Chapitre III. La formation d’un médecin
p. 39-48
Texte intégral
Études à Aix-en-Provence
1Après un séjour de deux ans en Italie et en Autriche, de quelques mois en Corse, de trois ans en Espagne, Michel Darluc, au début de la décennie 1740, est de retour en Provence. Il va se fixer pour plusieurs années à Aix pour continuer les études de médecine qu’il avait commencées à Barcelone. Mais auparavant, eurent lieu les retrouvailles familiales, avec sa mère, avec son frère Pierre Toussaint, le maître tailleur d’habits, avec ses sœurs, aînées et cadettes. Le frère s’était marié jeune, en avril 1741, fut père neuf mois plus tard d’une petite fille dont la mère mourut, à 23 ans, à la fin de 1742. Pierre Toussaint Darluc se remaria à la fin de 1743. Son frère aîné, Michel, n’est présent à Grimaud, ni en avril 1741, ni en novembre 1743, lors des secondes noces de son cadet. Peut-être n’est-il pas encore rentré d’Espagne lors des premières ; il est sans doute à Aix lors des secondes.
2La faculté de médecine d’Aix-en-Provence accueillait, au milieu du XVIIIe siècle, un petit nombre d’étudiants, car son faible renom était éclipsé par celui de Montpellier. Même si le corps professoral médical d’Aix était peu étoffé, Michel Darluc eut cependant la chance d’y trouver, au moment où il y arriva, un maître de grande valeur, Joseph Lieutaud. Compte tenu de la personnalité attachante de Darluc, de son expérience déjà acquise en médecine pratique et dans bien d’autres domaines des sciences, on peut supposer que Lieutaud prit à cœur de bien instruire cet étudiant et de le former à son métier de médecin. Il est sûr que ce maître eut une grande influence sur son élève. Il convient donc de s’arrêter un moment sur sa carrière.
3Quand Darluc le rencontra, Lieutaud était déjà depuis quelques années titulaire de la chaire d’anatomie et de botanique de l’université d’Aix. On lui en avait accordé la survivance après la mort du précédent titulaire, en 1737, qui n’était autre que son oncle maternel, Pierre Joseph Garidel, médecin connu surtout par son ouvrage Histoire des plantes qui naissent aux environs d’Aix-en-Provence (1715). Garidel, même s’il soignait les malades, en ville et à l’hôtel-Dieu, on a des témoignages de son dévouement pendant la peste de 1720 qui, de Marseille, avait gagné la capitale proche, même s’il était titulaire de la chaire d’anatomie, était surtout passionné par la botanique. Il avait herborisé depuis sa jeunesse avec son ami et contemporain aixois, Joseph Pitton de Tournefort, d’abord dans les environs d’Aix, ensuite en Haute-Provence, dans le Dauphiné et la Savoie. En bons médecins (l’un et l’autre avaient fait une partie de leurs études à Aix, ensuite à Montpellier), ils cherchaient toujours dans les plantes qu’ils récoltaient, les vertus thérapeutiques qu’elles pouvaient offrir. Les deux amis eurent ensuite des carrières différentes. Tournefort quitta Aix pour Paris à l’âge de 27 ans, sa renommée précoce lui ayant fait attribuer la chaire de botanique du Jardin du roi. Son enseignement, ses publications, ses voyages et leur relation, le rendirent rapidement célèbre. Garidel resta à Aix, malgré la proposition de Tournefort de le rejoindre à Paris, pour y faire une meilleure carrière. Il se maria tard, n’eut pas d’enfants, et s’occupa de ses nombreux neveux, en particulier, de Joseph Lieutaud. L’exemple et l’influence de son oncle maternel firent choisir à ce dernier les études de médecine. Il se fit, dit-on, une certaine réputation dans sa jeunesse, non pas en tant qu’anatomiste, spécialité pour laquelle il est encore connu de nos jours, mais, sur les traces de son oncle, comme botaniste. Condorcet, dans l’éloge nécrologique qu’il lui consacra à l’Académie des sciences, à la fin de 1780, écrit : « La botanique fut d’abord l’objet de ses études ; il fit un voyage dans les pays que Tournefort avait parcourus et en rapporta plusieurs espèces nouvelles qui avaient échappé aux yeux de celui que les botanistes français regardaient comme leur maître. » Même s’il continua à s’intéresser à la botanique, notamment à la prescription des simples dans l’exercice de son métier de médecin, même s’il devait enseigner cette spécialité après la mort de son oncle, assez rapidement, il se tourna vers l’autre discipline de la double chaire dont il hérita : l’anatomie. Déjà du vivant de son oncle, en 1735, il avait adressé à l’Académie des sciences à Paris, plusieurs observations anatomiques ou anatomo-pathologiques, après ouverture des cadavres de ses patients, ce qui lui valut d’être nommé membre correspondant de cette académie.
4En 1741 ou 1742, quand Darluc devient l’élève de Lieutaud, ce dernier est âgé de moins de quarante ans. Médecin de l’hôtel-Dieu d’Aix, professeur de médecine, titulaire de la chaire de botanique et d’anatomie, il était déjà un praticien très apprécié, mais surtout un anatomiste dont la renommée avait dépassé les limites de la Provence. En cette année 1742, il publia à Paris son premier ouvrage sous le titre de : Essais anatomiques contenant l’histoire exacte de toutes les parties qui composent le corps de l’homme avec la manière de disséquer. Les cours publics qu’il donnait dans son amphithéâtre d’anatomie d’Aix avaient beaucoup de succès. « Son auditoire ne se bornait pas aux étudiants en médecine et en chirurgie, toutes les classes de citoyens lui fournissaient des disciples », écrit Condorcet dans son éloge funèbre. Encore du vivant de son oncle, Lieutaud s’était pris de passion pour la médecine expérimentale, pour l’observation méticuleuse des organes sains et malades reposant sur l’autopsie des cadavres humains. Il aimait mettre en avant sa grande expérience d’anatomiste, déclarant, bien avant la fin de sa carrière, avoir déjà ouvert plus de douze cents corps. Il justifiait cette pratique en plaidant pour une médecine de diagnostic et de soins reposant sur ces expériences. De ce point de vue, c’était un médecin qui se réclamait d’une approche moderne, loin des traditions souvent encore obscurantistes. Il le dit dans la préface de ses essais anatomiques. Il le répétera dans les éditions successives, entre 1760 et 1776, de son Précis de la médecine pratique. Son autorité de praticien fut alors renforcée par le prestige de ses nouvelles fonctions médicales. Après avoir été nommé, en 1750, médecin de l’infirmerie royale à Versailles, il devint après 1760, médecin des enfants de France, les trois petits-fils de Louis XV, le dauphin, futur Louis XVI, et ses deux frères cadets : le comte de Provence, futur Louis XVIII, et le comte d’Artois, futur Charles X. En 1774, à la mort de leur grand-père, Louis XV, Joseph Lieutaud eut le titre de premier médecin du roi Louis XVI.
5Sous un tel maître, Michel Darluc apprit les principes d’une médecine reposant sur l’expérience plus que sur les vieilles traditions, qui vont lui permettre plus tard, d’abord à Callian, puis à Aix, d’établir sa réputation de praticien habile et avisé. Sans avoir hérité de la passion de l’anatomie et de la dissection de Joseph Lieutaud, il ouvrait cependant volontiers les cadavres de ses patients décédés. En témoigne la relation de bien des observations qu’il a publiées dans différentes livraisons du Journal de médecine, de chirurgie et de pharmacie.
6Il est difficile de connaître l’exacte contribution de Joseph Lieutaud aux connaissances de Michel Darluc en botanique. Il est sûr que ce dernier, comme beaucoup de ses contemporains savants naturalistes, commença à herboriser dès son extrême jeunesse, peut-être du temps où il était élève des Oratoriens de Marseille. Ses biographes font allusion à des herbiers qu’il aurait commencés lors de ses voyages en Italie, ensuite, en Espagne et dans les Pyrénées. Voyant cet intérêt chez son élève, Lieutaud lui montra-t-il les collections botaniques de son oncle, et peut-être le manuscrit d’une Histoire naturelle de Provence, jamais publiée, que Garidel avait écrite et qu’il avait léguée par testament à son neveu. Joseph Lieutaud peut en quelque sorte être désigné comme le maillon de la chaîne entre les grands botanistes de la tradition provençale de la seconde moitié du XVIIe siècle, Tournefort, Garidel, mais aussi le père Charles Plumier, qui herborisa avec eux en Provence, et enfin Michel Darluc. Quand ce dernier revint à Aix en 1770, près de trente ans après ses études médicales, ce fut pour prendre la chaire de botanique qui avait été précédemment occupée par Pierre Joseph Garidel, puis par Joseph Lieutaud.
7À la fin de 1744, après deux ou trois ans passés à Aix, après avoir soutenu ses thèses de docteur en médecine, Michel Darluc, à l’âge de 27 ans, n’envisageait pas encore de se fixer dans une place provençale où exercer son métier. Ayant eu connaissance que Joseph Lieutaud allait assister, en janvier 1745, à la frontière entre la France et l’Espagne, aux fiançailles du dauphin Louis, fils de Louis XV avec sa cousine l’infante Marie-Thérèse d’Espagne, il prit la décision de suivre son maître dans ce voyage. Charles-François Bouche le dit dans son article biographique, « il était entraîné par le désir d’aller connaître la nature dans les végétaux des Pyrénées, peut-être aussi par la simple curiosité ». Selon son habitude, Darluc fit durer le voyage quelques semaines. À Fontarabie, poste-frontière où avaient lieu les réjouissances, et où il séjourna d’abord, il prit le temps de composer un poème célébrant le mariage princier. Par Bouche, on sait qu’il l’envoya à Voltaire, qui, paraît-il, gratifia le jeune médecin poète d’une lettre de félicitations. Les plus grands écrivains de l’époque ne dédaignaient pas ce genre d’écrits, faits pour plaire au souverain. Au même moment, Voltaire lui-même était aussi en train de rédiger pour le mariage du dauphin, La Princesse de Navarre, une comédieballet mise en musique par Rameau. Elle fut représentée à Versailles lors du mariage princier, le 23 février 1745. Comme d’autres médecins de son temps, Michel Darluc, se plut toute sa vie à rimer sur différents sujets. « Il faisait joliment un madrigal ou une chanson. » (C.-F. Bouche.) Beaucoup plus tard, en 1773, il fit paraître un long poème sur l’inoculation de la variole. Et, à ce qu’on dit, dans les derniers mois de sa vie, il en composait encore un autre sur les beautés de la botanique. De Fontarabie, il voulut revoir encore une fois Barcelone, ville « pour laquelle il avait toujours eu beaucoup de prédilection », écrit encore Bouche, qui ajoute : « De Barcelone il alla à Paris étudier la chimie sous Rouelle. » Ces notations d’ordre biographique sont précieuses, mais tellement laconiques qu’elles laissent bien des questions en suspens. Combien de temps mit le voyage de Darluc du pays basque à Barcelone, et par quel itinéraire ? À quel moment Darluc se consacra-t-il à des observations botaniques et minéralogiques dans les montagnes des Pyrénées ? Enfin, dernière interrogation, sa décision d’aller à Paris suivre les cours du chimiste Rouelle était-elle prise avant son départ d’Aix pour Fontarabie, ou bien des rencontres lors de son voyage l’ont-ils alors déterminé à entreprendre ces nouvelles études ?
Séjour à Paris
8Comme pour la plupart de ses déplacements, on ne sait rien sur les conditions de vie du jeune médecin provençal pendant son séjour dans la capitale. On ne connaît pas plus sa durée exacte. Il y arriva dans les premiers mois de 1745. Un indice sur la date de son retour en Provence nous est donné par la lecture de son premier article « Sur la rage & sur la manière de la guérir » (Journal de médecine, 1755, no 3). La première observation de ce recueil nous apprend qu’il est à Grimaud et soigne des malades victimes des morsures d’une louve enragée sortie du bois « une nuit du mois de juillet de l’année 1747 ». Il est donc certain qu’il ne resta guère plus de deux ans à Paris, peut-être moins longtemps. Si l’on ne sait rien de sa vie à Paris entre le printemps 1745 et celui de 1747, en revanche, on est très bien renseigné sur les cours de chimie qui constituaient le but principal de son voyage à Paris, donnés par Guillaume François Rouelle. Normand né en 1703, la même année que l’autre maître de Darluc, Joseph Lieutaud, il renonça à poursuivre des études de médecine parce qu’il était rebuté par la dissection. Passionné par la chimie, il se tourna alors vers des études de pharmacie. Il vint à Paris en 1730, resta sept ans en apprentissage chez un apothicaire et en 1738, s’établit à son compte place Maubert. Il commença en même temps à donner des cours privés de chimie et de pharmacie qui eurent rapidement un très grand succès. Il avait étudié la minéralogie et s’intéressait aussi à la botanique, avait fait la connaissance d’Antoine de Jussieu, qui le fit nommer par Buffon, en 1742, démonstrateur de chimie au Jardin du roi. Les cours publics de chimie organisés au Jardin du roi, ne pouvaient se dérouler que du printemps à l’automne parce que l’amphithéâtre où ils avaient lieu servait durant les mois d’hiver aux dissections des leçons d’anatomie.
9Michel Darluc suivit sans doute ces cours publics et gratuits pendant les étés de 1745 et 1746, et peut-être aussi, pendant l’hiver, les cours privés et payants de la place Maubert, qui, à partir de 1746, furent déplacés rue Jacob. Le cours public du Jardin du roi se déroulait suivant un cycle de trois ans. Malgré l’immense succès de son enseignement, ininterrompu pendant des décennies, Guillaume François Rouelle négligea de publier le contenu de ses cours et aucun de ses nombreux élèves ne les fit imprimer, de son vivant ou après sa mort, survenue en 1770. Mais, fort heureusement, on dispose de plusieurs versions manuscrites de l’ensemble du cycle des cours, notamment celle en trois volumes conservée à la bibliothèque de la faculté de médecine de Paris. Celle-ci reflète très fidèlement et de manière très détaillée la succession de chaque leçon du maître. Plusieurs ordres de raisons font aisément comprendre l’intérêt des auditeurs, et sans doute celui de Michel Darluc. La diversité des matières abordées (les trois règnes, le végétal, l’animal et le minéral sont successivement traités du point de vue de la chimie), pouvait satisfaire la vive curiosité développée, en ce milieu du XVIIIe siècle, vis-à-vis de l’ensemble des sciences de la nature. Car, le but de la chimie de Rouelle, inspirée de celle de Stahl, était la connaissance des principes constituants de la nature. La part importante de l’enseignement de Rouelle consacrée aux expériences devait aussi séduire un large public par son aspect pratique, loin des développements verbeux très souvent encore en usage dans l’enseignement des sciences à cette époque.
10À la lecture de bien des pages de l’Histoire naturelle de la Provence, il est aisé de mesurer tout le parti que Michel Darluc a tiré de l’enseignement de Rouelle. C’est surtout dans les chapitres consacrés à la minéralogie qu’on peut encore déceler l’influence de ces cours, suivis trente ans plus tôt. C’est particulièrement évident quand on lit les descriptions des mines de Provence qu’il a visitées, celles de charbon, mais aussi celles de divers métaux, fer, plomb, argent. Les développements qu’il donne sur l’origine des substances bitumeuses, sur le « jayet » (jais), sur le succin, sont sans doute étayés sur des lectures plus récentes et plus variées de minéralogie et de géologie, mais son intérêt sur ces matières a incontestablement été éveillé par les cours de Rouelle. C’est encore plus vrai si l’on prend connaissance des analyses des eaux minérales dont Michel Darluc s’est fait spécialiste, pas seulement sur celles de Gréoux, qui ont fait l’objet d’une première publication dans le Journal de Médecine (1757, no 6), reprise et développée sous forme d’un Nouveau traité des eaux minérales de Gréoux, en Provence publié à Aix en 1777. Les méthodes utilisées pour l’extraction et l’analyse chimique des différents sels ou éléments contenus dans les eaux examinées sont déjà dans le cours de Rouelle. Paradoxalement, comme Darluc était déjà, et de longue date, un botaniste savant et expérimenté, les leçons consacrées à l’analyse chimique du règne végétal ont sans doute moins apporté au jeune médecin provençal. Il est probable que les méthodes d’extraction des huiles essentielles des plantes aromatiques exposées par Rouelle l’ont intéressé par leur mode expérimental et pour leurs applications thérapeutiques, mais Darluc avait déjà beaucoup de connaissances en ce domaine. Il convient aussi de noter que, dans l’ensemble de son cours de chimie, Rouelle consacrait beaucoup moins de temps au règne végétal qu’au règne minéral.
11Parmi les centaines d’auditeurs qui se pressaient aux cours de Rouelle en 1745 et 1746, Michel Darluc eut sans doute l’occasion de se lier avec certains d’entre eux, mais on ne sait pas lesquels. Il y avait des médecins, des étudiants en pharmacie et en médecine, certains parisiens, d’autres venus de provinces plus ou moins éloignées, voire de l’étranger. On rencontrait aussi des amateurs éclairés curieux de sciences et même des savants et des philosophes. L’enseignement de Rouelle, surtout celui de la chimie du règne minéral, pouvait soulever certaines interrogations sur la théorie de la terre qui intéressaient, à cette époque, autant les uns que les autres. Diderot fut, durant trois ans, de 1754 à 1756, un auditeur assidu des cours de Rouelle, mais c’était longtemps après le retour de Darluc en Provence. Jean-Jacques Rousseau commença à suivre le cours de Rouelle beaucoup plus tôt, au printemps de 1743, deux ans avant l’arrivée du jeune médecin provençal à Paris. Ce premier enseignement de la chimie fut vite interrompu par le départ de Jean-Jacques à Venise comme secrétaire d’ambassade. Mais, à son retour à Paris, à la fin de 1744, il suivit à nouveau et régulièrement, pendant l’année 1745 et peut-être 1746, les cours de Rouelle. Secrétaire de la brillante et richissime Mme Dupin, il était devenu très ami du jeune beau-fils de cette dernière, Charles Louis Dupin de Francueil. C’est ce Francueil qui, passionné de chimie, avait entraîné Rousseau aux cours de Rouelle et partageait avec lui, dans le château familial de Chenonceaux, des expériences de chimie. En 1745, Jean-Jacques Rousseau qui n’avait encore rien publié, s’intéressait alors surtout à la musique (système de notation musicale et composition d’opéras), et aussi à la chimie, poussé à écrire sur ce sujet par Francueil. Il serait hasardeux, voire chimérique, de penser que Michel Darluc ait pu entrer en contact avec le futur auteur du Contrat social, dont les écrits auront une si grande influence sur lui, en particulier sur bien des pages de l’Histoire naturelle de la Provence.
12Darluc n’était pas le seul médecin du Midi de la France à faire le voyage à Paris pour suivre l’enseignement de chimie de Rouelle. Le plus connu d’entre eux, sans doute aussi le plus brillant, jeune médecin de l’université de Montpellier, était Gabriel François Venel. À Pézenas, le pays de sa famille, avant son arrivée à Paris, il étudia déjà sérieusement la chimie. On pense qu’il arriva à Paris dans le courant de l’année 1746. Auditeur des cours de Rouelle, il se fit vite remarquer par l’étendue de ses connaissances, mais aussi par son sens de la repartie, osant ferrailler avec le maître, qui lui donna le nom de « démon du Midi ». Si Darluc assistait aux mêmes cours, ce qui est très probable, il lui était difficile de ne pas rencontrer son jeune confrère méridional, de plus de cinq ans son cadet, vif et exubérant. Se souvenait-il encore du « caractère impétueux » de Venel, quand il écrit ces mots trente-cinq ans plus tard dans une page de son Histoire naturelle (tome I, p. 116), rapportant l’opinion de ce « savant chimiste qui a fait une violente incursion contre ceux qui pensent autrement que lui », en faisant référence au livre sur la houille que Venel avait écrit peu avant de mourir, en 1775 ? Animé par l’ambition de réussir à Paris, Venel s’introduisit peu à peu dans les hautes sphères parisiennes, à la fois savantes et aristocratiques. Il fut remarqué par Diderot et devint un des principaux collaborateurs de l’Encyclopédie. Il rédigea l’article « Chimie » et se chargea de la plupart des mots s’y rattachant, mais aussi de beaucoup d’articles de pharmacie, de physiologie et de médecine. L’article « Chimie », une trentaine de pages sur deux colonnes serrées, est un véritable manifeste sur l’importance de cette science qu’il convient de « tâcher de présenter sous un point de vue qui puisse la rendre digne des regards des Philosophes ». Les derniers paragraphes de ce texte constituent un hommage appuyé à Rouelle et à son enseignement.
13Un autre jeune méridional se trouvait aussi en 1745 à Paris. Il s’agit de Jean Baptiste Fusée-Aublet, ce pharmacien et botaniste né à Salon-de-Provence, cadet de trois années de Darluc, qui aurait pu le croiser quelques années plus tôt en Espagne. La rencontre semble plus probable lorsqu’ils se trouvaient tous deux dans la capitale. Dans son autobiographie, Fusée-Aublet donne des précisions intéressantes sur son séjour à Paris, qui, comme celui de Venel, dura sept ans, de 1745 à 1752. « Je me rendis à Paris, dans l’espérance d’y trouver la facilité de m’instruire davantage, et de satisfaire mon goût pour la Botanique », écrit Fusée-Aublet. « J’eus l’avantage d’habiter la même maison que M. Venel. » Il assiste, lui aussi, aux cours de chimie de Rouelle, et suit les cours de botanique du Jardin du roi. Il participe aussi à la visite des malades à l’hôpital de la Charité. Il parcourt les environs de Paris, explore les carrières « & les autres grandes fouilles », apporte à Bernard de Jussieu tous les objets qu’il trouve dans ses courses. Cette description donnée par le jeune pharmacien botaniste, permet d’imaginer, à défaut de documents directs concernant Darluc, une partie des activités qu’il put avoir pendant son séjour parisien.
14En dehors des cours de chimie de Rouelle, à quoi Michel Darluc occupait-il son temps à Paris ? Faisait-il des visites dans les hôpitaux, comme il est attesté pour Gabriel François Venel et Jean-Baptiste Fusée-Aublet ? Son maître Joseph Lieutaud, alors encore à Aix, mais déjà connu à Paris par le retentissement de son précis d’anatomie, et par ses communications à l’Académie des sciences, avait pu le recommander à des confrères parisiens, l’anatomiste Winslow ou bien Sénac, premier médecin du roi. Il est aussi probable que Darluc mit à profit son séjour pour satisfaire sa passion pour la botanique, comme tous les médecins provinciaux en visite dans la capitale. Tous faisaient de longues stations dans les allées et dans les serres du Jardin du roi pour y admirer les richesses et les raretés des collections botaniques. Un jeune médecin provençal, élève du neveu de Garidel, constituait en quelque sorte un vivant représentant de la célèbre école botanique aixoise, Garidel, mais aussi ses compatriotes, le père Charles Plumier, botaniste du roi, et Tournefort, titulaire pendant vingt-cinq ans de la chaire de botanique du Jardin du roi. Il devait lui être facile à ce titre de rencontrer le successeur et grand admirateur de Tournefort, Antoine de Jussieu, et son frère cadet, Bernard de Jussieu. Antoine de Jussieu avait fait ses études de médecine à Montpellier, et dans sa jeunesse, en 1711, avait passé plusieurs mois à herboriser en Provence. Plus de soixante ans avant Darluc, il avait gravi les pentes du mont Ventoux, les explorant pendant plusieurs jours.
15À analyser plusieurs ordres d’événements advenus à Paris durant l’année 1745, on est autorisé à penser que Michel Darluc avait de la chance d’y arriver à cette date. En premier lieu, et pour rester dans le registre de l’histoire naturelle, je voudrais mentionner le retour en France au tout début de cette année, de Charles Marie de La Condamine, après la dizaine d’années qu’il avait passées au Pérou, au Brésil et en Guyane, comme directeur, avec l’astronome Bouguer, d’un voyage scientifique commandé par Louis XV. Il rapporta plus de deux cents objets d’histoire naturelle qu’il offrit à Buffon, intendant du Jardin du roi. Dans le règne végétal, il ramena la gomme élastique et fut ainsi le premier introducteur en France du caoutchouc. En botanique, il bénéficia des herborisations de Joseph de Jussieu, le plus jeune frère d’Antoine et de Bernard, qui faisait partie de l’expédition, notamment pour préciser les caractéristiques du quinquina. En fréquentant le Jardin du roi, il serait étonnant que Darluc n’ait pas été témoin de ces découvertes.
16En plus de l’intérêt scientifique pour la pathologie médicale, la chimie, la botanique et plus généralement l’histoire naturelle, le jeune médecin provençal prit sans doute plaisir à découvrir les beautés de la capitale, même s’il n’était pas passionné par l’histoire et la visite des monuments. En cette année 1745, il eut sans doute le loisir d’assister aux nombreuses fêtes qui eurent lieu à Paris, la première à l’occasion du mariage du jeune Dauphin avec l’Infante espagnole. Darluc avait déjà participé quelques semaines plus tôt aux réjouissances données à la frontière d’Espagne quand l’Infante avait posé le pied sur le sol français. Fin février, cette union de l’héritier du trône avec sa cousine fut l’occasion de fêtes somptueuses, à Versailles et à Paris, prolongées par les divertissements habituels de carnaval. Décharges d’artillerie, illumination de l’Hôtel de Ville et des principales rues, arcs de triomphe, salles des fêtes éphémères (les « bals en bois » comme on les a appelées), pourtant admirablement décorées, construites aux quatre coins de la ville, buffets offrant au public, vin, pain, viandes et volailles, tel était le spectacle de ces fêtes. Darluc en fut-il témoin ? Jean-Jacques Rousseau le décrit dans une lettre à madame de Warrens datée du 1er mars 1745 : « Je n’ai pas eu, pour ma part, le spectacle le moins agréable. Car j’ai vu danser et sauter toute la canaille de Paris dans ces salles superbes et magnifiquement illuminées qui ont été construites dans toutes les places pour le divertissement du peuple. Jamais ils ne s’étaient trouvés à pareille fête. Ils ont tant secoué leurs guenilles, ils ont tellement bu et se sont si pleinement piffrés que la plupart en ont été malades. Adieu Maman. »
17Si on ne sait rien des conditions d’existence de Michel Darluc lors de ce séjour, il est cependant permis d’imaginer qu’en préparant son voyage, il s’était soucié, comme tant d’autres jeunes provinciaux arrivant dans la capitale, de trouver des recommandations auprès de ses propres relations à Aix, ou de ses proches à Grimaud. Sa mère, ses sœurs, son frère, restés au village natal, étaient en rapport avec la famille de leur seigneur. Celui-ci était alors le comte Jean-Baptiste de Castellane Saint-Juers, marquis de Grimaud, descendant des puissants barons de Castellane des temps médiévaux. Il résidait assez souvent, avec sa famille, dans le château qui dominait Grimaud, mis au goût du jour à la fin du XVIIe siècle. Dans la description de son village rédigée beaucoup plus tard, Michel Darluc écrira : « Les habitants, protégés par M. le Comte de Castellane, vivent contents sous un si bon seigneur. » Les membres de la famille de Michel Darluc furent à différentes dates, en liaison avec leur seigneur, qui, à plusieurs reprises, lui et ses proches, leur firent l’honneur d’être parrain ou marraine de nouveaux-nés Darluc. Bien avant le séjour de Michel à Paris, une de ses sœurs cadettes, Marie-Anne-Sophie Darluc, eut comme marraine Sophie de Castellane de Grimaud, tante de Jean-Baptiste de Castellane. Quelques années plus tard, on voit le seigneur lui-même être le parrain d’une des jumelles d’une nièce de Michel Darluc. Enfin, quand il habitera à Aix, Michel Darluc deviendra le médecin de confiance de la fille du comte, mariée au marquis d’Entrecasteaux. Dans une lettre qu’elle lui écrit en 1782, elle l’appelle « mon bon Monsieur Darluc ». Vers 1745, lors du séjour parisien de Michel Darluc, le jeune comte de Castellane Grimaud vivait une grande partie de l’année dans la capitale du royaume, retenu par ses fonctions de chambellan du duc d’Orléans. Ce dernier passait le plus clair de son temps, non pas dans sa résidence du Palais-Royal, mais dans une maison proche de l’abbaye Sainte-Geneviève. Très pieux, il vivait un peu retiré du monde, tourné vers les lectures érudites, montrant aussi beaucoup d’intérêt pour les sciences. Il avait réuni des collections d’histoire naturelle. Le conservateur de son cabinet, de 1747 jusqu’à la mort du duc en 1752, était un jeune médecin d’Étampes, Jean-Étienne Guettard. Ce dernier avait été nommé adjoint botaniste à l’Académie des sciences dès 1743 et fut un chercheur très fécond, surtout en géologie et minéralogie. Le duc d’Orléans avait aussi fondé dans sa maison de la montagne Sainte Geneviève, un laboratoire de chimie. Le jeune Venel en fut, de 1751 à la mort de son protecteur survenue l’année suivante, l’éphémère directeur.
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