchapt…

  • 30 cf. supra.

24La mise en évidence de ces deux cercles de relation établis sur le lien spirituel accentue évidemment l’impression de clôture interne, séparant les fendeurs des forestiers travaillant pour la forge. Même si dans le cas présent, la règle souffre d’une exception notable : intervient ici la seconde logique de construction des réseaux d’affinité, celle qui sollicite les diverses formes de la parenté par le sang et par alliance. Le parrainage dépasse alors facilement les clivages de type professionnel. Les fendeurs Tavenne et les voituriers Guinot s’apprécient sans doute suffisamment pour échanger parrains et prénoms de famille par le biais du baptême ; mais les fondements d’une telle réciprocité avaient déjà été posés par le mariage en 1721 de Sylvain Guinot avec une des filles de Pierre Tavenne. Ce mariage étant lui-même la résultante d’une connexion familiale établie à la génération précédente aux abords de la forge berrichonne de Mondon30.

  • 31 Robert de Beauchamp (Louis), « Instructions et mémoires concernant les fonctions des maîtres de fo (...)

25La parenté détermine donc moins souvent que dans la société des sédentaires le lien spirituel. D’abord parce qu’au cœur de la forêt, elle fait figure de denrée rare. La confraternité s’y substitue d’autant plus aisément qu’elle constitue la première instance naturelle de recours, au-delà du cercle conjugal et en l’absence d’une famille étendue. Il y a, en revanche, quelque surprise à ne pas rencontrer plus fréquemment les employeurs parmi les parrains et marraines. Certes, sur les chantiers où le nom du commis au bois est connu, l’homme et ses proches sont très souvent sollicités : entre 1690 et 1700, à Lauthiers, Jean Dupont, son épouse Marie Tareau, puis son successeur Marc Bruère se plient ainsi facilement à cette pratique du parrainage « hiérarchique » qui tient en fait autant de la solidarité professionnelle que de la protection puisque, rappelons-le, le commis est souvent un fendeur sorti du rang. Mais la chaîne se brise au delà des lisières : un maître de forge se refusera à tenir sur les fonts les enfants de ses ouvriers. La distance sociale n’en est toutefois pas la raison principale : il redoute avant tout de « leur donner à penser qu’on les considère plus que leurs camarades ce qui provoque de la jalousie entre eux »31.

26Les baptêmes de la forêt réunissent donc une sociabilité en grande partie close sur elle-même. C’est celle aussi que réfractent les témoins présents aux contrats de mariage des forestiers de Lourouer ou d’Ardentes : lorsqu’ils existent, les parents occupent les premières lignes, suivis des « bons amis », c’est-à-dire des compagnons de travail. Il faut un mariage exogame pour espérer y croiser un forgeron, un laboureur ou un artisan sédentaire. S’impose dès lors l’image d’une société en marge, tout au moins si on la jauge à partir de ses réseaux de relations visibles. Les causes en sont difficiles à démêler. S’agit-il d’une situation réelle, née de la défiance du monde extérieur ou, à l’inverse, de la réticence des forestiers à établir des contacts en dehors de leur communauté ? Il serait pour le moment périlleux de s’aventurer trop loin sur cet axe d’interprétation. La tendance à se serrer les coudes est propre à tous les migrants déracinés. La solidité des liens internes détermine l’efficacité du travail. L’entente mutuelle est absolument nécessaire à ces ensembles fragiles et composites, condamnés à survivre ensemble. Lorsque le forestier n’est pas isolé, lorsqu’il a déjà intégré une équipe, pourquoi irait-il chercher à tisser des relations au-delà alors qu’il sait que son destin est de repartir pour sans doute ne plus revenir ? Pourquoi aller quérir un parrain ou une marraine qu’il ne connaît pas et que son enfant ne reverra jamais ? On rétorquera bien sûr que la séparation affecte tout autant les liens établis entre les travailleurs eux-mêmes, puisque ceux-ci se dispersent généralement à la fin d’un chantier. Sauf que les vertus sociales du parrainage justifient pleinement la matérialisation du lien même transitoire entre deux familles voisines, solidaires sur le moment, et peut-être appelées à se croiser de nouveau. La logique de réseau des forestiers répond d’abord à une volonté de se concilier ce qui est semblable puis proche, de faire corps, et, pourquoi pas, de créer du lien dans la distance fluctuante et aléatoire que dessine la migration permanente, multipliant ainsi les antennes, les supports de l’entraide et de l’information.

27Un milieu cimenté par le métier, donc, nul doute à cela. Mais les liens familiaux n’en sont pas pour autant à négliger. Puisque rares, ils sont chers : ce sont d’ailleurs eux qui permettent aux attaches professionnelles de n’être pas exclusives. Ils nouent des contacts entre spécialités diverses et surtout ouvrent le monde de la forêt aux métiers du fer ou du terroir. La rencontre d’un homme et d’une femme venus d’univers différents, leur mariage et les consanguinités qui en découlent sont le signe que des passerelles existent.

Les marges intégrées

28L’endogamie est la norme, sans doute : plus de huit mariages sur dix se font au sein du peuple de la forêt. Mais cette proportion varie fortement selon les professions, traçant une ligne de démarcation assez franche entre les producteurs et les transporteurs du charbon, aux choix matrimoniaux peu discordants, et des ouvriers du bois plus perméables à la nouveauté (tableau 7 de l’annexe 1). Parmi ces derniers, l’ouverture relative n’a, en outre, pas la même direction. Pour le bûcheron, elle s’oriente de préférence vers le monde paysan, confirmant ainsi l’existence d’une aire de confusion entre une population d’« infraforestiers » et le terroir agricole, pourvoyeur facile d’un métier, souvent pratiqué en complément de ressources saisonnier par le laboureur ou le journalier. La destinée conjugale du fendeur reflète, elle aussi, sa spécificité sociale : le fendeur de merrain est de toute évidence plus proche de l’atelier que de la ferme. Lorsqu’il quitte la forêt, c’est pour se rapprocher des milieux artisanaux, de façonneurs sédentaires du bois, bien sûr (charpentiers et sabotiers), mais aussi de fabricants de tissus. Cette particularité exprime sans doute des habitudes de relations propres à la profession qui, lorsqu’elle n’est pas itinérante, s’associe couramment par mariage aux petits métiers manuels. La descendance de Jehan Paulet accrochée à sa paroisse de Bouresse mêle ainsi des fendeurs entretenus par les coupes de la forêt de Verrières et les classiques charpentiers et sergetiers du bourg (tableau 17), à l’exclusion de tout travailleur de la terre.

  • 32 Vienne, arrondissement de Montmorillon, chef-lieu de canton.

29Les mariages témoignent aussi des contacts que nouent les forestiers avec le monde du commerce : celui des aubergistes et les cabaretiers chez qui ils trouvent le réconfort d’une bonne assiette ou d’une lampée de piquette ; sans oublier les meuniers et les boulangers qui leur fournissent le grain ou la miche. La relation de clientèle fidèle emporte les suspicions et il n’est pas surprenant que quelques hôtes des bois aient fini par repartir avec la fille d’un de ces honnêtes marchands. Les mariages mixtes, en revanche, ne dépassent que rarement certaines frontières. Celles qui séparent la forêt de la forge sont franchies de temps à autres, presque toujours par des ouvriers qui se situent dans la zone de rencontre des deux espaces, des charbonniers ou des voituriers de charbon. Le lien s’établit d’ailleurs fréquemment par remariage, signe que ces deux mondes n’étaient pas assez socialement assortis pour être réunis dans un premier hymen. L’élite sédentaire, celle des petits officiers de justice subalterne, offre encore moins ses filles à l’ombre des sylves : les quelques cas qui existent concernent des fendeurs stabilisés ou des filles déclassées ou orphelines. La ville, enfin, est plus accessible qu’on n’aurait pu s’y attendre : une poignée de forestiers viennent y trouver leur femme ; encore s’agit-il toujours d’une citadine imparfaite, néourbaine, habitante d’une petite ville (Saint-Savin32, Saint

  • 33 Indre, arrondissement du Blanc, chef-lieu de canton.
  • 34 Indre, arrondissement de Châteauroux, chef-lieu de canton.

30Gaultier33, Argenton-sur-Creuse34…) ou du faubourg rural d’une agglomération plus importante (la paroisse Sainte-Radegonde de Poitiers, celle de Saint-Denis de Châteauroux). L’étude des noces exogames du peuple de la forêt le situe dans un éventail de situations sociales au final assez largement déployé mais tout de même clairement circonscrit à la ruralité populaire. Coupé de cette aristocratie du travail itinérant que représente le groupe des forgerons, le peuple de la forêt possède sa propre échelle interne, structurée du travailleur de force au transporteur, en passant par le technicien de précision. Cette hiérarchie, elle-même instable et confuse, possède grossièrement ses correspondances au sein de la stratification rurale sédentaire : le bûcheron et le journalier, le fendeur et l’artisan du bourg, le charbonnier et le laboureur. Seul le voiturier échappe un peu plus à ce parallèle sommaire, ses connexions externes l’entraînant aussi bien vers la forge que vers la paysannerie aisée ou la boutique de village : une tendance nette, en tout cas, à caresser les chevilles de l’élite…

31Un autre facteur non négligeable de la variabilité du taux d’alliance extra-forestière, est la taille du chantier : la ponction matrimoniale sur le milieu sédentaire sera d’autant plus faible que le nombre de familles ouvrières présentes sur la coupe – et donc celui des filles nubiles de la compagnie – sera élevé. Sur le chantier de la forêt de Lussac, sans doute un des plus peuplés de toute l’histoire de la sylviculture poitevine, seuls trois mariages mixtes ont pu être repérés avec certitude contre vingt et une alliances endogames. Inversement, à Abzac où les effectifs employés pendant plus de dix ans sont plus modestes qu’à Lussac, le nombre d’unions contractées en dehors du milieu forestier est supérieur à celui des noces assorties. Faut-il en conclure que les échanges de conjoints entre le bois et le finage ne se font que lorsque la réserve de mariées potentielles de la forêt est tarie ? On y verrait alors un signe tangible de ce cloisonnement premier et volontaire d’un milieu qui ne tolère le sang neuf que quand sa survie, sa reproduction sont menacées. Une économie matrimoniale spécifique et étroitement contrôlée que semble confirmer la quasi absence de filles forestières accordées à des hommes sédentaires, comme si ce capital était trop précieux pour être dispersé au dehors.

Mariages contractés durant le chantier de la forêt de Saint-Germain (Abzac 1719-1731)
Mariages endogames
Sylvain GUINOT voiturier – Françoise TAVENNE, fille de fendeur Mathurin ALLET voiturier – Michelle PECHIER, veuve de voiturier Pierre PATINON fendeur – Françoise PAULET, fille de fendeur Sylvain DUDROIT charbonnier – Jeanne BERNARD, veuve de charbonnier
Mariages mixtes forge-forêt
Marc CHASTELAIN fondeur – Marie DOYER, veuve de fendeur Gilbert QUIOLAIN chauffeur – Jeanne BOURBEAU, fille de voiturier Pierre PAULET fendeur – Jeanne BOURBEAU veuve de chauffeur
Mariages mixtes forêt-terroir
Jacques COUPRY coupeur – Louise DEPOUMAILLOU (le Queroy) Pierre CHARPENTIER charbonnier – Marguerite DEVILLESANGE (Marcillac, Oradour-Fanais) René CHARPENTIER charbonnier – Marguerite DEBEAULIEU (Marcillac, Oradour-Fanais)
Mariages mixtes forêt-bourgs
Antoine SICARD bûcheur – Marie COTINEAU (« ville » de Lussac) Pierre PAULET fendeur – Françoise LEMAGE (Bussière-Poitevine) François RENAUD bûcheur – Françoise SERRIER (bourg d’Oradour-Fanais) François SICARD fendeur – Anne LEVASSEUR (bourg d’Abzac) Pierre DUGENET fendeur – Anne COTINEAU (Lussac ?) Jean BERTRAND charbonnier – Jeanne VASSEUR (bourg d’Abzac)

  • 35 Le 29 juillet 1720 à Oradour-Fanais, Marguerite et Pierre Debeaulieu, du village de Marcillat, épo (...)
  • 36 Arch. dép. Indre, 2E 8064, contrat de mariage de Baptiste Guibet, maître saquetier, et d’Anne Chér (...)
  • 37 Arch. dép. Indre, 2E 8081, contrat de mariage de Denis Fréron, bûcheur, et de Françoise Septier, 3 (...)

32Reste que si ce comportement existe sans doute, il n’est peut-être que la conséquence obligée d’un rejet ou du moins d’une réticence initiale. On imagine a priori difficilement le paysan ou l’artisan abandonner sa fille à tel inconnu sorti des bois, se condamner à ne plus la revoir en la vouant à une vie ambulante. Un regard plus attentif sur les mariées d’Abzac converties à la forêt dévoile bien le profil déjà singulier de certaines d’entre elles : des femmes mûres ou de jeunes orphelines, déliées de toute autorité familiale. Lorsqu’elles ont épousé leur homme des bois, Louise Depoumaillou et Marguerite Devillesange, qui habitaient des hameaux voisins de la forêt de SaintGermain, n’avaient plus ni père ni mère pour s’opposer à leur décision. D’autres, comme Françoise Lemage, deuxième épouse de Pierre Paulet le jeune, étaient sous la tutelle d’un beau-père qui ne voyait peut-être pas d’inconvénient à les lâcher dans l’inconnu. Aurait-on là affaire à des filles « incasables » car porteuses d’une réputation entachée, promises au célibat définitif si l’aubaine d’un étranger de passage n’était pas venue les arracher à leur sort ? L’hypothèse est séduisante mais reste invérifiable. Toutes les épouses sédentaires de nomades forestiers ne correspondent d’ailleurs pas à ce portrait hypothétique. En 1720, Marguerite Debeaulieu, issue d’une ferme dont les terres sont contiguës à la forêt, épouse le charbonnier René Charpentier. Son frère se marie en même temps qu’elle, mais lui reste au village35. Tout en séjournant dans la loge de son époux, Marguerite Debeaulieu vivra ensuite vingt ans sans s’éloigner de son pays, revenant même accoucher à Oradour-Fanais, sa paroisse d’origine en 1727. Michelle Péchier, native du village de Chez Péchier, dans la paroisse de Mézières-sur-Issoire, mariée deux fois dans la forêt, ne paraît pas plus déconnectée de sa famille : son frère Jean Péchier qui l’assistait déjà à son premier mariage à Mézières en 1715, fait cinq ans plus tard le déplacement jusqu’à Abzac pour ses secondes noces. L’impression de déchirement, voire de rapt, que pourraient laisser de telles alliances entre ouvriers itinérants et paysannes se modère donc sensiblement à la lueur de ces contacts prolongés. Il est de plus probable que les familles des « fugitives », tout en perdant de vue une parente, gagnaient les espaces de subsistance que celle-ci libérait. C’est ce que laissent entendre certaines conventions matrimoniales en val de Creuse : sur ces terres chiches, où la forêt le dispute à la vigne, la propriété du moindre rang de ceps fait figure de précieux capital. Le vieux Jean Chéroux put ainsi se consoler un peu du remariage de sa fille avec un saquetier nomade des bois de Thenay en récupérant la jouissance de deux journaux de vigne qu’elle possédait près de Saint-Gaultier36. De même, Sylvain Septier vit-il finalement d’un bon œil l’escapade conjugale de sa nièce Françoise en compagnie d’un bûcheron : elle lui permettait de s’enrichir d’un journal et demi de vigne moyennant la modique promesse dotale de 30 livres37.

33Plutôt que des contraintes ou des planches de salut pourquoi ces mariages ne seraient-ils donc pas avant tout des choix, libres et volontaires ? Stimulés par un sourd désir d’aventure, le besoin d’échapper à un sort réglé d’avance, à une tutelle familiale. Plus simplement encore, osera-t-on y voir le fruit de l’inclination réciproque, d’un amour surgi d’une banale fréquentation de voisinage entre des familles qui ont appris à se connaître et à se respecter.

Les passerelles invisibles

  • 38 Ille-et-Vilaine, arrondissement de Rennes, canton de Liffré.
  • 39 Episode relaté dans Muracciole (Marie-Madeleine), « Quelques aperçus sur la criminalité en Haute-B (...)
  • 40 Aucune trace de conflit de ce type n’a été repérée lors du dépouillement des archives des tribunau (...)
  • 41 Vienne, arrondissement de Montmorillon, chef-lieu de canton.
  • 42 cf. supra.
  • 43 Sous la Restauration encore, la capacité des forestiers à organiser un rassemblement contestataire (...)

34Des canaux de relations existent entre la forêt et le terroir même si la plupart d’entre eux demeurent indécelables. A propos de ces contacts du quotidien, l’archive reste, en effet, obstinément taciturne, rompant essentiellement le silence lorsqu’éclate un conflit. Témoin cette altercation violente de septembre 1758 entre villageois de Saint-Sulpice-la-Forêt38, en Haute-Bretagne, et bûcherons de la forêt voisine : échauffés par le meurtre d’un des leurs et par le vin de l’auberge où ils se sont rassemblés, les ouvriers sortent agresser et injurier les paroissiens qui se rendent aux vêpres, promettant de leur « casser la tête » et renvoyant à son presbytère le recteur, « bougre de gros ventre », accouru pour calmer les esprits39. Ces agitations laissent cependant des traces bien trop sporadiques pour être véritablement révélatrices de l’état des rapports entre les deux communautés40. Regards en chiens de faïence, suspicion préalable, murmures xénophobes troublaient sans doute le premier contact. Très vite, cependant, la mesure de l’intérêt réciproque l’emportait sur la méfiance. Si les forces de l’ordre échouent dans leur entreprise de mise au pas des forestiers, c’est d’abord parce que ces derniers bénéficient de complicité dans la population locale : lors de la rébellion des ouvriers de la Mareuil en 1698, le contrôleur des Fermes déplore la collusion des mutins avec les habitants de la petite ville voisine de Chauvigny41 qui pratiquent avec eux le faux-saunage. Il serait donc naïf d’opposer systématiquement les gens du bois à ceux du finage42. Les deux s’allieraient plutôt dans la contestation frumentaire ou la révolte contre la pression fiscale, les forestiers nomades servant à l’occasion de bras armé et de bouclier à des ruraux moins bien organisés43, plus vulnérables aussi en leurs biens immobiliers car toujours sous la menace d’une saisie.

  • 44 Tournaire (Jacques), Les forges de Clavières, op. cit., p. 11.
  • 45 Robert de Beauchamp (Louis), « Instructions et mémoires concernant les fonctions des maîtres de fo (...)
  • 46 Dans les loges de Dressais. Arch. dép. Indre, A 75 (état des habitants des loges de la forêt de Ch (...)
  • 47 Robert de Beauchamp (Louis), « Instructions et mémoires concernant les fonctions des maîtres de fo (...)
  • 48 Vienne, arrondissement de Montmorillon, canton de l’Isle-Jourdain.

35Surtout, le travailleur des forêts est nécessairement bien moins autosuffisant que le paysan. Autour du chantier, il ne dispose d’aucun bien foncier susceptible de pourvoir à son alimentation, ni clos de vigne, ni terre labourable. A peine a-ti-l le temps et l’espace pour s’ouvrir un petit carré de jardin : le bail des forges de Clavières, en Berry, en limitait la surface à un demi-arpent et proscrivait son aménagement en dehors des places de charbonnières ou des terrains vagues44. Ce bout de terrain défriché était de toute façon bien moins généreux que le potager de village, retourné et fertilisé depuis des générations. Pour remédier à cette situation de dépendance alimentaire, le forestier disposait sans nul doute d’expédients bien rodés. Le maraudage était vraisemblablement pratiqué : dans les instructions qu’il destine aux maîtres de forges et à leurs commis, Robert de Beauchamp souligne qu’il est nécessaire de « bien tenir en main les ouvriers pour qu’ils ne mangent pas les fruits, ne gâtent pas les blés et les pacages des pauvres gens. Sinon, ce serait une guerre continuelle »45. La plupart du temps, toutefois, cette guerre ne survient pas. Car le forestier, une fois installé pour plusieurs mois, voire plusieurs années, s’intègre vite aux circuits locaux de la consommation. Il est devenu un client : celui du cabaretier établi dans le bourg, sur les routes, voire parfois dans les loges mêmes comme c’est le cas à Ardentes en 173746. La taverne est sans doute avec l’église l’un des lieux de rencontre principaux entre villageois et forestiers. Les employeurs en redoutent la fréquentation trop assidue et cherchent à en limiter le nombre : « les ivrognes attirent la malédiction de Dieu », assure Robert de Beauchamp pour qui « il est de l’intérêt et de la prudence du maître de forge de chasser tous ces ivrognes et surtout ceux du voisinage qui bien souvent débauchent vos ouvriers »47. Le meunier et le boulanger reçoivent eux aussi la visite du forestier à qui ils fournissent sa farine et son pain. Signes résiduels de ces liens, les mariages qui – on en a parlé – unissent ces métiers et ceux de la forêt mais aussi les passages, au demeurant assez nombreux, d’une spécialité à une autre : rappelons Honoré Tireau, meunier de Prissac converti au roulage du charbon, ajoutons y le cas inverse d’Etienne Lerat qui abandonne vers 1747 l’approvisionnement du fourneau de la Gâtevine pour se consacrer à son moulin. Ce sont encore ces deux boulangers, Jacques Faugeroux, de Queaux48, et

  • 49 Vienne, arrondissement de Montmorillon, canton de Lussac-les-Châteaux.

36Pierre Rouil, de Mazerolles49, qui en viennent à cuire le charbon pour la forge de Verrières. Parfois, la vocation attend la génération suivante : le fils du meunier Sylvain Pacton, prénommé aussi Sylvain, est devenu voiturier, inspiré par l’exemple de son frère et de ses beaux-frères utérins. Ces convergences ne sont toutefois pas que le résultat d’un lien de clientèle régulier : elles témoignent aussi de dispositions communes, d’affinités élémentaires. Similitudes du capital de travail pour le voiturier et le meunier qui mènent leurs marchandises à dos de mulet. Familiarités avec le feu que le charbonnier et le boulanger ont tous deux appris à maîtriser.

  • 50 Jolas (Tina), Zonabend (Françoise), « Gens du finage, gens du bois » dans Jolas (Tina), Pingaud (M (...)

37Les paysans alentours ont de leur côté sans doute plus souvent l’occasion de s’adonner à de fructueux trafics avec les « logistes » que de se plaindre du vol ou de la concurrence sur les espaces communaux et les terrains de parcours. L’accès des forestiers au finage se faisait alors vraisemblablement selon les mêmes modalités qu’à Minot à la fin du xixe siècle : les gens des bois y plantaient leurs légumes entre deux raies de culture, glanaient les épis oubliés par le moissonneur et ramenaient des fermes du voisinage les produits de la terre, le lait, le fromage ou un bout de cochon contre quelques sous ou quelques services50. Bénéficiaires du terroir agricole par personne interposée, les forestiers jouissaient du coup de la large tolérance de leur entourage sédentaire immédiat. Comment pourrait-il en aller autrement ? Ils contribuaient à injecter l’argent de leurs salaires dans l’économie rurale, ils servaient aussi de main d’œuvre d’appoint aux paysans à l’époque des foins ou des moissons, durant la saison morte des bois. Ils permettaient enfin aux populations rurales de contourner les usages réglementant leur accès aux ressources de la forêt : car bûcherons et charbonniers trouvaient eux facilement, dans leur domaine privilégié, le gibier et le bois, précieux moyens de subsistance et d’échange.

  • 51 L’ancienneté de l’établissement industriel favorise néanmoins la densité et la fréquence des conta (...)

38Comme tout type de milieu, le monde des forestiers itinérants échappe aux caractérisations simples et aux frontières figées. La pauvreté y serait-elle la norme ? Probablement, si l’on s’arrête à certains critères : l’absence de biens fonciers, les frustes objets du quotidien, l’extrême inconfort du cadre matériel de l’existence. La richesse s’y trouve cependant, parmi les voituriers, pourvus de chevaux et de mulets. Elle réside surtout davantage dans l’héritage immatériel et incommensurable du savoir-faire qui vaut à certains techniciens, charbonniers ou fendeurs, la considération d’un prêtre ou d’un notaire. Un isolat social ? Sans doute, là encore, si l’on s’en tient à un seul point de vue. Celui que nous distillent avec plus ou moins de parcimonie les sources, prismes déformants, qui ne peuvent rendre compte que des réalités conflictuelles ou familiales. Les forestiers, par ailleurs, ne semblent pas se distinguer dans ce registre des ouvriers de forge qui vivaient pourtant moins en périphérie du terroir et moins à l’écart des bourgs51. Le repli sur l’identité professionnelle ou familiale fait donc partie des comportements normaux des travailleurs nomades. Allons même jusqu’à en faire l’illustration commune d’une norme endo-homogamique partagée par une bonne partie des sociétés traditionnelles. Y a-t-il vraiment plus de laboureurs mariés en dehors de leur milieu dans les campagnes françaises du xviiie siècle ? D’évidence non. La marginalité du sang, de l’alliance et du compérage est d’abord une nécessité affective, appropriée à des logiques qui ne se rencontrent pas : la stabilité relative des paysanneries d’un côté, l’éparpillement de la destinée des forestiers de l’autre. La seule différence véritable entre les deux communautés rurales tient à la nécessaire adaptabilité du forestier qui peut se retrouver plus facilement en situation de pénurie matrimoniale, voire relationnelle, sur un petit chantier. L’abondance le confine dans les bois. Et l’isolement l’en fera sortir.

Tableau 17
La descendance de Jehan Paulet, à Bouresse (les forestiers migrants sont soulignés)

Tableau 17La descendance de Jehan Paulet, à Bouresse (les forestiers migrants sont soulignés)

Notes

1 Pastoureau (Michel), « Introduction à la symbolique médiévale du bois », dans L’arbre. Histoire naturelle et symbolique de l’arbre, du bois et du fruit au Moyen Age, op. cit., p. 30-31.

2 Verdier (Yvonne), « Chemins dans la forêt Les Contes » dans Revue forestière française, n° spécial « Société et forêt », 1980.

3 Arch. dép. Indre 2E 8084 (Mauduyt, notaire à Saint-Gaultier).

4 Indre, arrondissement de Châteauroux, canton d’Argenton-sur-Creuse.

5 Arch. dép. Indre 2E 3262, contrat de mariage de Mathurin Tiercerye, maître charbonnier, et de Marguerite Roger, 3 juillet 1680 (maître Rouet, notaire à Ardentes).

6 Louis Chamaillard, voiturier, paie 10 livres pour quatre boisselées de terre, « le nommé Cléret, voiturier » paie 10 livres 10 sols pour la métairie de Villeboumiers qu’il fait valoir.

7 A Ardentes, les contributions des forestiers non exploitants varient cependant quelque peu d’un foyer à l’autre (entre 10 sous et 115 sous), mais la plupart des familles acquittent un impôt de 20 ou de 40 sous. Le rôle des tailles de la paroisse de Vautebis, près de la forge de la Meilleraye, établi en 1766, reflète une réalité légèrement plus enviable. A cette date, la quasi totalité des charbonniers et des voituriers sont sédentarisés dans le village de Reffanes et y exploitent une borderie. Le montant de leur cote personnelle témoigne cependant de situations disparates : de 2 livres et 10 sous pour le voiturier Louis Mimault à 13 livres et 10 sous pour son confrère Charles Girault (Arch. dép. Vienne, C 835)

8 Arch. dép. Indre 2E 5349, contrat de mariage de François Livernault, charbonnier, et de Jehanne Desbleds, 18 août 1675 (Pain, notaire à MezièresenBrenne).

9 Arch. dép. Vienne E 4/3/209, contrat de mariage de Louis Tareau, fendeur de merrain, et de Jacquine Cadoux, 27 mai 1691 (Doré, notaire à Chauvigny).

10 La présence de bétail dans les dots trahit d’ailleurs souvent une alliance dans la paysannerie ou une sédentarisation même temporaire (cf. le cas des contrats de mariage de la famille Veau autour d’Oradour-Saint-Genest, en Basse-Marche, au début du xviiie siècle, Arch. dép. Haute-Vienne 4E 45/223 et 225, maître Jousseaulme, notaire au Dorat, 24 mai 1705 et 3 février 1707).

11 Arch. dép. Indre, 2E 648, contrat de mariage d’Etienne Tixier, voiturier, et de Catherine Comont, 21 janvier 1704 (Aloncle, notaire à Maillac).

12 Arch. dép. Indre, 2E 3262, contrat de mariage de Pierre Barillet, voiturier de charbon, et de Catherine Mesnard, 10 juillet 1680 ( Rouet, notaire à Ardentes).

13 Parmi les conventions matrimoniales de forestiers repérés en Poitou, la plus riche est sans conteste celle d’un voiturier de charbon, François Chichery, dont l’apport cumulé à celui de sa future se monte à la somme de 1581 livres 13 sols (Arch. dép. Vienne, 2C 996, contrôle des actes de l’Isle-Jourdain, 1er juin 1708).

14 Robert de Beauchamp (Louis), « Instructions et mémoires concernant les fonctions des maîtres de forge à fer et de leur commis », 1774, texte cité dans Chamand (Paul), Forges de « Verrières », op. cit., p. 204.

15 Un fourneau de 40 cordes produisait environ cent pipes de charbon (900 pieds cube). Les sacs en usage à Verrières contenant six pieds cube chacun, il fallait donc bien 150 sacs pour conditionner toute une meule cuite. Un sac rempli de charbon pesait environ 105 livres.

16 Cette somme est assez proche des « 17 livres par cent de pipes de charbon » proposées le 12 juin 1701 par le maître des forges de Cormorin à « Antoine Haulbont, maître cuiseur de charbon, demeurant ordinairement paroisse de Senonches en Perche » (Arch. dép. Sarthe, 4E sup XXVII/40, information communiquée par Evelyne Robineau).

17 « Les sacquetiers mal intentionnés faisaient en sorte d’arriver tous ensemble afin d’embarrasser le commis. Ainsi le commis pressé faisait une inspection rapide et moins stricte » (Robert de Beauchamp (Louis), « Instructions et mémoires concernant les fonctions des maîtres de forge à fer et de leur commis », 1774, texte cité dans Chamand (Paul), Forges de « Verrières », op. cit., p. 204).

18 Vicomte de BerthierBizy, Les abus coutumiers des ouvriers des forges, mémoire du 24 vendémiaire an III, cité par Thuillier (Guy), Aspects de l’économie nivernaise au xixe siècle, Paris, Armand Colin, 1966, p. 3883-89.

19 Vienne, arrondissement de Montmorillon, canton de Gençay.

20 Arch. dép. Vienne 2C 3442, contrôle des actes d’Usson, ferme de métairie par Joseph Pillon à Mathurin Guigné (1er novembre 1741), E 4/17/70, reconnaissance par Joseph Pillon et Marguerite Demay, « demeurant à présent dans la fouretz de Rufecq, de présent en ce lieu [Usson] », à maître Raphaël Gaultier (Gay, notaire à Usson, 23 octobre 1742).

21 Arch. dép. Vienne 2C 1752, insinuations du bureau de Lussac-les-Châteaux, f° 35v°, transaction du 10 janvier 1762.

22 Arch. dép. Deux-Sèvres 3E 1715 (maître Dessiré, notaire à Vautebis, 7 août 1707).

23 Le 12 juillet 1707, François Bernard, « ouvrier en bois dans la garenne d’Artron et demeurant de présent à Usson », cède à Jacques Desmarais, commis à la recette des aides au département de Charroux, ses actions contre François et Marc Pollet, père et fils « aux causes dont il est intervenu, décret de prise de corps et sentence de provision en saisie de leurs outils servant à leur métier de fendeur » (Arch. dép. Vienne E 4/17/67, Gay, notaire à Usson). Pour obtenir un délai supplémentaire de paiement d’un dette contractée envers un marchand de Lusignan, Guillaume et François Lenoir, charbonniers, obligent et affectent « tous et chacuns leurs chevaux, mulets et autres bestiaux dont ils se servent pour voiturer le charbon » (Arch. dép. Vienne E 4/13/73, Péronnet, notaire à Poitiers, 15 novembre 1703).

24 La pratique semble concerner aussi les membres des confréries pieuses (cf. Ariès (Philippe), L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, p. 8794). Selon François Lebrun (Les hommes et la mort en Anjou aux xviie et xviii siècles, Paris, Flammarion, 1975, p. 348), le privilège d’inhumation dans l’église s’est étendu aux petites gens, en échange toutefois d’un « legs même modeste ».

25 Arch. dép. Vienne E 4/25/51, quittance du 29 janvier 1673 (Gaultier, notaire à Poitiers). Martial Couperie est alors « marchand fendeur demeurant au bourg et paroisse d’Anthenet ». Trois mois plus tard, une procuration de sa femme Jeanne Deteil, le situe « de présent au village de Bremolière, paroisse de Lussac ».

26 Robert de Beauchamp (Louis), « Instructions et mémoires concernant les fonctions des maîtres de forge à fer et de leur commis », 1774, texte cité dans Chamand (Paul), Forges de « Verrières », op. cit., p. 204.

27 Jean Veau a peut-être entre huit et douze ans en 1719-1720, lorsque son père travaille sur le chantier de Vielle Forêt, paroisse de Lessac, avec les cousins Breton. On peut imaginer que l’un d’entre eux lui a appris à tenir la plume. Jean Veau aurait ensuite transmis sa science à son petit frère, Christophe, né en 1719, d’un deuxième lit de son père, quelque part entre Asnières-sur-Blour et Brillac.

28 Joyeux (Angélique), La forge de Verrières. Etude sociale des travailleurs de la forge au xviiie siècle, mém. maîtrise, Université de Poitiers, sous la direction d’Anne Jollet, 2001, p. 67.

29 Maurice Depasse est ainsi qualifié de « maître charbonnier » à sa sépulture en 1724.

30 cf. supra.

31 Robert de Beauchamp (Louis), « Instructions et mémoires concernant les fonctions des maîtres de forge à fer et de leur commis », 1774, texte cité dans Chamand (Paul), Forges de « Verrières », op. cit., p. 201.

32 Vienne, arrondissement de Montmorillon, chef-lieu de canton.

33 Indre, arrondissement du Blanc, chef-lieu de canton.

34 Indre, arrondissement de Châteauroux, chef-lieu de canton.

35 Le 29 juillet 1720 à Oradour-Fanais, Marguerite et Pierre Debeaulieu, du village de Marcillat, épousent respectivement René Charpentier et Marie Caillaud. Les mariages sont célébrés en présence de Jean Debeaulieu.

36 Arch. dép. Indre, 2E 8064, contrat de mariage de Baptiste Guibet, maître saquetier, et d’Anne Chéroux, 19 janvier 1665 (Mauduyt, notaire à SaintGaultier).

37 Arch. dép. Indre, 2E 8081, contrat de mariage de Denis Fréron, bûcheur, et de Françoise Septier, 31 mars 1682 (Mauduyt, notaire à Saint-Gaultier).

38 Ille-et-Vilaine, arrondissement de Rennes, canton de Liffré.

39 Episode relaté dans Muracciole (Marie-Madeleine), « Quelques aperçus sur la criminalité en Haute-Bretagne dans la deuxième moitié du xviiie siècle », dans Criminalité et répression (xive-xixe siècles), n° spécial des Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 88, 1981, n° 3, p. 317.

40 Aucune trace de conflit de ce type n’a été repérée lors du dépouillement des archives des tribunaux subalternes poitevins dans le ressort desquels se sont ouverts des chantiers. Signalons toutefois un épisode révélateur des contacts difficiles entre les gens des bois et le personnel en charge de la surveillance des espaces forestiers : en juin 1734, Louis Porcher dit « La Chapelle », garde des bois du duc de Mortemart, est « tué d’un coup de cognée » dans la forêt de Verrières par un dénommé Charles Vignaud, « bûcheur de la ville de Lussac ». Ce dernier ne semble toutefois pas faire partie du personnel nomade des chantiers (mairie de Lhommaizé, registre paroissial sépulture du 7 juin 1734).

41 Vienne, arrondissement de Montmorillon, chef-lieu de canton.

42 cf. supra.

43 Sous la Restauration encore, la capacité des forestiers à organiser un rassemblement contestataire en troupe quasi militaire frappait l’imagination des autorités, leur faisant tout particulièrement craindre une alliance avec les paysanneries du voisinage en cas de révolte frumentaire (Bourguinat (Nicolas), Les grains du désordre. L’Etat face aux violences frumentaires dans la première moitié du xixe siècle, Paris, EHESS, 2 002, p. 273-276).

44 Tournaire (Jacques), Les forges de Clavières, op. cit., p. 11.

45 Robert de Beauchamp (Louis), « Instructions et mémoires concernant les fonctions des maîtres de forge à fer et de leur commis », 1774, texte cité dans Chamand (Paul), Forges de « Verrières », op. cit., p. 201.

46 Dans les loges de Dressais. Arch. dép. Indre, A 75 (état des habitants des loges de la forêt de Châteauroux cité par Tournaire (Jacques), Les forges de Clavières, op. cit., p. 11) .

47 Robert de Beauchamp (Louis), « Instructions et mémoires concernant les fonctions des maîtres de forge à fer et de leur commis », 1774, texte cité dans Chamand (Paul), Forges de « Verrières », op. cit., p. 204.

48 Vienne, arrondissement de Montmorillon, canton de l’Isle-Jourdain.

49 Vienne, arrondissement de Montmorillon, canton de Lussac-les-Châteaux.

50 Jolas (Tina), Zonabend (Françoise), « Gens du finage, gens du bois » dans Jolas (Tina), Pingaud (Marie-Claude), Verdier (Yvonne), Zonabend (Françoise), Une campagne voisine. Minot, un village bourguignon, op. cit., p. 48.

51 L’ancienneté de l’établissement industriel favorise néanmoins la densité et la fréquence des contacts entre la forge et son établissement rural. Une étude en cours sur la forge de Luchapt, fondée vers 1706, montre que l’intégration d’un jeune du pays parmi le personnel qualifié ne se produit pas avant 1775. Jusqu’à cette date, les mariages mixtes sont également rarissimes : ils se généralisent ensuite mais concernent surtout les ouvriers du fer attachés au site depuis plusieurs générations.

Table des illustrations

Titre Tableau 15Les forestiers pourvus d’avant-titres en Berry et en Poitou (xviie-xviiie siècles)
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Titre Tableau 16Alphabétisation et métiers des forêts
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Titre Tableau 17La descendance de Jehan Paulet, à Bouresse (les forestiers migrants sont soulignés)
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