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L’école d’État conquiert la France

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Jean-Michel Chapoulie

Troisième partie. L’égalité à l’œuvre : vers la réforme de l’organisation scolaire

Chapitre XIV. Des réformateurs sur le terrain : les expérimentations préliminaires à la réforme, 1936-1939 et 1945-1951

Texte intégral

  • 1 AN F17/17501. Une note précise que Monod s’exprimait à cette occasion en son nom personnel.

« Voici l’immense bâtiment du second degré ; une foule grandissante d’enfants l’assaille d’année en année. Mais par suite de circonstances diverses, cette foule désorientée envahit et encombre une aile du bâtiment. Cette aile communique mal avec les autres. D’abord assurons la communication ; puis aidons chaque enfant à trouver sa place, c’est-à-dire sa classe », Gustave Monod, Conférence sur « La réforme de l’enseignement » faite à l’Union pour la vérité, le 19 février 19381.

« Ce ne sont pas les professeurs et les idées de 1900 qui feront la France de 1950 », L’Université nouvelle, Paris, Fischbacher, p. 12.

1Avec l’élection en juin 1936 d’une majorité de Front populaire à la Chambre des députés, la réforme du système scolaire entre dans une nouvelle phase, et une série de questions, jusque-là un peu dans l’ombre, apparaissent sur le devant de la scène. C’est à ce moment que les deux courants d’idées – celui des partisans d’une réforme de l’organisation scolaire visant à l’égalité devant l’instruction et celui des critiques de l’enseignement secondaire français – se mêlent dans la première expérimentation sur le terrain de la réforme préparée par Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale du gouvernement Blum. Un projet de loi, déposé en mars 1937 à la Chambre après la chute du cabinet Blum, ne fut pas discuté : l’élément le plus nouveau est cette première expérimentation.

2La guerre, en 1939, mit un terme provisoire aux projets de réforme de l’organisation scolaire. Le régime de Vichy introduit une discontinuité dans les réflexions et la politique suivie en matière d’orientation de l’enseignement et de scolarisation. Mais il a eu, on le verra plus loin, une incidence limitée sur le développement de celle-ci. La trace institutionnelle la plus importante laissée sur le système scolaire par la période de Vichy est l’intégration complète des EPS à l’enseignement du second degré, à l’issue d’une réforme dont l’objectif était la protection de l’enseignement secondaire classique. Elle comprend aussi l’élaboration d’un nouveau type d’établissements techniques, les centres d’apprentissage (voir chapitre xvi).

3L’épisode de Vichy se clôt avec le retour dans des fonctions de direction au ministère de l’Éducation nationale de plusieurs des membres de l’entourage de Zay dès la Libération de Paris, en août 1944. Ceux-ci reprennent la politique interrompue en 1939, dans une collaboration étroite avec une commission présidée par Paul Langevin. Chargée de préparer une réforme d’ensemble de l’éducation nationale, la Commission Langevin rendit son rapport le 10 juin 1947, quelques semaines après l’exclusion des ministres communistes du gouvernement. Une réforme d’ensemble selon le programme esquissé par la commission semble alors improbable, mais les expérimentations sur le terrain entreprises en 1946, se poursuivent jusqu’en 1951.

4Ce chapitre est consacré aux réflexions et aux expérimentations de 1936-1939 et de 1946-1951, ainsi qu’à un examen rapide de l’organisation proposée par la Commission Langevin et connue comme « le Plan Langevin-Wallon ». On reviendra dans le chapitre suivant sur les réflexions qui concernent les conditions sociales que présuppose la réalisation de cette réforme.

5La continuité de la politique du ministère de 1936 à 1951 – toujours mise de côté la période de Vichy – apparaît clairement lorsqu’on suit le fil des actions de Gustave Monod, adjoint en 1937 du directeur de l’enseignement du second degré, et directeur de l’enseignement du second degré dès la Libération de Paris.

  • 2 Sur Gustave Monod, voir Pierre Guiral, « À l’origine des réformes de l’éducation nationale, Gustav (...)

6Monod est l’un des intermédiaires entre plusieurs groupes de partisans d’une réforme scolaire qui se recoupent partiellement : les Compagnons de l’université nouvelle et leurs épigones, qui s’intéressent avant tout à une réforme de l’organisation des filières scolaires supposée permettre un accès plus « démocratique » aux études ; la nébuleuse des mouvements de rénovation pédagogique actifs depuis les années vingt, et dont le développement se poursuivit jusqu’aux années soixante-dix ; un petit noyau de psychologues de l’enfant ; des scientifiques, et notamment des professeurs des facultés des sciences, dont le physicien Paul Langevin. Les caractéristiques biographiques de Monod fournissent des éléments pour comprendre comment un tel rôle lui est revenu2.

  • 3 Sur les projets de réforme élaborés pendant la guerre, voir Jean-François Muracciole, Les enfants (...)

7Issu de la grande bourgeoisie protestante, fils de pasteur et neveu de l’historien républicain Gabriel Monod, Gustave Monod (1885-1968), est reçu à l’agrégation de philosophie en 1912. Il accomplit ses deux premières années d’enseignement à l’école des Roches, dont la fondation est associée, comme on l’a vu au chapitre ix, aux critiques de l’enseignement secondaire de la fin du XIXe siècle. Mobilisé pendant la guerre, dont il revint mutilé et avec des états de service considérés comme particulièrement insignes, Monod est – semble-t-il, car je n’ai pas trouvé de trace de son appartenance en dehors de son propre témoignage – précocement membre de l’association des Compagnons de l’université nouvelle. Professeur dans différents lycées après 1919, il se distingue par des pratiques pédagogiques hétérodoxes qui se rattachent à la « pédagogie active », comme l’organisation de conférences sur des problèmes d’actualité. Lors d’une de ces conférences, Monod rencontre Anatole de Monzie, qui, ministre de l’Éducation nationale, le recrute en août 1933 comme directeur de cabinet. Inspecteur de l’académie de Paris en 1936, Monod devient l’un des animateurs de l’expérimentation lancée par Jean Zay en 1937, les « classes d’orientation ». Rétrogradé à la fin de 1940 à un poste de professeur après avoir transmis à ses supérieurs ses réserves sur les mesures anti-juives, puis rapidement mis à la retraite, Monod participe dans les années suivantes aux réflexions menées par des Résistants sur la réforme à venir de l’école, notamment par des contacts avec Paul Langevin, assigné à résidence à Troyes3. Nommé directeur de l’enseignement du second degré à la Libération de Paris par Henri Wallon, secrétaire général provisoire du ministère de l’Éducation Nationale, Monod est confirmé à ce poste par René Capitant, ministre du gouvernement provisoire. En cette qualité, il participe activement aux réflexions de la Commission Langevin, et organise les expériences qui accompagnent la préparation de la réforme. Il prépare également les réorganisations administratives – importantes par leurs conséquences – de la période 1944-1947.

Jean Zay au ministère de l’Éducation nationale : réformes institutionnelles et interrogations pédagogiques

  • 4 Le choix de Zay qui était avocat – et non universitaire comme Paul Rivet, dont la nomination était (...)
  • 5 Sur l’action de Zay dans différents domaines, voir Antoine Prost (dir.), Jean Zay et la gauche du (...)

8La nomination du jeune député radical du Loiret, Jean Zay (1904-1944), comme ministre de l’Éducation nationale dans le gouvernement Blum semble avoir constitué l’un des éléments inattendus de ce ministère4. Zay n’a été précédemment que sous-secrétaire d’État. Sa position n’est pas facile : le député radical Hyppolite Ducos (1881-1970), qui préside la Commission de l’enseignement de la nouvelle Chambre, est acquis à la défense de l’enseignement classique et ne montre aucune sympathie pour les projets de Zay. Il favorise d’ailleurs l’ajournement de leur discussion. Zay trouve par contre un soutien pour l’obtention de crédits chez le rapporteur du budget de l’Éducation nationale, le député communiste Georges Cogniot. Zay quitte le ministère de l’Éducation nationale lors de la mobilisation, en 1939, en demandant une affectation militaire, mais la durée de ses fonctions est le signe d’un « succès » dans ce poste, et d’une réussite à valeur symbolique comme réformateur d’un secteur qui englobe aussi la culture, l’éducation populaire et le sport5.

9À son arrivée au ministère de l’Éducation nationale, Zay déclare se référer au statut organique adopté par la CGT en 1931. Celui-ci, comme on l’a vu, laisse indéterminés trois points essentiels : le mode de répartition des élèves entre les différentes filières ; la question de la place des différents catégories d’enseignants dans les futures filières de scolarisation ; le devenir des cours complémentaires.

10Dans la majorité de Front Populaire, l’accord est unanime en 1936 sur la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à 14 ans – une disposition en vigueur depuis longtemps dans de nombreux pays de l’Europe de l’Ouest, et l’objet d’un projet de loi en cours de discussion depuis 1920. On a vu (chapitre viii) que le texte est voté par la Chambre le 9 août 1936.

11Une autre décision, aux conséquences durablement importantes et qui figure dans les demandes des Compagnons de 1927, est prise par décret le 1er juin 1937 : le redécoupage des directions du ministère de l’Éducation nationale. La direction de l’enseignement secondaire prend l’appellation « direction du second degré », et les EPS lui sont rattachées. Les classes élémentaires des lycées sont rattachées à une nouvelle direction du premier degré (précédemment : « de l’enseignement primaire »). Les écoles normales supérieures de Fontenay et Saint-Cloud passent sous la coupe de la direction de l’enseignement supérieur. La direction de l’enseignement technique subsiste inchangée.

  • 6 Des documents conservés in F17/17501 montrent que c’est Monod qui a fait les estimations mentionné (...)

12Zay et son entourage – par l’intermédiaire de Monod – découvrent rapidement la situation matérielle difficile d’une partie des établissements publics offrant une scolarisation au-delà du primaire élémentaire6. L’une des causes est un afflux d’élèves dans les lycées, notamment à Paris : une note rédigée par Monod relève que les effectifs d’élèves de l’enseignement secondaire ont crû à Paris de 73 % depuis 1930. La situation est encore plus difficile dans les EPS parisiennes, dont les élèves sont recrutés à l’issue d’un concours formellement plus sélectif que l’examen d’entrée en 6e : 25 % des candidats à l’entrée dans les EPS seulement sont acceptés contre 60 à 70 % à l’entrée en 6e dans les établissements secondaires parisiens. Cette sélectivité différentielle paraît à Monod et à Zay choquante, car les établissements de second rang selon la hiérarchie scolaire établie sont les plus sélectifs. Zay, comme son entourage, n’avait vraisemblablement qu’une connaissance sommaire de l’enseignement primaire supérieur, bien qu’il ait été considéré en 1934 par le syndicat des personnels de l’enseignement primaire supérieur comme son meilleur défenseur. Il commit d’ailleurs un impair, rapidement réparé, en ne nommant pas un membre de son cabinet pour assurer un contact avec cet enseignement.

13L’afflux d’élèves dans les établissements offrant des études prolongées s’accompagne d’un déficit aigu en personnel enseignant, conséquence de l’absence de création de postes de professeurs depuis le début des années trente et des suppressions réalisées par mesure d’économie en 1934. Des mesures budgétaires sont rapidement adoptées, qui aboutissent à la création de 796 postes dans l’enseignement secondaire et de 111 postes dans le primaire supérieur : la hiérarchie des filières scolaires est, là encore, respectée.

  • 7 Le soir 10-12-37.

14L’entourage de Zay, et notamment Monod, s’interrogea sur les raisons de la croissance en cours des effectifs dans les enseignements post-obligatoires. Une explication démographique fut retenue : le remplacement progressif, dans les établissements d’enseignement des générations creuses par les générations plus nombreuses nées après 1920. Mais cette explication semble partielle à Monod, qui conclut aussi à une augmentation massive de la fréquentation de l’enseignement secondaire – ce qu’un calcul plus précis des taux de scolarisation en 6e dément pour les garçons à la fin des années trente (voir chapitre vii). Préoccupés de l’existence concomitante d’un chômage de diplômés d’enseignement supérieur – un thème évoqué de manière récurrente dans la presse conservatrice – Zay et son entourage concluent à la nécessité de contrôler, c’est-à-dire de limiter, les flux d’entrée dans le secondaire. Cette intention est à l’arrière-plan du projet de réforme présenté par Zay au conseil des ministres en 1937. Un article signé de Zay dans un quotidien affirme que « le plus redoutable péril pour la démocratie serait de multiplier des générations de diplômés sans emploi, de livrer sans espoir à la vie des milliers d’ingénieurs ou de médecins qui deviendraient des déclassés, des aigris, et sans doute des révoltés7 ». C’est à la solution de ce problème, en même temps qu’à celui de la préparation de la réalisation de « l’école unique », que prétend contribuer l’innovation expérimentée à la rentrée de 1937, la « classe d’orientation ». Cette réalisation se trouve aux confluents de mouvements d’idées et d’expérimentations antérieures.

  • 8 Les formulations citées ici et plus loin sont empruntées à la communication de Georges Condevaux, (...)

15En janvier 1937, le recteur de Lille, Albert Châtelet, est nommé directeur de l’enseignement du second degré, succédant à Francisque Vial. On a vu que c’est avec l’aval de Châtelet qu’avait été réorganisé, en 1926, le collège, le cours complémentaire et l’école pratique de commerce et d’industrie de Saint-Amandles-Eaux pour donner naissance à un « établissement d’enseignement du second degré ». Lors d’un congrès pédagogique, en 1936, l’inspecteur primaire qui a patronné l’expérience, Georges Condevaux, avait présenté les résultats obtenus en insistant sur le fait que cette organisation avait permis un progrès des effectifs de l’enseignement secondaire, « contrairement à ce qui avait été redouté8 » : selon ses statistiques, la proportion des d’élèves poursuivant ce type d’études a doublé parmi les élèves poursuivant des études au-delà du primaire. Condevaux affirmait aussi que les maîtres des différents enseignements « collaborent fraternellement » à cette œuvre. Si l’on rapproche la première de ces remarques de la réaction de Zay devant l’augmentation des effectifs dans l’enseignement secondaire, on aperçoit la voie étroite que devait suivre la réforme de l’organisation scolaire : ne pas faire décliner les effectifs des sections classiques et éviter une augmentation des flux entreprenant des études longues.

16Avec l’agrément du Conseil supérieur de l’Instruction publique sollicité habilement par Zay, une organisation inspirée de celle du collège de Saint-Amand est mise en place dans un ensemble d’établissements. La décision est présentée comme une expérimentation de la réforme en préparation. Les « classes d’observation » ainsi créées, définies comme des classes de sixième – mais d’autres positions dans le cursus ont été envisagées – sont dotées de programmes nouveaux et implantées dans des établissements de tous types : lycées, collèges, écoles primaires supérieures, écoles pratiques du commerce et de l’industrie, et même écoles primaires. Ces classes comprennent des enseignements communs pour tous leurs élèves (français, calcul, sciences d’observations, etc.) et des initiations pour partie optionnelles au cours du second et du troisième trimestre : au latin, à une langue vivante et au travail d’atelier. Leurs enseignants sont chargés d’observer les « aptitudes » des enfants révélées lors de ces initiations. À la fin de l’année scolaire, professeurs et administrateurs donnent des conseils pour l’orientation ultérieure des enfants vers l’une des filières de prolongation de la scolarité ou vers les classes de fin d’études de l’enseignement primaire.

17Deux éléments nouveaux apparaissent dans cette expérimentation : une réalisation concrète de l’idée d’« orientation selon les aptitudes » et, plus discrètement, une conception pédagogique et culturelle renouvelée de l’enseignement secondaire. Chacun de ces éléments renvoie à un mouvement d’idées constitué depuis une vingtaine d’années ou plus.

18Le terme « orientation » a fait son apparition chez les psychologues après 1918 dans l’expression « orientation professionnelle ». C’est en s’appuyant sur le laboratoire dirigé par Henri Piéron, professeur de psychologie au Collège de France depuis 1923, qu’une formation a été instaurée pour former des « conseillers d’orientation professionnelle ». La direction de l’enseignement technique s’est intéressée, comme on l’a vu, à ces techniques, dont l’un de ses inspecteurs, Julien Fontègne (1879-1944), est le propagandiste. Le problème de la répartition des élèves entre les différentes filières d’études prolongées n’est pas considéré comme identique à celui de la répartition des entrants sur le marché du travail entre les emplois disponibles, mais les techniques des psychologues en la matière, des tests, offrent un modèle.

  • 9 Voir H. Laugier, H. Piéron, Mme H. Piéron, E. Toulouse, D. Weinberg, « Étude docimologique sur le (...)

19La question de l’orientation est l’un des points qui semblent délicats aux réformateurs de l’entourage de Zay. Ceux-ci partagent un scepticisme à l’égard des examens nourri par les travaux de docimologie d’Henri Laugier qui suggèrent l’ampleur des variations d’appréciation selon les correcteurs9. Mais leur confiance dans les tests des psychologues n’est pas non plus très grande. À la solution de l’examen et à celle des tests, les promoteurs de la classe d’orientation préfèrent donc le jugement des enseignants et des administrateurs pour évaluer les « aptitudes » : ceux-ci, à partir de l’observation des enfants, pourront, pensent-ils, informer et convaincre les parents de choisir la filière de d’étude appropriée aux aptitudes de leurs enfants. Les réformateurs veulent ainsi éprouver dans une expérimentation la capacité des personnels à décourager les parents dont les enfants ont « peu de dispositions » pour les études longues de demander les sections d’excellence des lycées. Ils espèrent que d’autres parents, essentiellement des parents appartenant aux classes populaires, dont les enfants présentent les dispositions requises, pourront être convaincus de confier leurs enfants à ces filières. L’orientation doit ainsi se traduire par des incitations en direction des parents, et non par des décisions prises par les personnels ou l’administration.

Langevin et les professeurs de sciences, Monod et le régime des lycées, le congrès du Havre

20Les raisonnements que tiennent les réformateurs s’inspirent aussi du mouvement de l’éducation nouvelle dont l’influence sur les Compagnons de l’université nouvelle a été évoquée dans le chapitre précédent. Le physicien Paul Langevin est, comme on l’a indiqué, l’un des membres du cercle dirigeant du Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN). Par ses différentes activités scientifiques, culturelles et politiques, il est le plus visible des partisans d’une rénovation pédagogique de l’enseignement français après 1920. Il avec aussi avec Monod, et plus encore que Monod selon celui-ci, l’inspirateur des projets de réformes de cette période. Dans l’histoire du système scolaire français, c’est presque la première fois qu’un scientifique joue un rôle central dans les réformes de l’enseignement secondaire (l’exemple antérieur le plus notable est celui du chimiste J.-B. Dumas au milieu du siècle précédent).

  • 10 Sur Langevin, et notamment sur sa carrière scientifique, voir Bernadette Bensaude-Vincent, Langevi (...)
  • 11 Arrêté ministériel du 20 janvier 1923.

21Né en 1872, fils d’un employé, ancien élève de l’enseignement primaire supérieur parisien, puis de l’école de Physique et Chimie de Paris alors dirigée par Pierre Curie, Langevin est entré ensuite à l’ENS après avoir appris pendant deux ans du latin pour préparer le concours d’entrée10. Sa notoriété comme physicien est rapidement établie : il est professeur au Collège de France en 1909, et au centre du groupe des physiciens de l’entre-deux-guerres. Des fonctions officielles lui sont rapidement confiées dans le domaine de l’Instruction publique : il préside en 1923 une commission chargée d’établir un livret scolaire d’orientation (qui comprend aussi Paul Lapie et Édmond Labbé)11. De Monzie, lorsqu’il succède à François Albert au Ministère de l’Instruction Publique, le nomme à la Commission de l’école unique et Langevin rédigea un rapport pour celle-ci. Il préside en 1928 l’association des Compagnons de l’université nouvelle et, à la même époque, la Société française de pédagogie et le Groupe français pour l’éducation nouvelle.

  • 12 Le texte est reproduit dans l’ouvrage de Nicole Hulin (dir.), Physique et humanités scientifiques. (...)
  • 13 AN F17/17500.
  • 14 « Contribution de l’enseignement des sciences physiques à la culture générale », repris in Paul La (...)

22Langevin a publié peu de textes sur les questions d’enseignement. Une conférence donnée en 1904 au Musée pédagogique sur « La physique depuis 20 ans » éclaire cependant son implication dans les mouvements pédagogiques12. Le titre de cette conférence dissimule une critique de l’esprit de l’enseignement secondaire scientifique : celui-ci est trop porté à la déduction et prend à tort pour modèle l’enseignement de la mécanique rationnelle de l’École polytechnique. Le rapport de Langevin pour la Commission de l’école unique en 1925 développe plus largement des considérations similaires, sans se limiter à l’enseignement scientifique. Il contient un plaidoyer en faveur des sciences et des démarches expérimentales, mais aussi pour un enseignement plus actif donnant une place à un enseignement artistique et au travail manuel, de telle sorte que l’enfant acquière « le goût d’agir et de créer13 ». Les réserves exprimées à l’égard de l’enseignement classique sont frappantes : « Les humanités anciennes, beaucoup trop subjectives, représentaient une conception trop étroite de la culture », affirme Langevin. Une conférence de 1931 étend les réserves à l’ensemble de l’enseignement secondaire : Langevin critique la place très restreinte accordée aux sciences dans les programmes des classes de la 6e à la 3e ; il relève la dissymétrie entre la place accordée aux langues anciennes et aux sciences, en imputant un affaiblissement des études scientifiques à « l’égalité scientifique » entre toutes les sections conduisant au baccalauréat, qui constitue l’héritage de la réforme Bérard14. Langevin dénonce le formalisme et le dogmatisme de l’enseignement des sciences, qui néglige l’observation et l’expérience, privilégie la mémorisation sur la compréhension, et ne se préoccupe que de l’utilisation des sciences à des fins pratiques. Il vante au contraire les leçons de choses du primaire, « véritable initiation qui a donné des résultats remarquables », ce qui contraste avec l’enseignement des sciences physiques des lycées qui « se contente d’énoncer des résultats sous une forme dogmatique et utilitaire ».

  • 15 Voir Pestre, op. cit., p. 215.

23D’autres universitaires scientifiques ont exprimé des réserves similaires sur l’enseignement des lycées, par exemple Jacques Hadamard, professeur de mathématiques au Collège de France, dans sa déposition de 1915 devant la commission parlementaire chargée de dresser un bilan de la réforme de 1902. Une partie des professeurs des facultés des sciences de la même génération, comme Ludovic Zoretti ou Albert Châtelet, portent des jugements similaires sur l’enseignement secondaire. Il ne s’agit pas d’ailleurs d’une simple conviction : Langevin, Jean Perrin et le mathématicien Émile Borel dispensèrent un temps des enseignements de physique à des enfants de leurs relations qui « évitaient » ainsi l’enseignement officiel15.

  • 16 La Revue de l’enseignement secondaire de Jeunes Filles figure parmi les organes qui soutiennent le (...)
  • 17 Les communications présentées ont été réunies sans pagination continue sous le titre : Premier con (...)

24Un congrès pédagogique de 1936 marque le moment où se rencontrèrent les différents courants critiques à l’égard de l’enseignement secondaire que Langevin, par ses présidences et implications, semble représenter à lui seul. À l’initiative d’une revue s’adressant aux professeurs de sciences, L’enseignement scientifique, ce congrès fut organisé par un groupe de jeunes professeurs de lycée, dont le plus actif est un professeur de physique au lycée du Havre16. Novateurs pédagogues, professeurs et administrateurs de l’enseignement se retrouvèrent au lycée du Havre, du 31 mai au 4 juin 1936, pour ce congrès d’un genre nouveau. Placé sous la présidence du recteur Châtelet et sous le patronage d’un comité où l’on trouve Paul Langevin, ce congrès reçut cent vingt contributions sur des sujets très divers17. Les participants comprennent des partisans de la rénovation des enseignements scientifiques sur une base expérimentale, des professeurs, notamment de l’enseignement féminin, adeptes des « méthodes actives », des partisans d’une ouverture de l’enseignement secondaire sur la société, des partisans du développement et de la rénovation des enseignements techniques (dessin, enseignement ménager, etc.), ainsi qu’une élève de l’enseignement secondaire. Les communications du congrès sont réparties entre des rubriques qui couvrent les questions débattues par les projets de réforme des quinze années suivantes, à l’exception cependant de la question de l’orientation laissée de côté, sauf par Condevaux dans la communication citée précédemment. La question des relations des parents avec les établissements figure aussi parmi les sujets discutés, avec la participation de représentants des associations de parents d’élèves qui étaient alors de création récente.

25Gustave Monod figure dans le programme du congrès du Havre comme rapporteur de la section « organisation de l’éducation morale ». Celle-ci discute l’organisation de la vie collective dans les établissements : sanctions disciplinaires, vie dans les externats et les internats, tourisme, éducation sexuelle. Monod est cité plus tard comme l’un des animateurs du congrès, et il semble y avoir rencontré une partie des jeunes professeurs de l’enseignement secondaire qui constitue son entourage après 1945. Même s’il en reste peu de traces, Monod avait un contact bien plus ancien avec des partisans de « l’éducation nouvelle », et notamment avec le directeur de l’école des Roches, Georges Bertier, l’un des rares membres de l’enseignement libre qui figure sur la liste des congressistes du Havre.

  • 18 Sur l’histoire et les évolutions de l’école des Roches, voir Nathalie Duval, L’école des Roches, P (...)
  • 19 Pierre Guiral, in Actes du Colloque Jules Isaac, Hachette, 1977. Voir aussi la correspondance entr (...)

Monod avait fait ses débuts, comme on l’a vu, à l’école des Roches en 1912, huit ans après l’arrivée de Georges Bertier à la direction de cet établissement secondaire privé. Il a rempli aux Roches, pendant une partie de son séjour, le rôle de « chef de maison », vivant avec sa famille dans un pavillon qui hébergeait un groupe d’élèves18. L’école des Roches prétend rompre à la fois avec les vastes internats, la discipline d’inspiration militaire, la pédagogie et les programmes désuets, et la place excessive accordée aux langues mortes. L’enseignement intellectuel est donné le matin. Les après-midi sont consacrées à des activités physiques, à des travaux manuels, ou à des jeux, et une partie des soirées à des activités artistiques. Les professeurs sont chargés de plusieurs matières – ce que la taille de l’établissement imposait – et l’idée d’une collaboration des divers enseignements autour de centres d’intérêt, un thème de la pédagogie active, semble tôt adoptée. Ces innovations se retrouvent, on le verra, dans le projet des classes nouvelles de Monod.
Dans la période où s’y trouvait Monod, l’école des Roches est aussi l’un des premiers lieux d’implantation du scoutisme en France. Bertier est élu en 1921 président du mouvement (laïque) des Éclaireurs de France. Les contacts de Monod avec Bertier se prolongent après son départ des Roches, et Monod vint à plusieurs reprises visiter l’établissement et y plaça l’un de ses fils à la fin des années trente. En 1937, la présidence des Éclaireurs de France passe à Albert Châtelet, auquel Monod succèdera d’ailleurs en 1946. Le témoignage d’un ancien élève de Monod, l’historien Pierre Guiral, confirme l’importance pour celui-ci du modèle des Roches : « Monod […] était obsédé par l’enseignement des Roches, un enseignement de riches dont il faudrait faire profiter la démocratie, un enseignement qui laisserait à la détente corporelle, au sport la place qu’ils méritent19. »

26Une partie des réformateurs qui se retrouvent au Congrès du Havre développent des critiques de l’enseignement secondaire dont les éléments sont analogues à ceux qu’avait révélés l’enquête sur l’enseignement secondaire de 1898. Au premier rang figurent le caractère « formel » de l’enseignement, notamment dans l’apprentissage des langues mortes, la faiblesse du recours à l’observation et l’absence d’initiative laissée aux élèves, la place réduite donnée à l’enseignement des sciences expérimentales. Autres critiques fréquemment développées : la faible ouverture de l’enseignement secondaire sur le monde contemporain, la quasi-inexistence de l’enseignement artistique et le caractère dérisoire de l’éducation physique. On trouve aussi une récusation du modèle disciplinaire et du régime de l’internat des lycées et collèges (de garçons). Les projets de réforme et les expériences des années 1937-1939 et de 1945-1949 tenteront d’apporter des modifications au régime des lycées sur ces différents points. Ces expériences ont ainsi un objectif beaucoup plus large – pédagogique et culturel – que la réorganisation des filières de scolarisation prolongée pour assurer une démocratisation des études. Elles constituent un écho de l’échec de la réforme de 1902 à transformer profondément l’enseignement secondaire de garçons en l’adaptant au « monde moderne ».

27Dans les années trente, les références à l’enquête de 1898 sont peu nombreuses. Il semble donc que la réapparition des mêmes éléments critiques tient moins à une connaissance de ceux-ci qu’à la continuité de la formule que représentent les établissements secondaires de garçons au cours de la période 1900-1940. Il faut également remarquer que c’est toujours l’enseignement qu’ils ont eux-mêmes reçu avant 1902 qui sert implicitement de référence aux réformateurs : presque tous sont des agrégés nés dans les années 1870-1880. On peut relever qu’ils n’évoquent qu’en passant d’autres modèles d’enseignement contemporains, comme l’enseignement secondaire de jeunes filles, dont quelques partisans affirment pourtant qu’il constitue un véritable enseignement des humanités modernes, ou comme l’enseignement des écoles primaires supérieures dont Langevin, comme on l’a vu, fait parfois l’éloge.

28Si les questions d’organisation des filières scolaires ont focalisé l’attention de ceux qui participent aux débats sur l’école unique depuis 1918, il n’en va pas de même au congrès du Havre. Parmi les participants figurent surtout des professeurs appartenant aux dernières générations recrutées, et notamment des professeurs de l’enseignement secondaire féminin, certainement plus libres que leurs collègues à l’égard du modèle des lycées de garçons.

29On mesure maintenant ce qui sépare la période qui s’ouvre en 1936 de la période précédente pendant laquelle a été débattue la seule réorganisation de l’enseignement public : l’éventail des questions examinées est plus large en 1936, avec la réapparition au premier plan des éléments déjà présents dans la critique antérieure de l’enseignement secondaire de garçons et la prise en compte des problèmes concrets de l’orientation.

Premières expérimentations (1937-1939)

30La plupart des décisions prises en 1936-1937 sont des préfigurations de la réforme pour laquelle est préparé un texte de loi – qui est lui-même conçu comme une première étape d’une réforme plus large. Plusieurs éléments n’apparaissent dans les projets de Zay que par des mesures incitatives, dont les effets sur le terrain furent vraisemblablement limités.

31On a déjà souligné l’importance de la réorganisation administrative des directions du ministère : elle met un terme aux rivalités entre administrations en ce qui concerne les EPS et l’enseignement secondaire. Elle s’accompagne de mesures concernant le personnel des EPS, dont les traitements et les carrières sont alignés sur ceux des professeurs de collège. Le rapprochement s’effectue aussi au niveau des programmes à la suite de la création des classes d’orientation.

  • 20 Les rapports sur l’application de l’expérience des classes d’orientation se trouvent in AN F17/175 (...)

32Celles-ci ouvrent en 1937-1938. Elles sont rattachées à 45 centres qui ne comprennent pas toujours à proximité des établissements offrant les trois filières de prolongation de la scolarité (secondaire, primaire supérieure et technique)20. Deux centres sont rattachés exclusivement à un cours complémentaire, et un autre à une école primaire. Trois centres sont mixtes, scolarisant ensemble garçons et filles. Le personnel est emprunté aux trois ordres d’enseignement : sur 391 enseignants (en 1937-1938), 125 professeurs relèvent du secondaire, 40 sont issus de l’enseignement primaire supérieur, 106 sont des instituteurs (qui exercent parfois dans des EPS), et seulement 10 relèvent de l’enseignement technique. Cette tentative d’effacement sur le terrain des frontières, jusque-là infranchissables, entre personnels primaires et secondaires est une innovation de première importance.

33Pour ces nouvelles classes, des programmes sont rédigés, ainsi que des instructions qui témoignent de l’influence des pédagogues réformateurs : les méthodes actives sont recommandées, les devoirs à la maison supprimés, les contacts entre les maîtres érigés en norme. Les effectifs des classes sont limités à 25. Il est considéré comme souhaitable qu’un seul professeur assure la totalité de l’enseignement en sciences comme en lettres. Une réunion, à laquelle participe Monod, des professeurs engagés dans ces classes est organisée avant la rentrée de 1937 et présentée comme une préparation indispensable au succès de celle-ci. Il s’agit, là encore, d’une innovation par rapport au mode de réalisation antérieur des réformes scolaires.

34La place réduite donnée au latin, une des options à côté des langues vivantes et du travail manuel, est un élément significatif. Tous les élèves des classes d’orientation doivent être initiés à ces trois options. Ce qui est ici implicitement récusé, c’est la nécessité de commencer le latin dès la 6e, et la pédagogie de « l’imprégnation », l’un des arguments récurrents des défenseurs du cursus établi des études classiques. La valeur culturelle du travail manuel est par contre affirmée.

35Les rapports sur le fonctionnement des classes d’orientation ne suggèrent pas que la mise en place ait rencontré de grandes difficultés. Les 4 186 élèves concernés s’orientèrent à la sortie d’une manière qui suscita peu de commentaires : 36,7 % vers les sections classiques, 37,4 % vers les sections modernes (primaires supérieures comprises), 24,5 % vers l’enseignement technique. Ces proportions sont toutefois peu interprétables puisqu’on ignore l’orientation initialement demandée par les parents. La présentation de ces statistiques est principalement destinée à montrer que l’enseignement classique n’est pas sacrifié par la réforme. La rareté des plaintes des familles, qui sont « généralement confiantes et compréhensives », ce qui contraste avec l’hostilité d’une partie de la presse, est une raison de satisfaction pour les réformateurs.

36La diversité des âges des élèves – de moins de 11 ans jusqu’à plus de 14 ans – est relevée dans les rapports comme un obstacle à l’orientation, et le « livret d’orientation », préparé par l’inspecteur de l’enseignement technique Julien Fontègne, est jugé trop compliqué : les décisions d’orientation sont prises par une négociation entre les parents, les professeurs et les chefs d’établissements, sans formalisation des procédures.

37Un autre élément des réformes de Zay se trouve dans l’organisation instaurée par une circulaire de « loisirs dirigés » dans les établissements secondaires. L’idée renvoie évidemment aussi à « l’éducation populaire » qui constitue un volet de la politique du gouvernement de Front populaire. Mais la transformation de la discipline des établissements secondaires est l’un des objectifs de Monod.

38Plusieurs éléments sur lesquels devait se prononcer une réforme d’ensemble des filières scolaires sont examinés par Zay et son entourage, mais sans qu’une décision soit prise. Il en va de même de la question de l’âge et de l’organisation du certificat d’études, qui avait été déjà examinée par la Commission de l’école unique de 1925. L’avancement de l’âge du certificat d’études risquait en effet d’empêcher la prolongation effective de la durée de la scolarité primaire, voire même de réduire celle-ci ; passé plus tardivement, le certificat d’études rendrait impossible le début à 11 ans de l’étude du latin ardemment défendu par les défenseurs du classique.

39L’organisation à adopter pour l’enseignement post-scolaire et l’avenir des cours complémentaires constituent des questions encore plus difficiles. Dans un article de 1937, Zay évoque le cas de quelques gros cours complémentaires qui occupent la place d’une école primaire supérieure et envisage leur transformation en EPS. Aux autres cours complémentaires, Zay se contente de proposer « un avenir important » – c’est-à-dire, sans doute, d’abriter les classes de prolongation de la scolarité et des enseignements post-scolaires (comme l’avait envisagé le projet Daladier de 1926). L’avenir de leur personnel qui relève du corps des instituteurs est évidemment une question délicate.

  • 21 Témoignage d’Albert Bayet, rapporté par un inspecteur général de l’enseignement technique, Fernand(...)

40La question de la place de l’enseignement technique est débattue dans les coulisses de la majorité et du ministère. Sa participation aux classes d’orientation fut, comme on l’a vu, symbolique, ce qui trace une limite aux réformes envisageables en 1936. Les partisans de l’autonomie de cet enseignement, parmi lesquels figure d’ailleurs le sous-secrétaire d’État à l’enseignement technique Jules-Julien, interviennent avec succès auprès de Zay en 1937, par l’intermédiaire d’Albert Bayet, président de la commission de l’enseignement du parti radical, pour défendre cette autonomie21.

41Après la dislocation de la majorité parlementaire du Front populaire, la question d’une réforme de l’organisation scolaire est ajournée, mais Zay, maintenu au ministère de l’Éducation nationale, continue de prendre quelques dispositions conformes au projet de réforme envisagé. Les classes d’orientation disparurent à la rentrée de 1939.

  • 22 Sur la politique scolaire de Carcopino, voir Stéphanie Corcy-Debray, Jérôme Carcopino. Un historie (...)
  • 23 Jérôme Carcopino, Souvenirs de sept ans (1937-1944), Paris, Flammarion, 1953, p. 407-412.

42Plusieurs des ministres nommés par le gouvernement de Vichy à l’Éducation nationale (devenu un « secrétariat d’État ») ne firent qu’un bref passage dans les fonctions, le temps de promulguer quelques mesures, souvent abolies par leur successeur. Seul Jérôme Carcopino (1881-1970), professeur d’histoire romaine à la Sorbonne, élabore et poursuit une politique qui laissa une trace institutionnelle dans le système d’enseignement22. Deux mesures prises par celui-ci marquent une revanche des conservateurs à la Bérard : l’instauration d’un nouveau plan d’études renforçant la prééminence de la section classique, sans suppression complète toutefois de la section moderne ; l’abandon de la gratuité des études secondaires. Une troisième mesure visait à renforcer l’enseignement secondaire : la transformation des EPS en collèges modernes, établissements n’offrant pas toutes les classes secondaires, mais confirmés dans leur rattachement au secondaire. Pour Carcopino – selon ses mémoires, crédibles sur ce point – il s’agit de régler définitivement la concurrence du secondaire avec le primaire supérieur au bénéfice du premier23. La mesure eut une conséquence que Carcopino n’avait sûrement pas souhaitée : un accès accru d’élèves d’origine sociale populaire et moyenne à des études qui conduisent au baccalauréat, et ultérieurement une augmentation sensible du taux de bacheliers dans les générations concernées (voir chapitre 16).

Le Plan Langevin-Wallon et les classes nouvelles

  • 24 Le Rapport de la Commission d’Alger figure dans un numéro spécial du Bulletin officiel de l’éducat (...)
  • 25 Sur les activités syndicales de Senèze, voir Guy Brucy, Histoire de la FEN, Paris, Belin, 2003, p. (...)

43Pendant la guerre, à Londres d’abord, le projet d’une réorganisation d’ensemble de l’enseignement est de nouveau discuté. Une nouvelle commission, présidée par un jeune maître de conférences de latin à la Sorbonne, Marcel Durry, et à laquelle participe Henri Laugier devenu recteur d’Alger, ainsi que Pierre-Félix Pécaut, ancien directeur de l’école normale supérieure de Saint-Cloud et Lucien Paye, futur ministre de l’Éducation nationale de 1961, est chargée de préparer une réforme et rédige un rapport pour le gouvernement provisoire d’Alger24. De leur côté, un groupe de Résistants, dont Langevin et Monod, a discuté des réformes à réaliser après la fin de la guerre. En novembre 1944, le ministre de l’Éducation nationale du gouvernement provisoire, René Capitant, un professeur de droit conseiller de Léon Blum en 1936, nomme une nouvelle commission pour préparer un projet de réforme. La présidence est confiée à Paul Langevin, la vice-présidence au psychologue Henri Wallon, professeur au Collège de France depuis 1937. Roger Gal, un professeur de lettres qui a participé à l’expérience des classes d’orientation et servi intermédiaire pendant la guerre entre Monod et Langevin, est nommé secrétaire-adjoint. La Commission, à la présidence de laquelle Wallon succéda à Langevin, décédé en décembre 1946, comprend trois autres professeurs au Collège de France (dont le psychologue Henri Piéron et l’historien Lucien Febvre), et d’anciens responsables du syndicalisme enseignant d’avant 1940. Mais ses membres sont désignés, par accord entre Capitant et Langevin, à titre personnel, et non en tant que représentants des associations du personnel alors en cours de reconstitution, bien que les principales catégories de personnel primaire et secondaire soient en fin de compte représentées dans la Commission. Les nouveaux directeurs du ministère – Monod au titre du second degré – sont également nommés dans la Commission. Environ la moitié des membres appartient au parti communiste, dont Langevin (qui n’en était pas membre avant la guerre) et Wallon. Ce n’est le cas ni de Piéron, ni de Febvre, ni de l’influent secrétaire général du syndicat des instituteurs, Jean-Auguste Senèze25.

  • 26 Voir AN F17/17502 ainsi que 71AJ/63 à 65, qui contient une partie des documents reçus par la Commi (...)
  • 27 Paul Langevin, Henri Wallon, La réforme de l’enseignement. Projet soumis à M. le Ministre de l’Édu (...)

44Les travaux de la Commission durent de novembre 1944 à juin 1947, avec une interruption de juillet 1946 à février 1947, en raison de la santé déclinante de Langevin26. Le rapport rédigé, le Plan Langevin-Wallon, est remis au ministre de l’Éducation nationale27. Comme le texte du Comité pour l’école unique de 1927, celui de la Commission Langevin propose l’architecture d’une organisation de l’enseignement public et fixe une orientation générale, mais il ne comprend pas une proposition de loi complètement rédigée.

45Le champ concerné par le Plan Langevin-Wallon déborde de beaucoup la question de l’enseignement secondaire et des enseignements « moyens » de la tranche d’âge 11-15 ans. Il inclut aussi les enseignements primaire, technique et supérieur, l’enseignement post-scolaire, la question de la formation des maîtres, l’éducation populaire et l’enseignement pour les inadaptés. Le texte de la Commission est un énoncé de principes, d’objectifs à long terme, et de mesures pratiques dont un projet de loi pourrait s’inspirer. Son ambition et son degré de précision sont beaucoup plus grands que ceux du plan de la CGT de 1931. On trouvera dans le chapitre 15 un examen des questions qui furent débattues, ou au contraire ignorées par la Commission, et je me limite ici à présenter l’organisation d’ensemble proposée.

46La Commission se réfère à un « principe de justice » : le droit de tous les enfants à « d’égales possibilités de développement », par la « démocratisation de l’enseignement ». Il s’agit aussi de reconnaître « l’égale dignité de toutes les tâches sociales », « la haute valeur matérielle et morale des activités manuelles, de l’intelligence pratique, de la valeur technique ». Le projet déclare prendre pour base « la connaissance de la psychologie des jeunes » et se propose « la mise en valeur des aptitudes individuelles » des jeunes. Un accent est mis sur la culture générale, « qui doit servir de base à la spécialisation professionnelle » : « il est indispensable […] qu’une large et solide culture libère l’homme des étroites limites du technicien ».

47Une augmentation massive de la scolarisation est préconisée, avec une obligation scolaire de 6 à 18 ans (au lieu de 6 à 14 ans depuis 1936). L’organisation proposée repose sur trois « cycles d’études » correspondant à trois types d’établissements s’adressant à des tranches d’âge : de 3 à 11 ans ; de 11 à 15 ans ; de 16 à 18 ans. La seconde période est définie comme celle de l’orientation et de la détermination des aptitudes, et consacrée simultanément à la « formation du citoyen et du travailleur ». Le recours aux méthodes actives est préconisé, et les examens bannis jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire. La gratuité des études pour tous est considérée comme insuffisante si elle n’est pas complétée par des bourses et même par un « présalaire » pour le troisième cycle. L’attention est attirée sur la nécessité de créer des écoles de deuxième cycle pour « les enfants de la campagne », « avec internats ou ramassage systématique ». Le projet accepte toutefois la détermination au moins partielle des avenirs des enfants par leur environnement, puisqu’il évoque le développement d’options agricoles à la campagne et maritimes dans les zones côtières.

48Pour le « troisième cycle », trois sections sont prévues : « études théoriques », « études professionnelles » et « études pratiques (apprentissage) ». Les études professionnelles sont « destinées à fournir les cadres moyens de la production ». On voit que l’organisation proposée est calquée sur les filières existantes et que l’innovation essentielle se trouve dans la ventilation des élèves entre ces filières sur la base de leurs aptitudes. Rien n’est cependant précisé en ce qui concerne le devenir des anciens établissements après la réforme, et l’avenir des cours complémentaires reste indéterminé.

49Une organisation de l’enseignement supérieur est également proposée avec un certain détail, comme un mode de recrutement et de formation des maîtres pour les divers niveaux d’enseignement. Un développement concerne l’éducation populaire dont « l’armature doit être formée par le personnel enseignant à tous ses degrés ». Le cas des « enfants présentant des déficiences mentales et morales et des infirmes » est rapidement évoqué, avec l’organisation d’écoles spéciales.

50Pendant que la Commission Langevin poursuivait ses réflexions, une expérimentation est mise en place en octobre 1945, pour préparer la réforme. On reconnaît la démarche adoptée par Zay en 1937-1939, mais avec moins de timidité et davantage de moyens : le champ du possible semble, en 1945, plus large qu’en 1937.

  • 28 Conférence de presse de Monod le 15 décembre 1948, in AN F17/17776. L’exposé de Monod a été publié (...)

51L’orientation des élèves entre les différents types d’études vers 11 ou 12 ans, apparaît de nouveau comme un point délicat. En septembre 1945, l’appellation « classe nouvelle » est retenue pour la nouvelle organisation pédagogique des études à la sortie de l’enseignement primaire qui va être expérimentée. Selon les termes employés par Monod, « il s’agit de découvrir une pédagogie de l’orientation que nous n’avons pas », qui tient compte de la diversité des enfants28. Monod formule les « principes directeurs des classes nouvelles » :

« D’abord adapter étroitement l’enseignement au degré de développement mental de l’enfant. Partir du monde où il vit, retrouver les représentations qu’il s’en fait et ne pas substituer notre vision d’adulte, nos conceptions abstraites et constantes de l’univers concret où ne pénètrent guère que sensations et images. […] Nous avons ensuite été attentifs aux intérêts divers et successifs qui soutiennent et entraînent le développement mental […]. C’est la mise en œuvre de ces principes qui justifie les innovations que sont l’étude du milieu, le travail en équipe des élèves, et le recours à des enquêtes et à des recherches individuelles. »

  • 29 Statistiques in AN F17/17502.
  • 30 AN F17/17777.

52Les classes nouvelles de 6e mises en place – 185 dans 139 établissements, dont 3 cours complémentaires et 2 collèges techniques de filles en 1945 – eurent une existence plus longue que les classes d’orientation de 193729. Les années suivantes, dans les mêmes centres et dans quelques autres, sont créées des classes de 5e, 4e et 3e adoptant la même conception pédagogique. En décembre 1949, des classes nouvelles sont implantées dans 199 établissements, dont 116 lycées ou collèges de garçons, 80 lycées ou collèges de filles, ainsi que dans 3 cours complémentaires et 4 écoles militaires ; 844 classes relèvent de ce statut, dont 251 classes de 6e, et 16 000 élèves environ sont concernés par ces enseignements30. La part des cours complémentaires est limitée, comme celles des établissements techniques. Une statistique indique que seulement 23 des établissements modernes ou techniques ont créé des enseignements de latin.

  • 31 Une conférence de Monod, le 24 octobre 1950 à l’École nationale d’administration, devant un public (...)

53Comme les classes d’observation de 1937, les classes nouvelles bénéficient d’effectifs plus réduits que les classes ordinaires – un point sur lequel insiste toujours Monod, qui plaide pour un enseignement individualisé. Des activités nouvelles sont introduites dans l’enseignement – « l’étude du milieu », la « réalisation d’enquête et de recherches individuelles » par les élèves – ainsi que le « travail en équipe » des professeurs. La coordination des enseignements est assurée par des réunions des professeurs qui doivent se tenir tous les quinze jours : « Ainsi a été tenté un gros effort pour individualiser l’enseignement, pour le rendre plus proche de la réalité. » Les compositions et les classements des élèves sont supprimés. Une note de 1948 évoque également la nécessité de « rapports plus étroits » entre les professeurs et les parents d’élèves31.

54Enfin des stages sont organisés pour la formation des enseignants qui participent à l’expérimentation, comme cela avait été déjà le cas en 1937. Le Centre international d’études pédagogiques de Sèvres, ouvert en 1945 à côté du lycée, organise, au cours des années suivantes des sessions à l’intention des enseignants des classes nouvelles. Monod y participe, non pour donner des consignes (selon son témoignage), mais pour assister aux discussions, dont les animateurs principaux appartiennent à son entourage. On peut relever l’analogie avec le souci de Buisson, vers 1880, de constituer les instituteurs en une « communauté professionnelle » qui laisse aux enseignants une part d’initiative. Monod inspire par ailleurs la création d’une revue mi-administrative, mi-pédagogique, et aussi à demie officielle, L’éducation nationale, publiée par le ministère de l’Éducation nationale, dont la formule n’est pas sans ressemblance avec celle de la Revue Pédagogique de 1880.

  • 32 AN F17/17806.
  • 33 « Cadenas », L’éducation nationale, 17 juin 1948, no 21, p. 3.
  • 34 AN F17/17777.

55Un rapport d’ensemble sur les classes nouvelles, en 1949, évoque d’autres projets d’innovation, dont une réforme de la discipline à l’intérieur des établissements32. Les élèves « composeront entre eux une petite société scolaire où chacun aura sa fonction et sa responsabilité à l’égard de l’ensemble – petite démocratie scolaire où l’élève commencera son apprentissage d’homme… », indique une note de Monod de 1945. Dans un article de L’éducation nationale du 17 juin 1948, Monod s’indigne contre les cadenas qu’il a découverts lors de ses visites des internats de lycées – « je voudrais dire ma fureur contre les cadenas » – et conclut à propos de l’élève des lycées : « Petit propriétaire anxieux dont l’âme habite les coffres. Est-ce là le Français de demain33 ? » Le modèle que promeut Monod est « l’autodiscipline », mais le rapport de 1949 sur les classes nouvelles indique que « c’est l’un des points où il reste le plus à faire ». L’une des références de Monod en la matière est le scoutisme : une lettre du 19 octobre 1948 à René Cassin (alors vice-président du Conseil d’État) rappelle que « depuis 37 Châtelet et [Monod] ont considéré qu’il y avait tout intérêt à marquer officiellement la collaboration que nous voulions instituer enter l’enseignement public et le scoutisme. Nous avons tout à gagner au point de vue de l’éducation à faire pénétrer dans la vie de nos établissements certains principes pédagogiques que le scoutisme a dégagés, et dont il a établi l’efficacité (principes d’autodiscipline, de travail en équipe, etc.)34 ». La « coéducation » – l’instauration de la mixité des établissements pour reprendre la dénomination ultérieure – est introduite par Monod dans les nouveaux lycées, et le rapport de 1949 indique qu’« elle ne cause aucune difficulté ».

56Monod introduit aussi un nouvel enseignement, l’instruction civique, et encourage la création dans les lycées de « clubs d’élèves » en relation avec l’Unesco : il s’agit par là de contribuer à l’ouverture des établissements scolaires sur le monde extérieur.

57On voit que la réforme qu’expérimente Monod dépasse de beaucoup la seule réorganisation des filières destinée à permettre l’accès d’élèves d’origine populaire ou moyennes aux études longues. Il s’agit simultanément d’accomplir la réforme que proposaient les plus hardis des réformateurs de 1902 : d’abandonner le « formalisme » de l’enseignement classique pour un enseignement tourné vers une culture plus large et plus contemporaine, où les activités physiques et les enseignements artistiques ont une place, et où la discipline rénovée repose sur la responsabilité individuelle.

58Les réformateurs de 1945 ont bénéficié d’une conjoncture favorable en raison de l’affaiblissement momentané des partisans du statu quo, hors d’état de participer aux débats scolaires, comme Léon Bérard, condamné à l’inéligibilité à la Libération, ou Carcopino, jugé en Haute Cour en 1947 (mais qui bénéficia finalement d’un non-lieu). Le principal porte-parole de l’enseignement classique est Pierre Boyancé, un professeur de latin à la Sorbonne de moindre notoriété. L’association des professeurs de français et de langues anciennes, la Franco-ancienne, prit également parti contre les classes nouvelles, comme la Société des agrégés.

59L’accueil des classes nouvelles par les enseignants et par la presse est mitigé : la « polyvalence » des maîtres – les classes doivent en principe être confiées à un seul maître en science comme en lettre – est peu appréciée des enseignants du second degré et refusée par le principal syndicat de professeurs.

60La réalisation de l’orientation – la ventilation des élèves entre les différentes filières – apparaît comme l’une des difficultés principales de l’expérimentation.

  • 35 AN F17/17502.
  • 36 AN F17/17806.

L’optimisme initial est moins grand qu’en 1937, et, dans un rapport détaillé sur le fonctionnement des classes de 6e et 5e, une inspectrice générale remarque en 1946 (les expressions soulignées le sont dans le texte original) : « En ce qui concerne l’orientation, il me semble que presque tout reste encore à faire. Certes les principes sont posés : l’observation des enfants est pour les maîtres une préoccupation essentielle, marchant de pair avec le souci de leur développement ; […] Mais la recherche des aptitudes est encore embryonnaire d’une part, et de l’autre l’organisation des études à travers les différents types d’établissements appelle des ajustements précis avant que l’on puisse songer à orienter la masse nationale des enfants de 13 ans à la sortie des classes de 5e35. » Trois ans plus tard, dans une note de synthèse, Roger Gal, un proche de Monod, remarque que « le rôle de la classe d’orientation a été plus efficace dans les collèges modernes que dans les collèges classiques. Il s’est exercé le mieux et a offert l’éventail le plus large d’options dans les établissements qui abritent sous le même toit les divers types d’enseignement et dans les villes où deux établissements voisins ont pu établir une collaboration étroite pour cette tâche36 ».

  • 37 AN F17/17776, article du 18-11-1949.

61On a vu que la question de la « pédagogie de l’orientation » n’est toujours pas résolue selon Monod en 1945. Dans un article resté peut-être inédit de 1949, à propos de la question des constructions scolaires, Monod observe : « On voit aujourd’hui les Directions [du ministère] se replier sur elles-mêmes et se fortifier dans leur “quant à soi” : retour direct au verticalisme que Jean Zay avait si ardemment combattu, qu’il avait ébranlé et dont la Commission Langevin escomptait l’effondrement37. » Faute d’une collaboration entre les divers types d’établissements, la « pédagogie de l’orientation » ne pouvait en effet avoir de traduction concrète.

62Monod prit sa retraite en 1951, convaincu que la réforme envisagée en 1947 était abandonnée. Il écrit trois ans plus tard dans Esprit :

  • 38 Gustave Monod, « Conditions de la Réforme », Esprit, juin 1954, no 215, p. 945-949.

« Quand, en 1946, Langevin mourut, la Quatrième République, précocement vieillie, incapable de vision d’avenir, vivait déjà au jour le jour dans les querelles partisanes […]. La plus grave c’est que ni le Parlement ni l’opinion publique ne s’intéressait aux uns et aux autres [les différents projets parlementaires de réforme]. Le Pays ne pensait pas à sa jeunesse38… »

63Une lettre de 1956 à l’un de ses anciens collaborateurs, Louis Cros, devenu directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale René Billères, au moment de la présentation du projet de réforme de celui-ci, souligne la continuité des actions des partisans de la réforme depuis le milieu des années trente :

  • 39 Lettre de Gustave Monod à Louis Cros, le 5 juillet 1956, in Louis Cros. L’imagination à l’œuvre, P (...)

« […] Et quelle joie pour moi de voir enfin triompher certaines idées, pour lesquelles, au côté de Monzie, de Jean Zay, de Langevin, d’Abraham, nous nous sommes toujours battus ; voilà enfin consacrées la prolongation de la scolarité, l’orientation, la diversité aussi large que possible des sections, la place majeure faite au Technique. Puissiez-vous vivre politiquement assez longtemps pour procéder à la réorganisation du Ministère, condition préalable de tout ceci. Mais j’anticipe : vous avez encore à doubler le cap de la Commission de l’Éducation nationale, avec son Rapporteur général, ineffable représentant de la culture classique39 ».

  • 40 Bulletin officiel de l’éducation nationale, 12 juillet 1951, no 26, p. 1919.

64Le départ à la retraite de Monod accompagne la suppression des classes nouvelles. Son successeur à la direction de l’enseignement secondaire, Charles Brunold, étend à toutes les classes le bénéfice de l’expérience, mais abolit ce qui faisait leur singularité. L’arrêté du 19 juin 1951 donne une sorte de conclusion aux réformes menées depuis 1944 : il prévoit l’extension de certains aspects des classes nouvelles à tous les établissements qui en feront la demande et qui obtiendront l’aval des autorités rectorales et ministérielles ; mais simultanément les crédits particuliers pour ces classes sont supprimés40. L’interprétation fut pour tous évidente : l’expérience des classes nouvelles était terminée. Le signataire (par délégation) de cet arrêté est, ironiquement, le directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale, l’inspecteur général Marcel Abraham, qui avait été directeur du cabinet de Jean Zay en 1936-1939.

Un modèle d’élite pour une réforme démocratique ?

65En prenant en compte pour la première fois depuis 1900 la croissance de la scolarisation prolongée, les expérimentations de 1936-1939 et de 1944-1951 ouvrent une nouvelle période, celle où se pose la question de définir un enseignement secondaire de masse. Les réformateurs, et notamment Monod, ont à demi, mais à demi seulement, reconnu le fait qu’un élargissement du public des études longues (que d’ailleurs ils surestiment) impliquait un changement substantiel de l’enseignement secondaire lui-même. L’inspiration principale des réformes se trouve, comme on l’a montré, dans une critique d’un enseignement d’élite, l’enseignement secondaire gréco-latin des grands lycées, selon une perspective qui renvoie, chez Langevin, à la culture des sciences expérimentales, et chez Monod et d’autres, comme Lucien Febvre, à une « culture moderne » qui n’ignorerait pas le monde contemporain.

  • 41 Je m’appuie ici sur les analyses de Pierre Bourdieu sur le rapport à l’école des élèves des différ (...)

66Mais le point de vue de Monod, avec sa référence à l’école des Roches, est élitiste par le rapport à la scolarisation et à la culture qu’il suppose41. Pour l’enseignement secondaire de masse qui est la référence de Monod, l’École des Roches ne pouvait offrir un modèle – comme l’avait d’ailleurs affirmé le sénateur Victor Bérard, président d’une commission d’enquête sur le surmenage en 1929-1930. Monod, comme d’autres administrateurs de la période, évoque fréquemment les nécessités d’une adaptation de l’enseignement secondaire au nouveau public que la « réforme démocratique » devait lui amener. Il ne précise cependant jamais en quoi doivent consister ces adaptations ni quelles sont les différences à attendre, du point de vue du travail comme de la discipline, entre les comportements de ces nouveaux élèves des établissements scolaires et ceux qui constituaient le recrutement antérieur des lycées.

67On verra dans le chapitre suivant que cette question n’est pas la seule que laisse dans l’ombre le Plan Langevin, et que ne soulevèrent à l’époque ni ses partisans ni ses adversaires.

Notes

1 AN F17/17501. Une note précise que Monod s’exprimait à cette occasion en son nom personnel.

2 Sur Gustave Monod, voir Pierre Guiral, « À l’origine des réformes de l’éducation nationale, Gustave Monod », in Les directeurs de ministère en France (XIXe-XXe siècles), Genève, Droz, 1976, p. 116-121 ; ainsi qu’un volume d’hommages, Un pionnier en éducation, Gustave Monod. Les classes nouvelles de la Libération, Paris, CEMEA, 1981, auquel ont participé proches et collaborateurs de Monod, entre autres Georges Canguilhem, Louis François, Jean Ferrez, Louis Cros ; voir aussi l’hommage d’un de ses anciens élèves, Roger Milliez, in AN F17/17776.

3 Sur les projets de réforme élaborés pendant la guerre, voir Jean-François Muracciole, Les enfants de la défaite. La Résistance, l’éducation et la culture, Paris, Presses de Sciences Po, 1998.

4 Le choix de Zay qui était avocat – et non universitaire comme Paul Rivet, dont la nomination était attendue – est, selon les mémoires de Jules Moch (Une si longue vie, Paris, Laffont, 1978), une décision personnelle de Léon Blum. Celui-ci souhaitait nommer à l’Éducation nationale un homme jeune, et l’équilibre politique du gouvernement suggérait de retenir un radical, d’après le témoignage de Julien Cain, cité par Marcel Ruby, Jean Zay, Orléans, Corsaire, 1977, p. 120.

5 Sur l’action de Zay dans différents domaines, voir Antoine Prost (dir.), Jean Zay et la gauche du radicalisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.

6 Des documents conservés in F17/17501 montrent que c’est Monod qui a fait les estimations mentionnées ici ; voir aussi la conférence de Monod en 1938 citée supra, ainsi que le témoignage de Louis Cros sur Monod dans les Cahiers Pédagogiques, février 1969, no 80, p. 7.

7 Le soir 10-12-37.

8 Les formulations citées ici et plus loin sont empruntées à la communication de Georges Condevaux, « Un essai de coordination des enseignements du second degré : l’école de Saint-Amand-les-Eaux », Premier Congrès pour l’étude des questions relatives à l’organisation de l’enseignement, Paris, 1936, Eyrolle (11 p.).

9 Voir H. Laugier, H. Piéron, Mme H. Piéron, E. Toulouse, D. Weinberg, « Étude docimologique sur le perfectionnement des examens et concours », Paris, Publications du travail humain/CNAM, 1934. Le scepticisme de Monod apparaît dans son rapport sur le fonctionnement des classes nouvelles in AN F17/17501.

10 Sur Langevin, et notamment sur sa carrière scientifique, voir Bernadette Bensaude-Vincent, Langevin. Science et vigilance, Paris, Belin, 1987. Sur la place de Langevin parmi les physiciens de la période, voir Dominique Pestre, Physique et physiciens en France, 1918-1940, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 1982.

11 Arrêté ministériel du 20 janvier 1923.

12 Le texte est reproduit dans l’ouvrage de Nicole Hulin (dir.), Physique et humanités scientifiques. Autour de la réforme de l’enseignement de 1902, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 285-300.

13 AN F17/17500.

14 « Contribution de l’enseignement des sciences physiques à la culture générale », repris in Paul Langevin, La pensée et l’action, Paris, Éditeurs français réunis, 1950, p. 212-236.

15 Voir Pestre, op. cit., p. 215.

16 La Revue de l’enseignement secondaire de Jeunes Filles figure parmi les organes qui soutiennent le congrès. En 1935, cette publication a publié un projet de réforme de l’enseignement signé par un groupe de professeurs du lycée du Havre. Parmi ceux-ci figurent, à côté des organisateurs du congrès, Raymond Aron et Jean-Paul Sartre.

17 Les communications présentées ont été réunies sans pagination continue sous le titre : Premier congrès pour l’étude des questions relatives à l’organisation de l’enseignement, Paris, Eyrolle, 1936.

18 Sur l’histoire et les évolutions de l’école des Roches, voir Nathalie Duval, L’école des Roches, Paris, Belin, 2009.

19 Pierre Guiral, in Actes du Colloque Jules Isaac, Hachette, 1977. Voir aussi la correspondance entre G. Monod et P. Hunzicker, le président de la fédération des parents d’élèves en 1930, in AN F17/17500.

20 Les rapports sur l’application de l’expérience des classes d’orientation se trouvent in AN F17/17501. Une description précise du fonctionnement sur le terrain se trouve dans Emmanuelle Moréno, L’enseignement du second degré dans la région de Sens au XXe siècle. Scolarisation et démocratisation, thèse pour le doctorat d’histoire nouveau régime sous la direction d’Antoine Prost, Université de Paris I, 1986.

21 Témoignage d’Albert Bayet, rapporté par un inspecteur général de l’enseignement technique, Fernand Legay, « L’enseignement technique de 1895 à 1960 », L’enseignement technique, juillet-septembre 1969, no 3, p. 19-57. Charles Day Schools and Work : Technical and Vocational Education in France since the Third Republic, McGill-Queen’s University Press, 2001, p. 38-39 – cite un document issu des archives de Marcel Abraham, le directeur de cabinet de Zay, qui témoigne de l’aigreur du conflit entre Jules-Julien et Zay.

22 Sur la politique scolaire de Carcopino, voir Stéphanie Corcy-Debray, Jérôme Carcopino. Un historien à Vichy, Paris, L’Harmattan, 2001, notamment p. 337-352 ; plus généralement sur celle de Vichy, Rémy Handourtzel, Vichy et l’école, 1940-1944, Paris, Noêsis, 1997.

23 Jérôme Carcopino, Souvenirs de sept ans (1937-1944), Paris, Flammarion, 1953, p. 407-412.

24 Le Rapport de la Commission d’Alger figure dans un numéro spécial du Bulletin officiel de l’éducation nationale, 16 novembre 1944, p. 11-62. Voir aussi AN F17/13335 et 71AJ/63.

25 Sur les activités syndicales de Senèze, voir Guy Brucy, Histoire de la FEN, Paris, Belin, 2003, p. 63-74.

26 Voir AN F17/17502 ainsi que 71AJ/63 à 65, qui contient une partie des documents reçus par la Commission. Certains comptes rendus sténographiques ont été publiés à partir de juillet 1946 dans la revue L’éducation nationale.

27 Paul Langevin, Henri Wallon, La réforme de l’enseignement. Projet soumis à M. le Ministre de l’Éducation nationale par la Commission ministérielle d’études présidée par Paul Langevin et Henri Wallon, Paris, Ministère de l’Éducation nationale, 1947, 48 p. Une publication récente du rapport sans ses annexes se trouve dans Etya Sorel, Une ambition pour l’école. Le plan Langevin-Wallon, Paris, Éditions sociales, 1997, p. 203-230.

28 Conférence de presse de Monod le 15 décembre 1948, in AN F17/17776. L’exposé de Monod a été publié : « L’avenir de l’enseignement du second degré », L’éducation nationale, 16 juin 1949, no 14, p. 1-3.

29 Statistiques in AN F17/17502.

30 AN F17/17777.

31 Une conférence de Monod, le 24 octobre 1950 à l’École nationale d’administration, devant un public de fonctionnaires internationaux, insiste sur les points ici mis en avant, voir AN F17/17716.

32 AN F17/17806.

33 « Cadenas », L’éducation nationale, 17 juin 1948, no 21, p. 3.

34 AN F17/17777.

35 AN F17/17502.

36 AN F17/17806.

37 AN F17/17776, article du 18-11-1949.

38 Gustave Monod, « Conditions de la Réforme », Esprit, juin 1954, no 215, p. 945-949.

39 Lettre de Gustave Monod à Louis Cros, le 5 juillet 1956, in Louis Cros. L’imagination à l’œuvre, Paris, INRP, CUIP, 2002, p. 150. « L’ineffable représentant de la culture classique » est Hyppolite Ducos.

40 Bulletin officiel de l’éducation nationale, 12 juillet 1951, no 26, p. 1919.

41 Je m’appuie ici sur les analyses de Pierre Bourdieu sur le rapport à l’école des élèves des différentes classes sociales que l’on trouve notamment dans l’ouvrage (en collaboration avec Jean-Claude Passeron) La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970, 2e partie ; voir aussi Pierre Bourdieu, Monique de Saint Martin, « L’excellence scolaire et les valeurs du système d’enseignement français », Annales, 1970, 25 (1), p. 147-175.

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