Images de la peur dans la peinture pré-romantique et romantique en France
p. 75-88
Texte intégral
1Tandis qu’à Dresde, puis à Rome, Winckelmann vient de conforter les principes du Beau Idéal exaltant la sérénité apollinienne, base sur laquelle s’édifie alors un style néo-classique international, à Londres, Edmund Burke publie en 1757, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, dont le succès se répand dans toute l’Europe. L’émergence de cette nouvelle catégorie qui bouscule l’ordre serein du beau, traduit la mutation esthétique la plus importante du XVIIIe siècle. Dans le Traité, la peur, excitation violente, concentration des forces pulsionnelles, apparaît comme le principe essentiel du sublime. Ainsi, sous l’influence des philosophes, le paysage se dramatise, se charge d’émotions, s’imprègne de pathétique. Tout un versant de la peinture française contemporaine succombe à « l’horreur délicieuse » du sublime codifié par Burke, suivi par Diderot et Kant. Sentiment ambivalent, le sublime nous attire et nous effraie : il tire son emprise de la peur qu’il suscite chez le spectateur, du choc qu’il exerce sur notre sensibilité.
2Ces images de la peur, nous en chercherons quelques exemples dans la peinture française au cours de la période qui mène du préromantisme au romantisme Second Empire, entre 1750 et 1870 environ. Le thème qui côtoie plusieurs genres (marine et paysage) est induit par les colères de la nature, les éléments dans leurs excès. Il se nourrit de la fable, de la Bible, de la littérature et des événements maritimes contemporains. Les tempêtes en mer et les naufrages, qui accordent aux marines le statut du Grand Genre, vont révéler un bouleversement dans la scénographie du sublime pour créer paradoxalement une marine sans bateau. Les coups de vent dans le paysage dotent l’arbre en péril d’un langage autonome qui détrône l’anthropocentrisme établi, tandis que les images métaphoriques de la peur intérieure des artistes donneront l’occasion d’explorer certaines de leurs obsessions et de rendre hommage à leurs visions prémonitoires.
Tempêtes, incendies et naufrages, expression de la peur dans la peinture de marine
3Déjà répandu parmi les collectionneurs du XVIIIe siècle, amateurs de frissons, le cliché d’un Joseph Vernet, spécialiste des tempêtes et des naufrages, s’est ancré grâce à l’anecdote illustrée par son petit-fils, Horace Vernet, au Salon de 1822, puis rapportée par les biographes Durande et Lagrange : Joseph Vernet attaché à un mât étudie les effets de la tempête, Avignon, musée Calvet. Cet hommage rendu au zèle naturaliste du peintre se double d’une interprétation romantique, celle de l’artiste, être d’exception surmontant sa peur, puisant son inspiration dans la contemplation des éléments déchaînés. Joseph Vernet qui aborde le thème autour de 1740 aime lui associer un pendant calme, comme dans la paire de tableaux réalisés pour Poulhariez en 1754 : manifestation de la colère divine, La Tempête apparaît comme le châtiment de la scène païenne où des Baigneuses exposent leur nudité au soleil d’une calanque.
4La Tempête de 1777, conservée au musée Calvet illustre bien la tactique émotionnelle incluse dans ces savantes scénographies. La toile dont le format (3mx2) convoque le corps du spectateur, hisse le paysage au rang de la Grande Peinture. Plusieurs éléments de la typologie du sublime décrite par Burke sont ici rassemblés : la rafale, l’orage manifesté par l’éclair ; le rocher écueil, symbole d’obstacle et de mort sur lequel se fracasse le navire ; le rocher en surplomb menaçant l’édifice qui rappelle le Château Saint-Ange ; le rocher anthropomorphe, surdimensionné ; les eaux noirâtres, promesse d’engloutissement ; le sous-dimensionnement des humains dont les attitudes théâtrales renforcent le pathétique. Sur les terrasses du château, l’homme se réduit à un point, l’infiniment petit menacé par le bloc cyclopéen ; sur les plans intermédiaires, règnent agitation et désordre, l’effort des hommes pour gérer une réalité insaisissable, car la peur est synonyme de chaos. À gauche, les marins rappellent une descente de croix ; l’entrecroisement des diagonales-mat, rafale, rames contrariées – exprime ces tensions portées au paroxysme par la femme en proie à la panique : soulevée dans les airs, elle connote un enlèvement de Proserpine, des Sabines ou Borée enlevant Orythie1. Sa gesticulation répond au tracé de l’éclair. Le premier plan juxtapose deux postures contradictoires, l’espoir et le désespoir : un homme de dos prie agenouillé ; pour conjurer sa peur, une femme de face, assise, enfouit sa tête dans ses mains, comme dans une Déploration. Le sublime signifie au spectateur son anéantissement devant le spectacle d’une force incommensurable.
5Parmi les émules et suiveurs de Vernet, le chevalier Volaire installé à Naples en 1769, se spécialise dans les éruptions du Vésuve, spectacle qui excite la curiosité scientifique des encyclopédistes : huit éruptions importantes ont eu lieu au cours du XVIIIe siècle. Dans la toile du musée de Toulon, Éruption du Vésuve, 1785, à l’embrasement du ciel par l’orage se juxtapose celui de la terre par le volcan. Le sublime est ce débordement mortel de la nature contemplé en toute sécurité de l’autre rive. La profondeur des eaux proclame l’interdiction de franchir la distance qui institue le lieu théâtral, condition de l’illusion. Mais, au delà d’une vision terrifiante qui met en scène leur propre mort et matérialise un enfer fantasmé, les spectateurs contemplent l’image du feu dans l’eau, l’union des contraires, condition de la vie éternelle, la descente de l’esprit dans la matière, symbole alchimique du sceau de Salomon.
6Si la peur du volcan suscite l’admiration, elle provoque aussi de violentes réactions : sur le repoussoir rocheux en bas à droite, deux femmes ne peuvent supporter la vision : l’une, sidérée par le spectacle, lève les bras au ciel ; l’autre s’évanouit. Cette vogue du Vésuve en action, désigné comme thème aux paysagistes effectuant le Grand Tour est rappelée par Valenciennes dans son Traité de 1799 : « Il faut allier le sang-froid de l’observateur au sentiment inné de la couleur pour exécuter fidèlement ces bouleversements de la nature, aussi sublimes qu’ils sont effrayants2. »
7Dans cette autre version, qui oppose comme chez Vernet, un double foyer lumineux, témoignage de la rupture avec les règles de l’unité classique – froideur de l’éclairage lunaire contrastant avec la chaleur éclatante de la lave en fusion –, la peur fait chanceler l’un des spectateurs, dont Volaire transpose la silhouette à contre-jour dans celle d’une femme effrayée assistant à l’Incendie d’un port, la nuit, Bordeaux, musée des beaux-arts.
8Mais le vrai rival de Vernet est Bernardin de Saint-Pierre, inventeur, en littérature, de la mer-spectacle : il relate, avec une précision de météorologue, la tempête qui brise le Saint-Géran sur les récifs de l’Île de France, ruinant l’idylle de Paul et Virginie, 1787. À la suite des poèmes d’Ossian qui développent le goût de la mer sauvage, le roman noir « intègre à sa représentation d’un monde absurde de terribles tempêtes » et l’on commence « à fixer par l’écrit les contes effrayants des gens de mer3 ».
9Au XIXe siècle où l’observation météorologique se fait plus attentive, notamment à la suite de la classification d’Howard sur les nuages et des travaux de Forster sur les phénomènes atmosphériques, les titres des œuvres exposées perdent leur imprécision générique pour relater un événement déterminé ou insistent sur les degrés qui scandent la progression de la peur, du coup de vent à l’ouragan.
10Avec Le Radeau de la Méduse, musée du Louvre, œuvre majeure du Salon de 1819, Géricault donne un nouveau souffle aux marines tragiques du XVIIIe siècle. À la peur et à la souffrance qui déchirent les naufragés, répond l’écartèlement de la construction : le regard hésite entre les cadavres jonchant le premier plan, que la convergence des madriers fait entrer, selon une perspective à la chinoise, dans notre espace, et le dos athlétique du noir découpé sur le ciel, couronnant la composition. Le mouvement général des survivants dirigés vers l’Argus à l’horizon est contrarié par la direction du vent qui gonfle la voile et détourne de l’objectif. Ce défi lancé au monopole davidien (au lieu d’un personnage antique, un « nègre » est le héros du drame) ouvre la voie au sublime romantique : répudiant les repoussoirs de Vernet, faisant affleurer l’écume directement au bord du cadre, l’artiste installe le public dans l’action, supprimant la distance qui, jusqu’ici, garantissait l’intégrité du spectateur.
11Ce procédé nouveau dont Turner a déjà tiré parti – La jetée de Calais, 1803, Londres, National Gallery ; Tempête de neige, l’armée d’Hannibal franchissant les Alpes, 1812, Londres, The Tate Gallery… – se retrouve bientôt dans la peinture de marine française.
12En 1827, la vague romantique déferle sur le Salon envahi par la peur, ce dont témoignent parmi tant d’autres, et en marge du scandale de Sardanapale et des Mazeppa de Boulanger et d’Horace Vernet, Marée d’équinoxe, de Roqueplan ; L’incendie du Kent, de Gudin ; Vue prise dans le Simplon, de Lapito ; Un orage, de Constantin…
13Tirée d’une scène de l’Antiquaire, de Walter Scott, Marée d’équinoxe, qui suscitera plusieurs versions, transpose dans un sens anecdotique et pittoresque les scènes de naufrage à la Vernet. Au lieu de disloquer un navire, la mer agresse une diligence, et la collusion de deux milieux différents n’en est que plus spectaculaire. Dans cette marine claire, marquée par les leçons de Van Goyen et de Bonington, Camille Roqueplan (1803-1855) rompt avec la noirceur sublime de Vernet. Les nuages accompagnent et amplifient le rythme des vagues. La peur se lit dans le regard et les attitudes des passagers de la diligence. Le regard affolé devant la lame formait le motif commun de la présence de l’artiste au Salon de 1827, dont La mort de l’espion Morris, Lille, musée des beaux-arts, constituait l’autre envoi.
14Avec L’incendie du Kent, Paris, musée de la Marine, Théodore Gudin (1802-1879) obtient à 25 ans un prodigieux succès au Salon de 1827 et la Légion d’Honneur donnée par Charles X récompense l’artiste qui se proclame bientôt « l’ami des princes et des rois ». Gudin relate la catastrophe dont fut victime le Kent, vaisseau de la compagnie anglaise des Indes se rendant au Bengale en février 1825. Un officier ayant fait tomber une lampe à cause du roulis provoqué par un coup de vent dans le Golfe de Gascogne, le feu se propagea rapidement. Le peintre a représenté le transbordement des passagers dans une embarcation de sauvetage, alors que le brick Cambria vient au secours du Kent. Au croisement des diagonales du tableau, suspendue dans les airs, se détachant sur la noirceur de l’eau, une femme va être accueillie dans la chaloupe par un marin. À l’épreuve du feu, s’ajoutent le danger de la chute et l’engloutissement dans les profondeurs de l’eau. Cette figure effrayée incarne la fragilité de la condition humaine, dans les violents remous d’une nature hostile.
15Au Salon de 1831, où s’impose le paysage romantique, Trait de dévouement du Capitaine Desse, de Bordeaux, envers « le Colombus », navire hollandais, Bordeaux, musée des Beaux-Arts, propose une tempête moderne et parmi les plus spectaculaires et lyriques de la marine française. « Le moment représenté est celui où un terrible coup de mer déferle sur l’arrière de la Julia en lui brisant son cannot de porte-manteau et où tout l’équipage du Colombus croit voir disparaître son sauveur dans les flots4. » Un jeu de rythmes tourbillonnants agite la toile en tous sens. Le mouvement contrarié des diagonales suscite la sensation physique du mal de mer auprès d’un spectateur aspiré par la vague montant à l’assaut du ciel, dans une mise en scène d’une instabilité absolue que le clair-obscur et ses trous d’ombre transforment en vision inquiétante. Devenu le jouet des éléments déchaînés, l’homme perd ses repères dans un monde déréglé par la tempête qui dresse le navire à la verticale, fait épouser au pont la frontalité de la toile, brise le mât, brouille l’horizon, confond ciel et eau dans un espace sans limite et sans mesure. L’absence de rivage augmente le pathétique d’un drame à son paroxysme et laisse présager l’engloutissement. Les attitudes des marins sur le pont manifestent divers degrés de la peur qui les anime. Mais le titre de l’œuvre qui semble contredire l’image, évoque la solidarité dans l’épreuve et nous rassure quant au dénouement. Cette adaptation française des formules turneriennes annonce par ailleurs une disposition rythmique équivalente chez Turner avec Tempête de neige – Vapeur au large d’un port faisant des signaux ; l’auteur se trouvait dans cette tempête la nuit où l’Ariel quitta Harwich, 1842, Londres, The Tate Gallery.
16La tempête est un motif récurrent dans l’œuvre d’Eugène Isabey (1803-1886), le grand rival de Gudin pour la marine romantique. Dans sa carrière féconde, Brick sur les rochers, vers 1850, propose une relecture plus naturelle des naufrages de Vernet. La palette boueuse est plus réaliste que les eaux vertes et transparentes ; le contraste entre fluidité de l’eau, mobilité des nuages et densité des masses rocheuses, ainsi que le déferlement des vagues fouettant rythmiquement la terre et le bateau, font éprouver physiquement le poids du choc à la différence des scénographies décoratives du XVIIIe siècle. Alors que sous le Second Empire, Isabey a troqué ses marines pour des scènes de genre Louis XIII à pourpoints et collerettes, L’incendie du Steamer Austria, Bordeaux, musée des Beaux-Arts, où le feu se mêle au vent et dispute à l’eau ses victimes, rappelle aux visiteurs du Salon de 1859 que l’artiste est encore un mariniste de premier ordre, capable de prouesse spectaculaire. Au tragique cosmique de Turner, Isabey substitue la description mélodramatique et la précision du reportage. Plus de 500 personnes ont péri sur l’Austria le 13 septembre 1858. À la différence des naufrages de Vernet qui offrent des mises en scène à distance, le spectateur est placé au cœur de l’action. Les rythmes contrariés suggèrent le mal de mer, tandis que les grappes humaines nous surplombent physiquement dans un drame frontalisé qui anticipe le cinéma de catastrophe de notre temps. En 1867, Sortie du port de Saint-Valéry, où la verticalité du Christ est le seul élément fixe dans une page agitée par la houle qui désaxe les mats, conforte ces images de la peur dans les marines d’Isabey.
17La fureur des tempêtes en mer qui balaie successivement les repoussoirs, les navires et les hommes, épure et renouvelle la marine dans l’œuvre de Gudin, Huet, Isabey, au point de faire un paysage pur, « paysage de mer » au sens où l’entend Courbet. Désormais, l’élémentaire tient lieu de sujet.
18Pour la version de La mort de Virginie, (v. 1840, Montpellier, musée Fabre), acquise par Alfred Bruyas, Isabey procède par allusion : un pied qui dépasse d’une épave exprime plus efficacement l’horreur que l’arsenal déclamatoire de Vernet articulé sur une déploration dans la peinture du musée de l’Ermitage, 1789. L’affrontement des éléments dans la brume a plus de puissance émotionnelle qu’un catalogue d’attitudes ; à la mise en scène sur une plage succède l’impossible dialogue des éléments, l’image du chaos. L’exclusion de l’homme dans la marine renforce paradoxalement l’humanité du drame naturel : la lutte de la vague et du rocher, le conflit de l’ombre et de la lumière, sont métaphoriques de la souffrance humaine, des remous intérieurs. De la théâtralité, le sublime vient de passer à l’intériorité.
19Gudin, anticipant Monet, réalise le 4 décembre 1851, Tempête sur les côtes de Belle-Île, Quimper, musée des Beaux-Arts, où le seul affrontement des éléments tient lieu d’action. Aux humains sous-dimensionnés par les vagues, du Salon de 1831, succèdent de minuscules oiseaux donnant l’échelle et procurant face à l’âpreté des rochers et à l’appel de l’infini dramatisé par les repoussoirs, un sentiment de désolation métaphysique. La qualité des matières, des teintes, des lumières et des rythmes prouve qu’en dépit des critiques dont il fait alors l’objet5 le peintre n’a rien perdu de son talent.
20L’arabesque des vagues enlaçant furieusement les rochers se retrouve chez Paul Huet (1803-1869) avec Brisants à la pointe de Granville, Salon de 1853, musée du Louvre. La noirceur et le plan vertical sont conformes aux principes du Sublime énumérés par Burke, tandis que les vagues rappellent la partie gauche du Déluge de John Martin, 1826. Unique témoin du spectacle, la mouette qui plane renforce la solitude et accorde son vol aux remous d’un paysage état d’âme. Au Salon de 1861, observée en pleine clarté, la Grande marée d’équinoxe aux environs de Honfleur, musée du Louvre, « a une turbulence et une sauvagerie incroyables. Rien n’est plus simple et plus terrible que ce tableau presque monochrome », déclare Théophile Gautier6, tandis que pour Thoré, « la vague lourde et sombre roule, avance et donne l’impression de terreur qu’on ressent devant le Déluge du Poussin7 ».
La peur imprégnant la peinture de paysage
21Si le mât malmené par les tempêtes est le pivot des marines, l’arbre constitue son équivalent à terre. Il joue dans l’image le premier rôle jusqu’alors dévolu à l’homme selon les conventions fixées par l’Académie et affirmées par le paysage néoclassique. C’est en quoi la tempête qui donne sa plénitude au paysage romantique exerce un pouvoir éminemment transgresseur. En ce qu’il est effeuillé, ployé, brisé, renversé, déraciné, l’arbre exprime, à l’instar d’un héros antique, une gamme étendue de sentiments. Son pathétique devient celui de la condition humaine. La perte de la verticalité désaxe le paysage et dans l’image en danger, l’arbre tourmenté forme une menace pour l’homme.
22Achille-Etna Michallon, premier récipiendaire du Prix de Rome du Paysage Historique ouvre la voie à ces bouleversements. En illustrant Le Chêne et le Roseau, 1816, Cambridge, The Fitzwilliam Museum, il répudie les conventions de l’Arcadie poussinesque, et s’attache au contenu moralisant de la tempête. Il relativise la force virile du chêne et vante la souplesse du roseau. Exaltée par l’éclairage, la cassure du tronc signale l’orgueil dompté. Mais, rapetissant et obscurcissant les personnages il néglige les prescriptions de Roger de Piles concernant les figures « qui donnent l’âme au paysage » ; selon lui, l’expressivité du tronc souffrant a désormais cette capacité.
23Avec Coup de Vent, Souvenir d’Auvergne, Salon de 1838, Avignon, musée Calvet, Paul Huet nous offre une mise en scène du destin de l’arbre, de la verticale à l’horizontale. Le parcours du regard induit par la rafale le révèle successivement entier, décapité, abattu, réduit à l’état de souche, comparable au bloc de pierre emporté par le torrent. Les lueurs de l’eau et du ciel qui trouent la noirceur générale, les perspectives sinueuses du torrent et du chemin qui contredisent la frontalité du tableau suscitent d’autres tensions dans ce paysage qui se lit comme une vanité. Mais pour l’artiste, la tempête peut aussi faire du paysage une ruine, comme en témoigne Ruines du château de Pierrefonds, Salon de 1868, Compiègne, musée national du château.
24Avec Le Gouffre, Salon de 1861, vision dantesque qui transpose les chaos rocheux d’Aspremont, Paul Huet révèle le déchaînement de la nature : la tempête fait rage, les chevaux se cabrent, tandis qu’un cavalier tétanisé, relais du peintre et du spectateur, sonde l’abîme qui s’entrouvre sous ses pas. « Paul Huet a toujours recherché les effets étranges. Il aime les tremblements de terre […] et les orages », déclare Thoré8, tandis que pour Gautier, « Le Gouffre, ce paysage rappelle les Selve Selvaggié les plus farouches et les plus truculentes de Salvator Rosa9 ». Survivance du romantisme finissant, l’œuvre n’est en revanche guère appréciée de Lagrange : « Paysage étrange, composition forcée » déclare le critique, imperméable au lyrisme de la toile métaphorisant le gouffre que chacun porte en soi10.
25Chef de file du paysage toulonnais, Vincent Courdouan (1810-1893) juxtapose à des marines idylliques, des paysages tourmentés, révélateurs de son angoisse. Il oppose au paradis maternel de la Méditerranée l’enfer des gouffres et des gorges montagneuses de l’arrière-pays varois qu’il décline entre 1854 et 1887 dans une série intitulée « vallée des angoisses », où de spectaculaires fusains monumentaux disputent aux peintures leur suprématie. Doit-on lire dans cette obsession son rapport difficile à la femme, sa peur du sexe féminin ? Personnage introverti, ce peintre félibre, sourd et bossu épouse à 54 ans une de ses élèves, mais séparé de sa femme dès la fin du voyage de noces en Italie, il cohabite avec sa sœur jusqu’à sa mort dans la maison familiale. Devant la version de 1857 du musée de Toulon, qui suscite l’admiration de Frédéric Mistral – « voilà bien le maître des peintres provençaux11 ! » –, Bleynie déclare :
« c’est la Vallée des Angoisses, sombre et terrible composition empruntée à la nature si pittoresque des Basses-Alpes. Le cœur se serre d’épouvante à l’aspect de ces roches nues, aux grandes fentes verticales, révélant ces effroyables commotions du globe, où les montagnes se déchiraient avec d’horribles fracas, par le gigantesque effort d’un vaste soulèvement volcanique. Plus l’artiste a été simple, exact et vrai dans la reproduction du grand et sublime spectacle qu’il avait sous les yeux, et plus il a dû être sûr de l’effet de son œuvre12. »
26C’est avec Un Ouragan, (Arras, musée des beaux-arts), qu’Émile Breton se fait remarquer au Salon de 1864, inversant les paisibles évocations de son frère, Jules Breton dont La Bénédiction des blés (Artois), Salon de 1857, Le Rappel des glaneuses (Artois), Salon de 1859 et Le Soir, Salon de 1861, entrés au Luxembourg, viennent de consacrer la célébrité. Automne, noirceur, désolation succèdent à l’été ensoleillé, inondant la plaine de Courrières placée sous la domination de son clocher. La violence des éléments prend le pas sur les intentions idéologiques appréciées du régime impérial. Nulle représentation festive, point de glaneuse travestie en Cérès, ni de rituel religieux pour glorifier la race laborieuse et pieuse des campagnes. Les paysans ne sont qu’insignifiantes silhouettes, tandis que la chaumière est symboliquement masquée par le tronc divisé. À la lecture panoramique, s’ajoute un axe en profondeur : le chemin qui s’enfonce est rendu impraticable par les ornières et les branchages. L’arbre abattu, corps souffrant mis en lambeaux, laisse présager le sort de ses compagnons, ployés par la tempête. Négation brutale de la prospérité des campagnes exaltée par Jules Breton, Un ouragan manifeste la revanche des forces naturelles et témoigne d’une perte de sens. L’ordre humain rationnel bascule dans le chaos : chaumière et chemin barrés, ailes des moulins désespérées, église noire. Malgré la lumière qui pointe timidement, la page pessimiste semble vouée à la peur et à l’absurdité.
27Destructeur au premier abord, le vent est toutefois créateur du paysage, par le souffle qu’il lui imprime : il transforme une plaine banale en paysage puissant. Là où Jules Breton installe glaneuses ou processions pour meubler une plaine vide, dénuée d’intérêt, son frère est sensible au lyrisme de ce pays plat transfiguré par l’ouragan. Ainsi, la tempête, expression du défoulement de l’artiste dans une rivalité fraternelle, sert de révélateur. Elle change le regard sur l’Artois, brise les clichés de surface. La force de la toile remarquée par Thoré13 interpelle Léon Lagrange : « comment passer sans s’arrêter devant l’Ouragan de M. Breton14. »
28Une vision d’apocalypse marque Le Coup de vent, 1871-73, Cardiff, National Museum of Wales, de Jean-François Millet, influencé par La Fontaine et Corot : un chêne déraciné, zébrant, tel un éclair, le ciel de ses branches tortueuses et de sa souche, semble poursuivre, comme un géant de bande dessinée un minuscule berger qui dévale la pente vers les fermes normandes de La Hague. De nouveau, le rapport nature/homme fonctionne dans un sens d’écrasement violent : mis en scène au centre de l’image, détachant sa masse à contre-jour, dominant le terrain, l’arbre est bien le héros tragique du drame. Il retourne les images rassurantes de bergers assoupis à l’ombre des grands chênes, dont les peintres de Barbizon – Charles Jacques notamment – saturent alors l’imaginaire pastoral. La brutalité de l’exécution – touche et ligne hachées, virgulées, émotionnelles – amplifie l’hostilité de la nature dans une page déjà expressionniste.
Images métaphoriques de la peur intérieure des artistes
29En marge des formats spectaculaires, morceaux de bravoure qui attirent l’attention des visiteurs du Salon, des esquisses ou de modestes pages exécutées dans des techniques mineures, véhiculent une vision intime, voire une pulsion. Décryptons les aspects symboliques de ces tourmentes confidentielles, dans lesquelles l’artiste ne parle que pour lui-même.
30Loin de la rhétorique des passions déployée par Joseph Vernet fidèle aux principes du Traité de Lebrun, la Scène de Déluge, musée du Louvre, que Géricault peint autour de 1818, en s’inspirant de celles de Carrache et de Poussin, n’est pas destinée au Salon. C’est un exercice d’atelier, dans lequel l’artiste assimile, transpose et affronte les œuvres des maîtres du passé. Au-delà des citations, Géricault gomme toute anecdote, supprime la texture des rochers réduits à de confuses masses, résume la marine au dialogue tragique et synthétique des lueurs errantes et de l’ombre. Trois groupes – trois signes – énergiquement brossés, la barque coulant à pic (négatif de l’Arche de Noé), les musculatures puissantes arc-boutées au récif tranchant, le couple agrippé à l’oreille d’un cheval, traduisent la résistance inutile de l’homme contre une nature destructrice. À la différence des modèles classiques, l’humanité à la dérive n’implore ici aucune grâce divine, elle s’active contre la matière, essaie de se dégager de l’eau visqueuse – en voie de solidification, eau lourde, chthonienne, annonçant Poe et Supervielle – qui l’englue. La superposition de bandes statiques et unifiantes de part et d’autre de la ligne d’horizon contraste avec l’atomisation des humains hachés par l’éclairage. À cet ordre basculé répondent des valeurs inversées : plus sombre que la mer, le ciel se fait écran noir pour opérer l’ultime anéantissement : à l’engloutissement des eaux infernales succède la noyade dans les ténèbres de la nuit, mort sans appel qui se referme comme un étau. Cette absorption par les eaux nocturnes de la conscience, qui comble un désir de régression, symbolise avant tout un déluge intérieur, chargé de liquider des situations fantasmatiques. Le couple au cheval, en perdition, vision de cauchemar, punition de l’humanité maudite, pourrait bien signifier la propre culpabilité de Géricault dans ses amours incestueuses avec sa tante. Prémonition de la fatale chute de cheval qui marquera bientôt la lente agonie de l’artiste, cette scène de déluge annonce la célèbre Scène de Naufrage qui suscitera l’étonnement au Salon de 1819.
31Avec sa suite sur Les Fugitifs ou Les Émigrants qui s’étale entre 1849 et 1870 et croise l’errance de Don Quichotte, Daumier évoque sous des ciels bas et lourds le déracinement de populations chassées par la répression, la guerre ou la misère. Ces minuscules panneaux atteignent la monumentalité par la répartition des masses, la carrure du trait, la violence du clair-obscur. Poussés ou luttant contre le vent qui déforme les contours et fusionne les formes, des troupeaux humains traversent, selon de puissants axes biais, des étendues stériles que l’étirement des formats rend interminables. Dans cette identification à la souffrance universelle, Henri Loyrette décèle finement « le nœud peut-être de l’œuvre de Daumier ».
32À l’exil politique de foules sans visage peintes avec compassion par un Daumier altruiste, succède l’exil intérieur, solitaire, de Rodolphe Bresdin (1822-1885), dissocié du réel, aliéné par ses utopies. Ce graveur dont la misère fut le seul horizon a l’obsession d’une nature inextricable et hostile, paysage halluciné, rêvé de l’intérieur, car selon ce qu’il en dit, « le véritable artiste ne doit même pas regarder la nature ». Reflétant son existence marginale passée dans des masures, des cabanes ou un grenier transformé en potager, cette vision à rebours s’exprime dans l’art feutré du noir et du blanc tourmenté par l’enchevêtrement d’une végétation mortifère et voué à la stagnation. Devant Bouquet d’arbres, comment ne pas songer aux effets dévastateurs de la tempête – tempête psychologique, imagination boschienne liée au cauchemar de la solitude – qui transforme le paysage en souche de mandragore calcinée. Si, avec ce paradoxe de la racine contre le ciel, Bresdin revendique l’image du monde à l’envers, le pas menant à la folie est franchi par Charles Meryon (1821-1868) dont la carrière de graveur s’interrompt à Charenton en 1866. Sous l’emprise de l’hallucination, l’artiste balafre ses plaques de visions délirantes qu’il ponce entre deux états successifs, l’effacement préservant le caractère même de l’apparition. Des chevauchées de monstres dignes des Tentations de saint Antoine ou des représentations des vents démoniaques dans les traités d’alchimie15 partent à l’assaut des monuments dans les ciels d’un Paris métaphysique, d’une lumière fixe, que le jansénisme du trait tient à distance du pittoresque romantique. Ainsi cette tornade de femmes dont l’arabesque menace Tourelle de la rue de l’École de Médecine, 1861, 1er état ; cédant la place à deux oiseaux planant dans le 4e état de l’eau-forte publiée en 1863 dans la Gazette des Beaux-Arts.
33Les débuts d’Odilon Redon (1840-1916) se placent sans ambages sous le signe de La Peur, titre d’une eau-forte de 1865, Paris, Bibliothèque Nationale. Parti à l’assaut de montagnes, le cavalier annonçant Roland à Roncevaux, 1870, semble défier la minéralité de la nature stérile qui l’environne. Loin du naturalisme de ses contemporains bordelais, Léonce Chabry ou Amédée Baudit, dans leurs excursions pyrénéennes, Redon propose une image de solitude et de mystère accordée aux fantasmes de son maître Bresdin qui supervise la série de gravures exécutées au cours de ces années-là. La planche, d’un romantisme tourmenté, préfigure les Noirs qui constituent l’un des versants les plus percutants de la création de Redon.
34Loin d’un rendu réaliste, Gustave Doré use, pour Navire parmi les icebergs, (v. 1865 lavis et gouache, musée de Strasbourg), de toutes les ressources du fantastique, jouant sur la confusion des signes, de l’espace et de l’éclairage. L’utilisation des contrastes produit l’impression d’une image en négatif. Le navire, vaisseau fantôme, paraît suspendu dans un espace dégravité. Les rapports d’échelle et de rythme se sont inversés. L’équipage sous-dimensionné par l’ancre se cristallise dans le gel et le brouillard entouré des spectres agités d’icebergs menaçants. L’oiseau est le seul élément vivant dans cette page vouée au froid, au silence et à la mort.
35Pour Victor Hugo, L’Éclair, 1868, Paris, collection particulière, est inséparable de l’oppression dont il constitue le double positif ; c’est le génie purificateur du poète qui, depuis son exil, ne cesse de prophétiser la fin de la tyrannie, la chute de « Napoléon le Petit ». Souffle porteur d’espoir « dans un pays éteint, dans un temps sombre,/Dans l’étouffante nuit, pleine d’horreur et d’ombre/Où tout rampe, sans voix, sans lumière et sans air ». Ainsi, l’ouragan, signe prémonitoire, est-il perçu par Paul Meurice16 qui commente à la demande de Burty le dessin de Victor Hugo, comme un vecteur de changement qui ravage et renouvelle la France usée du Second Empire finissant.
*
36En ce qu’elle renvoie l’être à une question essentielle – le rapport à la mort – la peur requiert un engagement total des artistes. Cassure du contact vital avec le réel, la peur fait de l’homme, à l’image du mât ou de l’arbre, un être déraciné sur une planète absurde. Cependant, ces marines ou ces paysages placés sous le signe de l’excès, trouvent dans la perte l’occasion d’une reconstruction exemplaire : ces images de la peur accomplissent une révolution, celle d’avoir expulsé l’homme de la peinture.
37La peur qui, par sa violence, maintient dans le paysage en crise le créateur aux antipodes du paysage-chromo, révèle à l’être, comme le dit Kant, ses propres limites, car l’immobilité ne favorise pas la découverte de soi. Alors, ces tempêtes intérieures – dont Turner, annonçant Kandinsky, vient de libérer les forces de destruction qui ravagent les formes – traduisent le déracinement de Bresdin, les obsessions de Meryon ou de Redon. Cette dimension tragique de drame personnel, vécu chez Géricault dans l’intimité de la conscience, c’est un poète qui la restitue dans un lavis, La Vague, ma destinée, 1857 : dans son exil à Guernesey, l’aspiration involutive absorbe Victor Hugo, submergeant l’être depuis ses profondeurs, tout en projetant – à l’instar de Turner – le créateur dans le cosmos.
38Paradoxalement, alors que le naturalisme affaiblit la sève romantique, c’est un réaliste invétéré qui fournira, dans une vision romantique, ces images équivalentes de l’énergie transposant la peur primordiale. Avec La Vague, 1869 (Lyon, musée des Beaux-Arts), qui fait reculer Cézanne, médusé, Courbet partage la toile en deux bandes ennemies, peinture/grisaille, mer verte/ciel boueux de lavis. À ce divorce institué par la cohabitation de pratiques incompatibles, producteur d’un espace éclaté suggérant l’imminence de la catastrophe, répond l’animalité de la vague, monstre marin bondissant, prêt à dévorer le spectateur. Ainsi, la mer houleuse observée à Etretat au moment du déclin du Second Empire devient-elle, par sa fureur et sa choquante disharmonie, menace de dissolution, retour au chaos, révélation brutale de l’origine du monde.

Figure 4.

Figure 5.

Figure 6.

Figure 7.
Notes de bas de page
1 Cf. le bas-relief de Pajou ornant le salon de Voyer d’Argenson, 1765 d’après Le Brun.
2 Pierre-Henri de Valenciennes, Traité de perspective pratique à l’usage des artistes, p. 280.
3 Cf. Monique Brosse, La littérature de la mer en France, en Grande Bretagne et aux États-Unis (1829-1870), thèse de doctorat, Paris IV, 1978, p. 8.
4 Cf. de David à Delacroix, Paris, 1974, p. 472.
5 Cf. notamment Clément de Ris, « Le Salon de 1851 », L’Artiste, p. 20.
6 Théophile Gautier, Abécédaire du Salon de 1861.
7 William Burger, Salon de 1861.
8 Ibidem.
9 Théophile Gautier, Abécédaire du Salon de 1861.
10 Léon Lagrange, « Salon de 1861-VIII », Gazette des Beaux-Arts, août 1861, p. 144.
11 Frédéric Mistral, « compte rendu de l’exposition des beaux-arts de Marseille, 1861 », Armana Prouvençau, 1862.
12 Léon Bleynie, « l’exposition de la Société Artistique de Toulon », Le Toulonnais, 20 décembre 1858.
13 Théophile Thoré, Salons de W. Burger 1861 à 1868, t. II, Paris, Renouard, 1870, p. 94.
14 Léon Lagrange, « Le Salon de 1864 », Gazette des Beaux Arts, t. XVII, 1864, p. 17.
15 Cf. Robert Fludd, Integrum Morborum Mysterium, Francfort, 1631.
16 Paul Meurice envoie son sonnet à Victor Hugo le 26 novembre 1868.
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