1On a longtemps considéré que le commerce atlantique s’était développé dans un système qui lui était propre et qu’il n’avait eu qu’un impact limité sur les économies de l’intérieur de l’Europe, dans des régions que leur éloignement avait tenu à l’écart du formidable élan qui, au cours du XVIII^e siècle, avait emporté les ports de la façade atlantique sur la voie de la croissance. Jusqu’alors les travaux menés sur la France et l’économie atlantique avaient surtout mis en avant le dynamisme des places portuaires qui traversent au XVIII^e siècle une phase exceptionnelle de leur histoire, ce dont témoignent encore de très belle manière les tableaux de Joseph Vernet. L’historiographie s’est montrée généreuse avec elles, puisque toutes ont fait l’objet de remarquables études monographiques, sur lesquelles nous nous sommes d’ailleurs appuyé pour pister les premières traces de la présence d’articles de Lyon dans les magasins des ports ou les premières traces témoignant de l’existence de liaisons d’affaires et d’échanges avec la cité du Rhône. À cet égard l’apport des travaux de Paul Butel et de Christian Huetz de Lemps à Bordeaux, de Gaston Rambert et de Charles Carrière à Marseille, de Jean Meyer à Nantes, d’André Lespagnol à Saint-Malo, de Pierre Dardel à Rouen et au Havre, de Marcel Delafosse à La Rochelle, de Gérard Le Bouëdec à Lorient et, dernièrement, de Manuel Bustos-Rodtiguez à Cadix, doit être souligné. Mais à notre connaissance aucune recherche n’avait encore porté sur l’impact qu’eut l’essor de l’économie atlantique sur les villes de l’intérieur.

2Alors que les horizons géographiques de l’Europe s’élargissent considérablement à l’époque moderne et que les échanges croissent et se mondialisent, l’espace commercial des villes de l’intérieur s’élargit lui aussi et intègre bientôt les territoires appartenant à l’aire atlantique française, qu’il s’agisse de son interface métropolitaine, de ses colonies d’Amérique, éventuellement de ses comptoirs africains. Parfois, et c’est le cas pour Lyon, il s’ouvre aussi sur d’autres espaces océaniques, comme l’Atlantique espagnol ou l’océan indien. Cette intégration des espaces atlantiques aux aires commerciales des villes de l’intérieur ne débute qu’avec le XVIII^e siècle naissant, une fois passées les dernières convulsions militaires du Grand Règne, quand, à la faveur de la paix rétablie, les sociétés coloniales se consolident et commencent à réclamer de la vieille Europe des marchandises qui répondent à d’autres nécessités que la seule satisfaction de leurs besoins fondamentaux en vivres et en matières premières. C’est ainsi qu’il faut attendre le milieu du siècle pour que le commerce antillais de Lyon commence à prendre une importance significative, au point de susciter une attention particulière de la Chambre de Commerce lors d’une session extraordinaire, le mardi 13 avril 17561. Par contre, l’existence d’une société coloniale plus mature en Nouvelle-Espagne et au Pérou, explique le démarrage des échanges entre Lyon et ces contrées dès la fin du XVII^e siècle. Encore les Lyonnais ont-ils eu l’opportunité de profiter du dynamisme commercial et de l’esprit d’aventure des Malouins, sans qui leurs précieuses étoffes n’auraient pas trouvé aussi vite leur place à bord des frégates de la Mer du Sud. Car il ne saurait y avoir intégration d’une ville de l’intérieur aux espaces du grand commerce maritime sans l’intercession des négoces portuaires qui, on le voit avec les exemples bordelais ou gaditan, gardent la maîtrise totale – ou presque – de certaines routes maritimes, qu’il s’agisse des liaisons en droiture avec Saint-Domingue ou de la Carrera de Indias. Intermédiaires indispensables pour toute ville de l’intérieur qui souhaiterait se lancer à la conquête des marchés ultramarins, les villes-ports peuvent être intégrées à différents titres aux circuits d’échanges qui se mettent alors en place à partir des villes de l’intérieur, soit en fonction des liaisons particulières qu’elles ont développées – les Antilles pour Bordeaux – des denrées et productions coloniales qu’elles drainent – le sucre pour Nantes, les cotonnades pour Lorient, les gommes, bois et plantes tinctoriales pour Rouen ou Le Havre, les « matières d’argent » pour Cadix – ou de leur position géographique, ce dont profite de plus en plus Marseille par rapport à Lyon, à partir des années 1730. L’éloignement et l’irrégularité des liaisons intérieures peuvent à l’inverse s’avérer être des contraintes et reléguer un port à une place secondaire, comme nous l’avons vu avec Le Havre ou La Rochelle. La mise en place de liaisons portuaires à partir d’une ville de l’intérieur semble donc relever d’une alchimie complexe dans laquelle plusieurs facteurs de nature différente interviennent. Les résultats peuvent être variés d’une ville à l’autre en fonction des besoins spécifiques et des productions particulières de chacune. Ainsi Lyon établit-elle des relations plus fortes avec Bordeaux et Marseille pour son commerce antillais, et avec Cadix pour ses commerces d’Espagne et des Indes espagnoles qu’avec Nantes, Le Havre ou La Rochelle, même si ces trois derniers ports contribuent aussi, chacun à sa manière, à l’approvisionnement de notre ville en denrées alimentaires ou en matières premières pour l’industrie textile. Le cas de Lorient est quant à lui particulier, dans la mesure où il bénéficie d’un monopole royal qui en fait un partenaire incontournable pour toute fourniture en produits des Indes, et en particulier en cotonnades, jusqu’à ce que la suspension partielle et temporaire de ce statut ne profite à Marseille au cours des années 1770.

3Au moment où la nouvelle histoire atlantique propose de « renverser les perspectives », l’exemple de Lyon ne semble pas être le plus mauvais pour tenter d’intégrer ces villes « continentales » dans le champ de l’histoire maritime. En effet, son passé de pôle d’impulsion du grand commerce maritime, au temps de la splendeur de ses marchands banquiers italiens, plaide en sa faveur. De même que l’essor de la Grande Fabrique qui en fait, au XVIII^e siècle, une place manufacturière de premier ordre spécialisée, qui plus est, dans une production originale, les soieries, dont la clientèle s’élargit justement à cette époque, pour intégrer à la fois les « Messieurs » du négoce et du comptoir et les nouvelles élites qui émergent dans les colonies. Enfin, avec 150 000 habitants à la veille de la Révolution, Lyon ne peut que générer une demande importante de produits exotiques venus des territoires ultramarins, qu’il s’agisse de sucre, de café, de cotonnades ou d’épices, sans omettre les produits tinctoriaux et l’argent requis pour la fabrication des étoffes et des dorures qui confèrent bientôt à la ville une réputation mondiale. Longtemps ignoré ou, au mieux, sous estimé dans l’historiographie lyonnaise, le négoce colonial aurait donc pu peser d’une manière non négligeable dans le bilan des échanges du commerce lyonnais. Les échanges avec les îles françaises de l’Amérique auraient pu représenter de 7 à 9 % des exportations lyonnaises au-delà des frontières du royaume et le commerce de Cadix certainement près d’un quart. Compte tenu de la nature de ces exportations, qui consistent en grande partie en étoffes de luxe, soieries et tissus « or et argent », la valeur de ce commerce était assurément loin d’être négligeable et les profits générés suffisamment importants pour inciter certains marchands fabricants et négociants d’entre Saône et Rhône à accorder, dans l’exercice de leur activité, une place de choix à ces débouchés ultramarins, malgré les risques inhérents à tout commerce maritime. Par Bordeaux et par Marseille principalement, Lyon a exporté les productions de sa Grande Fabrique mais aussi celles de son arrière pays, dentelles du Puy, toiles de Beaujolais, du Dauphiné, de la Bresse et du Bugey, papier d’Annonay, quincailleries et armes de Saint-Étienne et du Forez et, au-delà, d’autres productions des régions de l’est du royaume qui transitaient par ses magasins, y compris celles que faisaient venir les négociants suisses et allemands solidement installés dans la ville. Dans l’autre sens, Lyon recevait et consommait aussi des produits venus des espaces ultramarins. Dans les intérieurs bourgeois comme dans les hôtels de la noblesse, on appréciait ainsi les breuvages exotiques, café, cacao ou thé, qui pouvaient être servis dans de délicates tasses de porcelaine de Chine, comme celles que Marduel père et fils achetèrent par milliers d’unités aux ventes de Lorient2. Malgré le demi siècle de prohibition des cotonnades, les Lyonnais appréciaient également de plus en plus de porter des mousselines et des indiennes, quitte à les faire entrer en fraude dans la ville et à les acheter sous le manteau, comme ce chanoine de l’église de la Platière qui se fit porter une pièce d’indienne « à fond blanc et fleurs de diverses couleurs » afin de s’en faire des rideaux3 sur le modèle de ceux que l’on ne manquait pas de voir alors dans les intérieurs aisés donnant sur la place Bellecour ou sur la place des Terreaux, où salons et chambres à coucher pouvaient être décorés de tentures et de courtepointes en indiennes. Mais la Fabrique de soieries et les manufactures de toiles réclamaient elles aussi des matières premières venues de loin : l’argent du Pérou, que les acteurs du commerce gaditan faisaient venir en piastres ou en barres, toute la gamme des plantes et des bois exotiques indispensables à la fabrication des teintures, tels le rocou ou le bois de Campêche, sans oublier les toiles blanches des Indes destinées aux indienneurs du Lyonnais et de Suisse. Si Bordeaux et Marseille se partageaient l’essentiel des approvisionnements lyonnais, nous n’hésiterons pas à qualifier la cité phocéenne d’« avant port atlantique de Lyon », tant les liens se consolident entre les milieux d’affaire des deux villes après 1730, à la faveur du démarrage des liaisons entre le port provençal et les Îles et de l’essor du commerce de Cadix.

4L’importance du commerce atlantique pour l’économie lyonnaise se justifie également par l’implantation à Cadix, à la porte des Indes espagnoles, d’une communauté marchande lyonnaise qui, non seulement, n’a certainement pas d’égale ailleurs en Europe, mais constitue sur place un élément central de la présence française dans le port andalou. Nous avons vu comment après la guerre de Sept ans, la deuxième génération de Lyonnais qui s’installe sur place s’engage de manière directe dans le commerce avec la Nouvelle-Espagne et la Mer du Sud, en ayant pleinement intégré les mécanismes du grand commerce océanique. Par contre, les relations qui se nouent entre Lyon et les espaces ultramarins ne semblent guère s’accompagner de migrations, à la différence de ce que l’on a pu constater dans les régions de l’ouest largement ouvertes sur l’Atlantique comme la Bretagne, l’Aquitaine, le Poitou ou la Normandie. Aussi les Lyonnais ne représentent qu’une composante marginale de la population des colonies françaises d’outre-mer. Mais deux catégories se détachent nettement au sein de cette émigration lyonnaise : les négociants, plus nombreux quand les contraintes régissant le commerce colonial s’assouplissent au cours des années 1760, et les gens de métier qui exercent des métiers de service (perruquiers et domestiques par exemple) ou du textile (tailleurs d’habits et ouvriers en soie).

5Bien qu’éloignée de la mer, Lyon, ville de l’intérieur et port fluvial très actif, a su à la fois prendre part et tirer parti de cette forme de protomondialisation que fut l’atlantisation de l’économie au XVIII^e siècle. Elle s’est arrimée à la nouvelle économie monde née de cette mutation, en captant une partie des flux générés par les échanges transocéaniques. Faire ressortir les liens, connexions et interactions existant entre les villes de l’intérieur de l’Europe et le vaste espace transnational que devient l’Atlantique aux temps modernes est un travail fastidieux mais passionnant qui, au-delà notre exemple lyonnais, demande à être poursuivi à partir d’autres villes ou provinces de l’intérieur, en particulier toutes celles qui partagent avec Lyon et le Lyonnais quelques uns de leurs atouts : un passé commercial prestigieux, des foires régulières ou qui bénéficient de franchises, une situation géographique avantageuse le long d’un axe majeur du commerce intérieur, un ou plusieurs ports fluviaux actifs, une communauté marchande cosmopolite ou connectée aux réseaux du grand commerce, une activité manufacturière spécifique ou un arrière pays dont les productions sont capables, à un moment donné, de répondre à la demande des sociétés littorales ou ultramarines, une population ou une aire de redistribution capables susciter une demande de denrées et de produits coloniaux... La thèse que nous défendons à partir de l’exemple de Lyon est donc celle d’une participation active et directe des grandes places marchandes et manufacturières de l’intérieur à cette première mondialisation et de leur intégration consciente et consentante aux circuits économiques du monde atlantique. En les reléguant trop longtemps aux confins des grands hinterlands portuaires, on a cru qu’elles étaient restées à l’écart du processus de croissance qu’avaient connu les espaces atlantiques, qu’elles n’en avaient été que les spectatrices ou, tout au plus, qu’elles n’avaient participé que de manière indirecte et passive aux circulations de marchandises, de capitaux et d’hommes qui ont animé et accompagné l’atlantisation de l’économie européenne. Des villes manufacturières de Hollande aux pôles toiliers helvétiques, de la Silésie au Languedoc, les exemples ne manquent certainement pas d’autres villes ou provinces de l’intérieur qui mériteraient à leur tour d’être étudiées à travers le prisme de leur commerce colonial, dans le but de mettre en évidence, à travers la révélation de leurs connexions atlantiques, leur implication dans le grand commerce maritime, et par là même de confirmer l’hypothèse d’une pleine intégration des grandes places économiques continentales au monde atlantique.