Premières études : Lorgues, Marseille

1Dans le premier des quatre chapitres consacrés au diocèse de Fréjus, dans le troisième tome de son livre, Darluc étudie les bourgs et villages de bord de mer, comme Cavalaire, Saint-Tropez ou Sainte-Maxime, et ceux qui sont très proches du littoral, dans la presqu’île de Saint-Tropez, Gassin, Ramatuelle, ou dans le golfe de Grimaud, comme Cogolin ou Grimaud lui-même. L’ultime phrase de la dizaine de pages qui décrivent ce dernier village et son terroir est la suivante : « Le lecteur voudra bien m’excuser si je me suis un peu trop étendu sur cet article ; mais Grimaud est ma patrie, et l’on se ressouvient toujours avec plaisir du lieu qui nous a vu naître : Et dulces adhuc reminiscitur Argos. Virgile. »

2Michel Darluc est né à Grimaud le 28 septembre 1717. Son baptême fut célébré, comme le voulait l’usage, le lendemain, dans l’église de Grimaud. L’acte de baptême, conservé dans les registres de la paroisse, nous apprend qu’il était le fils de Maître Joseph Darluc et de Jeanne Tourrelle. Son père a signé au bas de l’acte. Le dépouillement des registres paroissiaux de Grimaud nous a permis de connaître sa profession : maître tailleur d’habits. Mais certains actes lui attribuent l’état de marchand. On peut donc dire que Michel Darluc est issu d’un milieu familial très modeste. Certes, les artisans maîtres des métiers, surtout s’ils s’adonnaient à la vente de marchandises, comme cela semblait être le cas pour le père de Michel Darluc, pouvaient jouir d’une honnête aisance, acquérir quelques terres et maisons. On peut facilement le vérifier en étudiant les strates socio-économiques des bourgs de basse, voire de Haute-Provence. La description de son village natal va dans ce sens lorsqu’il écrit : « Le peuple paraît dans l’aisance par le produit de ses travaux et de ses denrées. Le luxe a pénétré depuis longtemps dans cet endroit et l’on est surpris d’y voir la parure à côté des divertissements et des danses. » Peut-être le maître tailleur Joseph Darluc réussit-il à s’enrichir en vendant des brocards d’or et des dentelles aux femmes et aux filles des bourgeois du lieu, voire à la famille du riche et puissant seigneur, le comte de Castellane Saint Juers et marquis de Grimaud, qui résidait fréquemment dans le château qui domine le village. Mais il y a un grand fossé entre le milieu d’où est issu Michel Darluc et celui, par exemple, de son maître aixois Joseph Lieutaud, fils d’un avocat au Parlement et neveu par sa mère de Pierre de Garidel, le médecin qui occupait, près d’un siècle avant Darluc, la chaire de botanique de l’université d’Aix. Les différences n’étaient pas seulement d’ordre économique et pécuniaire, mais peut-être surtout culturelles. Dans la maison de Joseph Darluc, il ne devait pas y avoir de livres, hormis quelques missels et un ouvrage de médecine courante. Le maître tailleur devenu marchand signe assez bien son nom au bas des actes de baptême ou de mariage. Il devait pouvoir tenir sommairement le livre-journal de ses comptes domestiques et professionnels, mais il ne devait pas s’adonner à la lecture. Parmi ses nombreux enfants, les filles, au nombre d’au moins sept, sont, hormis l’une d’elles, incapables de signer leur nom, comme aussi leur mère (l’analphabétisme féminin est encore habituel au XVIII^e siècle en Provence). Michel Darluc, comme le frère qui le précède immédiatement, est issu du troisième mariage de son père, célébré avec Jeanne Tourrelle seulement deux ans plus tôt. Le maître tailleur est âgé de 55 ans lors de ce troisième mariage. Il a eu au moins trois enfants du premier, la fille aînée, Thérèse, étant née vingt ans avant Michel, et seulement une fille du second lit. Pierre Toussaint Darluc, frère aîné d’à peine un an de Michel, signera son nom au bas des actes, de la même écriture que son père. Il exercera aussi la profession de maître tailleur d’habits à Grimaud. À la génération suivante, un fils de Pierre Toussaint, Louis Toussaint, neveu de Michel Darluc, succédera à son père comme tailleur d’habits, puis marchand ou négociant, toujours à Grimaud.

3On ne dispose d’aucun indice pour expliquer la réussite intellectuelle brillante de Michel Darluc, rare mais non exceptionnelle dans son milieu familial. On en connaît d’autres exemples. Citons celui de Dominique Villars, qui comme Darluc, devint médecin et éminent botaniste à Grenoble, qui fit, encore enfant, ses premières herborisations sur les pentes des montagnes dauphinoises, tout en gardant le troupeau familial. Ou bien celui de Pierre Gassendi, l’astronome et célèbre philosophe provençal, qui était le fils de modestes agriculteurs d’un village voisin de Digne, Champtercier. Un esprit vif et délié, le goût et une grande facilité à assimiler les premiers rudiments, ont pu faire remarquer Michel Darluc encore enfant, par un des prêtres de sa paroisse et conseiller à ses parents de le pousser dans les études. La mort de son père en 1729, à l’âge de 70 ans, alors que Michel avait à peine douze ans, n’a pas compromis la poursuite de son cursus. Faute d’autres sources directes que celles de l’état-civil, pour étudier la biographie de Michel Darluc, force est-il de se contenter des articles le concernant insérés dans les différents dictionnaires biographiques parus de la fin du XVIII^e à celle du XIX^e siècle. Le meilleur d’entre eux est celui de Charles-François Bouche, avocat au parlement d’Aix, publié dans le Dictionnaire des Hommes illustres de Provence, sous la direction éditoriale du médecin marseillais Claude François Achard, paru en 1786, moins de trois ans après la mort de Darluc. Nous l’avons déjà cité. Charles-François Bouche étant un ami très proche du médecin botaniste, il a pu recueillir, même s’ils restent vagues et imprécis, de précieux renseignements sur sa jeunesse et notamment sur ses voyages à travers l’Europe. Il donne aussi un éclairage familier et authentique sur les dernières années de sa vie. La matière de l’article de C.-F. Bouche a été rapidement et durablement utilisée par la plupart des auteurs qui ont écrit des notices biographiques sur lui.

4Nous savons par Bouche que Michel Darluc « apprit les premiers éléments de la langue latine à Lorgues et vint étudier la Rhétorique et la Philosophie à Marseille, à l’Oratoire ». Il quitta donc très jeune, peut-être à moins de dix ans, sa famille et son village natal, d’abord pour Lorgues, à plus de dix lieues au nord de Grimaud, ensuite pour Marseille. À Lorgues, gros bourg agricole de près de 3 000 âmes, existait depuis le début du siècle un collège de Trinitaires devenu rapidement prospère. L’enseignement était assuré par huit religieux de cet ordre et deux régents pour l’apprentissage du latin. Les progrès du jeune élève avaient sans doute justifié la décision de l’envoyer à Marseille, dans le collège des Oratoriens, très réputé pour la qualité de son enseignement. Dans cet établissement, les familles de la bourgeoisie et même de la noblesse de toute la Provence, envoyaient leurs enfants les plus doués afin qu’ils bénéficient des meilleures études. L’enseignement dans les collèges d’Oratoriens était apprécié pour sa pédagogie, qu’on pourrait dire moderne, faisant une large place à l’étude des mathématiques, de la physique, de l’astronomie, des sciences naturelles. On peut penser que l’enseignement dont bénéficia Michel Darluc dans cet établissement contribua à développer chez lui le goût de l’étude des sciences, en particulier celles de la nature. Il faut croire que l’élève donna satisfaction à ses maîtres, tant par ses résultats scolaires que par son esprit et sa personnalité, puisque très jeune encore, les Oratoriens le font « entrer dans cette congrégation ». Comme d’autres Provençaux de la petite bourgeoisie, ayant fait leurs études chez les Oratoriens, il aurait pu, une fois agrégé à leur ordre, d’abord comme modeste régent de leurs jeunes élèves, devenir rapidement, dans un de leurs collèges, professeur de mathématiques ou de philosophie, premier établissement qui pouvait conduire ensuite à des carrières littéraires ou scientifiques. On peut prendre un exemple pour illustrer ce propos, celui de l’abbé Jean-Pierre Papon, né en 1734 à Puget-Théniers, alors bourg frontière entre la Provence orientale et le comté de Nice, qui, comme Darluc, entra très jeune, à peine âgé de 18 ans, dans la congrégation de l’Oratoire. Il y resta, enseignant dans plusieurs de leurs établissements les belles-lettres et la rhétorique, notamment à Marseille, où il vécut de nombreuses années, devenu ensuite le directeur de la bibliothèque de la ville, occupé à rédiger sa monumentale Histoire Générale de la Provence, dont les quatre tomes parurent entre 1777 et 1786. Michel Darluc et l’abbé Papon ont dû se connaître, tous deux membres de l’Académie de Marseille. On peut aussi penser à Pons-Joseph Bernard, né à Trans, près de Draguignan, en 1748, qui, lui aussi, très jeune, au sortir de ses études, professa la philosophie et les mathématiques au collège de l’Oratoire de Marseille, avant de devenir le directeur adjoint de l’observatoire astronomique de cette ville. Ses pôles d’intérêt, dont peuvent témoigner les travaux qu’il a publiés à partir de 1775, sur les mines de Provence, sur les volcans éteints, sur l’histoire naturelle de l’olivier, sont très proches de ceux de Michel Darluc. Dans plusieurs pages de son Histoire naturelle, il les mentionnera de manière très élogieuse.

Voyages en Europe : Italie, Allemagne, Autriche, Corse, Espagne

5Contrairement à ses deux compatriotes dont je viens d’évoquer la carrière, Michel Darluc suivit une autre voie. Charles-François Bouche nous en informe laconiquement quand il écrit dans la seconde phrase de sa biographie : « Il entra dans cette congrégation et en sortit peu de temps après pour suivre comme Secrétaire un prince Allemand. » On ne sait donc rien, ni sur les raisons de l’abandon d’une carrière d’enseignant toute tracée, ni sur les circonstances de la rencontre avec ce prince allemand. Ce dernier s’adressa-t-il au directeur du collège de l’Oratoire de Marseille en lui demandant de lui procurer un jeune étudiant pour l’accompagner dans ses voyages à travers la péninsule italienne ? Quels étaient les centres d’intérêts, les buts poursuivis par ce prince dans ses visites des villes, des sites observés dans toute l’Italie ? Ce seigneur allemand, comme le nomme Bouche, était-il un jeune homme faisant le « grand tour », l’Italie après la Provence où il rencontra Darluc, ou bien un homme plus âgé ? Quant aux motivations du jeune Michel Darluc pour accepter cette situation, on les devine aisément : découvrir des mondes différents, explorer et défricher les champs nouveaux des sciences de la nature, sont des motifs passionnés de voyage dans ces années 1730-1740. Cette curiosité intellectuelle et scientifique que les voyages permettent de satisfaire, explique sans doute le choix du poste de secrétaire d’un aristocrate fortuné, situation qu’on retrouve dans le parcours biographique, non pas seulement de Michel Darluc, mais d’un nombre non négligeable de savants du XVIII^e siècle. Il s’agit le plus souvent de très jeunes gens, mais lettrés, issus de familles pauvres, et qui trouvent comme secrétaires, la prise en charge matérielle de voyages et de séjours à l’étranger qu’ils ne pourraient pas s’offrir. Il est d’autres cas, sans doute plus rares, où la décision de se placer sous la protection d’un aristocrate érudit, ne répond à aucune préoccupation matérielle ou pécuniaire, mais uniquement à des motivations d’ordre intellectuel ou scientifique. On peut prendre l’exemple du célèbre Jean-François Séguier. Le savant nîmois, que nous avons déjà rencontré en compagnie de Michel Darluc, en approchant déjà de la trentaine, accepta de devenir le collaborateur du marquis véronais Scipion Maffei, à la fois écrivain, archéologue et collectionneur. Il abandonna alors le projet de succéder à son père comme conseiller au Présidial de Nîmes, pour accompagner, pendant quatre ans, le riche marquis dans ses voyages d’exploration littéraire, botanique et archéologique à travers une grande partie de l’Europe, Paris, Londres, les Pays-Bas et les pays germaniques, l’Italie enfin. À l’issue de ces voyages, contrairement à Darluc, Jean-François Séguier répondit favorablement à la proposition du marquis Maffei de se fixer à Vérone chez lui et d’être une sorte de secrétaire, en fait collaborateur d’un très haut niveau de compétence, pour seconder son maître dans la constitution du musée archéologique qu’il avait fondé. Séguier resta à Vérone pendant vingt ans, jusqu’à la mort du marquis Maffei, en 1755. Quand il revint s’établir à Nîmes pour y passer les trente dernières années de sa vie, il avait plus de cinquante ans.

6La notice biographique sur Darluc de Charles-François Bouche énumère les villes qu’il visita avec le prince allemand : Turin, Gênes, Milan, Rome, Venise. Ce sont seulement les étapes les plus importantes, sans doute les plus longues du voyage. À cette époque, les aristocrates et plus généralement les gens cultivés, munis de recommandations auprès de collectionneurs ou de savants, entraient facilement en relation avec l’élite de chaque ville qu’ils visitaient et n’hésitaient pas à prolonger leur séjour. En fait, Bouche l’écrit ainsi, Darluc vit toute l’Italie. Le séjour dans ce pays fut assez long pour qu’il ait le temps « d’apprendre la langue du pays qu’il a toujours très bien parlée ». Ce n’était sans doute pas trop difficile pour un jeune homme français dont la langue maternelle était le provençal, et qui connaissait couramment le latin. Nos voyageurs allèrent aussi à Naples et Michel Darluc eut le loisir de visiter le Vésuve, premier éveil, comme pour tant d’autres savants du XVIII^e siècle, de l’intérêt pour l’étude du volcanisme. Comme Guettard, Faujas de Saint-Fond et l’Abbé Soulavie, pour les volcans éteints d’Auvergne, comme Lamanon, Pons-Joseph Bernard, Bernard Grosson de Marseille, Darluc consacrera beaucoup de pages de son Histoire naturelle à la description des volcans éteints de la Provence. Témoin de son intérêt précoce pour ce sujet, le jeune homme « dressa pour son propre usage le plan de la partie du Labour où ce volcan est situé ». Dans les dernières années de sa vie, il montrait encore à ses amis aixois « quelques fragments d’observations qu’il avait faites durant ce premier voyage ». Quarante ans avant de « parcourir la Provence pour aller prendre lui-même la nature sur le fait », il sillonnait le sol italien avec déjà la même curiosité du naturaliste.

7On ne connaît pas la durée de ce premier voyage en Italie en compagnie du prince allemand. On sait seulement qu’au bout d’un certain temps non précisé, sans doute des mois, plus probablement des années, le prince prit la décision de rentrer dans sa patrie. Charles-François Bouche nous indique que cette patrie était Vienne. Le protecteur du jeune Darluc était donc un sujet de l’empereur d’Autriche, d’une famille princière ou au moins aristocratique de sa cour, sans qu’aucun indice nous permette de préciser laquelle. Il y en avait beaucoup, de rang et d’importance variable. Il n’est pas indifférent de savoir qu’il était autrichien, car cela permet d’en déduire qu’il était certainement de religion catholique, contrairement à beaucoup d’aristocrates de pays germaniques. Or, Michel Darluc était catholique, sans doute croyant et pratiquant. Pour donner un seul argument en faveur de cette assertion, il suffit de mentionner qu’à la fin de sa vie, il choisit comme exécuteur testamentaire l’abbé Serraire, vicaire général de l’archevêque d’Aix. Darluc suivit son protecteur à Vienne. Il y resta un certain temps puisqu’il eut le loisir d’apprendre la langue allemande, « l’écrivit et la lut avec la même facilité qu’il avait appris l’italien ». Le prince aurait désiré s’attacher le jeune Darluc, « le fixer à Vienne par ses bienfaits ». Mais, moins heureux que le marquis Maffei à Vérone avec Jean-François Séguier, il essuya un refus. Darluc le quitta pour sans doute différentes raisons, dont la seule avouée, relevée dans la notice biographique de Bouche, était que « l’air du pays était contraire à sa santé ». Le futur médecin « aériste » appliquait sur lui-même les préceptes de la médecine néo-hippocratique.

8De Vienne, il retourna, sans le prince allemand, en Italie, en passant par le Trentin, en prenant son temps, comme il fit toujours dans ses voyages, afin de satisfaire sa curiosité : « Il s’arrêta quelque temps dans le Tyrol pour y connaître les mines qu’on y exploitait. » On peut se demander comment un si jeune homme, âgé de moins de vingt ans, pouvait organiser ses déplacements, seul ou avec de nouveaux compagnons, comment il payait ses frais de voyage, le gîte et le couvert. Son protecteur lui remit-il une grosse gratification au moment de leur séparation ? Ce second séjour en Italie fut interrompu par une suite d’événements absolument étonnants, que Charles-François Bouche nous résume laconiquement, à son habitude, en trois phrases de sa notice biographique. Il nous apprend que d’Italie « il arriva à l’Isle de Corse ». Les raisons de ce voyage peuvent nous paraître invraisemblables. Bouche nous dit que le prince allemand, sans doute pour tenter de procurer une nouvelle situation à son protégé, l’avait recommandé à « Théodore I^er, qui de général d’armée s’était fait Roi de ses soldats et des Insulaires ». Ce Théodore I^er, roi de Corse était un Allemand de petite noblesse, le baron Théodore de Neuhoff, qui, protégé de la princesse Palatine, fut page à la cour de Versailles de cette duchesse d’Orléans, belle-sœur de Louis XIV. Jeune encore, il embrassa une carrière militaire, d’abord en Allemagne, auprès de Maximilien de Bavière, ensuite au service du roi d’Espagne. Aventurier dévoré d’ambition, peu scrupuleux, ayant le goût de l’intrigue, il accepta de participer à diverses missions diplomatiques douteuses, généralement vouées à l’échec. Dans les années 1730, il fut, paraît-il, résident à Florence pour le compte de l’empereur germanique Charles VI. C’est dans cette ville qu’il entra en relation avec les chefs corses exilés, en révolte contre l’occupation désastreuse de leur île par la République de Gênes. Il réussit à se faire passer auprès d’eux pour le sauveur et le libérateur de la Corse. Vers le 20 mars 1736, il débarque sur la plage d’Aleria à bord d’un navire anglais, avec des armes et de l’argent. Il impressionna les foules par son arrivée théâtrale, son air imposant, sa suite de quinze personnes. Dans une première déclaration, il promit de libérer la Corse de l’esclavage génois, et il demanda une seule chose : qu’on le choisisse comme roi des Corses. Le 15 avril, au couvent d’Alisgiani, il est élu et sacré roi par plusieurs milliers de personnes. Même s’il fait rédiger une constitution, même s’il fait battre monnaie à son chiffre, son nouveau pouvoir est mal assuré, la République de Gênes et la France faisant éclater une guerre civile en plusieurs points du territoire de la Corse. Le 10 novembre de la même année 1736, le roi de Corse Théodore I^er doit s’enfuir de son île. Déguisé en prêtre, il s’embarque à Solenzara. Le 14 novembre, il arrive à Livourne, puis il se rend très rapidement à Florence, Rome, Naples et s’embarque enfin pour Amsterdam.

9Cet exposé rapide des aventures du baron de Neuhoffet de son séjour en Corse, de mars à novembre 1736, laisse beaucoup de zones d’ombre dans l’analyse de la biographie de Michel Darluc. On peut d’abord se demander comment le prince allemand connaissait le baron de Neuhoff, ce petit noble de famille allemande (son père était capitaine des gardes du prince-évêque de Münster, un oncle habitait Cologne), élevé à la cour de France, sorte d’agent aventurier courant l’Europe, tantôt à la solde de la cour d’Espagne, puis en Angleterre, enfin émissaire à Florence de l’empereur d’Autriche. Est-ce par des relations viennoises communes qu’il avait connu le protecteur de Michel Darluc ? Le prince allemand, nous dit Bouche, présenta son jeune compagnon au baron de Neuhoff. La rencontre eut-elle lieu à Florence, lors du séjour de nos deux voyageurs en Italie ? En tout cas, elle fut décisive : « Darluc plut à ce prince qui voulut l’avoir auprès de sa personne. » C’était sans doute peu avant le débarquement de Neuhof sur l’île. Il est à peu près certain que le jeune Darluc est parti en Corse sur le navire de son nouveau protecteur et qu’il faisait partie de la suite des quinze personnes qui débarquèrent à Aleria en compagnie du futur Théodore I^er. Il resta auprès de lui en Corse de la fin mars 1736 jusqu’au départ précipité du 10 novembre de la même année. Pendant ces huit mois, suivit-il le roi Théodore dans ses différents déplacements sur l’île, dans ses combats militaires, dans les assemblées avec le peuple corse ? Ce jeune homme, plus lettré que soldat, âgé de seulement dix-huit ans lors de son arrivée sur l’île, fut à coup sûr mêlé à bien des aventures, dont la dernière fut cette fuite à Solenzara, ce jour de novembre 1736. Fort heureusement, le jeune homme était du voyage. La notice biographique l’atteste : « Les révolutions occasionnées par la guerre et la politique ayant changé la face de cette Isle, Darluc fut obligé d’en sortir ; il partit pour l’Italie, s’arrêta à Livourne et fit route vers Naples. » On sait que le navire de Théodore I^er arriva à Livourne le 14 novembre, et que le nouveau souverain se rendit ensuite à Naples en passant par Florence et Rome. C’est à Naples que Michel Darluc se sépara de son second protecteur, ce dernier faisant alors route vers Amsterdam. Bouche dit que ce séjour à Naples ne fut pas bien long. C’était le second. Lors du premier, Darluc avait déjà eu le temps de satisfaire sa curiosité naissante pour le volcanisme. Et puis, il n’avait plus de protecteur. Après tous ces voyages et toutes ces aventures, il songe alors à rentrer au pays.

10L’épisode du séjour en Corse a le mérite de nous fournir une donnée chronologique précise dans la biographie de Michel Darluc. La notice qui lui est consacrée dans le Dictionnaire des Hommes illustres de Provence est avare de dates. La seule qui y figure est celle de sa mort en 1783. Il venait d’avoir dix-neuf ans quand il se trouva à Naples pour la seconde fois, à la fin de l’année 1736. Avant cela, il avait déjà visité toute l’Italie et appris la langue italienne, séjourné en Autriche et appris la langue allemande, enfin passé huit mois en Corse. On peut en déduire qu’il partit fort jeune de Marseille avec le prince allemand. Que d’expériences, que d’aventures, certaines très picaresques, pour un si jeune homme ! Absent de sa patrie depuis plusieurs années, peut-être secoué par l’épisode corse, Michel Darluc eut alors envie de revoir les siens. Il s’embarqua de Naples, nous dit Bouche, sur un vaisseau qui faisait voile pour Marseille ; un coup de vent le jeta sur les côtes d’Espagne. Contretemps fâcheux, semble-t-il. Non point. Le jeune homme le mit à profit pour parcourir ce royaume, en visiter les principales villes, et comme il avait fait en Italie, puis en Autriche, apprendre la langue du pays. Bouche ne donne aucun renseignement sur ses moyens d’existence lors de ce long périple à travers la péninsule. Il ne mentionne pas de protecteur, plus ou moins aristocratique.

11Les aventures du jeune Darluc en Espagne peuvent faire évoquer celles d’un autre savant botaniste méridional, Jean Baptiste Christian Fusée-Aublet qui fit, lui aussi très jeune encore, un séjour en Espagne. Fils d’un apothicaire de Salon-de-Provence, né en 1720, trois ans après Michel Darluc, il a raconté sa vie mouvementée dans la préface de son monumental ouvrage, Histoire des Plantes de la Guiane française (1775), et notamment les aventures de ses jeunes années. Il relate ses fugues précoces, d’abord de la maison paternelle, puis du collège. Il en donne la raison : « Depuis ma plus tendre jeunesse, j’ai été presque maîtrisé par un goût très vif pour les diverses parties de l’Histoire naturelle, et spécialement pour les plantes. » Assez vite, sa passion l’amène à élargir le territoire de ses herborisations. Sans doute encore collégien, il fait une fugue beaucoup plus longue et plus lointaine. Il décide d’aller s’embarquer à Toulon sur une escadre faisant route vers l’Espagne, sans avoir communiqué son projet à sa famille « dans la crainte qu’elle ne m’empêchât de l’exécuter », dit-il. À Grenade, il entre au service d’un apothicaire, Don Antonio Sanchez Lopez. Il y passe un an, mais doit quitter ce maître, « lorsqu’il fut découvert et rappelé dans sa patrie ». Peut-être Darluc et Fusée-Aublet se sont-ils rencontrés dans ces années à Grenade, ou ailleurs en Espagne. Il est fort possible qu’ils se soient fréquentés à Paris, vers 1745, date où les deux jeunes gens se trouvaient dans la capitale. Ce qui est sûr, c’est qu’ils se virent à Aix, et peut-être à Salon, après 1770 : Fusée-Aublet fut un bon pourvoyeur de plantes exotiques pour le Jardin botanique d’Aix que venait de fonder Darluc. On peut faire un parallèle entre les années de jeunesse de ces deux botanistes provençaux, l’un et l’autre passionnés de voyages et de découvertes, curieux de plantes, mais aussi de la plupart des sujets qui intéressent l’histoire naturelle du XVIII^e siècle, ayant quitté très jeunes, l’un son milieu familial, l’autre la congrégation des Oratoriens, pour courir l’Europe et l’aventure. Il existe d’autres exemples de ces passions juvéniles pour la science et les voyages. Mais ce serait une erreur que de vouloir trop prolonger la comparaison entre la vie de ces deux botanistes. Avant d’atteindre la trentaine, Michel Darluc restera fixé dans sa Provence. Au contraire, Fusée-Aublet passera dix ans à l’Île de France (Île Maurice), puis plusieurs années en Guyane. Ils étaient de caractères fort différents : Bouche parle « de la conversation intéressante, des mœurs douces, du caractère modeste » de Michel Darluc ; on sait que Fusée-Aublet était entier, emporté, extrêmement original dans son genre de vie. Darluc, dans le chapitre sur Salon de son Histoire naturelle lui consacre une page. Il écrit : « Il avait fortifié sa santé pendant ses courses botaniques dans les forêts impénétrables de la Guyane française, qu’il avait fréquentées longtemps avec les Galibis, ou naturels du pays, que nous connaissons d’après lui ; il se mêlait avec eux, suivait parfaitement leur genre de vie, imitait leurs mœurs. » Pendant son long séjour à l’Île Maurice, il épousa une femme noire de Madagascar qui lui donna une fille.

12Bouche rapporte que Michel Darluc prenait plaisir à raconter à ses amis tout ce qui lui était arrivé dans certaines villes d’Espagne, mais hélas ! il ne donne aucune indication sur la nature des aventures du jeune homme. On sait seulement qu’il mit à profit ses courses pour « observer les travaux des mines », comme il l’avait déjà fait en Autriche, peut-être en Italie. Cette passion juvénile pour l’exploration des mines de charbon ou de différents métaux, restera toute sa vie un sujet de curiosité scientifique. Quarante ans après son séjour en Espagne, il continuera à descendre dans les plus profondes des mines du diocèse d’Aix, à rechercher les traces d’anciennes mines de cuivre ou de plomb jadis exploitées dans certaines des vallées les plus reculées de la Haute-Provence montagneuse. Et plusieurs chapitres de son Histoire naturelle seront consacrés à la description des mines des différents diocèses de la Provence.

13Ce fut lors de ses voyages de découverte en Espagne que se renforça son goût pour l’histoire naturelle, en particulier la botanique. Il développa alors en même temps le goût pour les applications pratiques de cette science en thérapeutique. Il prit alors la décision de suivre à Barcelone un enseignement de médecine. Il resta deux ans dans cette ville pour se remettre à lire, à étudier les matières qu’on lui enseignait, à acquérir une expérience pratique. L’université de Barcelone avait été supprimée par Philippe V au début du XVIII^e siècle. Mais d’autres institutions éducatives, peut-être plus dynamiques, se substituèrent alors à la vieille faculté de médecine. Le Collège Royal de Chirurgie de cette ville proposait aux étudiants des enseignements variés comme l’histoire naturelle et la botanique, la chimie, l’anatomie. C’est sans doute dans cet établissement, et lors de ses visites dans les hôpitaux de la ville, que Michel Darluc apprit les premiers rudiments de la médecine pratique. Ce choix d’effectuer les premières études de médecine fut capital dans la vie du jeune provençal. Son goût précoce pour les sciences naturelles, la minéralogie et surtout la botanique, persista, mais il passa, pendant une longue période de sa vie, au second plan, longtemps supplanté par la passion de soigner, de prévenir et de guérir. Une vocation était née : Michel Darluc, après ses années de jeunesse de découvertes et de voyages, revint définitivement en Provence, pour étudier la médecine, soigner des malades, publier des observations médicales, enfin enseigner la botanique et les autres matières médicales. Ce n’est qu’après sa nomination de professeur à l’université de Provence en 1770, qu’il abandonna les publications médicales pour consacrer ses loisirs de praticien et d’enseignant à la rédaction de ses observations de naturaliste. Contrairement à Darluc, beaucoup d’autres médecins naturalistes du XVIII^e siècle, s’arrêtaient plus ou moins rapidement de voir des malades, dès lors qu’ils avaient trouvé d’autres sources de revenus, pour se consacrer entièrement à leurs travaux et publications de sciences naturelles. On peut citer le cas du célèbre botaniste aixois Joseph Pitton de Tournefort, qui abandonna rapidement la médecine et sa résidence provençale, pour devenir professeur de botanique au Jardin du roi, et explorateur voyageur, en Europe orientale et en Asie Mineure. Pour rester dans le Midi, citons aussi l’exemple du Montpelliérain Antoine Gouan, élève brillant qui soutint son doctorat en médecine à l’âge de dix-huit ans, et qui, sans doute trop jeune, se lassa bien vite de ses malades. Il consacra alors tout son temps à l’entomologie, à l’ichtyologie, à la botanique. Certes, beaucoup de ses publications étaient jugées sévèrement par les grands noms parisiens de l’histoire naturelle. Mais il était apprécié à Montpellier puisqu’il obtint la chaire d’histoire naturelle de la faculté de médecine, en survivance de François Boissier de Sauvages. Ce dernier, excellent botaniste, correspondant de Linné, ne se contenta pas de ses ouvrages sur l’identification des plantes par les feuilles. Il continua à exercer la médecine pratique et fut le fondateur d’un système de classification des maladies, dans sa célèbre Nosologie. Enfin, pour prendre un exemple en région parisienne, citons celui du minéralogiste et géologue Jean Étienne Guettard, contemporain de Darluc. Né à Étampes, docteur en médecine, il exerça quelques années à Paris, mais renonça vite à pratiquer, dès qu’il trouva des fonctions rémunérées dans les sciences naturelles, d’abord conservateur des collections du duc d’Orléans, puis adjoint botaniste à l’Académie des sciences.

14À la fin des deux années passées à Barcelone, Michel Darluc, vers 1740, pouvait avoir 23 ou 24 ans. Il prit alors la décision de quitter l’Espagne et de rentrer en France. Mais, à son habitude, il prit son temps. Au lieu de regagner sans détour la Provence voisine, soit par terre soit par mer, il prit la direction opposée, vers l’ouest. Comme l’écrit Bouche : « Il avait vu Lorette, il voulut voir Compostelle. » Après ses dévotions à la Vierge de Lorette, en Italie centrale, il accomplit, quelques années plus tard, le plus populaire des pèlerinages en Europe, voué à Saint Jacques. De Barcelone jusqu’à la Galice, la route était longue, permettant au voyageur de visiter plusieurs provinces de la péninsule, la Navarre, la Cantabrie et les Asturies, ces dernières riches en mines de charbon et de différents métaux. Le jeune Darluc, en quittant ensuite l’Espagne, eut aussi l’occasion d’observer les montagnes des Pyrénées et d’herboriser sur leurs versants. De cette visite, qu’il renouvellera au moins une fois, il gardera d’intéressants éléments de comparaison avec les montagnes de Provence qu’il étudiera plus tard.