Introduction
p. 11-15
Texte intégral
1Depuis plusieurs années, le gaullisme revient régulièrement sur le devant de la scène médiatique, à l’occasion notamment de diverses commémorations, comme celles du cinquantième anniversaire de l’année 1958 ou plus récemment du soixante-dixième anniversaire de l’appel du 18 juin. Comme a pu l’écrire Pierre Nora, l’« ère des commémorations » dans laquelle nous vivons repose sur deux piliers que sont « l’exposition obligatoire et le fatidique colloque1 ». Ainsi, la brochure annuelle des célébrations nationales devient un « vrai missel républicain2 », dans lequel la célébration du centenaire de la naissance d’un écrivain côtoie celle de la naissance de la Ve République. Cette « fièvre commémorative3 » a tendance à se muer, sous le poids conjugué des années, en une sorte de cycle des célébrations publiques. Dans ce contexte, le général de Gaulle n’a pas échappé à ce « bric-à-brac commémoratif4 », même s’il a été l’objet en parallèle de travaux scientifiques qui ont fait date, qu’il s’agisse de la biographie qu’Éric Roussel5 lui a consacrée, du travail sur le mythe gaullien et sa capacité à transcender les clivages du britannique Sudhir Hazareesingh6 ou encore du dictionnaire qui lui est désormais dédié7. Quant à l’histoire du gaullisme, force est de constater qu’elle bénéficie du renouveau de l’histoire politique8, lié en partie aux travaux d’historiens, comme Bernard Lachaise9 et Gaetano Quagliariello10, même si la plupart des ouvrages qui ont trait au gaullisme portent sur la période de la Seconde Guerre mondiale – avec depuis quelque temps une renaissance des études sur la France libre11 et les diverses formes de la Résistance extérieure12 – ou sur l’épopée du RPF, de sa fondation en 1947 à sa mise en sommeil au milieu des années cinquante13. L’histoire du gaullisme de guerre, puis celle du « gaullisme d’opposition14 » sous la IVe République, sont désormais bien connues, même s’il reste encore quelques zones d’ombre. À l’inverse, le gaullisme de la Ve République et notamment son mouvement politique central, à savoir l’UNR et ses pseudopodes (UNR-UDT ; UDVe ; UDR), a donné lieu à une historiographie moins abondante, même si cela peut sembler paradoxal. À l’exception du travail pionnier de Jean Charlot sur l’UNR15, de l’étude de quelques mouvements parallèles – comme celle portant sur les cadets de l’UJP16 – et des ouvrages d’Andrew Knapp17 et Serge Berstein18, il manquait un travail de recherche approfondi sur l’ensemble de la famille gaulliste du début de la Ve République à la création du RPR.
2Nous proposons dans cet ouvrage de prendre le contre-pied d’une vision quelque peu monolithique du mouvement gaulliste sous la Ve République, qui ne voit dans celui-ci qu’un rassemblement de compagnons dociles et inféodés au Général – d’où le terme peu flatteur de « godillots » qui fut utilisé à l’égard de ses parlementaires – et dont l’organisation aurait été parfaitement structurée. Dans les faits, la situation est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît et les rivalités qui opposent les compagnons pour des questions de sensibilité politique, d’hégémonie et d’itinéraires partisans sont nombreuses et plongent bien souvent leurs racines dans le gaullisme de guerre et son prolongement, à savoir le gaullisme d’opposition. Les gaullistes sont donc plus divers qu’ils n’en ont l’air. D’ailleurs, cette diversité est ressentie comme telle, voire revendiquée par les intéressés eux-mêmes, à l’instar d’Edmond Michelet, qui écrivait : « Le travail de ceux qui veulent assumer l’héritage du gaullisme doit aussi consister à structurer une famille politique. C’est à dessein que je n’emploie pas le mot de parti, qui ne convient absolument pas d’ailleurs. Il doit y avoir un mouvement gaulliste, une famille gaulliste, un parti, non c’est impossible19 ! » Par conséquent, il convient d’aborder l’histoire des mouvements gaullistes sous l’angle d’une « famille politique20 », car cette notion correspond à une réalité moins structurée que celle de « parti politique21 ». Englobant un ensemble plus large, la famille politique est en mesure d’inclure des associations qui ne présentent pas de candidats aux élections, comme l’Association nationale pour le soutien de l’action du général de Gaulle, des clubs comme Nouvelle Frontière, des formations plus souples, comme celles qui appartiennent au rameau des gaullistes de gauche22 et enfin des réseaux, plus ou moins informels et dont le maillage s’est tissé autour d’une personnalité. Le choix de cet angle d’approche revêt un double avantage. Tout d’abord, il permet de voir quelles sont les relations entretenues entre la formation gaulliste centrale – l’UNR puis l’UDR – et les différents satellites qui gravitent autour d’elle. Ensuite, il permet d’insister sur les rapports de force, les clivages et les tensions qui traversent ces organisations, tout comme les relations qu’elles entretiennent entre elles. Ainsi, la vie de la famille politique gaulliste ressemble plus à une courbe sinusoïdale qu’à un flux régulier. Sur ce point, la permanence d’une sensibilité de gauche à l’intérieur de cette famille, même si celle-ci est relativement modeste – tout au moins en ce qui concerne ses effectifs – est un élément déterminant pour mesurer la capacité d’adaptation du gaullisme, et de surcroît de son chef de famille, en l’occurrence le général de Gaulle puis Georges Pompidou. Cette famille politique peut donc être comparée à « une sorte de bouillon dans lequel entrent plusieurs ingrédients ; pour que le dit bouillon soit parfait au goût, il est bon qu’il y ait un ou deux clous de girofle, ce sont les anarchistes qui sont au sein de la famille gaulliste. Mais si le bouillon n’était constitué que de clous de girofle, alors là, il serait imbuvable23 » !
3Il convient donc de s’interroger sur le jeu des forces centrifuges ou centripètes qui agissent à l’intérieur de la famille gaulliste et qui ont tendance, selon la période concernée, à affaiblir le centre du dispositif partisan – l’UNR puis l’UDR – ou à l’inverse, à le renforcer. De ce fait, la « citadelle » de la rue de Lille a parfois été moins dynamique que la périphérie, ce qui résulte en partie de choix stratégiques, liés à l’évolution politique générale des Républiques gaullienne et pompidolienne. Au gré des circonstances et au fil des années, différentes conceptions de l’horlogerie générale des mouvements gaullistes ont prévalu. Cette approche contraste donc avec l’image d’un gaullisme monolithique et pour ainsi dire « droit dans ses bottes » sous la Ve République. Qu’il s’agisse de son personnel parlementaire, de ses différentes formations ou de ses réseaux, le gaullisme s’est-il structurellement modifié en s’adaptant au chef de l’Etat dont il entendait soutenir l’action ? La disparition du Général a-t-elle ouvert une période d’exaltation des différentes sensibilités ou s’est-elle traduite par un repli identitaire ? Par ailleurs, quelles ont été les conséquences sur la famille gaulliste du passage entre une génération de la Résistance, qui avait en majorité rejoint le RPF en 1947 et une génération qui est entrée en politique sous la Ve République ? Les différentes générations qui se sont succédé24 ont-elles conçu de la même manière l’organisation de leur mouvement ? Même si une génération ne peut pas être considérée comme « un lieu de monoculture politique25 », l’aventure du gaullisme de guerre et du RPF a-t-elle entraîné des réflexes identiques aux premières heures de l’UNR ? Pourquoi le gaullisme de la Ve République n’a-t-il pas, jusqu’à la création du RPR, engendré la création d’une organisation de masse – comme le fut son aïeul le RPF – autour d’un militantisme populaire ? Enfin, la question du processus de normalisation du gaullisme, qui est progressivement identifié à la droite, mérite également d’être posée. Ce processus est-il lié à des facteurs endogènes, notamment le renouvellement du groupe parlementaire ou faut-il y voir l’influence de facteurs exogènes, comme les effets de mai 1968 et la dynamique d’union de la gauche ?
4Pour mener à bien cette étude, nous nous sommes appuyé sur des sources écrites variées, en l’absence d’archives officielles de l’UNR et des formations qui lui ont succédé. Ont été en particulier utilisés les papiers de Jacques Foccart26 – l’homme de l’ombre du Général –, complétés par les fonds versés par la Présidence de la République, d’abord sous le général de Gaulle27 (5AG1), ensuite sous G. Pompidou (5AG2). Aux Archives nationales (AN), nous avons également consulté les archives privées (AP) d’hommes politiques et les fonds déposés par des associations gaullistes (AS). Ces sources ont été complétées par la consultation des archives et publications qui sont conservées à la Fondation Charles de Gaulle (FCDG) et au Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP). Enfin, ce travail s’appuie sur d’abondantes sources orales28, en l’occurrence des entretiens réalisés par l’Association Georges Pompidou ou recueillis par nos soins et qui ont été confrontés aux différents témoignages publiés par des personnalités gaullistes, acteurs de premier ou de second plan de cette période. Afin d’exploiter au mieux l’ensemble de ces sources et d’en mesurer tous les apports pour l’histoire du gaullisme, notre démarche historique s’est appuyée sur une méthode prosopographique, c’est-à-dire sur le croisement statistique de notices biographiques, afin de mettre en parallèle des itinéraires individuels et de permettre une modélisation et l’établissement de schémas globaux d’analyse29. Cette méthode a déjà été utilisée par un certain nombre d’historiens contemporanéistes, à l’instar de Gilles Le Béguec – pour étudier les filières privilégiées d’accès à la fonction parlementaire30 – de Philippe Nivet – dans sa thèse sur le conseil municipal de Paris31 – d’Éric Anceau – dans ses travaux sur les députés du Second Empire32 – de Christophe Charle pour La République des universitaires33 – ou encore de Noëlline Castagnez34 au sujet des parlementaires socialistes de la IVe République. Nous avons ainsi délimité un « échantillon prosopographique » de 514 députés gaullistes qui ont siégé, à un moment ou à un autre de leur carrière, au sein du groupe gaulliste pendant la période 1958-1976, soit à l’occasion de cinq scrutins législatifs (1958, 1962, 1967, 1968 et 1973). Cette approche prosopographique nous a permis de nous intéresser particulièrement aux antécédents politiques de ces parlementaires, à leurs itinéraires en amont de leur élection et à leur longévité politique. Par conséquent, nous avons exploré les circuits de la formation parlementaire, en l’occurrence les filières d’apprentissage de type proprement politique35, comme les entourages ministériels, les équipes de rédaction de journaux gaullistes, les clubs et associations, les écoles de cadres et les groupements de jeunesse36 plus ou moins liés au mouvement gaulliste. L’intérêt de cette démarche est d’identifier un certain nombre de filtres qui ont pu servir de points de passage pour préparer sa carrière politique ou une fois le seuil du Palais-Bourbon franchi, servir de catalyseur à une carrière parlementaire.
5Afin de mettre en lumière la richesse et la diversité des mouvements gaullistes, mais aussi d’insister sur les phénomènes de ruptures et de continuités, nous avons choisi une trame chronologique parsemée de quelques chapitres thématiques, consacrés par exemple à l’Association nationale (chapitre ii), aux clubs gaullistes (chapitre vii) ou aux gaullistes de gauche (chapitre ix). De même, certains chapitres sont axés sur une période clé pour cette famille politique, à l’instar de la fin de la IVe République (chapitre i), de la guerre d’Algérie (chapitre iv) ou des événements de Mai 1968 (chapitre x).
Notes de bas de page
1 P. Nora, « L’ère de la commémoration », Les Lieux de mémoire, t. 3, Paris, Gallimard, 1997, p. 4687-4718, ici p. 4693.
2 M. Fumaroli, « Fêter, célébrer, commémorer », Commentaire, printemps 1996, p. 201-203.
3 J.-P. Rioux, « Mémoire et Nation », J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (dir.), La France d’un siècle à l’autre 1914-2000 – Dictionnaire critique, Paris, Hachette, 1999, p. 623-632, ici p. 626.
4 Th. Gasnier, « La France commémorante. Les collaborations nationales (1986-1993) », Le Débat, no 78, janvier-février 1994, p. 89-98.
5 E. Roussel, Charles de Gaulle, Paris, Gallimard, 2002.
6 S. Hazareesingh, Le mythe gaullien, Paris, Gallimard, 2010.
7 Cl. Andrieu, Ph. Braud, G. Piketty (dir.), Dictionnaire de Gaulle, Paris, R. Laffont, 2006.
8 Cf. F. Audigier, « Le renouvellement de l’histoire des partis politiques », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 96, octobre-décembre 2007, p. 123-136.
9 B. Lachaise, Le gaullisme dans le Sud-Ouest au temps du RPF, Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1997.
10 G. Quagliariello, La religion gaulliste, Paris, Perrin, 2007.
11 Cf. J.-F. Muracciole, Les Français libres. L’autre Résistance, Paris, Tallandier, 2009.
12 Cf. S. Albertelli, Les services secrets du général de Gaulle. Le BCRA 1940-1944, Paris, Perrin, 2009.
13 Cf. Fondation Charles de Gaulle-Université de Bordeaux III (CARHC), De Gaulle et le RPF (1947-1955), Paris, A. Colin, 1998.
14 J. Charlot, Le gaullisme d’opposition 1946-1958, Paris, Fayard, 1983.
15 J. Charlot, L’UNR. Étude du pouvoir au sein d’un parti politique, Paris, A. Colin, 1967.
16 F. Audigier, Génération Gaulliste. L’Union des jeunes pour le progrès, une école de formation politique (1965-1975), Nancy, PUN, 2005.
17 A. Knapp, Le gaullisme après de Gaulle, Paris, Le Seuil, 1996.
18 S. Berstein, Histoire du gaullisme, Paris, Perrin, 2001.
19 E. Michelet, La querelle de la fidélité. Peut-on être gaulliste aujourd’hui ?, Paris, Fayard, 1971, p. 156.
20 S. Berstein a défini une « famille politique » comme « l’ensemble des individus ou des groupes qui partagent une même culture politique, c’est-à-dire une vision commune de l’histoire, de la société, des institutions et de leur évolution souhaitable, structurée autour d’un idéal philosophique, religieux ou idéologique qui lui sert de ciment et lui confère sa cohérence globale. […] Les différences de jugement quant aux stratégies ou aux tactiques politiques, les champs d’action différents des groupes concernés, les rivalités de personnes ou les tempéraments individuels font de chaque famille politique une nébuleuse aux composantes variées. […] Individus, associations, partis, syndicats, sociétés de pensée, groupes de défense, maisons d’édition, publications de presse qui se réclament d’une même culture politique peuvent coexister au sein d’une même famille politique » (S. Berstein, « Introduction générale », Les familles politiques en Europe occidentale au XXe siècle, De Boccard, EFR, no 267, 2000).
21 Cf. G. Le Béguec, « Le parti », J.-F. Sirinelli (dir.), Histoire des droites en France, t. 2, Cultures, Paris, Gallimard, 1992, p. 13-59.
22 Cf. Y. Billard, « Les gaullistes de gauche », J.-J. Becker et G. Candar (dir.), Histoire des gauches en France, t. 2, XXe siècle : à l’épreuve de l’histoire, Paris, La Découverte, 2004, p. 190-196.
23 E. Michelet, op. cit., p. 119.
24 J. Charlot définissait trois âges du gaullisme (1940, 1947, 1958) : « Les diverses époques du gaullisme ont engendré chacune leur génération de gaullistes, qui sont loin d’avoir la même personnalité et le même poids au sein du mouvement. Une génération politique a en commun les mêmes expériences, les mêmes souvenirs, les mêmes émotions ; elle ne parle pas toujours le même langage que la génération qui la suit ou la précède » (d’après J. Charlot, Le phénomène gaulliste, op. cit., p. 93-94).
25 Cf. J.-F. Sirinelli, « Génération et histoire politique », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 22, avril-juin 1989, p. 67-80.
26 Cf. P. Geneste, « Les papiers Foccart aux Archives nationales », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 78, avril-juin 2003, p. 157-162.
27 Cf. A. Callu, « Les archives du général de Gaulle. Bilan critique et perspectives », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 92, octobre-décembre 2006, p. 181-189.
28 A ce sujet, voir F. Descamps (dir.), Les sources orales. Récits de vie, entretiens, témoignages oraux, Paris, Bréal, 2006 ; M. Trebitsch et M. Pollack, Les Cahiers de l’IHTP, « La bouche de la vérité », no 21, 1992.
29 Cf. E. Anceau, « Réflexion sur la prosopographie en général et sur la prosopographie du contemporain en particulier », S. Mohamed-Gaillard et M. Romo-Navarette (dir.), Des Français d’Outre-mer. Une approche prosopographique au service de l’histoire contemporaine, Paris, PUPS, 2005, p. 23-37.
30 Cf. G. Le Béguec, L’entrée au Palais-Bourbon : les filières privilégiées d’accès à la fonction parlementaire (1919-1939), thèse de doctorat d’Etat, Université Paris X-Nanterre, 5 vol. , 1827 p., 1989.
31 Ph. Nivet, Le Conseil municipal de Paris de 1944 à 1977, Paris, PUPS, 1994.
32 Cf. E. Anceau, Dictionnaire des députés du Second Empire, Rennes, PUR, 1999 et Les députés du Second Empire. Prosopographie d’une élite du XIXe siècle, Paris, Champion et Slatkine, 2000.
33 Ch. Charle, La République des universitaires 1870-1940, Paris, Le Seuil, 1994.
34 N. Castagnez, Socialistes en République, les parlementaires SFIO de la IVe République, Rennes, PUR, 2004.
35 Cf. G. Le Béguec, « Les circuits de formation du personnel politique en France (XIXe-XXe siècles) », S. Berstein et P. Milza (dir.), Axes et méthodes de l’histoire politique, Paris, PUF, 1998, p. 303-318.
36 Cf. Matériaux pour l’histoire de notre temps, « Jeunesse et engagements d’un mai à l’autre (France, 1936-1968) », no 74, avril-juin 2004 ; Parlement[s], « Jeunes en politique », no 8, 2007 ; Histoire@ Politique. Politique, culture, société, « Les jeunes, sujets et enjeux politiques (France, XXe siècle) », no 4, janvier-avril 2008, www.histoire-politique.fr.
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