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Le peuple de la forêt

 | 
Sébastien Jahan
, 
Emmanuel Dion

Introduction

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Géographique :

France

Texte intégral

1« Les forêts précédent l’homme, les déserts lui succèdent… ». L’adage pessimiste du poète fait l’économie un peu rapide d’une association millénaire entre l’homme et la forêt. Un couple, certes, en apparence bien plus parasitaire que symbiotique mais qui survécut longtemps dans l’équilibre fragile d’une économie de subsistance. Espace nourricier, aux confins du terroir, la forêt ravitaille l’homme et ses bêtes : les clairières abritent des cultures, les lisières accueillent les cochons friands de glands et de faines, à l’ombre des conifères se nichent les ruches pourvoyeuses de miel et de cire… Gigantesque garde-manger, la forêt tient lieu surtout d’inépuisable réservoir de bois : l’écorce du chêne qui donne au tanneur le tan nécessaire à la préparation des peaux, le bois du cerisier, du châtaignier ou du frêne dans lequel le sabotier creuse ses sabots, et bien sûr les bûches et les fagots extraits du taillis, les planches et les poutres sorties de la futaie, d’où l’homme tire la chaleur vitale du feu et la protection non moins essentielle d’un toit. La remise en cause de cette alliance par une exploitation industrielle toujours plus vorace et les impératifs douteux du progrès – ils ne datent pourtant point d’hier – est souvent perçue comme un signe annonciateur de cataclysmes écologiques menaçant d’engloutir une humanité bien trop irrespectueuse à l’égard de sa Mère Nature. Le destin commun des hommes et de la forêt est donc scellé : comme une réminiscence de vieilles superstitions agraires, la conviction que couper un arbre revient à asphyxier un peu plus le genre humain se perpétue en chacun de nous, traduite par l’image macrocosmique et organique d’une Forêt « poumon planétaire ».

  • 1 On pense naturellement à l’œuvre de Michel Devèze : sa thèse, en particulier (La vie de la forêt f (...)
  • 2 Selon la formule-titre de la somme d’Andrée Corvol, L’Homme aux Bois. Histoire des relations de l’ (...)
  • 3 L’ouvrage de référence est celui de Pigenet (Michel), « Ouvriers, paysans, nous sommes… ». Les bûc (...)

2Les plus grands historiens forestiers, curieusement, ont toujours perçu l’environnement sylvestre plus comme un espace frontalier et de voisinage que comme un milieu de vie à part entière : la forêt, zone de prélèvement régulier par l’homme, lui demeure toutefois essentiellement extérieure. La construction même d’une histoire des relations des hommes et des bois 13 repose sur cette dualité territoriale, elle-même produit d’une conception ancienne des limites de la civilisation qu’induit d’ailleurs le langage. Le monde sauvage (salvaticus) regroupe, par définition, toute nature vierge de l’action humaine. Il procède étymologiquement du monde forestier (silvaticus), qui serait du coup le secteur le plus étranger à l’expérience familière des hommes, le moins aisé aussi à apprivoiser. C’est cette lente appropriation d’un territoire inhospitalier qui fascine tant l’historien, désireux de retracer les composantes d’une liaison prédatrice amoureusement entretenue entre les paysanneries et leurs entours forestiers. Un point de vue d’abord agricole donc, mais qui très vite déborde sur celui des relations sociales et des luttes de pouvoir, du simple conflit local entre un seigneur et une communauté rurale, par exemple, à l’écrasante mainmise de l’Etat moderne sur le capital forestier, toujours au détriment des antiques usages paysans1. Avant l’ère contemporaine, aussi ramifiée et brillante soit elle, cette histoire de « l’homme au bois »2 est exceptionnellement celle de « l’homme des bois ». Tout se passe comme si les mémorialistes des forêts négligeaient ceux qu’elles hébergèrent jadis : des travailleurs, bûcherons, fendeurs, charbonniers et voituriers de charbons, leurs femmes et leurs enfants. Un peuple de la forêt qui ne se contentait pas d’en vivre, mais qui y vivait aussi. L’histoire du xixe siècle rompt sensiblement le silence3 et, fait la soudure avec le souvenir vivant de nos aînés : sorti des ombrages, raconté, photographié, le travailleur sylvestre a son portrait dans la galerie des métiers d’autrefois qui, extrapolé à l’ère pré-industrielle, sert aussi à se représenter les traits de ses ancêtres.

  • 4 Marcel Pagnol dans Jean de Florette met ainsi en scène un bûcheron piémontais, Giuseppe, et sa fem (...)
  • 5 Son roman Les Maîtres sonneurs, publié en 1853, censé se dérouler à la fin du xviiie siècle, évoqu (...)

3Dans ce vide historiographique, l’imagerie littéraire et le folklorisme anecdotique peuvent se déployer à leur aise. Notre rationalisme présomptueux serait certes aujourd’hui bien réticent à ajouter foi à la trouvaille du maréchal de Lavardin, débusquée au cours d’une chasse dans les forêts du Maine : un charbonnier cornu qui fut un temps exhibé dans le tout Paris d’Henri IV (voir texte encadré infra). La forêt n’est plus cet Océan terrestre de « monstres et de prodiges ». Elle conserve toutefois suffisamment d’appâts mystérieux et exotiques pour que nous assimilions facilement ses anciens habitants à une humanité « périphérique », en communion avec la nature jusqu’à s’y fondre et en prise avec ses lois oubliées, à des gens évidemment superstitieux voire un peu sorciers4 : tout un monde de représentations qui nous rattache à un passé définitivement perdu et qui chatouille notre nostalgie souvent inavouée de temps et de lieux bucoliques mâtinés de surnaturel. Quelque chose qui ressemblerait au Berry de George Sand5

  • 6 Woronoff (Denis), Histoire de l’industrie en France du xvie siècle à nos jours, Paris, Seuil, 1994 (...)
  • 7 On aura un aperçu significatif de ces démarches pionnières dans Denis Woronoff (dir.), Forges et f (...)
  • 8 Parmi ces travaux retenons ceux qui concernent notre secteur géographique : Belhoste (Jean- Franço (...)

4Les rares historiens qui nous donnent l’occasion d’en savoir davantage et, partant, d’outrepasser les clichés, sont plus des spécialistes de l’industrie que de la forêt. L’affaire est moins paradoxale qu’elle en a l’air. On sait, en effet, qu’avant la diffusion d’un nouveau système technique fondé sur le coke, le bois, transformé en charbon, constituait le combustible principal sinon exclusif de l’industrie. Débouché majeur des coupes du taillis, les forges prélevaient un large tribut sur les forêts françaises, au point que dès le xvie siècle, on s’inquiéta du risque d’épuisement des ressources ligneuses et on l’imputa aux gueulards boulimiques des hauts fourneaux6. La « xylophagie » de la métallurgie française conduisit naturellement très vite l’historien à s’interroger sur le rapport unissant le développement industriel à celui d’une sylviculture raisonnée, moins prédatrice qu’on aurait pu le croire, dans une fructueuse confrontation des approches techniques et paysagères7. Les renouvellements historiographiques des années 1980 privilégiant les acteurs sur les structures, les noms sur les nombres, une lumière inédite est venue du coup éclairer le monde du travail, à commencer par celui du patronat, avant de dévoiler le milieu jusque là énigmatique des techniciens et ouvriers du fer, ceux de « l’intérieur », qui travaillaient directement sur le site de la forge à couler et à affiner la fonte. Ces mêmes études, souvent monographiques, des forges et de leur personnel signalaient par ailleurs régulièrement l’existence d’ouvriers de « l’extérieur », chargés de produire le combustible et de l’acheminer jusqu’à la forge8. Mais l’histoire de la métallurgie – et on ne saurait le lui reprocher – ne cherchait pas à envisager les forestiers pour eux-mêmes, indépendamment de la chaîne de production des fers, et avait, de ce fait, encore moins vocation à démêler le problème de leur insertion dans le contexte rural ambiant. La lumière du projecteur jeté sur les hommes de la sidérurgie ne passa donc pas au travers de l’épais « manteau de la Terre ». Cet angle mort persistant laissait du coup le champ libre à une idée communément admise : celle que bûcherons et charbonniers étaient finalement des travailleurs issus du monde paysan, manœuvres en quête d’activité et de ressources supplémentaires, pauvres diables à la qualification incomparablement moins monnayable que celle du forgeron, débauchés à la saison au gré des coupes ou chassés dans les bois par la misère. Une telle image, fortement banalisante, subissait par ailleurs le brouillage contradictoire de cette vision littéraire et folklorique dont nous venons de parler, accentuant au contraire le fossé entre la civilisation du terroir et la sauvagerie des forêts, exhaussant la portée symbolique de tout échange entre les deux territoires. Des témoignages contemporains d’administrateurs forestiers cautionnaient d’ailleurs l’imagerie d’une société aux lisières des lois humaines : le rapport épouvantable du maître des Eaux et Forêts du duché de Châteauroux sur la population des loges diffuse ainsi une caricature de généalogie du Vice, héritage naturel de la pauvreté et de la marginalité (voir texte encadré ci-dessous).

Images de forestiers
Le charbonnier cornu des forêts du Maine :
« Vous n’aurez de moi pour cette fois que des monstres et des spectres. Tout le monde va voir à Paris un homme qui a une corne comme un bélier. Il s’appelle François Troville. Il est d’un village qui appartient au maréchal de Lavardin. Il étoit charbonnier et il demeuroit toujours dans les bois, gagnant la vie avec son charbon. A l’age de sept ans, il lui est sorti du haut du front une espèce de corne grosse comme une fève, qui est demeurée en cet estat jusqu’à l’age de vingt ans. Mais elle s’est accrue ensuite jusqu’à la hauteur de sept pouces. Elle se courbe au dedans comme la corne d’un bélier, à laquelle elle ressemble aussi en tout le reste, et ce bonhomme assure qu’elle croit tous les jours et lui fait grande douleur. Il est demeuré caché jusqu’à cette heure ayant toujours eu soin d’avoir la tête recouverte lorsqu’il a paru parmi le monde. Mais le maréchal de Lavardin, allant à la chasse avec d’autres et poursuivant une bête, vint par hasard où il estoit et le surprit sans qu’il eut le front couvert. On l’a tiré de là ensuite et, aujourd’hui, il sert de spectacle à tout Paris ».
Lettre CLXXXIV de Jacques Bongars à Philippe Camerarius, Paris, 25 octobre 1598, éditée dans Lettres de M. de Bongars, résident et ambassadeur sous le roy Henri IV en diverses négociations importantes, La Haye, 1 681 (cité par Bercé, Yves-Marie, « Henri IV et la maîtrise des opinions populaires », dans Henri IV, le roi et la reconstruction du royaume. Actes du colloque III, Pau-Nérac, 14 septembre 1989, Association Henri IV, Pau, 1989, p. 124).
La population des loges de la forêt de Châteauroux :
« Il s’est étably depuis trente ans plusieurs loges baties sur perches auprès de la forest de Châteauroux, à deux portées de fusil d’icelle appellée La Coeuille, situées le long du bois de Rommesac et Agatis et autres, apellées les Loges de Dressais près le bois Simon paroisse de Saint Vincent d’Ardentes, Election de Châteauroux, toutes habitées par des voituriers de charbon, bucherons, charbonniers, journaliers et gens sans aveu à la plupart desquels on peut donner le nom de bandits… C’est une espèce de République qui n’a aucune discipline, qui ne connaît aucun maître, et qui ne paye ni taille ni gabelle au Roy, ni aucunes autres impositions. Le vin s’y vend journellement, il y a même plusieurs cabarets mais les commis des Aydes n’ont jamais osé s’y présenter ; c’est même le refuge des faux sauniers, le sel y est commun comme aux salines. Si un homme en a tué un autre, il se réfugie dans ces loges et personne ne l’y va chercher, il y est en sureté… Leur nombre, leur union et l’impunité de leurs desordres les rend hardis et insolents et personne n’ose en approcher, pas même les fermiers des forges pour lesquels ces particuliers travaillent presque tous, car souvent il est arrivé que lorsqu’ils connaissent que lesdits fermiers ont un besoin pressant de leur travail, soit pour faire des cordes, dresser des fourneaux, ou pour conduire des charbons, ils ne veulent pas aller travailler pour le prix ordinaire et les obligent de l’augmenter ».
Rapport du maître des Eaux et Forêts du duché de Châteauroux, Henry Bertrand de Greuille, cité dans Tournaire (Jacques), Les forges de Clavières, Châteauroux, 1990, p. 11, d’après Archives départementales Indre, A 75.

  • 9 Jolas (Tina), Zonabend (Françoise), « Gens du finage, gens du bois » dans Jolas (Tina), Pingaud (M (...)

5A l’opposé de cette perception très extérieure et orientée par les exigences du pouvoir, les ethnologues à l’ouvrage sur le terroir de Minot, dans la Bourgogne du début des années 1970, découvraient des situations de contacts bien sereines et pacifiques entre gens du bois et gens du finage, fondées sur la solidarité saisonnière des deux groupes et la complémentarité de leurs territoires9. Elles n’en restaient pas moins sur cette dichotomie fondamentale de la communauté, distinguant les rythmes et les aires de relations propres à chacune des catégories, à l’horizon de la mémoire orale, à « une époque où, vivant au bois, l’on conservait statut d’homme ».

  • 10 Corvol (Andrée), L’Homme aux Bois. Histoire des relations de l’homme et de la forêt, xviie-xxe siè (...)
  • 11 Duval (Michel), Forêt et civilisation dans l’Ouest au xviiie siècle, op. cit., p. 15. C’est aussi (...)
  • 12 Sur ce thème, voir Poitrineau (Abel), Remues d’hommes. Les migrations montagnardes en France aux x (...)
  • 13 Belhoste (Jean-François), « Les conditions de l’expansion (milieu xvie -milieu xviie siècles) » da (...)

6De ce maelström de perspectives, parfois contradictoires, il est bien difficile de dégager un cadre de réflexion homogène. Expressions éparses d’une réalité qui se laisse, on le verra, bien trop malaisément saisir, ces bribes d’informations nous ont amené à des questionnements au demeurant fort simples, touchant, en premier lieu, les contours et la composition de ce que nous avons préféré appeler le « peuple de la forêt » plutôt que les « ouvriers externes de la forge ». Enfermer les forestiers dans cette dernière qualification nous paraissait, en effet, leur présupposer une cohésion sociale cimentée par le débouché industriel : or, la forge est pour eux une réalité suffisamment lointaine pour qu’on la soupçonne de ne pouvoir rendre compte à elle seule de leur espace social. Car, hormis les immanquables contacts inhérents à la chaîne de production du combustible, il faut bien concéder a priori notre ignorance quasi totale de la nature comme de la densité des relations extra-professionnelles entre les ouvriers du bois et ceux de la forge. Parler de « peuple de la forêt », au-delà de l’allure quelque peu emphatique de la formule, présentait à tout le moins l’intérêt de recentrer le point de vue de l’historien sur le cadre de vie quotidien de ses personnages, sans nécessairement s’avancer trop hâtivement sur ce que l’expression suggère d’appartenances et d’identités spécifiques. Celles-ci n’étant de toute manière jamais posées au préalable, à l’exception de ce plus petit dénominateur commun à tous les acteurs principaux de ce récit : la vie dans la forêt. Nous nous sommes donc donné pour tâche de mettre en évidence d’autres repères partagées de l’identité, afin d’établir l’existence d’un « milieu forestier » voire d’une micro-société forestière ou, au contraire, de démontrer l’impropriété de tels vocables. Cet objectif était inséparable d’une interrogation poussée sur les espaces d’échanges et de relations que cette population fréquentait tant dans son propre environnement (les métiers des taillis et de la futaie au premier chef, ce que n’épuise évidemment pas l’activité sylvométallurgique) qu’en dehors. Vue de la forêt, la forge devient cette fois un extérieur parmi d’autres, au même titre, notamment, que la communauté villageoise dont le degré de porosité à ses bordures forestières prend une autre dimension si on l’envisage à l’aune des rapports humains. La marginalité de fait de son habitat sylvestre induit-elle nécessairement la mise à distance, pour ne pas dire l’exclusion, du bûcheron ou du charbonnier de la vie de sa paroisse ? Inévitablement soufflée par le thème du brigand coureur des bois10, cette question dépend en premier lieu de celle des ancrages territoriaux. Le forestier est-il l’occupant permanent mais isolé des confins boisés du terroir ou l’hôte transitoire d’une coupe ? En affirmant que les charbonniers du xviiie siècle sont de « vrais nomades de la forêt », se déplaçant « le plus souvent au hasard des ventes » de bois et des chantiers, l’historien Michel Duval fait preuve d’une intuition méritoire11. Pour l’essentiel, la nature comme les directions de cette mobilité restent obscures. S’agit-il vraiment de nomades, c’est-à-dire d’ouvriers sans autres attaches que les quelques biens et la famille qui voyagent avec eux ? Ou bien de migrants saisonniers, effectuant des déplacements ponctuels entre deux stations au pays, à la manière des maçons de la Marche et de ces autres travailleurs des bois que sont les scieurs de long du Forez12 ? Parler du « hasard » des déplacements, surtout, n’avance à rien tant qu’on n’a pas pris la mesure aussi précise que possible de la réalité de ces itinéraires, préalable indispensable à la compréhension de leur logique. Or, sur ce sujet, une question vient d’emblée à l’esprit : peut-on envisager pour les forestiers des axes de migrations similaires à ceux des ouvriers du fer dont Jean-François Belhoste a déjà remarqué l’ample mobilité entre Perche, Maine et Berry13 ?

  • 14 Cette zone initiale correspond grossièrement à l’actuel arrondissement de Montmorillon (Vienne). E (...)
  • 15 Devèze (Michel), « Les forêts royales du Poitou au xviie siècle » dans La forêt et les communautés (...)
  • 16 Vienne, arrondissement de Montmorillon, canton de l’Isle-Jourdain.
  • 17 Charente, arrondissement d’Angoulême, canton de Ruffec.

7Points de départ de l’investigation, le Haut Poitou et ses marches méridionales14 ne disposaient pourtant pas, en apparence, des atouts favorables à l’élucidation de toutes ces incertitudes. La province, « une des moins boisées de France »15, fut aussi celle qui dans l’Ouest ressentit le plus tardivement les effets de la « révolution du haut fourneau ». Les deux forges du val de Vienne établies à la fin du xvie siècle et au début du suivant végétèrent, en effet, longtemps jusqu’à leur modernisation dans les années 1680, tandis que dans la première moitié du xviiie siècle, deux autres créations venaient compléter, à Luchapt16 et à Taizé-Aizie17, près de Ruffec, un tissu industriel plutôt lâche. Ce dynamisme de la sidérurgie traditionnelle, cent cinquante ans à peine avant que n’apparaissent ses premiers signes d’obsolescence, présente l’avantage précieux de situer sous le jour d’une relative abondance documentaire le phénomène de l’exploitation et de la colonisation des forêts en Poitou, de sa naissance fulgurante sous le règne de Louis XIV à sa mort lente entre Révolution et Second Empire. Très vite, cependant, le décor géographique a dû exploser au-delà de ces frontières, sous l’effet d’entraînement d’une histoire de la sylviculture poitevine très étroitement imbriquée, tant dans ses dimensions humaines que techniques, à celle du quart nord-ouest de la France (carte 1). De fil en aiguille, ce sont les forêts de quinze de nos départements qui ont ainsi été visitées.

  • 18 Dion (Emmanuel), Gens de justice à Montmorillon entre 1545 et 1700, mémoire de DEA sous la directi (...)

8Ce livre a donc d’abord revêtu la forme d’une enquête prosopographique. Il s’agissait, autant que faire se pouvait, de rassembler le plus d’informations possibles sur chaque individu travaillant et vivant en milieu forestier, de reconstituer aussi les étapes de son itinéraire et les mailles de son réseau de relations. En un sens, les interrogations qui fondent et parcourent cet ouvrage sont proches de celles qui ont animé nos précédentes recherches sur la délimitation et la construction des identités dans la notabilité urbaine18. L’objectif étant ici encore de comprendre comment le sentiment d’appartenance à un groupe donné interfère avec sa structuration hiérarchique interne, entre en résonance aussi avec les sphères contiguës de la société. A l’opposé toutefois de la bourgeoisie citadine, ces populations difficiles à classer dans une catégorie reçue (ouvriers ? paysans ? artisans ?) imposent d’emblée leur fascinante et déconcertante volatilité à qui prend la peine de les observer. La tension extrême du tissu social de l’Ancien Régime fait découvrir sur ses franges un monde inattendu, pour une part irréductible à la norme. Elle offre la rencontre inédite de chemins de vie tracés à l’écart des destinées ordinaires d’alors…

Carte 1
La France sidérurgique du Nord-Ouest dans la première moitié du xviiie siècle

Carte 1La France sidérurgique du Nord-Ouest dans la première moitié du xviiie siècle

• Forges à fer en activité

9n. b. : ne figurent pas sur cette carte les forges du Nivernais,

10de Haute-Normandie, du Limousin et du Périgord,

11qui ne font pas partie de notre enquête.

Notes

1 On pense naturellement à l’œuvre de Michel Devèze : sa thèse, en particulier (La vie de la forêt française au xvie siècle, Paris, SEVPEN, 1961), ainsi qu’un recueil d’articles intitulé La forêt et les communautés rurales, xvie-xviiie siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982.

2 Selon la formule-titre de la somme d’Andrée Corvol, L’Homme aux Bois. Histoire des relations de l’homme et de la forêt, xviie-xxe siècles, Paris, Fayard, 1987. L’ouvrage n’envisage la question des habitants du bois qu’à partir du xixe siècle. Pour le xviiie siècle, des informations intéressantes mais sommaires apparaissent dans l’ouvrage de Duval (Michel), Forêt et civilisation dans l’Ouest au xviiie siècle, Rennes, 1959 (p. 10-22).

3 L’ouvrage de référence est celui de Pigenet (Michel), « Ouvriers, paysans, nous sommes… ». Les bûcherons du Centre de la France au tournant du siècle, Paris, L’Harmattan, 1993.

4 Marcel Pagnol dans Jean de Florette met ainsi en scène un bûcheron piémontais, Giuseppe, et sa femme Baptistine : « elle est un peu sorcière. Elle connaît toutes les plantes. Mais quand même, c’est des braves gens… » (éd. de Fallois, 1988, p. 112).

5 Son roman Les Maîtres sonneurs, publié en 1853, censé se dérouler à la fin du xviiie siècle, évoque les incompréhensions initiales entre le monde de la terre et les gens des bois. C’est l’occasion pour elle de décrire les mœurs et les coutumes du peuple des forêts, sans doute à partir de témoignages oraux. Notre livre cautionne in fine la fiction de George Sand. Un autre roman, Mauprat, s’ouvre par une référence aux bûcherons et aux charbonniers « qui habitent les huttes éparses » aux environs des ruines de la Roche-Mauprat. « Quand le jour baisse et que l’engoulevent commence à glapir du haut des meurtrières, bûcherons et charbonniers passent en silence, pressant le pas, et de temps en temps font un signe de croix pour conjurer les mauvais esprits qui règnent sur ces ruines » (éd. Garnier-Flammarion, 1969, p. 32).

6 Woronoff (Denis), Histoire de l’industrie en France du xvie siècle à nos jours, Paris, Seuil, 1994, p. 111-117.

7 On aura un aperçu significatif de ces démarches pionnières dans Denis Woronoff (dir.), Forges et forêts. Recherches sur la consommation proto-industrielle de bois, Paris, EHESS, 1990.

8 Parmi ces travaux retenons ceux qui concernent notre secteur géographique : Belhoste (Jean- François), Pon-Willemsen (Charlotte), « La forge de La Meilleraye à La Peyratte (Deux Sèvres) du milieu du xviie siècle au milieu du xixe siècle » dans Bulletin de la Société Historique et scientifique des Deux-Sèvres, 2e série, tome XIX, n° 3, 3e trimestre 1986, p. 309-370, Tournaire (Jacques), Les forges de Clavières, Indre 1666-1874, Châteauroux, 1990. Deux publications de l’inventaire renferment des indications intéressantes sur les « ouvriers de l’extérieur » : Les forges du Pays de Châteaubriant, Cahiers de l’Inventaire n° 3, 1984 et La métallurgie normande xiie-xviie siècles. La Révolution du haut fourneau, Cahiers de l’Inventaire n° 14, 1991

9 Jolas (Tina), Zonabend (Françoise), « Gens du finage, gens du bois » dans Jolas (Tina), Pingaud (Marie-Claude), Verdier (Yvonne), Zonabend (Françoise), Une campagne voisine. Minot, un village bourguignon, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1990, p. 37-63.

10 Corvol (Andrée), L’Homme aux Bois. Histoire des relations de l’homme et de la forêt, xviie-xxe siècles, op. cit., p. 116-123.

11 Duval (Michel), Forêt et civilisation dans l’Ouest au xviiie siècle, op. cit., p. 15. C’est aussi le sentiment de François Vion-Delphin, auteur d’une thèse intitulée La forêt comtoise du Rattachement à la Révolution (1674-1789), Thèse d’Etat, Université de Besançon, 1995. L’auteur nous confirmait récemment que cette opinion n’avait pas été jusque là établie sur des données probantes et que le monde des travailleurs forestiers de l’est de la France restait, comme ailleurs, totalement hors du champ de vision des sources de cette époque.

12 Sur ce thème, voir Poitrineau (Abel), Remues d’hommes. Les migrations montagnardes en France aux xviie et xviiie siècles, Paris, Aubier, 1983.

13 Belhoste (Jean-François), « Les conditions de l’expansion (milieu xvie -milieu xviie siècles) » dans La métallurgie normande xiie-xviie siècles, op. cit., p. 153. L’auteur s’appuie sur le cas de la famille Luneau, connue dans le Perche, à Randonnai, dès la fin du xvie siècle : de là, plusieurs branches ont essaimé en pays d’Ouche, dans le Maine, en Bretagne et en Berry.

14 Cette zone initiale correspond grossièrement à l’actuel arrondissement de Montmorillon (Vienne). Elle englobe donc les aires d’approvisionnement des Forges de Goberté, Verrières, Luchapt et Taizé-Aizie, mais exclut en revanche celle de La Meilleraye (commune de La Peyratte, arrondissement de Parthenay, département des Deux-Sèvres).

15 Devèze (Michel), « Les forêts royales du Poitou au xviie siècle » dans La forêt et les communautés rurales, xvie-xviiie siècles, op. cit., p. 49.

16 Vienne, arrondissement de Montmorillon, canton de l’Isle-Jourdain.

17 Charente, arrondissement d’Angoulême, canton de Ruffec.

18 Dion (Emmanuel), Gens de justice à Montmorillon entre 1545 et 1700, mémoire de DEA sous la direction de Jacques Marcadé, Université de Poitiers, 1992 et Jahan (Sébastien), Profession, parenté, identité sociale. Les notaires de Poitiers aux Temps modernes (1515-1815), Toulouse, PUM, 1999.

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Titre Carte 1La France sidérurgique du Nord-Ouest dans la première moitié du xviiie siècle
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