1Dans la dédicace à Messieurs les procureurs du pays de Provence de son livre Histoire des plantes qui naissent aux environs d’Aix, Garidel écrit : « L’ouvrage que j’ai l’honneur de vous présenter n’est qu’une partie de l’Histoire Naturelle de cette province, à laquelle je travaille depuis un fort longtemps. J’ai cru qu’il fallait commencer par les plantes auparavant que de parler des Animaux et des Minéraux. » Les écrits de Garidel concernant le règne minéral en Provence, de même que sur le règne animal, n’ont vu le jour, ni de son vivant, ni après sa mort en 1737. Dans son testament dicté en octobre 1734 au notaire Jean, il faisait bien mention d’un manuscrit de lui, qui n’avait jamais été imprimé, portant sur l’histoire naturelle de la Provence. Il le légua à son neveu et successeur dans la chaire de botanique et d’anatomie, Joseph Lieutaud, le maître de Michel Darluc. Mais, pour des raisons qui nous restent inconnues, Lieutaud, dont Condorcet dit pourtant, dans son hommage nécrologique, qu’« il étudia toutes les branches de l’Histoire Naturelle, et parvint en très peu de temps à se former une riche collection minéralogique », ne fit pas paraître le manuscrit que son oncle lui avait confié.

2Michel Darluc eut plus de chance que son lointain confrère aixois. Sans doute plus que pour d’autres branches des sciences naturelles, les connaissances en minéralogie avaient fait d’immenses progrès durant la soixantaine d’années qui séparent le moment où écrivait Garidel et celui où Darluc rédigeait son grand ouvrage. En France, les analyses chimiques des minéraux qui, on l’a déjà dit, tenaient une grande place dans le programme du cours de Rouelle à Paris, ont certainement stimulé l’intérêt de ce genre d’études dans un assez large public, à la fois de savants et d’amateurs éclairés. Michel Darluc a été influencé par cet enseignement. Il a pu ainsi apprendre assez tôt les bases de ce qu’on appelait la docimasie, technique d’analyse chimique permettant de connaître la nature et les proportions des métaux dans les milieux naturels. Il appliquera cette méthode dans l’analyse des eaux minérales dont il se fera une spécialité, celles de Gréoux ou de Sault. À la lecture de l’Histoire naturelle de la Provence, on peut aisément constater la place importante qu’y tiennent les différentes branches de la minéralogie. Plusieurs pages de la longue préface du second volume constituent une sorte de manifeste en faveur de l’étude de la minéralogie « encore extrêmement négligée […] tandis qu’après l’Agriculture & la Botanique elle est la plus utile à l’homme, relativement aux Arts & au Commerce ». Plusieurs chapitres de son ouvrage sont nécessaires pour décrire les visites détaillées qu’il effectue dans les différentes mines de la Provence. Comme bien d’autres savants naturalistes méridionaux, il montre aussi beaucoup d’intérêt pour la découverte récente des volcans éteints de la Provence, près d’Aix, et au voisinage de Toulon ou de Fréjus. Les gisements de fossiles marins, notamment ceux d’Aix, et les stigmates minéralogiques du volcanisme ancien, la découverte des laves et du basalte sur le sol de la Provence, invitent le savant à se poser beaucoup de questions qu’on résumait déjà depuis des décennies par l’expression : « Théorie de la terre. » Enfin, influencé par les travaux les plus récents de Guettard et de Faujas de Saint-Fond sur le Dauphiné, et pour la Provence, par ceux de Pons-Joseph Bernard, Darluc esquisse, avec des tâtonnements, une étude géologique du territoire provençal.

3Dès le milieu du XVIII^e siècle, l’étude des fossiles, notamment des coquilles fossilisées, fut largement diffusée dans plusieurs pays, notamment par les planches qui illustraient les ouvrages de Louis Bourguet, protestant français devenu pasteur à Neufchâtel en Suisse, et ceux de Dezallier d’Argenville. Ce dernier, dans les différentes éditions de sa Conchyliologie (1752, 1757, 1780), mentionne les principaux cabinets de curiosité du royaume de France. Il devint à la mode de collectionner des échantillons de minéraux rares et surtout de fossiles marins. Le contenu des cabinets de curiosité avait changé. Les pétrifications animales ou végétales fossilisées, les échantillons de roches, de terres et de métaux prirent alors dans les vitrines la place occupée un siècle plus tôt par les monnaies antiques, les statuettes gréco-romaines ou les étrangetés anatomiques.

Cabinets d’histoire naturelle

4Lors de ses déplacements, Darluc ne manque pas de visiter les cabinets de minéralogie des collectionneurs. Voici les principaux en Provence qu’il signale dans son Histoire naturelle. Il commence par celui de son confrère Esprit Calvet à Avignon. Ce dernier lui « ouvrit son cabinet avec l’affabilité qui sied si bien aux vrais savants » (t. I, p. 237). On sait bien que le médecin avignonnais, dont le nom a été donné au principal musée de la ville, recherchait surtout des objets et monnaies de l’antiquité romaine. Mais sa curiosité scientifique s’étendait à beaucoup de domaines des sciences naturelles et il était en relation épistolaire avec la plupart des savants naturalistes, notamment ceux du Midi de la France. Il possédait « les plus belles espèces des 26 familles de coquilles de d’Argenville, plusieurs beaux marbre des Pyrénées et du Languedoc, des minéraux, des pétrifications, quantité d’autres fossiles curieux en pierres, en géodes, variolites & silex ». Dans une lettre de novembre 1777 à lui adressée, Michel Darluc remercie son confrère de l’avoir reçu « avec tant de bonté », lors de sa visite, effectuée quelques mois plus tôt, du Comtat et de la Fontaine-de-Vaucluse.

5Le second cabinet de minéralogie que décrit Darluc est celui du château de La Tour-d’Aigues. J’en ai déjà dit quelques mots quand j’ai parlé des jardins botaniques de la Provence. Le baron Jean-Baptiste Jérôme Bruny de La Tour-d’Aigues, surtout connu pour son goût de la botanique et de l’agronomie, s’intéressait aussi à l’étude des fossiles et à la minéralogie. Jouissant d’une immense fortune, il avait pu réunir des échantillons de fossiles, de minerais, de roches, qui faisaient de son cabinet la plus complète collection minéralogique de la Provence. Bien sûr, on y trouvait, comme chez le docteur Calvet, et encore chez d’autres amateurs, les vingt-six familles de la conchyliologie de d’Argenville. On y voyait aussi la collection la plus riche des fossiles de la Provence, dont on connaît la grande variété, nous aurons à y revenir. La volonté de réunir le plus grand nombre d’échantillons de la même discipline dans un même lieu, le cabinet, correspondait à une préoccupation didactique, comme l’avaient bien compris les dirigeants des établissements d’enseignement. Ces derniers, en particulier les Oratoriens, s’efforçaient de mettre à la disposition de leurs élèves des cabinets scientifiques bien dotés. Darluc prévient son lecteur : il ne s’agit pas de faire une description complète de tous les échantillons contenus dans le cabinet du château de La Tour-d’Aigues, on n’en finirait point. Force est de se limiter à quelques « légers détails » qui occupent néanmoins plus d’une page de son ouvrage. Passionné par la visite des mines, comme on le verra, le médecin aixois se plait à énumérer les divers échantillons ici réunis issus de mines métalliques : mines d’or, d’argent, de cuivre, de fer et de plomb. Pour finir, Michel Darluc tient à rendre hommage aux qualités de l’accueil du maître des lieux à ses visiteurs, « la bienfaisance étant innée avec lui » (t. I, p. 183).

6Au fil des pages qui relatent ses investigations dans les différents diocèses de la Provence, Darluc signale à son lecteur, comme le font d’autres auteurs de son temps pour d’autres provinces, les lieux où il pourra visiter des cabinets de sciences naturelles dignes d’intérêt. Il ne donne aucun détail sur celui qui se trouve à Apt chez Monseigneur d’Éon de Cely, son évêque. Il est vrai que ce prélat s’intéressait surtout à la botanique comme le montre la longue description du jardin botanique riche en arbres exotiques qu’il avait créé à La Valette, près de Toulon. Dans l’enceinte de ce grand port militaire, Darluc ne mentionne qu’un seul cabinet, riche en coquilles, celui de feu M. Dasque, ancien commissaire de l’Arsenal.

7« La minéralogie, la chimie, la conchyliologie comptent des amateurs éclairés à Marseille », écrit Darluc dans une page (t. III, p. 32) des chapitres qu’il consacre au grand port marchand. S’il déplore que les personnes qui s’intéressent à l’histoire naturelle soient en trop petit nombre pour une ville si importante, il peut néanmoins décrire près d’une dizaine de cabinets dans ce lieu. Il n’en signale aucun dans la capitale aixoise, ce qui peut paraître étonnant. Il est vrai que les détenteurs de certains cabinets marseillais semblent s’intéresser assez peu à la minéralogie, mais plutôt à des curiosités du règne animal ou végétal.

8Celui de M. Collé, apothicaire et chimiste, doté comme tant d’autres des 26 familles de la conchyliologie d’Argenville, contient encore « des géodes curieuses, des minéraux dans leurs matrices, des pétrifications ». Mais il abrite aussi beaucoup de coraux venant de toutes les mers du globe, des madrépores, des zoophytes, un grand crocodile de Saint-Domingue que ce Monsieur Collé avait réussi à garder vivant pendant trois mois, un tatou, des oiseaux de Cayenne, divers fruits de l’Amérique conservés dans l’alcool. Celui qu’on peut voir chez le Frère Bonaventure, Capucin, ne semble abriter aucun échantillon de minerais ni de roches. Il est riche en fossiles, coquilles, madrépores, lithophytes, poissons desséchés.

9Ce n’est pas étonnant dans un grand port de pêche comme Marseille, plusieurs cabinets y offrent des collections de poissons conservés. La plus belle est celle qui est réunie dans la maison d’un ancien militaire, Monsieur de Caire. Le collège des Oratoriens, où Michel Darluc avait fait ses études, était doté, comme il était habituel dans ce genre d’établissement, d’un cabinet d’histoire naturelle. Il réunissait beaucoup de fossiles et de poissons. On y voyait même une tête de requin avec toutes ses dents. Les échantillons de minéraux qui, pour des raisons d’ordre didactique devaient s’y trouver, ne sont pas mentionnés par Darluc.

10En revanche, trois autres cabinets marseillais sont signalés pour la richesse de leurs collections minéralogiques. Il vaut la peine de s’arrêter sur celui de Jean-Baptiste Bernard Grosson, mais aussi sur le personnage qui l’a constitué. Son cabinet offre sans doute, après celui du château de La Tour-d’Aigues, la réunion la plus complète en Provence d’échantillons de roches, de terres et de minéraux. Darluc énumère : « Quantité de pétrifications ; les diverses terres et pierres de la province ; nos granits, nos porphyres, des géodes avec des cristaux, des améthystes dans le quartz ; des grenats, des micas, des talcs, les laves de nos volcans éteints, avec la plupart de nos minéraux. » Grosson faisait partie d’une famille de juristes marseillais et exerçait la profession de notaire. Comme Faujas de Saint-Fond à Montélimar, comme Séguier à Nîmes, il était un des nombreux naturalistes issus des études de droit. Comme Jean-François Séguier, il était passionné par l’archéologie et l’histoire ancienne. Il est surtout connu pour ses écrits dans cette branche, son Recueil des antiquités et des monuments marseillais, paru en 1773, et son Almanach historique de Marseille, publié régulièrement de 1770 à 1791.

Volcans éteints de Provence

11Comme la richesse de la collection minéralogique qu’il avait réunie peut en témoigner, Grosson était aussi passionné par l’étude des sciences naturelles, notamment, la géologie et la minéralogie. Il acquit un certain renom dans une de ses branches, la volcanologie. Lors d’une excursion effectuée à quelques lieues au nord de la ville d’Aix, dans les parcs des domaines de Tournefort et de Beaulieu, sur le territoire de la paroisse de Rognes, durant l’été de l’année 1772, il fut le premier à reconnaître sur le territoire de la Provence, l’existence des stigmates du volcanisme. En examinant la composition des roches qui entourent le château de Beaulieu, il identifia la présence de laves et de pouzzolane. En les comparant avec des échantillons de minéraux venant du Vésuve et de l’Etna, il eut la preuve qu’un volcan éteint se trouvait à Beaulieu, tout près de la capitale de la Provence. Il publia les résultats de sa découverte dans le numéro de septembre 1776 du Journal de Physique de l’abbé Rozier. Le célèbre ouvrage de Faujas de Saint-Fond sur les volcans éteints du Vivarais parut deux ans plus tard, dans le courant de l’année 1778. Son auteur avait fait imprimer à la fin du volume, des lettres qu’il avait reçues de plusieurs naturalistes, notamment du Provençal Pons-Joseph Bernard, directeur adjoint de l’Observatoire royal de la marine à Marseille. La lettre de Pons-Joseph Bernard était une longue dissertation relatant ses recherches sur les traces de volcans éteints de la Provence orientale, situés dans les diocèses de Toulon et de Fréjus. La découverte par Grosson du volcan de Beaulieu était déjà mentionnée dans ce texte.

12L’intérêt pour la recherche des signes minéralogiques de volcanisme s’est beaucoup développé, à partir du milieu du XVIII^e siècle, en même temps que l’essor de la géologie. Le brillant médecin et naturaliste Jean-Étienne Guettard avait été le premier à reconnaître que les laves, basaltes, pouzzolanes qu’il foulait sous ses pieds en parcourant les monts d’Auvergne, étaient identiques aux échantillons issus des volcans d’Italie qu’il avait auparavant examinés dans des cabinets de curiosités parisiens. Ce géologue déjà averti a rapporté les résultats de son voyage en Auvergne de 1751, effectué en compagnie de son ami Chrétien de Malesherbes, dans un Mémoire sur quelques montagnes de France qui ont été des volcans, lu à l’Académie Royale des Sciences en 1752. Mais, c’est seulement plus de vingt ans plus tard, après la découverte du volcan de Beaulieu par Grosson, qu’on vit paraître de nombreuses publications sur ce même sujet, celle de Grosson lui-même sur le volcan provençal de Beaulieu en 1776, celle de Faujas de Saint-Fond sur les volcans éteints du Vivarais en 1778, celle de Pons-Joseph Bernard sur les volcans de la Provence orientale dans le même ouvrage, celle de l’abbé Giraud-Soulavie sur le Vivarais et le Velay en 1780.

13Michel Darluc, dans les descriptions minéralogiques et géologiques minutieuses des différents lieux qu’il parcourt, ne manque jamais de signaler au lecteur de son Histoire naturelle les témoins minéraux des volcans éteints de la Provence. Il cite les découvertes de Grosson, les recherches de Pons-Joseph Bernard et de Lamanon. Mais, suivant une démarche scientifique, tel un clinicien qui se fonde sur les symptômes rencontrés, il va sur le terrain, examine sa configuration et la nature des roches qui le composent, discute des hypothèses avant d’établir des conclusions. La description du volcan de Beaulieu dans le premier volume de l’Histoire naturelle de la Provence occupe près de huit pages (p. 160-167) dont la teneur est assez différente de celle de Grosson dans le Journal de Physique. Darluc examine la disposition des bancs de lave, recueille sur le site les différents échantillons minéraux dont la présence milite en faveur du volcanisme : soufre, pierres spongieuses approchant de la pierre ponce. Il ne trouve pas en surface ces débris de laves qu’on appelle pouzzolane, dont la présence est si caractéristique du volcanisme, mais il persuade M. de Robineau, conseiller au Parlement d’Aix, seigneur du lieu, et « qui aime les sciences naturelles », de faire pratiquer des fouilles. Elles permirent de mettre à jour la présence de la pouzzolane. Darluc redevient agronome quand il fait remarquer le goût exquis des légumes du jardin de M. de Robineau, « leur douceur, leur tendreté qui leur fait donner la préférence sur tous les légumes des environs ». On attribue ces qualités à la terre volcanique où on les fait pousser. Il redevient médecin et botaniste quand il note la présence de plantes médicinales, comme la fraxinelle, dont les fleurs ont une odeur de bouc, mais qui est « cordiale, vermifuge, diurétique ».

14Les traces de volcans éteints proches de Toulon sont décrites en quelques pages (t. III, p. 239-241). Elles concernent les villages d’Évenos, à deux lieues au nord-est de Toulon, et d’Ollioules encore plus proche du grand port. Michel Darluc ne s’étend guère sur la topographie si particulière du village perché d’Évenos, dominé par son vieux château construit en pierre volcanique, le basalte. Les masses rocheuses du paysage qui l’entoure sont ici des signes évidents de volcanisme. Preuve supplémentaire, on a pu extraire à Évenos (comme à Ollioules), de la pouzzolane. Cette poudre volcanique est très précieuse car on peut en tirer un ciment de très bonne qualité pour construire des édifices ou des travaux d’art. Les Romains de l’Antiquité l’utilisaient dans leurs bâtiments, ce qui explique qu’ils soient encore debout. De surcroît, le ciment de la pouzzolane prend corps dans l’eau, ce qui permet de construire des piles dans les ports. On a utilisé cette technique à l’époque où Darluc écrit, dans le port de Toulon, dont les villages d’Ollioules et Évenos sont très voisins. Toujours à l’affût des applications pour l’industrie des ressources aussi bien minérales que végétales de son pays, il ne manque pas de le signaler.

15Quand il finit de rédiger les chapitres du troisième tome de son ouvrage sur les diocèses de Toulon et de Fréjus, les premières découvertes par des naturalistes du volcanisme en Provence remontent déjà à une dizaine d’années, 1772 pour Beaulieu, 1775 pour Évenos et Ollioules. Michel Darluc a sans doute lu, lors de sa parution en 1776, l’article de Grosson sur Beaulieu dans le Journal de Physique. Mais il est fort possible qu’avant cette date, il ait été tenu au courant de sa découverte par Jean-Baptiste Bernard Grosson lui-même. Tous deux ont été élus membres de l’Académie des belles-lettres, sciences, et arts de Marseille, en 1773. En cette même année, en plus de Grosson et Darluc, furent aussi élus à l’Académie de Marseille, le père Papon, de l’Oratoire, l’historien de la Provence, et comme membre associé, le Lyonnais l’abbé Rozier, directeur du Journal de Physique. Notons encore que l’abbé de Robineau, vicaire général de l’Église de Marseille, curieux d’histoire naturelle comme son frère le conseiller au Parlement d’Aix, et tous deux châtelains de Beaulieu, fut aussi élu à l’Académie de Marseille, toujours en 1773. Vers la fin de son article, Grosson peut écrire : « M. l’abbé de Robineau de Beaulieu, mon confrère de l’Académie de cette ville, m’a apporté divers échantillons des laves de sa terre. » On sait combien fut important dans le siècle des Lumières finissant le rôle des Académies de province, à Marseille, à Montpellier, à Lyon, à Dijon, et dans bien d’autres lieux, pour la propagation des idées, la diffusion des découvertes, les liens et les échanges entre savants de France, voire de l’étranger. La mise au concours par ces académies savantes, aussi bien de sujets de philosophie que de sciences, était en même temps un encouragement à la recherche dans différents domaines allant de l’agronomie à l’hygiène, de l’éloquence aux mathématiques.

16Pons-Joseph Bernard, alors professeur de mathématiques au collège de l’Oratoire de Marseille et directeur adjoint de l’Observatoire royal de la marine de la même ville, qui cherchait tous les moyens de se faire connaître, fut le candidat le plus assidu des concours proposés par l’Académie. Bien avant le mémoire sur l’olivier, qui lui assura un prix en 1782, il avait reçu plusieurs autres récompenses. Mentionnons, parmi d’autres, le Mémoire sur les engrais que la Provence peut fournir qui lui avait aussi fait gagner le prix en 1778. À la fin du texte de ce mémoire est insérée une carte minéralogique de la Provence. Les seuls volcans éteints qui y sont figurés sont ceux de la région de Toulon. C’est en cette même année 1778 que Faujas de Saint-Fond fit publier en annexe de son ouvrage sur les volcans éteints du Vivarais, la lettre que venait de lui adresser Bernard sur ceux de la Provence. C’était sans doute pour lui une chance inespérée de figurer dans ce livre prestigieux, illustré de magnifiques planches gravées. La lecture de la lettre de Pons-Joseph Bernard pourrait laisser croire qu’il est le découvreur des volcans éteints d’Évenos et d’Ollioules. C’est en partie vrai, puisqu’il écrit qu’il les explora trois ans plus tôt, en 1775. Mais, à cette date, un autre naturaliste marseillais avait déjà visité ces lieux. Il s’agit de Monsieur Villet, lui aussi membre de l’Académie de Marseille, qui avait envoyé, en mai 1775, une lettre et des échantillons de laves pour le Cabinet du Roi à M. de Buffon. Ce dernier le cite dans le chapitre sur les volcans de son supplément à sa Théorie de la terre (Supplément, tome Cinquième, 1779). Buffon dit dans cet ouvrage que Darluc a sûrement lu : « M. Villet, de l’Académie de Marseille, m’a envoyé pour le Cabinet du Roi, quelques échantillons de laves et d’autres matières trouvées dans les volcans de Provence, et il m’écrit » (la lettre est envoyée de Marseille le 8 mai 1775) « qu’a une lieue de Toulon, on voit évidemment les vestiges d’un ancien volcan, et qu’étant descendu dans une ravine de cet ancien volcan de la montagne d’Ollioules, il fut frappé à l’aspect d’un rocher… »

17Après avoir recensé les traces de volcans éteints dans le diocèse de Toulon, Darluc en mentionne aussi d’autres, cette fois dans le diocèse de Fréjus. Au sujet du siège de l’évêché, Darluc écrit : « La ville de Fréjus est construite sur le cratère de quelque volcan éteint, dont on trouve des traces jusqu’à une lieue loin, en tirant vers le nord, au bas des montagnes de l’Estérel. Les laves, les pierres soufflées sont communes quand on creuse un peu profondément dans la terre ; les murs de l’amphithéâtre, des bâtiments élevées à l’entour du port, & plusieurs de ses édifices en ont été construits. » (T. III, p. 317.) Encore plus voisin du lieu de sa naissance, « le village de Cogolin paraît construit sur un volcan éteint » (t. III, p. 270). À plusieurs reprises, dans les pages sur les volcans éteints de Provence, Darluc fait référence à « M. le Chevalier de Lamanon qui vient de parcourir depuis peu toutes ces contrées, & se propose de nous donner une Histoire suivie des Volcans éteints de Provence » (t. III, p. 240). Robert de Paul de Lamanon, issu d’une vieille famille de Salon-de-Provence, né en 1752, malgré leur grande différence d’âge, avait établi des liens suivis d’amitié avec Michel Darluc. C’est lui qui l’avait accompagné, en 1778, dans cette course à la Sainte-Victoire où ils avaient déterminé la hauteur de cette montagne. Une lettre adressée par Lamanon à Pons-Joseph Bernard permet de connaître quand ce jeune naturaliste explora les sites des volcans éteints de la Provence moyenne. Cette lettre, conservée à la bibliothèque de Draguignan, porte la date du 13 octobre 1782. Lamanon écrit à Bernard : « Ma tournée a été assez heureuse. J’ai découvert le volcan éteint soupçonné à Fréjus et j’ai vu que la pouzzolane qui s’y trouve en grande abondance avait été employée par les Romains. » Lamanon précise qu’il écrit cette lettre de La Tour-d’Aigues, sûrement du château du baron de Bruny, comme lui, on l’a vu, passionné de minéralogie. Ce document nous montre aussi qu’un an avant sa mort, presque aveugle, Michel Darluc travaillait encore sur les textes des deux tomes de son Histoire naturelle qui vont suivre le premier volume déjà paru. L’histoire des volcans éteints de Provence que Lamanon projetait d’écrire et à laquelle Darluc fait allusion, ne vit jamais le jour. À part quelques publications, notamment dans le Journal de Physique, les écrits de Lamanon, qui présentent pourtant un grand intérêt, sont restés manuscrits. La disparition tragique de leur auteur quelques années plus tard en fut la cause. Avec d’autres savants, Lamanon fit partie de l’expédition de La Pérouse autour du globe. Embarqué en 1785, il fut massacré le 11 décembre 1787, avec onze de ses compagnons, par des indigènes de l’île de Maouna, dans l’archipel Tonga, en Polynésie.

18Les descriptions des volcans éteints de Provence qu’on trouve dans l’Histoire naturelle de Darluc ont retenu l’attention du savant naturaliste suisse Horace-Bénédict de Saussure. Le célèbre « inventeur » du Mont-Blanc, distingué minéralogiste, fit deux voyages pour visiter la Provence, l’un en 1780, l’autre en 1787. Il étudia minutieusement certaines des caractéristiques minéralogiques et géologiques des reliefs qui se trouvent dans les diocèses de Toulon et de Fréjus. Il en donne la relation dans le troisième volume de ses Voyages dans les Alpes. À de nombreuses reprises, il donne les références précises de ses lectures de pages de l’Histoire naturelle de la Provence qu’il commente. Il n’est pas toujours d’accord avec les assertions de Darluc, comme de Lamanon, sur la nature volcanique de certains sites, en particulier Fréjus. Mais il s’intéresse à des particularités que mentionne Michel Darluc, par exemple quand ce dernier dit (t. III, p. 242), « que la montagne de Carqueirane est calcaire à l’Ouest et vitrescible à l’est ». Saussure, pour vérifier la nature de ces terrains, cherche un passage et se lance dans une longue excursion, guidé par un paysan qu’il avait rencontré sur place. Le troisième et dernier volume de l’ouvrage de Darluc était paru en 1786, l’année qui précédait le second voyage de Saussure, trois ans après la mort de son auteur. Dans la suite de ce voyage en Provence, Saussure séjourna à Marseille, où il rencontra Grosson qui lui montre « des laves de volcans éteints de cette province, et en particulier celui de Beaulieu ». Quelques jours plus tard, il arrive à Aix et, le 4 mai 1787, il fait l’excursion au volcan de Beaulieu. Il note « la beauté, je dirais la magnificence des ombrages qui sont auprès du château », spectacle qui lui laisse une « impression ineffable ». Il fait alors référence aux publications de Grosson. Quand il visite la montagne Sainte-Victoire, il mentionne sa description par Michel Darluc, de même que celle des plâtrières d’Aix et les carrières d’icthyopètres.

Fossiles et minéraux : la théorie de la terre

19Lamanon et Darluc, comme les autres naturalistes de leur temps férus de minéralogie, quand ils examinent des échantillons de pierre volcanique, puis les ramassent et les placent sur les étagères de leur cabinet, poursuivent un but précis, celui de réunir des signes, des matériaux qui aideront à comprendre ce qu’on appelait alors « la théorie de la terre ». Cette recherche de minéraux ne se limite pas aux pierres volcaniques, elle porte aussi, pour prendre un exemple cher à Lamanon, mais aussi à Darluc, sur les cailloux roulés de la Crau, sur les variolites du lit de la Durance. Les fossiles d’origine animale, essentiellement poissons et coquillages, plus encore que les échantillons de roches, constituaient aussi des témoins précieux pour étudier, comme écrit Darluc, « la marche cachée de la nature » (t. I, p. 47).

20L’expression théorie de la terre recouvre, dès les premières années du XVIII^e siècle, toutes les recherches des savants naturalistes de France, de Suisse, d’Angleterre et d’ailleurs en Europe, sur les transformations successives de la surface du globe terrestre, ses sols, ses montagnes, ses volcans, actifs ou éteints, ses océans et ses lacs. Si l’on prend quelques exemples parmi les innombrables publications sur le sujet, on voit que cinquante ans séparent les Lettres philosophiques sur la formation des sols et des cristaux (1729) de Louis Bourguet, le pasteur de Neuchâtel, et la Nouvelle théorie de la Terre (1778) de Buffon, en passant, au milieu du siècle, par les livres d’Élie Bertrand, autre pasteur de la Suisse d’origine française, Essai sur les usages des montagnes (1754) ou son Recueil de divers traités sur l’histoire naturelle de la terre et des fossiles (1766). Ce dernier ouvrage avait été publié à Avignon par l’entremise d’Esprit Calvet. Darluc connaissait les œuvres de ce « Monsieur Bertrand, pasteur de Berne », qu’il cite dans la préface (p. xv) du tome II de son Histoire naturelle. Il avait sans doute lu beaucoup d’autres ouvrages qui portent sur la minéralogie et sur les interrogations, les discussions et polémiques entre savants pour tenter de comprendre la formation des reliefs, des strates géologiques qu’on commençait tout juste à observer, et de la masse des eaux, les mers et les océans. Un des plus grands problèmes qui se posaient aux savants naturalistes était de connaître l’époque où les révolutions du globe s’étaient produites.

21Michel Darluc pose la question dans les pages de la préface où il développe longuement ses observations à la fois sur la formation des montagnes, alpines et sous-alpines de la Provence, et sur les fossiles marins qu’il a pu y rencontrer. Décrivant « la pierre coquillière qui porte encore l’empreinte & les noyaux des coquilles », il ajoute à la suite : « On en trouve des carrières depuis Arles jusqu’au pied des Alpes auprès de Sisteron, Lurs, Forcalquier, Mane, &c. » (Préface, t. II, p. xi.) Un peu plus loin, parlant de la chute des eaux sur les montagnes, il s’interroge : « Quelles étaient ces eaux ? Est-ce la mer qui a couvert anciennement tout notre globe ? Sont-ce les eaux du déluge universel, qui ne date que de 4 000 ans, ou celles des fleuves & des lacs qui se sont précipitées du haut de ces montagnes & ont laissé une immensité de cailloux roulés ? » (Préface t. II, p. xiii.) Les minéralogistes français du XVIII^e siècle devaient rester prudents dans leurs estimations. S’ils se permettaient de s’éloigner du dogme des Saintes Écritures et de repousser trop la date de la Genèse, estimée à quelques milliers d’années seulement, ils risquaient, comme Buffon l’a éprouvé, d’être victimes des remontrances des instances religieuses, et même d’avoir à faire amende honorable. Ceux des savants du XVIII^e siècle qui estimaient les révolutions du globe beaucoup plus anciennes, n’allaient pas au-delà de quelques centaines de milliers d’années. Aucun naturaliste du XVIII^e siècle n’aurait pu imaginer que les ammonites qu’il découvrait sur les pentes de la montagne de Lure dataient du Barrémien, au début de l’ère tertiaire, dans le crétacé inférieur, il y a 130 millions d’années.

22Habitant à Aix, Darluc eut tout loisir de pouvoir observer sur place les richesses d’un site paléontologique de premier choix, celui des carrières de plâtre situées au nord de la ville. Les pages du chapitre VI du premier volume de l’Histoire naturelle de la Provence servent à décrire ces Carrières de gypse du terroir d’Aix. Les filons de plâtre, matériau très recherché pour décorer de gypseries les pièces des hôtels aixois, étaient exploités de longue date. Des galeries avaient été creusées pour exploiter le plâtre, permettant d’observer les strates minéralogiques. Darluc a visité la principale de ces carrières de gypse qu’on appelle de Jean. Il décrit, au fur et à mesure qu’il descend les degrés qu’on a taillés vers les profondeurs de la carrière, les différentes couches sédimentaires : la couche de terre marneuse, puis une couche schisteuse, une couche de gypse, une autre couche calcaire, enfin la couche de gypse inférieur. Au sein de la couche calcaire inférieure, Darluc voit les empreintes en très grand nombre de petits poissons qu’il décrit avec précision, mais dont il dit qu’il ne peut les identifier avec aucun poisson de mer qu’il connaît. Il pourrait ainsi faire preuve d’un grand discernement, car, on le sait aujourd’hui, la présence de ces poissons fossiles est due à un lac d’eau douce qui recouvrait la région d’Aix il y a 33 millions d’années, à l’étage stampien, à l’époque de l’oligocène. C’est déjà moins loin de nous que les ammonites du barrémien, 100 millions d’années plus tôt !

23Darluc, comme il le faisait en gravissant les pentes de la Sainte-Victoire et du mont Ventoux, s’était muni d’un baromètre pour descendre au fond de la carrière de Jean. Il note une profondeur de 40 toises, c’est-à-dire près de 80 mètres. À la fin des pages sur ces carrières de gypse aixoises, il pose avec pertinence la question : « Cette quantité de gypse disposée en couche horizontale dans le sein de la terre, […] ces poissons pétrifiés & attachés aux feuilles d’une pierre fissile, tous ces dépôts formés lentement, n’indiquent-ils pas que les coteaux secondaires qui nous environnent sont dus en partie à l’action des eaux qui, en se retirant peu à peu, ont concouru à leur formation ? » (T. I, p. 50.)

Les mines de charbon

24Michel Darluc avait bien des raisons pour s’intéresser aux mines de la Provence, les mines de corps fossiles comme le charbon ou le lignite, mais aussi les mines de certains métaux comme le cuivre, l’argent, voire l’or. Toujours soucieux du bien-être de ses contemporains, l’étude des ressources naturelles et de la meilleure manière de les exploiter lui paraissait primordiale. Cette première préoccupation lui permettait en même temps de satisfaire une fois encore sa curiosité scientifique. En descendant dans les profondeurs des mines, la lampe à la main, comme il l’avait fait dans les galeries des carrières de gypse, il pouvait examiner la composition des couches géologiques successives, découvrir parfois des bancs de poissons fossiles, ces icthyolithes qu’il appelle plus volontiers icthyopètres, ces coquilles, ces testacés qu’il aime décrire. Les explorations dans les entrailles de la terre (il visitera aussi les grottes, les abîmes qu’il rencontrait dans ses voyages), l’amenèrent à se poser de nouvelles questions sur les origines et les transformations plus ou moins lentes du charbon fossile et sur la présence de ces animaux pétrifiés qu’il découvre.

25Pour présenter la plaine de Gardanne, située entre Aix et Marseille, il commence par énumérer les productions agricoles de son territoire, les vignes et les oliviers, des fruits d’un très bon goût, en particulier des melons réputés. Darluc donne alors une sorte d’introduction au chapitre qui va suivre : « Le terroir de Gardanne & les coteaux attenants présentent aux naturalistes des objets dignes de la plus grande attention, bien capables d’augmenter le commerce intérieur de la province, d’entretenir l’industrie, de faire fleurir les arts utiles & d’épargner nos bois dont la consommation journalière, les coupes multipliées, les défrichements, les incendies nous menacent quelque jour d’une privation totale. On voit bien que c’est des mines de charbon de pierre que je veux parler. » (T. I, p. 85.) Ce long chapitre, d’une quarantaine de pages, porte sur les mines de charbon fossile du bassin de Gardanne qui comprend aussi les mines des villages de Mimet, Gréasque, Fuveau. Ces mines de charbon de la Basse-Provence sont situées dans le diocèse d’Aix. Quelques autres mines de la Basse-Provence occidentale, voisines des premières, se trouvent dans le territoire du diocèse de Marseille. Darluc, pour suivre son plan d’exposition par diocèse, les décrit plus tard, au début du tome III qui traite du diocèse de Marseille. Il s’agit des mines de charbon de Peypin et Valdonne, Auriol et Aubagne, Saint-Zacharie, et enfin Trets. Darluc leur consacre seulement quelques pages du tome III (il est vrai que ce volume, revu par Gibelin, fut publié trois ans après sa mort), se contentant d’énumérer les mines abandonnées ou en activité, sans reprendre les explorations personnelles qu’il a déjà longuement relatées dans le premier volume. En revanche, la description des mines de charbon de la Haute-Provence, situées entre Manosque et Forcalquier, occupe plusieurs dizaines de pages du second volume.

Mines du bassin de Gardanne

26Le compte-rendu minutieux des visites effectuées par Darluc dans différentes mines du bassin de Gardanne constitue un précieux document à la fois sur les conditions de travail des mineurs, sur les techniques d’exploitation des veines de minerai, sur les débouchés économiques. La lecture de ces pages passionnantes peut aussi servir à témoigner des qualités des enquêtes sur le terrain menées par Michel Darluc. Il ne se contente pas d’aller sur le site et d’interroger les différents intervenants, du propriétaire ou de l’exploitant de la mine à l’ouvrier mineur, mais, dans des conditions souvent difficiles, il tient à descendre lui-même au fond des puits ou plutôt des galeries, souvent étroits boyaux d’où l’on extrait le minerai.

27Ce chapitre XII du tome I intitulé Des mines de charbon fossile, commence par des généralités sur les différentes sortes de charbon qu’on trouve dans le sous-sol. Darluc affirme (note a de la page 89) qu’on trouve toutes les espèces de charbon dans les mines de Provence, ce qui pourrait sembler étonnant, puisqu’on sait que dans le bassin minier de Gardanne, quand il prit une si grande importance, aux XIX^e et XX^e siècles, on extrayait exclusivement du lignite. Mais il est possible qu’au début de l’exploitation des mines dans la seconde moitié du XVIII^e siècle, on ait trouvé des veines de charbon de la meilleure qualité, celle qu’on nommait charbon de forge ou charbon maréchal. Dans son livre Instructions sur l’usage de la houille (1775), le médecin languedocien Venel atteste qu’on trouve dans les mines de la Basse-Provence, « nommément celles de Fuveau, des houilles de la première espèce ». Ayant fait observer que les pierres calcaires ou schisteuses qui forment le toit des mines de charbon contiennent beaucoup de fossiles marins pétrifiés, « telles que des vis, des moules, des cames », Darluc pose une nouvelle fois la question des origines : « On dirait que tout ce pays a été anciennement sous les eaux de la mer, & que tous ces coteaux secondaires doivent leur origine à l’alluvion de ces mêmes eaux qui en se retirant ont laissé tant de débris de corps marins, des testacées & une partie de la substance bitumeuse qui compose la houille. » (T. I, p. 88.)

28Avant de commencer la description des mines de charbon du bassin de Gardanne, Michel Darluc avertit son lecteur qu’il est obligé de faire un choix, car « elles sont fort multipliées : il y aurait tant à dire sur la manière dont on les exploite, qu’il faudrait composer un long traité là-dessus ». Des mines qui se trouvent sur le terroir de Gardanne, il se contente d’énumérer celles qui sont en activité, la mine de l’Oratoire, la plus importante, la mine de Capus qui contient un charbon de moins bonne qualité et est plus difficile à exploiter. Il ne dit presque rien des mines du terroir de Mimet, village situé au sud-ouest de Gardanne. En revanche, il a visité beaucoup plus en détail certaines des mines qui étaient alors exploitées sur le territoire de communautés voisines, Gréasque et Fuveau.

29L’une et l’autre, comme toutes celles du bassin de Gardanne, sont très proches d’Aix, et il devait être facile pour Michel Darluc de s’abstraire de ses responsabilités professionnelles pour s’y rendre et observer le déroulement du travail dans la mine. Il mentionne (t. I, p. 101), ce qu’il fait rarement, une date où il se rendit à Gréasque, en l’année 1779, et il précise que c’était déjà sa seconde visite. Le seigneur de ce lieu était alors le marquis de Castellane-Majastre, une des nombreuses branches de cette famille, autre que celle des Castellane-Saint-Juers, les seigneurs de Grimaud. Il est fort possible que Michel Darluc fût reçu au château. À cette époque, l’exploitation des mines devait prendre à Gréasque un certain essor, puisque le marquis, s’inquiétant de ce développement, avait « prescrit des bornes à leurs fouilles, parce que les veines qui ont toujours la même direction du Sud-Est à l’Ouest, doivent passer directement sous le château » (t. I, p. 101). Soit dit en passant, durant la première moitié du XIX^e siècle, le fils du marquis, le comte Jules de Castellane, s’intéressera beaucoup au développement de l’activité minière sur son domaine.

30Dans ce chapitre sur le charbon fossile du bassin de Gardanne, Michel Darluc donne à trois reprises la relation de son expérience de descente au fond des mines. Il a visité, semble-t-il, trois de ces mines, deux sur le territoire de Gréasque, une sur celui de Fuveau. Il n’est pas nécessaire de rapporter ici tous les détails de chacune de ces trois descriptions, car beaucoup d’entre eux se répètent de l’une à l’autre. Il suffit d’essayer d’en faire la synthèse. Ces mines ne devaient pas être très profondes, puisque, de l’une d’elle, Darluc dit « qu’il faut descendre au moins 122 degrés taillés dans la roche vive pour atteindre la dernière veine de houille » (t. I, p. 103). Ce chiffre pourrait correspondre à l’escalier d’un immeuble de six étages. Darluc ajoute plus loin que ces degrés sont « étroits, mal coupés & il faut avoir du courage pour les franchir jusqu’au bout, tant ils sont glissants ». Les galeries qui donnent accès aux veines de charbon sont souvent très étroites avec des voûtes très basses. Le docteur Darluc observe dans ses visites combien les postes de travail dans la mine sont pénibles pour les ouvriers, « tantôt couchés de leur long élevant à peine la tête et les bras, tantôt appuyés du coude & des côtés sur des couches pierreuses » (t. I, p. 98). Le médecin fait alors remarquer combien la répétition de telles attitudes est préjudiciable pour leur santé : « Douleurs rhumatismales, des courbatures, des contractions de tendon qui les font cruellement souffrir. »

31Que dire de la santé des enfants, car des enfants travaillent dans les mines ? Dans la division des tâches, « ils sont d’un grand secours aux ouvriers des charbonnières » grâce à « leur corps agile et fluet » qui leur permet de se faufiler mieux que les adultes dans les plus étroits boyaux. Mais on n’hésite pas à leur faire pousser des chariots à trois roues, remplis de houille, et pire encore, à leur faire remonter par ces 122 degrés, mal taillés, humides et glissants, des cabas remplis de charbon, d’un poids pouvant aller jusqu’à un demi-quintal, qu’ils portent sur leur tête. « Ils arrivent ainsi au haut de la mine excédés de fatigue, se soutenant à peine sur leurs jambes vacillantes. » (T. I, p. 98.) On attendrait de Michel Darluc, qui, si souvent, se préoccupe de l’amélioration du sort de ses compatriotes, des sentiments à la fois de compassion et de réprobation vis-à-vis d’une telle utilisation des enfants. Il n’en est rien. Il semble au contraire adopter l’attitude des durs propriétaires de ces mines qui se plaignent de la pénurie de cette précieuse main-d’œuvre enfantine, regrettant, c’est l’horrible expression que reprend Darluc, que « l’espèce n’en est pas nombreuse encore dans tous ces environs ». Pour remédier à ce manque, les propriétaires des mines sont alors en train d’essayer d’obtenir des directeurs des hospices la permission d’en choisir parmi les enfants-trouvés. Darluc fait encore remarquer que « les enfants accoutumés dès leur bas âge à ce rude travail, s’y endurcissent au point d’en braver tous les inconvénients & de les surmonter, tandis que ceux qui s’y adonnent dans un âge plus avancé en sont plus incommodés ».

32Il arrive que les enfants qui travaillent dans la mine, au lieu de pousser les chariots à trois roues remplis de charbon, traînent cet engin sur lequel s’est couché un visiteur. C’est ainsi que Michel Darluc examina la mine principale de Fuveau, appartenant à l’abbé Vitalis. Couvert d’une chemise et d’un bonnet de charbonnier pour ne pas se noircir, c’est dans « cette posture qui ne laisse que la liberté de tourner & relever un peu la tête tout le long de cet espace resserré » qu’il observa, la lampe à la main, les parois des galeries, la direction des veines de charbon entre les lits de pierre (t. I, p. 111).

33Le médecin aixois, aériste et féru de chimie, s’intéresse de très près aux mouffettes ou moffettes, comme on dénomme alors communément ces « exhalaisons ou vapeurs malfaisantes, & même meurtrières, qui infectent les lieux souterrains, & particulièrement les mines » (t. I, p. 105, note [a]). Il revient à plusieurs reprises sur ces émanations de « gas méphitique » qui coupent la respiration des mineurs. Pour se prémunir de ces exhalaisons, on prend la précaution de pratiquer des ouvertures (des puits ?), afin d’aérer les galeries d’extraction du minerai. Les ouvriers, dès qu’ils sentent des difficultés à respirer, « se retirent promptement ». Ils connaissent bien le risque d’explosion, le coup de grisou, qu’on appelle à cette époque, le feu grisou, et même, comme l’écrit Darluc, « le feu brisou ». Comme d’autres naturalistes, Michel Darluc maîtrise bien les connaissances qu’on avait de son temps sur ces émanations de gaz toxiques, dans les mines, mais aussi dans d’autres endroits où l’air est confiné, dans la nature (zones marécageuses), ou dans les habitations, étroites, resserrées, surpeuplées. Il mentionne alors qu’il avait visité dans sa jeunesse, en compagnie du prince allemand, la fameuse grotte du chien, dans le royaume de Naples, non loin de Pouzzoles. L’expérience qu’on montrait aux visiteurs consistait à introduire un chien dans cette grotte et de faire constater que cet animal perdait rapidement connaissance en inhalant la vapeur dangereuse qui, plus lourde que l’air, se concentrait près du sol. C’était sans doute la première confrontation de Michel Darluc, et la plus spectaculaire, avec un de ces gaz méphitiques dont plus tard, comme médecin aériste, il se plaira à dénoncer la présence et les effets nocifs. Depuis la date de sa visite de la grotte napolitaine dans les années 1735, plusieurs naturalistes s’intéressèrent aux émanations toxiques de la grotte du chien, en particulier le célèbre abbé Nollet, physicien, conférencier et habile fabricant d’instruments scientifiques. Michel Darluc s’arrête longuement (t. I, p. 106) sur la relation de ses expériences à la grotte napolitaine communiquée à l’Académie des sciences (Mémoires de l’année 1752). Il est impressionné par le courage de l’abbé Nollet et de son compagnon de voyage, le comte de Taurenc, qui ont osé plonger leur tête dans la partie basse de la grotte et il se souvient qu’il avait été lui-même le témoin, lors de sa lointaine visite, du même geste, accompli par un « hardi voyageur ».

34Michel Darluc se montre assez clairvoyant quand il écrit : « J’ai dit que ce gas méphitique qui s’exhale de plusieurs corps différents est le même quant à sa forme, mais non point quant à sa nature qui se diversifie suivant les substances dont il tire son origine. » (T. I, p. 106.) Bien sûr, il n’avait pas idée de la composition du gaz naturel, le méthane, même si, encore de son vivant, vers 1775, le savant italien Volta, avait pu l’identifier avec ce qu’on appelait le « gaz des marais ». Pour illustrer la composition variable des gaz méphitiques, il rapporte des observations où l’inhalation est celle de dérivés sulfureux. Toujours très intéressé par les symptômes spectaculaires de l’intoxication par inhalation de ces gaz, le médecin aixois a relaté en détail l’accident arrivé à des ouvriers qui travaillaient dans des mines, non plus celles du bassin de Gardanne, mais celles de Dauphin, village de Haute-Provence situé entre Manosque et Forcalquier. Voici les circonstances de la survenue de cet accident. Une importante source sulfureuse se trouvait à proximité des galeries d’une des mines de Dauphin. Des travaux de confection d’un canal entrepris pour évacuer les eaux pluviales qui inondaient cette mine furent responsables d’un changement de direction de la source sulfureuse.

« Dans le temps que les ouvriers continuaient leur travail, […] un jet d’eau méphitique s’échappa tout à coup à travers les fentes de la pierre & des terres ébranlées ; le gas remplit cette cavité, intercepta la respiration des deux premiers ouvriers & les fit tomber l’un sur l’autre privés de mouvement et de sentiment ; ceux qui étaient par derrière, émus à ce spectacle, s’avancèrent courageusement & arrachèrent des bras de la mort leurs compagnons de travail en les traînant par les cheveux à l’ouverture de la mine : dès qu’ils furent exposés à l’air libre, ils reprirent peu à peu le sentiment, la respiration se rétablit & l’aspersion d’eau froide sur le visage acheva de les rendre à la vie. » (T. II, p. 46.)

Mines du bassin de Manosque et Forcalquier

35Michel Darluc n’était sans doute pas présent à Dauphin au moment où l’accident qu’on vient de relater s’y produisit. C’est sans doute un peu plus tard, lors d’une de ses visites de ce site minier, qu’on lui transmit tous les détails de l’heureux sauvetage des ouvriers intoxiqués. Il a exploré les mines de charbon de Manosque, de Saint-Martin-de-Renacas, de Dauphin, au moins à deux reprises, quand il remontait la vallée de la Durance lors de ses voyages en Haute-Provence. Sur l’ensemble du second tome de son Histoire naturelle, qui porte uniquement sur la Haute-Provence, deux chapitres d’une vingtaine de pages chacun, sont consacrés aux mines de la région de Manosque et Forcalquier. Au début du second de ces deux chapitres, intitulé Des mines de houille de St. Martin & de Dauphin (t. II, p. 37), Darluc informe son lecteur que la première fois qu’il visita les mines de ces contrées, il le fit en compagnie de deux personnes de la région, le seigneur de Saint-Martin-de-Renacas, M. Vacher de Saint-Martin, et le docteur Bouteille, le médecin de Manosque, déjà rencontré à propos de l’épidémie de miliaire de Forcalquier. Quelques pages plus loin (t. II, p. 42), il précise aussi que, pour décrire les mines de Dauphin, il a bénéficié des « éclaircissements que M. Clementis, Docteur en médecine résidant à Forcalquier, a bien voulu lui donner ». Ce troisième informateur, par sa profession, par son goût pour l’histoire naturelle, mais surtout parce qu’il « possède une très bonne mine de houille dans une campagne qu’il a près de Dauphin », donna à son confrère aixois de précieux renseignements. C’est sans doute lui qui a fourni à Michel Darluc la relation détaillée qu’on vient de transcrire de l’intoxication des mineurs de Dauphin par les émanations de gaz sulfureux.

36Les mines de la région de Manosque et Forcalquier ont des points communs avec celles du bassin de Gardanne. L’anthracite y est aussi rare dans l’une et l’autre région, et, comme en Basse-Provence, c’est essentiellement le lignite qu’on extrait. Les mines du terroir de Manosque semblent bien modestes. Michel Darluc les a découvertes au nord-ouest de la ville, sur les coteaux du Mont-Espel. Certaines d’entre elles sont abandonnées. Quatre seulement sont en activité au-dessus du ruisseau de Paradis. Les ouvriers, pas plus de deux ou trois hommes par mine, extraient le minerai dans des galeries ménagées à flanc de coteaux. Comme à Gréasque ou à Gardanne, deux enfants portent la houille, « sur leur tête dans des cabas », jusqu’à l’entrée de la mine. En poursuivant sa course en direction de Forcalquier, Darluc remarque deux autres mines en activité, qui donnent un charbon, sans doute lignite, de moins bonne qualité, à l’usage seulement des fours à chaux. Plus loin encore, se trouvent quelques mines dont presque toutes, le toit effondré, sont abandonnées. Dans le voisinage, c’est plutôt les vastes carrières d’où l’on « retire journellement une quantité considérable de gypse », qui attirent son attention. L’extraction et le transport de la précieuse matière minérale donnent lieu à une activité intense. Darluc croise sur le chemin de Manosque à Forcalquier, des jeunes filles de quatorze à quinze ans, « chassant devant elles des ânes chargés de gypse. Rien n’est plus gai que cette troupe de paysannes, qui s’exercent de bonne heure au travail & bravent l’inclémence des saisons, en menant une vie frugale & parcimonieuse, source de la santé & de la constitution vigoureuse qu’elles acquièrent tous les jours » (t. II, p. 30).

37Pour clore ce chapitre sur les « Fossiles du terroir & des environs de Manosque », Darluc en consacre les trois dernières pages aux plantes curieuses des environs de Manosque. À la fin du chapitre suivant : « Des mines de houille de Saint-Martin & de Dauphin », après avoir mentionné les fossiles marins du sous-sol de Dauphin que lui a envoyés le docteur Clementis, Darluc décrit la terre d’Ardennes, petit fief voisin de Saint-Martin. C’est pour faire l’éloge posthume du père Jean-Paul de Rome, seigneur d’Ardennes, ancien prêtre de l’Oratoire. C’était un excellent botaniste, ami de Tournefort et de Garidel, auteur de traités sur les jacinthes, les œillets, les renoncules, les anémones et les tulipes. Il cultivait aussi les plantes médicinales qu’il laissait cueillir aux pauvres du voisinage. Après de longues dissertations sur les mines de charbon de Haute-Provence, Darluc revient volontiers au domaine qui a sa préférence, et où il a le plus de compétence, la botanique. De même, à la fin du très long chapitre sur les mines de charbon fossile de la Basse-Provence, il décrit en détail l’agriculture et les plantes des terroirs de « la vallée qui conduit de Gardanne à Porcioulx » (aujourd’hui Pourcieux).

38De la relation détaillée des visites par Darluc des mines de Haute-Provence, et surtout de Basse-Provence, l’on peut tirer la conclusion que l’extraction du charbon, dans cette province, à la fin du XVIII^e siècle, est encore bien modeste et artisanale. Beaucoup d’entre elles sont vite abandonnées, dès que se présentent des difficultés d’exploitation : barres rocheuses trop difficiles à vaincre, eaux pluviales qui inondent les galeries. Comme lorsqu’il condamnait les méthodes défectueuses de l’agriculture, Michel Darluc fustige ici les négligences coupables des Provençaux dans leur manière d’ouvrir les mines. Il les accuse de ne suivre que « la routine & le caprice », termes qu’il employait déjà à l’encontre des agriculteurs non éclairés. Il illustre ses propos en citant les arguments d’Antoine de Genssane, l’auteur de l’Histoire naturelle du Languedoc, dont nous avons déjà parlé. Il s’inspire en particulier du « discours préliminaire sur l’art d’exploiter les mines » qui ouvre le troisième volume de cet ouvrage (Montpellier, 1777). Il invite les instances dirigeantes administratives de la Provence à suivre l’exemple de celles du Languedoc, qui « ne manquent point de faire observer avec attention partout où il y a des mines de charbon de pierre, les règlements prescrits à ce sujet par un Arrêt du Conseil de 1744 » (t. I, p. 113).

39Médecin hygiéniste, Michel Darluc ne manque pas de citer les débats qui avaient lieu à son époque sur les dangers que fait courir la combustion du charbon dans les usages domestiques. Il y avait alors beaucoup de réticences, de préjugés que les auteurs éclairés tentaient de faire vaincre. Darluc s’appuie notamment sur l’ouvrage paru en 1775 à Avignon, intitulé Instructions sur l’usage de la houille, publié par ordre des États de la province de Languedoc. L’auteur de ce livre, dont le nom n’est pas mentionné sur la page de titre, n’était autre que Gabriel François Venel, ce médecin de Montpellier qui séjourna à Paris dans le même temps que Michel Darluc, ce « démon du Midi » comme l’avait appelé Rouelle, son maître en chimie. Venel soutenait véhémentement que la fumée de la combustion de la houille ne dégageait pas de soufre, ce qui n’est sans doute pas exact, notamment lorsqu’il s’agit des lignites de Gardanne. Darluc, quant à lui, va peut-être plus loin lorsqu’il affirme « que loin d’altérer la salubrité de l’air par sa combustion, la fumée qui s’en exhale peut servir de préservatif contre plusieurs sortes d’épidémies » (t. I, p. 115). Mais ce propos ne fait que reprendre les assertions d’autres médecins ou chimistes de son temps qui préconisaient de brûler du charbon dans des locaux où l’air est confiné (hôpitaux, prisons), afin de « remplir ces lieux d’exhalaisons sulfureuses et bitumeuses ». Il s’agissait de « renouveler en cela les pratiques des anciens médecins qui, dans les maladies épidémiques et la peste même, cherchaient à corriger et purifier l’air, en y brûlant de la poix, du soufre, de l’asphalte », écrit le docteur Morand dans son ouvrage L’Art d’exploiter les mines de charbon de terre, in Description des Arts et Métiers, 1781, p. 460.

40Darluc a raison de regretter le peu d’intérêt que, contrairement à ceux du Languedoc, les administrateurs de la Provence portent à l’amélioration de l’exploitation des mines de charbon. Il put néanmoins se réjouir quand il apprit que l’Académie des belles-lettres, sciences et arts de Marseille, à laquelle il avait l’honneur d’appartenir, s’en préoccupait. Dans son assemblée publique du 29 avril 1778, cette institution avait proposé le sujet suivant pour le prix des Sciences et Arts de 1780 : mémoire sur les « avantages & les inconvénients de l’emploi du charbon de pierre ou du bois dans les fabriques, la description des différentes mines de charbon qui sont en Provence, & leurs qualités ». Une fois encore, Pons-Joseph Bernard, toujours aussi actif et brillant, obtint le prix. Le texte de son mémoire de plus de cent vingt pages fut imprimé la même année. Darluc l’a lu et, dans une note insérée dans le chapitre sur les mines de Manosque (t. II, p. 25-26), il fait l’éloge de ce travail qui « n’a rien négligé de tout ce qui peut mettre le lecteur à portée de s’instruire sur cet important objet ». Répondant à la question posée par l’intitulé du sujet proposé par l’Académie de Marseille, en plus de la description des mines « qu’il a parcourues scrupuleusement les unes après les autres », P. J. Bernard expose, beaucoup plus longuement que Darluc, l’intérêt de l’emploi du charbon de pierre dans les fabriques, surtout celles de Marseille, les savonneries, les forges, les briqueteries, les filatures de soie. En s’appuyant sur les Instructions de l’usage de la houille de Venel, il combat les préjugés, fort répandus à l’époque, sur les dangers ou les inconvénients de la combustion du charbon. Darluc comme Bernard citent aussi l’un et l’autre l’important travail intitulé L’art d’exploiter les mines de charbon de terre de Jean François Clément Morand. Ce médecin, docteur-régent de la faculté de Paris, secrétaire à l’Académie des sciences, consacra beaucoup de son temps, entre 1763 et 1781, à l’étude des mines de charbon. L’essentiel de ce qu’il a écrit sur ce sujet a été publié dans la collection intitulée Descriptions des Arts et Métiers, faites ou approuvées par messieurs de l’Académie Royale des Sciences. « Morand, le médecin », c’est ainsi qu’il signa une partie de ses textes imprimés, avait d’abord pris comme modèle, les très importantes mines du nord de la France, du Hainaut et de la principauté de Liège. Il s’intéressait beaucoup aux aspects techniques de l’exploitation des mines, mais aussi à bien d’autres domaines, en particulier historiques et juridiques. Il était entré en relation avec les savants naturalistes, en particulier minéralogistes et géologues, aussi bien sur un plan national (Buache, Guettard), que régional (Claret de la Tourrette à Lyon, Genssane en Franche-Comté puis dans le Languedoc). Dans l’inventaire qu’il entreprit des mines de charbon qu’on trouve dans les différentes régions de France, jusqu’à celui de 1777, la Provence apparaissait à peine. Il faudra attendre l’année 1781 pour lire une dernière publication de Morand sur les mines du territoire français où la Provence tient une assez grande place. Ce volume des Descriptions des Arts et métiers, qui porte le numéro 18, est sorti en 1781, non pas comme les précédents, d’une imprimerie parisienne, mais des presses de la Société typographique de Neuchâtel, publication que dirigeait le pasteur Élie Bertrand, naturaliste et minéralogiste que nous avons déjà rencontré. Au début du long chapitre qu’il consacre pour la première fois aux mines de charbon de la Provence, Morand prend la peine de donner au lecteur cette précision : « J’en ai obligation à M. Darluc, docteur en médecine à Aix, que le goût des observations a conduit dans la plupart des endroits où il se trouve des mines de charbon en Provence et à M. Bernard, directeur adjoint de l’observatoire royal de Marseille, qui a fait sur cet objet des recherches exactes à l’occasion du prix proposé par l’Académie de Marseille, et qui ne s’est point fait une peine de me communiquer son manuscrit. » Jean François Clément Morand n’a pu donner une description détaillée des mines de Provence qu’à partir du moment où ses deux informateurs eurent rédigé leurs textes sur ce sujet, l’un, Bernard, qui le fit publier dans le courant de l’année 1780, l’autre, Darluc, en 1782, dans le tome I de son Histoire naturelle, pour les mines de Basse-Provence, et en 1784, après la mort de leur auteur, dans le tome II, pour celles de Haute-Provence. La date de publication de l’ouvrage de Morand, 1781, un an avant la sortie du premier volume de l’Histoire naturelle de la Provence, fait conclure que Darluc avait communiqué à son confrère parisien les pages de son manuscrit portant sur les mines de Provence.

Autres mines de la Provence

41Toujours dans le cadre des mines de charbon, Michel Darluc met son point d’honneur à relever tous les sites qui peuvent en abriter, que ces mines soient en début ou en fin d’exploitation, ou qu’elles soient abandonnées depuis un temps plus ou moins long. Il va même jusqu’à observer les caractères géologiques des sols où il met le pied à la recherche des signes qui pourraient faire présager la présence de filons de houille. « Il y a des indices de charbon de pierre dans le territoire de Coursegoule ; les veines en sont très apparentes & on en a même retiré quelques morceaux. Ces mines, qui s’étendent fort au loin, seraient d’un grand secours si elles étaient exploitées. » (T. II, p. 293.) La terre voisine du Caire, fief de la famille de Villeneuve-Tourrettes, dans les montagnes de la Haute-Provence orientale, « contient des mines de houille qui ont été exploitées autrefois ». Charbon dans le sous-sol d’un premier village dont le médecin naturaliste encourage vivement l’exploitation, mine abandonnée depuis des années, dans la terre voisine, cette situation contrastée était déjà celle qu’il découvrait souvent dans les mines des bassins de Gardanne et de Manosque. Devant la déforestation incessante, exagérée en cette fin du XVIII^e siècle, devant la pénurie du bois pour le chauffage ou la construction, l’humaniste soucieux du bien de ses concitoyens prodigue ses conseils : rationalisation de l’exploitation des mines afin d’éviter les échecs dont témoignent tous ces abandons ; prospection géologique à la recherche de nouveaux gisements. Il partage ainsi les préoccupations des élites de son temps, en ce siècle des Lumières.

42Pour clore ce long chapitre sur les mines de charbon, je voudrais rapporter encore deux exemples qui viennent témoigner combien la recension du précieux fossile lui tenait à cœur. Le premier se situe dans le pays où il vécut plus de vingt années avant de se fixer à Aix : « Il y a une mine de houille dans la terre du Taneron, annexée à la Comté de Callian, sous un terrain schisteux au pied d’un coteau, dont quelques échantillons, au rapport des maréchaux, ont donné une flamme vive & durable. » (T. III, p. 332.) Le second rapporte les débuts de l’exploitation d’une mine de charbon, sur le territoire du village de Saint-Raphaël, petit port qui jouxte Fréjus, qui compte seulement 345 habitants en 1765. « On a établi une fabrique de savon à Saint-Raphaël, où l’on se propose d’employer le charbon de pierre qu’on a tiré d’une mine située au nord de la ville, à deux lieues. » Darluc ajoute : « La qualité de cette houille, dont j’ai quelques morceaux, fait connaître qu’on n’a point encore creusé assez profondément ; qu’on n’a point suivi sa direction au loin pour la trouver meilleure qu’elle n’est. On ferait fort mal d’abandonner une pareille entreprise. » (T. III, p. 322.)

43Comme introduction à l’analyse des investigations de Michel Darluc concernant les gisements métalliques de Provence, la lecture du chapitre VIII du premier volume est très éclairante. Il est intitulé : « Mine d’Argent de Saint-Antonin. » Dépassant à peine une page, il est sans doute le plus court de tout l’ouvrage. Mais, en si peu de lignes, il montre d’abord assez bien la manière de procéder de Darluc dans ses recherches de minerais des métaux insérés dans les roches provençales, le plomb, le fer, l’argent, et même l’or. On voit d’abord qu’il part de la géologie et de la minéralogie, qu’il examine la nature des roches qui « servent d’enveloppe & de couverture à ces fossiles qui font l’objet du désir & de l’ambition des hommes ». Il en vient alors à cette mine d’argent située dans le lieu de Saint-Antonin, minuscule communauté blottie au sud de la barre rocheuse de la Sainte-Victoire, un peu à l’est du Tholonet. Il raconte alors qu’au siècle précédent, la découverte fortuite de quelques morceaux de plomb fit entreprendre des recherches pour trouver le précieux métal en pratiquant une profonde excavation dans le roc. Comme les quelques blocs arrachés à la paroi étaient très brillants, on pensa qu’il s’agissait d’argent. Mais le peu de minerai qu’on retira, aussi bien de plomb que d’argent, fit rapidement abandonner l’exploitation de cette mine, entreprise qui se révélait infructueuse ou non rentable. Cherchant à vérifier le bien-fondé de « tout ce qu’on a dit & écrit depuis là-dessus », Darluc tient à visiter le lieu, « le local », comme il aime dire. Il trouve, sur le territoire de Saint-Antonin, sans doute grâce à l’aide d’un guide, l’excavation creusée dans le roc où il serait dangereux de vouloir pénétrer, car elle est maintenant « entièrement dégradée & dont le fond est sous les eaux ». Il prend aussi la peine de chercher à recueillir des traces écrites ou seulement des témoignages oraux sur cette mine, en interrogeant à Aix des personnes « parmi les héritiers & les intéressés à cette terre ».

44Dans ce court chapitre, le premier où est évoquée la présence de minerai métallique, Darluc avertit son lecteur : « Je ferai mention de pareilles mines que j’ai visitées dans la province. » Contrairement aux descriptions des mines de charbon de Gardanne et de Manosque où les modalités de leur exploitation tiennent la plus grande place, les pages sur les gisements métalliques de différents lieux de la Provence où Darluc va se rendre, se révèlent plutôt être la relation d’enquêtes soit sur leur exploitation dans un passé plus ou moins ancien, soit même sur le bien-fondé de leur existence. Comme un archéologue qui cherche les marques d’un passé révolu, parfois même comme un chercheur de trésors cachés dans les lieux les plus reculés, il tient à se rendre dans tous les endroits où la présence de minerais métalliques a été attestée dans des écrits plus ou moins anciens.

45C’est en suivant une démarche analogue qu’il va explorer le terroir du village de Viens au cours de sa tournée dans le diocèse d’Apt. « Viens est connu dans l’histoire minéralogique de la Provence ; tous ceux qui en ont parlé font mention de ses mines de vitriol, de fer & d’argent, sans autre détail : chacun d’eux s’est copié à l’envie ; il m’a donc fallu visiter ces cantons scabreux pour en dire quelque chose de plus positif. » Les quelques particuliers instruits auprès desquels il a tenté de s’informer ne lui ont pas fourni les éclaircissements qu’il en attendait. Comme il arrive souvent, c’est un prêtre, le curé Hugonis, bon connaisseur du pays, qui l’accompagna sur le terrain. Il n’y retrouve pas les pyrites dont on avait dit qu’elles contenaient de l’argent. En revanche, il relève les indices qui lui montrent qu’on avait autrefois ouvert des mines dans cet endroit, mais qu’on les avait ensuite abandonnées. Et pourtant, la présence de fer lui semble certaine, sous forme de pyrites (sulfure de fer) et aussi de vitriol de Mars (sulfate de fer). Ces signes devraient encourager « quelque entrepreneur plus intelligent qui voudra tenter de nouveau d’en tirer de plus grands profits & qui avec de si belles apparences, ne s’arrêtera pas si tôt en chemin » (t. I, p. 197).

46Lors de ses courses dans la viguerie de Forcalquier, après avoir visité les mines de charbon, Michel Darluc explora attentivement le terroir du village d’Ongles, à deux lieues au nord de cette petite ville en allant vers la montagne de Lure. Les minéralogistes avaient décrit l’existence de mines de fer et d’argent dans ce lieu. Il s’arrête longuement sur la description de la mine d’argent, bien modeste, et pour cause non exploitée, car se limitant à de « petites paillettes d’argent natif qu’on aperçoit dans de la pierre grise » (t. II, p. 57). Il analyse alors attentivement les caractéristiques minéralogiques de cette mine, la présence d’un sulfure de fer proche des pyrites, les marcassites. Par chance, il bénéficie de la collaboration de « M. Verdet cadet, originaire d’Ongles, qui a bien voulu seconder mes recherches ». Ce Monsieur Verdet ne s’est pas contenté de conduire Michel Darluc sur les sites miniers du terroir du village d’où sa famille était originaire, ni de lui envoyer par la suite des échantillons de minéraux auxquels il avait joint un mémoire de ses observations. M. Verdet, sans doute pour satisfaire sa curiosité de naturaliste et parce qu’il aimait la conversation de Michel Darluc, devint pendant plusieurs semaines le compagnon de ses voyages, vers la montagne de Lure, d’abord en explorant les abîmes qui se trouvent entre Ongles et ce massif montagneux, ensuite en visitant les mines, le plus souvent abandonnées dans des villages retirés situés à l’intérieur d’un triangle qui va de Sisteron au nord-ouest, Seyne au nord-est, et Digne au sud. Du haut de la citadelle de Sisteron, Darluc inspecta à l’aide d’une bonne lunette, les montagnes proches qui l’entourent, et celles plus lointaines de la province du Dauphiné.

47Le premier village visité, Curbans, est au nord du triangle Sisteron, Seyne, Digne, proche de la Durance. Le terroir est fertile, la montagne au pied de laquelle il est construit est riche en plantes médicinales. Les mines sont en dehors du village le long d’un torrent. Ne reste alors sur le site que des galeries ruinées où l’on ne peut plus pénétrer. À la date où Michel Darluc et M. Verdet sont sur place, vers 1778, personne ne travaille à l’exploitation des différents filons de plomb. La découverte du minerai était ancienne et l’extraction aussi, à partir de 1720, par des ouvriers allemands. Mais des dissensions et procès entre ancien et nouveau seigneur du lieu firent échouer l’entreprise. Il semble qu’il y eut à nouveau des tentatives d’exploitation quelques années avant le passage de Darluc. Peut-être déçus par leur visite des mines de plomb de Curbans, nos deux naturalistes prennent plaisir à visiter une grotte dans la montagne de Pifoucha, particulière par le froid qui y règne, même au cœur de l’été. Ils demandèrent au notaire du village de bien vouloir relever la température à l’intérieur de la grotte, en différents temps

48En revenant de Curbans, ils rejoignirent Sisteron, en passant par différents villages de la rive gauche de la Durance. Puis, ils s’enfoncèrent par des gorges sauvages et des vallées étroites vers des villages d’altitude, perdus à l’est de la ville. Ils firent d’abord halte à Saint-Geniez. Un homme du village les conduisit à la mine de plomb, comme à Curbans, alors abandonnée. Ils se firent raconter l’histoire de son exploitation, à la suite de la découverte du minerai par un Allemand. Ici encore, le seigneur décida l’exploitation du sous-sol de sa terre. Il réussit à intéresser un négociant marseillais. On commença les travaux d’excavation en pratiquant une galerie en s’aidant de la « poudre & du pic ». Les difficultés à atteindre le filon, peut-être aussi la mauvaise volonté des mineurs, firent rapidement abandonner l’entreprise. Nos voyageurs se consolèrent en découvrant une source sulfureuse et un peu salée, et en admirant les campagnes riantes du terroir de Saint-Geniez. « Les saules, les amandiers, les noyers, la viorne, le troène, l’églantier, le groseillier épineux en bordaient les avenues. » (T. II, p. 122.)

49Darluc voulait encore vérifier l’existence de mines métalliques à Barles. Pour rejoindre ce dernier village en venant de Saint-Geniez, Michel Darluc et M. Verdet durent passer la nuit à Feissal, misérable endroit isolé au milieu de ses montagnes arides. Ils remarquent que : « Les femmes & les enfants y sont un peu sauvages ; ils s’enfuirent en nous voyant, à l’exemple de leur curé qui tricotait des bas comme les moines de la Thébaïde, & qui du plus loin qu’il nous aperçut, fut se cacher dans un grenier à foin. » (T. II, p. 250.) On est autorisé à se demander où nos voyageurs trouvèrent le gîte et le couvert dans ce misérable village qui, dans le dénombrement de 1765, comptait moins de cent habitants et quinze maisons. Ils n’étaient pas encore au bout de leurs peines. Les chemins pour joindre Barles étaient détestables, les obligeant à descendre de leurs chevaux qu’ils tenaient par la bride. Ils « tremblaient à chaque pas » tandis que leur guide, qui ne descendit jamais de son mulet, riait de leurs craintes. M. Verdet faisait-il encore partie du voyage ? Dans la relation de sa visite à Barles, Michel Darluc donne les noms de ses compagnons, M. Gavot, docteur en médecine, et M. Bourret d’Arles, mais il ne cite plus M. Verdet. Au prix de tous ces efforts, Darluc avait tenu à venir dans ce village perdu au milieu de ses barres rocheuses, afin de « visiter le local », comme il aimait dire, et confirmer ou infirmer les dires des minéralogistes qui, dans leurs écrits, avaient signalé la présence de minéraux précieux à Barles. Ayant appris qu’il n’y avait aucune exploitation de mine à l’heure actuelle, il interrogea les habitants qui, jeunes ou vieux, n’avaient aucune mémoire des mines de leur village. Seul « un vieillard octogénaire avait ouï dire à ses aïeux que des ouvriers étrangers avaient travaillé quelque temps à percer une roche dont il nous indiqua le quartier, & qu’après avoir extrait quelques minéraux, ils s’enfuirent précipitamment crainte d’être surpris » (t. II, p. 255). Sur la foi de ce témoignage, les savants naturalistes prirent un guide qui les conduisit à l’endroit présumé de la mine. Comme c’était un dimanche après-midi, tout le peuple du village accourut pour les voir passer, les plus jeunes les suivant dans leur trajet vers des gorges situées au sud du village, ces fameuses « clues de Barles », but d’excursion des premiers touristes de Digne, à la fin du XIX^e siècle. Pour avancer, il fallait marcher dans le lit du torrent. D’abord le guide portait ses clients sur ses épaules dans certains endroits où l’eau était profonde. Mais ceux-ci se plaignirent d’être « blessés sous les bras & sur la poitrine par des gros boutons qu’il avait à sa veste, accoutrement du siècle passé ». Nos excursionnistes préfèrent alors se jeter à l’eau. Cette course demeura infructueuse. Le guide montra un trou profond creusé dans la paroi d’une roche rougeâtre. Mais il n’y avait sur place ou alentour aucune trace de travaux entrepris pour la construction de mines. Les savants minéralogistes chercheurs de minerais étaient déçus. Mais leur goût pour la botanique et leurs compétences en ce domaine furent comblés par la découverte le long de leur chemin de l’aconit à fleurs bleues, de l’aconit à fleurs jaunes, enfin de l’aconitum anthora, l’Anthore, réputée être l’antidote du dangereux poison qu’est le napel, ou aconit à fleurs bleues.

50Dans tous ces sites de mines abandonnées, Curbans, Saint-Geniez, Barles, on avait exploité ou cherché à exploiter des métaux non précieux, essentiellement du plomb. À Ongles, on avait trouvé de l’argent, mais en quantité très faible. En poursuivant son périple vers le nord, et, plus tard vers l’est de la Provence, Darluc se mue en chercheur du métal le plus précieux, celui qui excite toutes les convoitises, l’or. En réalité, il est seulement l’historien de cette quête. Le village d’Ubaye est situé à la limite septentrionale et occidentale du territoire provençal, au-delà de la rivière du même nom, proche de son embouchure dans la Durance. Les montagnes qui dominent cette communauté étaient réputées receler beaucoup de minéraux, beaucoup d’argent et un peu d’or. Darluc chercha à le vérifier sur place. Selon son habitude, il commença son enquête en s’adressant à M. Bonafoux, le curé de la communauté, qui s’informa auprès des plus âgés de ses paroissiens. On apprit ainsi que des mineurs italiens retirèrent autrefois assez d’or pour devenir riches. Les tentatives d’extraction de l’argent s’étaient heurtées à des difficultés techniques, et, une fois encore, comme pour les mines de plomb, furent vite abandonnées.

51L’autre mine d’or se trouve dans la haute vallée du Var. Toute la région montagneuse de la Provence orientale (dont une partie avait été cédée en 1760 aux États sardes), était réputée riche en minéraux, le cuivre, le vitriol, le fer, et l’or. La mine d’or était située à Daluis, sur une paroi verticale des gorges du Var qui portent le nom de ce village. Michel Darluc ne l’a pas explorée lui-même. Les informations qu’il réunit sur cette mine lui furent données par le seigneur du lieu, le marquis de Villeneuve-Beauregard, membre d’une des nombreuses branches de cette puissante famille provençale. Lors d’une visite que Darluc fit chez lui, on lui montra une concession de Louis XIV par laquelle il permettait au seigneur de Daluis de faire exploiter cette mine. La présence de l’or en ce lieu était donc connue de longue date. Beaucoup plus tard, le fils du marquis, le comte de Villeneuve de Daluis fit envoyer à Michel Darluc à Aix, des échantillons du métal extrait de la mine. Les fragments qu’il fit alors examiner par des chimistes habiles, furent trouvés très riches en or. Mais l’exploitation de cette excavation suspendue au milieu d’une paroi verticale était trop périlleuse. Dans le voisinage de Daluis, Darluc a aussi trouvé des jaspes rougeâtres et d’autres de couleur bleuâtre, le précieux lapis-lazuli. Il en garda des échantillons pour sa collection minéralogique. Son cabinet devait être riche en toutes sortes de minéraux et ses herbiers sans doute très complets en plantes de la Provence et d’ailleurs.

52Au terme de la relation de ces courses minéralogiques parfois insensées, il est temps de se demander les buts qu’il se proposait d’atteindre en les accomplissant. Certes, en entreprenant son Histoire naturelle de la Provence, il avait l’ambition de tout voir, de tout décrire, de tout montrer, les plantes, les animaux domestiques, les oiseaux, les poissons et les crustacés, enfin les catégories d’humains, l’homme des montagnes et celui des villes côtières. La recension la plus minutieuse des minéraux, ceux du sous-sol comme ceux qui recouvrent les sols, la minéralogie comme la géologie, font partie de cette Histoire naturelle. En même temps, par cette quête aussi exhaustive que possible des sites miniers, à l’exemple de l’ouvrage de Genssane sur les mines du Languedoc, il devait avoir l’espoir d’offrir à ses compatriotes des moyens de développer un secteur industriel encore négligé. Il se peut aussi que, dans sa jeunesse, il ait pris goût à observer le travail des mines. À Grimaud, dans son enfance, se trouvaient en effet deux mines de minerai de plomb sulfuré ou alquifoux. Il y avait surtout la mine de Vaucron, dans le voisinage, sur le territoire de La Garde-Freinet. Cette mine de plomb était sans doute, vers 1730, la plus importante de Provence. À cette date, un Anglais, concessionnaire de cette mine, « y établit des fourneaux, des fonderies, des logements… » et employa jusqu’à cent ouvriers provençaux et huit Anglais (t. III, p. 296). Hélas ! la brouille entre l’entrepreneur anglais et son associé français fut responsable du déclin de l’exploitation.

Grottes et abîmes

53Dans la relation de ses voyages d’observation, la première fois où Michel Darluc signala l’existence d’une grotte, ce fut en se rendant d’Aix à Manosque, au moment de franchir le bac de Mirabeau sur la Durance. Au voisinage de ce bac, remplacé plus tard par le pont de Mirabeau, se trouve une grotte située sur les flancs de la montagne du même nom. Darluc ne s’étend pas sur sa description. Il se contente d’en dire que c’est « une grotte profonde, remplie de stalactites, dont quelques voyageurs ont parlé » (t. II, p. 3). Il préfère alors livrer au lecteur des remarques et des réflexions générales sur les grottes du territoire provençal dont on trouvera la description dans son ouvrage. Il décrit les « concrétions, appelées vulgairement congélations », qu’on nomme stalactites et stalagmites, qui remplissent certaines parties des grottes. Il s’intéresse au processus minéralogique de leur formation, plus précisément de leur pétrification. Mais, en même temps, il est sensible, comme les autres visiteurs de son temps, et du nôtre, à la beauté étrange que peut donner l’agencement de toutes ces fines et parfaites colonnes qui ornent ces grandes voûtes mystérieuses, « ces grottes où la transparence des cristaux, la régularité de leur forme, l’assemblage de plusieurs masses configurées différemment, offrent à chaque pas des objets de surprise et d’admiration ». Héritier en cela d’une vieille tradition, il aime aussi faire remarquer les formes étranges que prennent quelquefois les concrétions, « représentant de loin quelque figure d’homme ou de quadrupède », parfois même de bipède, comme cette image d’un faisan embroché à l’envers qu’il signale dans une des grottes qu’il a visitées. Cette tradition des images que font évoquer les concrétions des cavernes, fut illustrée au XVII^e siècle par un Provençal, originaire de Mane, près de Forcalquier, Jacques Gaffarel. Il travailla à une Histoire universelle du monde souterrain, contenant la description des plus beaux antres, et des plus rares grottes, voûtes, cavernes et spélonques de la terre. De ce beau programme, il nous reste seulement le prospectus annonçant le livre qui ne parut jamais. Ce très érudit, mais étrange personnage, voyait dans les concrétions des grottes la « preuve de la puissance des images qui représentent presque toutes les figures que l’imagination peut fournir ».

54Michel Darluc, s’il ne croit nullement à un quelconque pouvoir des images données par les concrétions des antres, des spélonques (mot que retient encore Littré dans son dictionnaire, alors que le terme spéléologie n’apparaîtra qu’à la fin du XIX^e siècle), il rapporte néanmoins volontiers les comparaisons architecturales, religieuses ou civiles, qu’autorise la visite des grottes provençales. Deux d’entre elles peuvent se prêter à ce jeu. La première est la grotte de Rolland à Marseille. La quatrième partie de cette grotte « est une grande salle au milieu de laquelle s’élève une grande masse de deux pieds de haut sur deux & demi de large. De chaque côté on voit deux grandes stalactites en forme de colonnes, d’une structure singulière […], l’ensemble représente un autel » (t. III, p. 40). Non loin de cet autel, une concrétion haute et volumineuse a reçu le nom de mausolée. La salle suivante se nomme la sacristie. L’évocation d’une architecture religieuse se retrouve encore dans une autre grotte que visita Darluc. Il s’agit de la plus importante de celles qui se trouvent sur le terroir de Mons. Il en fit sans doute l’exploration quand il habitait encore Callian, car les deux villages sont voisins. Il lui consacre plusieurs pages de son Histoire naturelle, car, dit-il, c’est une des plus belles de toute la province (t. III, p. 334-337). « On est agréablement surpris de trouver presqu’au fond de la grotte, à sa droite, un emplacement sous la forme d’une chapelle, avec un bénitier rempli d’eau, & deux grands fanaux, & des colonnes collées contre la porte. » Une autre salle de la grotte de Mons permet une comparaison qui tient cette fois à l’architecture civile. « On rencontre une porte à droite qui mène à une salle de Comédie. Les murs sont percés par autant de loges régulières qui donnent sur le parterre, n’y ayant pas de théâtre : on va d’une loge à l’autre par des ouvertures de communication. »

55Comme lors de ses courses au sommet du Ventoux, à celui de la Sainte-Victoire, au lac de Lauzagni près de la montagne de l’Arche, en bon savant, Darluc prend aussi des mesures dans les grottes qu’il visite. Il donne les chiffres de l’altitude sur le niveau de la mer de la montagne de marsilloveiré (234 toises) qui abrite la grotte de Rolland, la longueur totale de cette dernière (434 pieds soit environ 120 de nos mètres), il mesure la température avec le thermomètre de Réaumur (10 à 11 degrés dans la grotte de Rolland et dans sa voisine, celle de St.-Michel-d’Eau-douce).

56En plus des quelques grottes visitées par Darluc qu’il a décrites dans son Histoire naturelle, la Provence recèle encore d’autres cavités souterraines, souvent bien plus profondes que ces cavernes, les abîmes, les abymes comme on les appelait au XVIII^e siècle, les avens comme on les désigne le plus souvent depuis les explorations dirigées par le spéléologue E. A. Martel. On l’a dit, après la recherche de minerai argentifère du village d’Ongles, Michel Darluc, toujours en compagnie de M. Verdet cadet, se dirigea vers le versant sud de la montagne de Lure. Avant d’inventorier les richesses botaniques de Lure, les deux voyageurs firent halte à trois petites lieues au nord-est d’Ongles, dans le village de Cruis. Dans les environs, plusieurs abîmes étaient connus des naturalistes, ceux de Carlet et de Coutelle, et le plus célèbre, celui de Cruis. Plusieurs faits au sujet de ce dernier, réels ou légendaires, avaient été rapportés, notamment par l’historien Honoré Bouche, le grand-oncle du biographe et ami de Darluc, l’avocat Charles-François Bouche. Il était l’auteur d’une monumentale Histoire de la Provence, La Chorographie, parue en 1667. Darluc cite l’aventure que rapporte Honoré Bouche, arrivée à un prêtre qui, s’étant fait descendre dans les profondeurs de ce gouffre, fut « tellement frappé des spectres effrayants qu’il crut y voir » qu’il devint fou pour le reste de ses jours (t. II, p. 70). Darluc et son compagnon furent plus raisonnables. Le médecin aixois « pria M. Verdet de visiter lui-même cet abyme », cette demande semblant indiquer que ce M. Verdet cadet, était beaucoup plus jeune que lui. Le jeune homme, prudent, se contenta de s’étendre à plat ventre au bord du gouffre pour exécuter les mesures de la profondeur de l’aven. « Pourvu d’une longue ficelle divisée exactement par toises, d’une petite poulie de fer, d’une balle de plomb du poids de deux livres, attachée au bas de la ficelle, d’une lanterne, & d’un thermomètre, il en a mesuré la profondeur avec toute l’attention dont il est capable. » Le fil à plomb se déroula jusqu’à une trentaine de toises, soit environ 60 mètres de profondeur. Le thermomètre qui à l’extérieur et au nord marquait 18 degrés, s’abaissa au fond du gouffre jusqu’à 10 degrés.

57Darluc avait déjà mentionné l’abîme de Cruis dans le chapitre concernant Fontaine-de-Vaucluse (t. I, p. 222). Il faisait alors allusion à ces grands réservoirs souterrains des montagnes du Luberon et du mont Ventoux. De manière très fondée, il fut un des premiers naturalistes à affirmer que ces gouffres, ces avens, communiquent avec la grande résurgence de Vaucluse et l’alimentent en eaux pluviales.

Les eaux minérales

58Il était assez naturel qu’un médecin praticien, passionné, entre autres domaines de l’histoire naturelle, par la minéralogie, ayant quelque compétence en chimie, s’intéresse de près aux sources thermales et minérales. Plus de vingt ans avant la rédaction de l’Histoire naturelle, il avait déjà contribué au numéro de juin 1757 du Journal de Médecine en donnant une Nouvelle analyse des eaux minérales de Gréoux en Provence. Il expliquait en introduction qu’il avait lu un traité paru récemment sur les eaux minérales de ce lieu (il s’agit de celui du docteur Esparron, paru en 1753), et que cette lecture l’avait décidé à aller prendre lui-même ces eaux pour rétablir sa santé. Il avait eu ainsi le loisir d’observer leurs effets et de procéder à leur analyse chimique. Le chapitre de son Histoire naturelle intitulé « Eaux minérales de Gréoux », ne consacre que deux pages et demie à leur sujet (t. I, p. 449-451). La raison de cette brièveté tient sans doute un peu à cette publication déjà ancienne de cet article de revue, mais, c’est surtout parce que Michel Darluc avait fait paraître, beaucoup plus récemment, en 1777 à Aix, un petit livre d’une cinquantaine de pages intitulé Nouveau traité des eaux minérales de Gréoux. Il y en eut plusieurs rééditions après la mort de Darluc, et encore au début du XIX^e siècle. La publication de ce genre d’ouvrage sur les eaux minérales, souvent des opuscules rédigés par des médecins locaux, était faite pour assurer la notoriété des établissements thermaux.

59Dans les deux pages du chapitre du premier volume qui portent sur les eaux minérales de Gréoux, Darluc ne prend pas la peine d’énumérer les maladies ou plaies et blessures qu’elles peuvent soulager ou guérir. Il se contente de dire que « données en boisson, elles sont diurétiques, purgatives, stimulantes, diaphorétiques ». En application locale, comme « elles sont douces et savonneuses au tact », elles peuvent convenir à quelques maladies cutanées et aux vieilles plaies. Comme l’Histoire naturelle de la Provence est tout autre chose qu’un traité de médecine, si l’on veut plus de détails sur les affections qui sont susceptibles de bénéficier des eaux de cette source, il convient de se reporter à son récent ouvrage sur le sujet. Celui-ci comporte même des observations médicales de patients ayant suivi la cure à une ou plusieurs reprises. On donne cependant deux précisions à la fin de ce court chapitre : mieux vaut venir prendre les eaux de Gréoux pendant les saisons tempérées ; d’autre part « les pauvres y sont reçus gratis en tout temps, l’humanité, la commisération, le patriotisme y président à l’envie ». Il est vrai que le propriétaire de la source état alors un ecclésiastique, l’abbé Gravier.

60À lire les longs rapports sur les analyses effectuées par Darluc, aussi bien dans son livre sur Gréoux que dans l’article plus ancien du Journal de Médecine, on est au premier abord dérouté par le langage de l’époque. Comme il devait être habituel, pour connaître la composition des sels qui se trouvent dans les eaux de Gréoux, le médecin provençal ayant suivi à Paris le cours de Rouelle, les fait évaporer à plusieurs reprises. Il constate que ces eaux laissent déposer « des petits cubes de sel marin pesant un gros, vingt grains de nître, & beaucoup de substance séléniteuse ». Ces eaux contiennent du soufre, car leur odeur, à la sortie de la source chaude (à 31 degrés), est nettement sulfureuse. Si l’on tente de traduire les termes de Darluc, qui sont ceux de la chimie d’avant Lavoisier, on s’aperçoit qu’en fait, la description par Darluc de la composition des eaux de Gréoux est assez proche de celle que donnent les précis médicaux actuels sur cette station aujourd’hui prospère : les eaux de Gréoux, dit Darluc, sont sulfurées mixtes (calciques et sodiques), sulfatées. Et les notices modernes nous apprennent qu’elles sont sodiques, contenant du chlorure de sodium (le « sel marin ») ; elles sont calciques, contenant du sulfate de chaux (dont le nom ancien est sélénite), elles sont sulfurées, comme la plupart des eaux thermales utilisées encore aujourd’hui.

61Michel Darluc, par sa position de professeur de médecine de l’université d’Aix, par ses connaissances en chimie, par le vif intérêt à la fois d’ordre scientifique minéralogique et pratique (guérir ou soulager les malades) qu’il portait à l’ensemble des sources thermales et minérales du territoire provençal, fut rapidement reconnu comme un praticien expert en thermalisme. On en trouve un témoignage dans une lettre de M. Renaud de Fontbelle à M. Calvet en date du 11 mai 1779. Ce Trésorier de France dont la résidence principale était à Apt, fait adresser au célèbre professeur de médecine en l’université d’Avignon, des médailles à acheter ou au moins à expertiser, des pétrifications qu’il a trouvées lui-même dans les montagnes où il habite en été, et surtout, c’est le véritable but de sa lettre, deux bouteilles d’eau minérale prises à une fontaine qui coule dans sa terre de Fontbelle, sur la paroisse de Sault, au pied du mont Ventoux. Il a joint à sa lettre le duplicata du certificat de M. Darluc de l’analyse qu’il a effectuée de ces « eaux minérales froides du Comté de Sault ». M. Renaud de Fontbelle, en l’absence de Michel Darluc qui a quitté Aix pour Paris à cette date de mai 1779, a transcrit lui-même ce certificat. Celui-ci est daté de deux ans plus tôt, le 24 juin 1777. Au terme de son analyse, Darluc certifie que ces eaux « ne peuvent que convenir très fort dans plusieurs maladies comme celles qui dépendent des obstructions, dans l’ictère, dans les vomissements, dans le relâchement et l’empâtement des viscères lorsqu’il faut ramener des évacuations arrêtées ». Deux points sont intéressants dans la lettre de M. Renaud de Fontbelle. Le premier est quand il précise que « M. Darluc a analysé et fait analyser à l’Hôtel-Dieu d’Aix » ces eaux minérales. On voit ainsi que le professeur de botanique, médecin de l’hôtel-Dieu, s’assurait le concours, pour compléter ses analyses, non pas sans doute de ses collègues médecins, mais plutôt des apothicaires attachés à cet établissement. Leurs connaissances en chimie devaient être précieuses. Le second point est que Michel Darluc « envoya le certificat et vint quelque temps après sur les lieux pour les mieux connaître et faire de nouveau une analyse ». Sur les quatre pages du XX^e chapitre du premier volume intitulé Comté de Sault, près de deux sont consacrées à la fontaine minérale de Sault.

62Lorsqu’il vint visiter en détail les mines de charbon à Manosque, à Saint-Martin, à Dauphin, l’attention de Michel Darluc fut aussi attirée par le grand nombre de sources et de fontaines sulfureuses et bitumeuses. Il choisit d’en décrire trois dans les pages du second volume qui portent sur cette région. Les eaux minérales de Bournes, à une demie-lieue à l’ouest de Manosque ont une composition voisine de celles de Gréoux, mais elles ne sont pas thermales. La source sulfureuse de Saint-Martin-de-Renacas, aussi nommé Saint-Martin-Les-Eaux donne une couleur noirâtre à la fontaine et dégage une odeur puante. Sa teneur en soufre, l’Hepar sulfuris, le foie de soufre, est importante. Enfin, la source sulfureuse de Dauphin est recommandée par le docteur Clementis de Forcalquier dans les obstructions du bas-ventre. Les bergers s’en sont trouvé bien pour traiter la gale dont ils étaient atteints, puis y ont fait baigner leurs troupeaux.

63Ces quelques sources sulfureuses que mentionne en passant Michel Darluc ne sont connues que localement et ne sont pas exploitées. Il était délicat pour un professeur de médecine de son université de parler des eaux thermales d’Aix-en-Provence. Les eaux thermales de Sextius, titre du troisième chapitre du premier volume, ces eaux qui ont fait donner leur nom à la ville ne jouissaient à la fin du XVIII^e siècle que d’une gloire historique. Certes, elles sont thermales, mais seulement à 27 ou 28 degrés au thermomètre de Réaumur. Mais elles sont très peu minérales, pas du tout selon plusieurs chimistes, et les principes qu’on en extrait par l’analyse sont en très petite quantité. Darluc s’étend peu sur cette carence gênante. Il explique que leur réputation dans l’Antiquité est liée à la qualité des bâtiments de bains construits par les Romains. Il fait judicieusement observer qu’à cette époque, on attachait, beaucoup plus qu’à celle où lui-même vivait, une grande importance à l’usage des bains « non seulement pour la santé, mais encore pour entretenir la propreté & la souplesse de la peau » (t. I, p. 19).

64La description des eaux minérales de Digne, qui comme à Aix ou à Gréoux, étaient déjà connues des Romains, est celle qui, sur ce sujet, tient la plus grande place dans son ouvrage (t. II, p. 233-244). Il s’est particulièrement intéressé aux bains de Digne parce qu’ils étaient les plus importants de toute la Provence, dotés en particulier d’un hôpital militaire royal. C’était aussi le cas dans les Pyrénées, à Barèges, station qu’il avait visitée dans sa jeunesse. Il y fait plusieurs fois allusion. Il nous apprend d’abord qu’il visita Digne en 1778, l’année où il explora aussi des sites importants comme la Sainte-Victoire, le mont Ventoux, la Fontaine-de-Vaucluse. C’est pour dire qu’il a appris qu’entre cette date et celle où il écrit, vers 1782, « MM. les Administrateurs » ont fait améliorer le chemin qui conduit à la source thermale. Auparavant il fallait marcher dans le lit de la rivière au risque de périr noyé, en cas de pluies importantes et de crues subites. Zoologiste distingué, Darluc mentionne des serpents du genre couleuvre en grand nombre qui, à la saison des amours, au printemps, vont jusqu’à envahir la cour des bâtiments et même la fontaine minérale. Les soldats les mangent sans crainte et sans en être incommodés.

65Le bâtiment des bains est adossé à la montagne d’où sourdent les eaux. Dans la petite cour qui les sépare, se trouve une fontaine. Assise sur ses bords, une femme remplit des verres qu’elle tend aux curistes. Le médecin leur conseille de boire de cette eau pendant trois jours, avant de commencer les bains. L’eau de la fontaine qui jaillit à 39 degrés, alimente d’abord un grand bassin, l’étuve. « Il y a des bancs de chaque côté, sur lesquels les malades s’asseyent tous nuds. » On pourrait être étonné de cette impudeur et de cette promiscuité. Après l’étuve, différents bains se succèdent, d’abord le bain de Saint-Jean, suivi par celui de la douche. On trouve ensuite le bain de Saint-Gilles, autrement dit le bain des pauvres, puis le bain de vertus qui communique avec le bain des pauvres. Vient enfin le bain de Notre-Dame, ou bain de propreté. Darluc a procédé à l’analyse des eaux minérales de Digne, dont la composition est assez voisine de celle de Gréoux.

66Il semble que les curistes de Digne, du fait de l’existence de l’hôpital militaire, soient surtout des soldats qui viennent y soigner leurs blessures. Dans les dernières pages du chapitre sur les eaux minérales de Digne, comme il aime à le faire, Darluc se livre à des « réflexions que le patriotisme lui inspire ». Il expose alors les améliorations qu’on devrait apporter à l’organisation des bains, à la construction des bâtiments, sur le modèle de ce qu’il avait vu en visitant autrefois les bains de Barèges. « La santé des Citoyens, & des Militaires surtout, qui répandent généreusement leur sang pour le service de l’État » le mérite bien. L’amélioration des installations balnéaires augmenterait la réputation des eaux de Digne, procurant des ressources à la ville et aux habitants qui y vivent.