1Tels sont, ainsi résumés, les différents objets, répartis dans les trois règnes, végétal, minéral et animal, qui sont étudiés par Michel Darluc. Dès la première page de son ouvrage, dans la préface du premier volume, il a tenu à avertir son lecteur que ces patientes observations, ces recherches variées, ces longues descriptions pourraient ne servir « qu’à satisfaire la curiosité, ou à nourrir imparfaitement le désir naturel à l’homme de vouloir tout connaître ». Afin d’éviter l’écueil d’un savoir qui se limiterait à l’inventaire le plus complet possible des richesses de la nature, il propose de lier entre elles ces différentes matières et d’essayer « d’en tirer les inductions relatives à l’espèce humaine ». Dans la préface du second volume, la place primordiale qu’occupe l’observation des différents aspects de l’espèce humaine est plus nettement revendiquée. Après avoir exprimé sa volonté de « faire connaître l’Homme de Provence », il ajoute : « C’est pour l’Homme que j’écris, c’est à l’Homme que doit se rapporter l’étude des Sciences Naturelles & les avantages qu’on en retire. » (P. xvii de la préface du second volume.)

2L’homme, sous les différents aspects, physique, économique, moral, est omniprésent dans les trois tomes de l’Histoire naturelle de la Provence. L’importance que lui donne Darluc contribue pour beaucoup à l’intérêt et à l’originalité de son œuvre. Certes, avant lui, certains savants naturalistes avaient réservé à l’espèce humaine une place de choix dans leurs écrits. Une fois encore, l’exemple de Buffon est le plus frappant. Parmi les premiers volumes de son grand œuvre, l’un d’eux est cette Histoire de l’Homme qui embrasse des objets d’étude extrêmement riches et variés de l’humain bipède. Darluc a sûrement profité de la lecture des pages de ce livre portant aussi bien sur la constitution physique de l’homme, son développement de l’enfance à la vieillesse et la mort (avec ces notations étonnantes de physiopathologie), sa démographie et le calcul de son espérance de vie. Toutes ces matières et leur développement ne pouvaient qu’intéresser un médecin cultivé et curieux de tout, notamment d’une histoire naturelle qui tend à s’approcher d’une anthropologie. On peut aisément penser que les sources sur ces questions ne se limitaient pas à l’Histoire de l’Homme, mais comprenaient bien d’autres publications, entre autres celle qu’a utilisées Buffon et dont il donne les références. La partie la plus longue de son livre, intitulée Variétés dans l’espèce humaine, illustre une croyance fort répandue au siècle des Lumières, celle de l’influence du climat sur la couleur de la peau, les traits du visage, la morphologie du corps. Buffon applique cet axiome à l’échelle planétaire, Darluc seulement à celle de la Provence. Ces croyances des savants naturalistes et des médecins qui rédigent des topographies locales, reposent encore et toujours sur leurs conceptions aéristes néohippocratiques.

Les différentes variétés de l’homme provençal

3Pour tenter d’expliquer les différences qu’il remarque entre les individus qui peuplent la Haute-Provence et ceux qui vivent en Basse-Provence, Darluc commence par exposer la géographie physique et aussi économique du territoire de cette province. Il le fait à plusieurs reprises, d’abord, dans la Courte description des limites et de l’enceinte de la Provence, au tout début de l’ouvrage. Il y revient longuement, avec des développements d’ordre minéralogique, dans la préface du second volume. C’est vers la fin de ce texte qu’il déclare, en détaillant la matière décrite dans ce tome II : « Enfin, j’ai tâché de faire connaître l’Homme de Provence que j’ai présenté au lecteur sous trois aspects, comme on peut diviser cette province, par son sol, ses productions & ses montagnes, en trois régions différentes. Je vais commencer par l’Homme des Montagnes. »

4« La stature des habitants des montagnes alpines est communément un peu au-dessous de la moyenne, leur visage est toujours haut en couleur. » (T. II, p. 274.) La description des traits physiques des femmes montagnardes dessine un tableau peu flatteur. Si leurs joues sont colorées d’un rouge vermeil, si quelques-unes d’entre ces femmes « sont d’une forme très agréable », la plupart « ont un teint rembruni, des traits mâles & peu réguliers, & une taille grosse & trapue ». La faute en est « à la vivacité de l’air & l’âpreté des lieux qu’elles habitent ». Pour donner plus de poids à ces remarques, somme toute peu bienveillantes, Darluc invite alors son lecteur à se reporter (comme une preuve a contrario), à la description qu’il a faite dans le premier volume sur l’aspect physique des habitantes des villes de la Basse-Provence intérieure. La comparaison est dure pour les montagnardes : « Ce n’est que dans les grandes villes situées en plaine, dans ces lieux agréables, éloignés des montagnes, où l’on voit ces traits riants, ces tailles fines & déliées qui sont l’apanage des grâces. » La référence à retrouver dans le premier volume se situe dans le chapitre où il décrit les danses des belles Tarasconnaises.

5Si les habitants des plaines ont des traits fins, des silhouettes souples et sveltes, ils sont amollis par la douceur du climat, pervertis par le luxe inutile. À Tarascon, on vient de voir que le principal exercice physique des femmes est constitué par ces danses continuelles. Le montagnard, grâce à « l’air pur qu’il respire, aux eaux claires & fraîches qu’il boit », est doté d’une robustesse étonnante : il est capable de gravir sans peine et à vive allure les pentes qui conduisent aux cimes les plus élevées. Les femmes de ces hautes vallées, surtout celle de Fours, très isolée, au sud de Barcelonnette, font preuve d’une force peu commune. Parce que les hommes de ces villages sont absents pendant les mois du long hiver, partis comme marchands colporteurs ou comme bergers dans la Crau, leurs femmes et leurs filles, particulièrement robustes et charpentées, font tous les travaux, « viennent toutes les semaines à Barcelonnette portant un fardeau de plus de soixante livres sur leur dos, en glissant, pour ainsi dire, sur les glaces » (t. II, p. 314).

6Il ne faut pas se fier à l’apparence physique « un peu rude et grossière » des montagnards, car ils sont pleins de finesse et d’astuce, sont doués pour le commerce et même pour l’étude. Des habitants de Barcelonnette, Darluc dit « qu’ils sont robustes, industrieux, intelligents, mais un peu têtus » (t. II, p. 295).

7Sur l’état sanitaire des populations de ces vallées d’altitude, le docteur Darluc brosse un tableau teinté de rousseauisme, une sorte de stéréotype fort répandu à la fin du XVIII^e siècle. C’est un âge d’or primitif de la famille montagnarde qui est ici décrit. L’air pur qu’on respire, le froid que, dès son jeune âge, l’enfant est accoutumé à braver, l’habitude du travail physique, la fraîcheur de l’air même en été qui met à l’abri des maladies, tout concourt à favoriser la longévité des populations. Il n’est pas rare de rencontrer des octogénaires en bonne santé qui travaillent encore toute la journée. Une grande sobriété, des vêtements grossiers, la simplicité des mœurs contribuent à maintenir cet état sanitaire exceptionnel des montagnards.

8Mais en cette fin du XVIII^e siècle, plusieurs dangers commencent à ternir ce tableau idyllique de la vie du montagnard. Le premier prend ses racines sur place. Darluc le décèle quand il passe à Barcelonnette, petite capitale de la vallée de l’Ubaye. Comme dans d’autres petites villes, cette fois de la Basse-Provence, nous allons le voir, le danger qui s’abat sur Barcelonnette vient en quelque sorte de sa réussite. Le succès du commerce des laines et des bestiaux, la réussite des fabriques de draps entraînent une aisance des habitants qui « procure dans ce pays toutes les commodités de la vie, & il n’est pas douteux qu’elle ne contribue bientôt à y énerver l’espèce humaine, comme partout ailleurs » (t. II, p. 292). « Énerver », dans ce sens d’amollir, c’est le mot qu’emploie volontiers Rousseau pour fustiger les méfaits du luxe. Et c’est justement le luxe qui commence à pénétrer même les vallées reculées de la Haute-Provence.

9L’autre danger, beaucoup plus répandu, menace les nombreux habitants des montagnes qui émigrent dans les villes côtières de la Basse-Provence. Tant qu’il ne s’agit que de l’émigration saisonnière, l’hivernage, le mal n’est pas trop grand. Le berger, l’agriculteur, le marchand colporteur, peuvent encore reprendre les saines habitudes des hautes vallées quand, à la fonte des neiges, ils retournent au pays natal. Mais d’autres montagnards, des cadets et cadettes de famille, font le mauvais choix : ils se laissent tenter par les séductions du luxe des villes du littoral, quittent définitivement le dur mais pur pays de leurs pères, au prix d’un asservissement quand ils acceptent de devenir valet ou servante.

10Dans la conception de Michel Darluc, les habitants de la Basse-Provence, selon des critères géographiques un peu compliqués, mais aussi suivant des classes professionnelles diverses, ne présentent pas tous les mêmes caractères. Il définit la partie méridionale de la Provence comme « celle qui prend depuis les bords de la mer jusqu’à quatre ou cinq lieues dans les terres » (t. I, p. 4). Elle comprend les grandes villes côtières comme Marseille et Toulon, Aix, la capitale où il habite, mais aussi les petites villes et les villages du bord de mer, par exemple, celui de sa naissance, Grimaud, enfin des bourgs encore proches de la Méditerranée, comme Aubagne. Dans l’espace ainsi défini, le verdict condamne sans appel la très grande majorité des habitants qui l’occupent : « Le luxe, l’aisance, les commodités de la vie y ont changé totalement l’espèce humaine. » Les hommes sont moins robustes, les femmes sont gagnées par un état de faiblesse et de langueur, « le climat relâché des villes maritimes amollit ».

11Certes, les Arlésiennes offrent le modèle de la beauté féminine. « Le sexe y est généralement très bien fait : il a la taille bien coupée, les traits du visage réguliers & ornés de vives couleurs. » Et Darluc ajoute : « Le luxe & l’aisance qui règnent dans ces cantons contribuent à donner de belles races. » (T. I, p. 248.) C’est le seul bienfait qu’on peut concéder au luxe. Car « le luxe qui dévore tout, l’impitoyable luxe frappe du même pied les tours & les palais des grands que les faibles murs & les toits rustiques des paysans » (t. I, p. 252). Et, à Arles comme à Saint-Maximin, on manque de bras et l’on doit faire appel aux montagnards : « On s’aperçoit depuis longtemps que la race des travailleurs & des paysans manque à Arles : elle y diminue tous les jours. » Ceux des paysans des villes qui consentent encore à travailler le font aujourd’hui avec leurs « cheveux empapillotés ».

12Fort heureusement, il est une exception de taille parmi les habitants des villes côtières, les grands ports, Marseille et Toulon, mais aussi des agglomérations de moindre importance, comme La Ciotat, Antibes et Saint-Tropez, même des bourgs et des villages de bord de mer dont le développement est tout récent, comme Sainte-Maxime. Il s’agit de la classe des pêcheurs. Darluc expose, dès les premières pages de présentation du territoire de la Provence, les raisons qui mettent cette population à l’abri des dangers d’un environnement de luxe, d’indolence et de mauvaises conditions climatiques. Pour lui, la réussite des pêcheurs et des matelots tient à l’éducation que les pères exerçant cette profession imposent à leurs enfants.» À peine ont-ils sept ans qu’on les voit sur la grève jeter des filets dans la mer, en retirer le poisson. […] Ils s’exercent à la nage, vont à pieds nus, […] & s’endurcissent au travail. […] L’éducation, les aliments, tout concourt à fournir parmi eux des individus différents des autres qu’il nous importe de connaître. […] Leurs mœurs, la durée de leur vie, & leurs maladies, dépendantes d’une constitution mâle & vigoureuse, ont droit à nos recherches. » (T. I, p. 6.) Michel Darluc ne manque jamais de vanter dans chacun des chapitres portant sur les ports du littoral provençal, le groupe professionnel des pêcheurs. Ce terme englobe tous les marins, des capitaines aux matelots et aux mousses, de la marine marchande et de la marine de guerre. Les pages sur le corps des pêcheurs de Martigues commencent par décrire le spectacle des joutes qu’on donne quelquefois, comme on l’a déjà vu pour Marseille, à des personnes de distinction. « Il serait à souhaiter que de pareilles scènes se répétassent souvent & que la guerre présente, qui enlève beaucoup de matelots à la ville de Martigues, n’interrompît point ces fêtes qui servent à entretenir la gaieté & l’émulation, & à relever les forces des matelots, l’unique ressource des pays maritimes. » (T. I, p. 401.) La guerre responsable de la raréfaction des joutes est celle de l’Indépendance américaine, menée par la France, autant sur mer que sur terre. À Marseille, les pêcheurs sont en très grand nombre, on pouvait s’en douter. « Ils sont laborieux & infatigables ; leur vie frugale les met à l’abri d’un grand nombre de maladies […]. Ils vivent plus longtemps que le commun des hommes. » À Toulon, les matelots forment le tiers de la population. « Ils sont la plupart pêcheurs & font le grand & le petit cabotage en Afrique, en Levant, en Espagne & dans nos ports voisins. » Les soldats de marine du roi sont-ils compris dans ce tiers de la population de Toulon, Darluc ne le précise pas. En revanche, à La Ciotat, où la population totale est de 6 000 âmes, « on y compte plus de 2 000 matelots employés au service du Roi ».

13Mais les gens de mer ne sont pas toujours à l’abri d’une dégradation de leur genre de vie saine et frugale. Comme pour les montagnards de Barcelonnette avec leur essor économique, les matelots de Saint-Tropez ont été victimes de la réussite de leur commerce sur mer. Michel Darluc, durant les années du milieu du siècle où il exerçait la médecine à Grimaud, avait tout loisir d’observer le petit port et ses habitants. « Le peuple y était continuellement occupé, & les personnes les plus aisées, les Dames même ne s’attachaient qu’à leurs travaux domestiques. » (T. III, p. 277.) Trente ans plus tard, au moment où Michel Darluc écrit ces pages, il ne reconnaît plus cette petite ville tellement « les temps ont changé ». Des fortunes rapidement amassées « ont amené avec les richesses, le luxe, le faste & les frivoles dépenses ». Comme « l’exemple des riches séduit toujours les pauvres », Darluc remarque que maintenant les femmes du peuple de Saint-Tropez « donnent dans une parure si recherchée les dimanches et les fêtes, qu’on a de la peine à les reconnaître ». Et le pire, peut-être, est que cette réussite financière repose sur les qualités des « navigateurs de ce port qui sont réputés bons marins. La classe des pêcheurs en fournit un bon nombre. Ils deviennent dans la suite de très habiles pilotes côtiers pour la Méditerranée, l’archipel & les côtes d’Afrique ».

14Si parmi les habitants des villes, la classe des pêcheurs se distingue encore par son amour du travail et sa sobriété, dans le monde agricole et surtout agropastoral, le groupe des bergers mérite tous les éloges. Dans le chapitre du premier volume où il décrit la transhumance et la « manière de gouverner les troupeaux », Darluc s’arrête longuement sur le genre de vie exemplaire des bergers. Ils doivent endurer le froid de l’hiver dans la plaine de la Crau, avec comme seul abri « une de ces claies garnies de roseaux sous laquelle ils s’arrangent de leur mieux : ils couchent par terre sur une espèce de grand caban nommé eissarri », couverts d’un gros manteau d’étoffe grossière et de la cape que leur fournit le maître du troupeau. Leur nourriture se limite à une « soupe qui n’est autre chose que du pain bis trempé dans l’eau bouillante avec de l’huile & du sel ». Dans le temps de la transhumance, « semblables aux Arabes & aux Tartares qui parcourent de vastes déserts avec leurs troupeaux, les bergers, pendant l’espace de vingt à trente jours que dure leur voyage, ne s’arrêtent nulle part : tous couchent en rase campagne exposés à la rigueur des temps ». Comme les pêcheurs, ils ne connaissent pas les « maladies qui sont le lot de l’inaction, de la mollesse & du libertinage ». En conclusion, Darluc ajoute : « De pareils hommes honorent, ce me semble, notre espèce aux yeux du vrai sage & méritent d’être connus. »

15Entre Haute-Provence montagnarde et Basse-Provence côtière, se trouve une bande intermédiaire de plaines à l’ouest et de collines de plus en plus développées en allant vers l’est, qui délimite le territoire de la Provence moyenne. « C’est ici où habite proprement l’homme de Provence, dont les approches de la mer, l’âpreté des montagnes voisines, & l’inégalité du climat n’ont point altéré le caractère primitif. » (T. I, p. 8.) Darluc, pour illustrer son opinion, on l’a déjà vu, prend l’exemple des femmes de Tarascon. Il est vrai que c’est dans la partie occidentale de cette région intermédiaire, dans les plaines et les basses collines qui vont vers Arles, dans les bourgs et villages proches des Alpilles, que s’est transmise la tradition d’une vraie Provence qui deviendra chère à Mistral et aux félibres. Plus à l’est dans les collines de l’arrière-pays, vers Grasse et Vence, dans ces pays de culture de la vigne et de l’olivier dont fait partie le village de Callian où il vécut plus de vingt ans, le docteur Darluc devait se sentir un habitant de cette Provence moyenne.

16Telles sont les différentes variétés de l’Homme de Provence décrites dans l’Histoire naturelle de la Provence. Son auteur ne limite pas son propos à définir les caractères propres à chaque groupe. Il se plaît à mettre en évidence les complémentarités, sur le plan économique surtout, entre Gavots et Provençaux des grandes villes côtières, à la faveur des migrations saisonnières, mais aussi définitives. Cette émigration des montagnards vers la Basse-Provence, qui prendra un caractère irrémédiable avant la fin du XIX^e siècle, donne déjà des signes que remarque judicieusement Darluc dans ses voyages en Haute-Provence. Il observe la désertification de certains villages de montagne, la pauvreté des maisons dont certaines tombent en ruine.

L’état sanitaire de la Provence

17En médecin plus qu’en naturaliste, il s’attache aussi à l’étude de l’état sanitaire des populations en fonction des endroits où elles habitent. Dans la préface du second volume, il déclare : « Le bien de l’humanité faisant le principal objet de mon travail, je me suis attaché à l’Histoire Médicale de certains endroits, à exposer les maladies qui y règnent & les moyens de s’en préserver. » C’est souvent au moment où il donne des précisions sur le climat des agglomérations visitées, qu’il observe les maladies, souvent épidémiques, qui affectent les populations. Déjà au tout début de l’ouvrage, dans le chapitre sur le « Climat de la ville d’Aix », plusieurs pages sont consacrées aux maladies provoquées dans cette ville par les grandes chaleurs de l’été, « des fièvres éruptives, inflammatoires, des dysenteries, des maladies de pourriture », alors que les vents du nord qui soufflent après la pluie (sans doute est-ce le mistral), sont responsables des « fièvres catarrhales, des maladies de poitrine & des rhumatismes ». Cette description de la pathologie médicale, qui revient très fréquemment lors de l’étude des villes, utilise des termes assez proches de ceux qu’on trouvait dans les rapports sur les épidémies que, vingt-cinq ans plus tôt, Darluc envoyait de Callian au Journal de Médecine. Au sujet de la ville d’Arles, il note que la campagne qui l’entoure est exposée à rester sous les eaux stagnantes des inondations de l’automne. Il met alors en garde la population, surtout « les imprudents cultivateurs qui remuent ces terres infectées » (t. I, p. 258), sur les risques de maladies graves qu’ils courent. Il dresse un tableau apocalyptique des conséquences médicales de l’exposition « aux exhalaisons meurtrières des marais ». La lecture de ces pages, peut-être d’un pessimisme exagéré, rappelons-le, a profondément choqué certains habitants d’Arles qui se sont crus obligés, lors de la parution du premier volume de l’Histoire naturelle, de rendre publique leur réprobation dans les gazettes.

18Pour la rédaction des observations médicales et démographiques de certains lieux, Michel Darluc a bénéficié, comme souvent, de la collaboration d’informateurs éclairés, des médecins surtout, mais aussi des curés. Comme source documentaire il lui arrive aussi d’utiliser des travaux déjà publiés. Pour connaître le climat de Marseille, le tempérament de ses habitants, il conseille la lecture du Mémoire intitulé Sur la topographique médicale de Marseille & de son territoire inséré dans le second volume de l’Histoire de la Société Royale de Médecine (1780). L’auteur en est François Raymond, ce médecin déjà rencontré, praticien renommé de Marseille, membre, comme Michel Darluc, de l’Académie de cette ville, associé régnicole, comme Darluc, de la Société Royale de Médecine à Paris. Son mémoire a la dimension d’un véritable ouvrage qui décrit aussi bien la géographie physique de la ville, les productions du terroir et celles de la mer, le commerce, le « tempérament et la constitution » des habitants, les maladies qui les atteignent (avec une étonnante table chronologique et statistique, qui « offre les rapports des maladies de l’imagination avec les constitutions météorologiques »). Le docteur Raymond est surtout, à son époque, l’auteur de la meilleure étude démographique et statistique des populations, non seulement de Marseille et ses environs, mais aussi d’une partie du reste de la Provence. Dès le milieu du XVIII^e siècle, les tables sur la mortalité publiées en 1746 par Dupré de Saint-Maur, reproduites un peu plus tard dans son Histoire naturelle de l’Homme par Buffon, avaient mises à la mode les recherches sur l’espérance de vie, « la longueur de la vie commune & moyenne », comme l’écrit Raymond. En s’inspirant de ces travaux, et peut-être aussi des tables de l’abbé Expilly d’après le dénombrement de la Provence en 1765, Darluc ne manque pas de donner les chiffres de cette « vie moyenne des hommes » pour les principales villes qu’il décrit. L’espérance de vie qui est, pour les hommes de 27 ans à Arles (mais 30 pour les femmes), 28 ans à Aix, 30 ans à Marseille, est de 36 ans à Manosque, 40 ans à Seyne et au-delà de 40 ans à Barcelonnette. Venant étayer les hypothèses sur l’influence bénéfique du climat des montagnes, les statistiques démographiques permettent de vérifier que pour vivre plus longtemps, il vaut mieux habiter Barcelonnette plutôt qu’Arles.

19Sur Barcelonnette, Michel Darluc a communiqué à ses lecteurs les résultats du dépouillement des registres de sa paroisse effectué, à sa prière, par le révérend père Fabre, dominicain et M. Gastinel, curé de Saint-Pons. C’était un travail important puisque les relevés allaient du début du siècle jusqu’au premier février 1782. Il ne se contente pas de calculer la durée de vie moyenne, mais aussi la courbe des naissances, des mariages et des décès, en précisant les rythmes saisonniers. On pourrait être étonné du déséquilibre des naissances puisque chaque année, depuis quelque temps, il naît 59 garçons et 35 filles.

20À Tourves, Michel Darluc bénéficia de la précieuse collaboration de M. Chevalier, docteur en médecine, agrégé au collège des médecins de Marseille. Ce confrère « a bien voulu lui communiquer plusieurs observations qu’il a faites, non seulement sur la population & l’agriculture de Tourves, mais encore sur ses fossiles » (t. I, p. 139). Nous avons déjà rapporté, concernant ce gros bourg situé entre Saint-Maximin et Brignoles, la description des maladies des blés qui poussent sur son terroir. Les données démographiques fournies par le docteur Chevalier sont, ici comme ailleurs, tirées du dépouillement des registres de sa paroisse. L’espérance de vie, dans cette partie de la Provence moyenne, est de 32 à 34 ans, mieux qu’à Aix ou à Marseille, un peu moins bien qu’à Manosque, ville intermédiaire entre cette Provence moyenne et les débuts de la Haute-Provence, loin des chiffres des petites villes de montagne, Seyne ou Barcelonnette. On peut cependant observer une longévité différente à Tourves selon les quartiers où habite sa population. Il y a beaucoup plus de vieillards à la campagne qu’à l’intérieur du bourg. Cette constatation donne l’opportunité à Michel Darluc, au moment où il commence à rédiger les premiers chapitres de son livre, de livrer pour la première fois à son lecteur une véritable profession de foi : « Savoir : que la population augmente partout où l’agriculture en valeur multiplie les productions de la terre ; que celle-ci est la source de l’aisance & du bonheur dans les campagnes ; que le luxe destructeur & le commerce le plus étendu diminuent plus qu’on ne pense l’espèce humaine dans les villes, où les besoins, la misère, les plaisirs, les richesses, l’apparence du bonheur & les passions, marchent tumultueusement ensemble. » (T. I, p. 140.) En prenant l’exemple des données démographiques de Tourves, mais en l’appliquant à l’ensemble « des villages & bourgs », Darluc aborde pour la première fois, et sans doute la seule, la triste réalité de la mortalité infantile. La moitié des enfants périt communément avant la septième année. Et pour la mortalité néonatale : « Il naît à Tourves, année commune, quatre-vingt-douze enfants ; il en meurt soixante-dix-huit, il en survit quatorze chaque année. » Le docteur Darluc ne s’étend pas sur les causes de cette terrible mortalité infantile, tellement elle est habituelle, ni sur les manières de lutter contre un pareil fléau. Il pointe cependant du doigt une maladie, même si elle n’est pas réservée à l’enfance, la variole, la petite vérole. Il rapporte ainsi les deux épidémies les plus meurtrières à Tourves : « La petite vérole enleva cent enfants en 1737, & quatre-vingt-huit en 1747. » Devant ces constatations, il plaide alors dans une longue note pour l’inoculation des enfants qui n’ont pas eu encore la maladie. Il ajoute : « Pourquoi les Seigneurs qui ont à cœur d’augmenter la population parmi leurs vassaux ne les font-ils pas inoculer ? Combien de médecins généreux, amis de l’humanité seconderaient leurs vues patriotiques ? J’en connais déjà en Provence qui l’ont exécuté. »