1Pour apprécier le rôle du facteur religieux dans l'évolution des sociétés, on a beaucoup écrit sur les relations entre religion et politique, ou entre religion et problèmes économiques et sociaux. Surtout pour la première structure, religion et politique, d'importants dossiers ont été réunis pour observer la conduction des influences de l'une à l'autre, dans les deux sens, en différentes époques et en différents lieux. De même les rapports entre la religion et la science ont-ils suscité, depuis longtemps, d'abondants développements2. II n'en va pas de même pour les relations entre religion et activité technique. Elles commencent certes à faire l'objet d'études approfondies pour les périodes hautes du christianisme, jusqu'au Moyen Âge3 Ces recherches semblent en revanche plus rares pour l'époque contemporaine4. II y a là un relatif paradoxe, dans la mesure où l'approche du phénomène technique tend de plus en plus à laisser une large place à la dimension culturelle5, dont le fait religieux n'est sans doute pas le moindre aspect. L'examen des relations entre religion et technologie pourrait s'inscrire dans la question, plus vaste, des rapports entre idéologie et technologie6.

2On s'arrêtera ici sur une étude de cas, sans doute extrêmement limitée, mais choisie pour sa fécondité démonstrative. A priori, les problèmes de propulsion des bateaux à vapeur, dans la France des années 1840, n'ont aucun rapport avec le fait religieux. Sur le strict plan de l'histoire, assez longue, de cette technique, trois inventeurs, dans un seul pays, à l'intérieur d'un créneau chronologique d'une dizaine d'années, n'épuisent pas, on s'en doute, la globalité d'un processus particulièrement complexe d'innovation au xix^e siècle. Mais il se trouve que ces trois personnalités, dont deux furent en contact assez étroit, à défaut de véritablement travailler ensemble, permettent d'observer trois modalités différentes du rapport entre religion et technologie, au long d'un spectre allant de l'indépendance à peu près complète à une surdétermination quasi caricaturale.

Religion et technologie à l'époque contemporaine : les deux voies d'une approche

3Le développement des techniques industrielles modernes a eu des conséquences contradictoires pour le champ religieux. On pense souvent, en priorité, à leur rôle dans le processus de désenchantement du monde, décrit par Max Weber. Faisant reculer peu à peu l'impuissance humaine, elles diminuaient en proportion les capacités d'action des puissances surhumaines. On connaît l'attitude des paysans du centre de la France, rencontrés par Daniel Halévy au début de ce siècle, et qui affirmaient placer davantage de confiance, pour garantir leurs récoltes, dans les sacs d'engrais que dans les processions des Rogations. Ce positivisme ordinaire ne s'est pas démenti jusqu'à nos jours, en dépit du développement, en sens contraire, de la sensibilité écologique. Dans le même temps cependant, les percées technologiques, avant de se banaliser, pouvaient susciter des réactions parfaitement inverses, puisque le merveilleux, les prodiges, se transféraient vers l'activité de transformation du monde. De l'usine cathédrale au temple de l'industrie et à la fée électricité, les contemporains ne furent jamais à court de métaphores religieuses, et l'on sait qu'avec certains aspects du saint-simonisme, la technique elle-même devint une sorte de religion, avec ses prêtres et ses exaltés, dont le culte des « forces productives » dans le lénino-stalinisme a sans doute constitué un avatar tardif.

4L'historien peut dès lors observer de plus près l'accueil réservé par les milieux religieux, le clergé en particulier, aux grandes innovations. Deux d'entre elles ont fait l'objet d'études particulières : les chemins de fer, au point d'aboutissement de la « première » révolution industrielle, vers 1840-18507, l'électricité, au cœur de la « seconde ». à partir de 18808. Les textes disponibles : bénédictions lors d'inaugurations, descriptions d'expositions, voire même utilisation dans la prédication, témoignent d'un véritable optimisme, qui contraste avec l'idée qu'on se fait généralement de l'accueil fait à la révolution industrielle dans le catholicisme français. Il conviendrait d'élargir cette enquête à d'autres branches technologiques, telle la chimie, la plus démiurgique de toutes, ou l'électronique et l'informatique. Il faudrait bien entendu prendre en compte d'autres confessions, tel le protestantisme ou l'orthodoxie. Mais l'on resterait toujours dans le même sens de la relation : la réception, passive, d'un changement technique en quelque sorte exogène. On aurait ici une modalité particulière de l'histoire religieuse, retrouvant les perspectives classiques : en quoi l'évolution socio-économique contribue-t-elle aux transformations religieuses ? Cette étude est assurément indispensable, mais n'épuiserait sans doute pas la réalité.

5L'historien peut en effet aller plus loin, et retourner la perspective, en s'interrogeant sur la possibilité d'une intervention du fait religieux dans le processus même de l'innovation technique. II est de plus en plus avéré, en bien des domaines, que la relation entre religion et évolution sociale n'est pas à sens unique, mais dialectique : pourquoi en irait-il tout autrement dans la sphère technologique ? Une démonstration éclatante vient d'en être administrée pour une époque haute, où le monde était encore lui-même « enchanté » : le processus communément appelé révolution néolithique, marquant la naissance de l'agriculture, aurait été précédé par une mutation symbolique spectaculaire, qui en serait la cause, et non la conséquence9. Il n'est évidemment pas question d'observer des phénomènes aussi spectaculaires à l'époque contemporaine, et d'aboutir à des conclusions aussi radicales. Cependant, puisqu'y coexistent, dans les activités humaines, des productions techniques et des comportement religieux, que les inventeurs peuvent aussi être habités par des convictions religieuses - les exemples abondent — la question se pose du rôle potentiel que ces convictions peuvent jouer, ou ne pas jouer. Or il se trouve que le cas précis de la recherche de propulseurs de substitution aux roues à aubes pour les bateaux à vapeur, dans la France de la monarchie de Juillet, permet d'aborder ce problème dans toutes ses dimensions.

Bateaux à vapeur : trois protagonistes français

6La mise au point et le développement de la navigation à vapeur offre un parfait exemple de « grappe » technologique, étalée dans le temps et dans l'espace : il est difficile d'isoler un inventeur, et il s'ensuit des conflits d'attribution, qui font qu'on n'écrit pas tout à fait la même histoire d'un pays à l'autre. Cette histoire est celle de descriptions théoriques sans application pratique, mais aussi d'échecs pratiques faute de maîtrise théorique. Ce n'est pas le lieu ici de la restituer dans son ensemble, d'autant qu'elle est connue dans ses grandes lignes. La perspective étant, rappelons-le, d'observer, à partir de cet exemple, les liens pouvant s'établir entre religion et innovation technologique, l'accent sera ici mis sur trois constructeurs français en particulier : Achille de Jouffroy d'Abbans (1785-1859), Frédéric Sauvage (1786-1857), Augustin Normand (1792-1871). Leurs relations furent complexes : théoriquement associés pour la mise au point de l'hélice propulsive, Sauvage et Normand se brouillèrent violemment ; Jouffroy se posa en concurrent des premiers et usa toute son énergie pour concevoir un tout autre type de propulseur immergé, qui se révéla assez vite une impasse technique. II convient donc d'abord de dresser un portrait de ces trois protagonistes, personnalités au demeurant fort dissemblables.

Achille de Jouffroy d'Abbans, le technicien idéologue

7S'il est bien un fils de son père, celui-ci en est un. La vie de Jouffroy d'Abbans père est assez bien connue, en partie du fait de l'énergie déployée par son fils pour défendre la mémoire de celui que l'histoire associe au premier bateau mû par la vapeur, mais un peu à la façon de Cugnot, son contemporain, pour les véhicules terrestres à moteur, à l'occasion d'une performance isolée et prématurée, d'autres étant venus après pour les véritables développements10. Claude de Jouffroy d'Abbans (1751-1832), de noblesse comtoise, se singularisa dans son milieu par son attrait précoce pour les arts mécaniques11. Incarcéré quelque temps près de Toulon, le spectacle des galériens lui inspira l'idée de remplacer les hommes par la machine à vapeur. Accouru à Paris après sa libération, sa première visite fut pour la « pompe à feu », machine de Watt à simple effet installée à Chaillot par les frères Périer, avant de se rendre chez sa sœur, abbesse à Baumes-les-Dames. C'est là, sur le Doubs, en juin 1776, qu'il équipa un premier bateau d'une machine de Watt à simple effet, actionnant un dispositif de rames articulées disposées sur les flancs du bateau, formées de volets mobiles s'ouvrant et se fermant, sur le modèle des pattes palmées des oiseaux nageurs. Retenons ce dispositif, proche de celui décrit, en 1760, par un ecclésiastique du canton de Berne, nommé Genevois, dans sa brochure, Quelques découvertes sur l'amélioration de la navigation : nous allons le retrouver plus de soixante ans après... Théoriquement bien adapté au mouvement, intermittent, de la machine à vapeur à simple effet, le système « palmipède » fonctionnait de moins en moins à mesure que la vitesse s'élevait. Aussi le grand « pyroscaphe » que Jouffroy fit évoluer avec succès à Lyon, devant 10 000 personnes, en juillet 1783, était-il actionné par deux roues à aubes. La suite est très connue : les 30 000 livres englouties dans l'expérience, le refus de Calonne d'accorder un privilège si l'expérience n'était pas réitérée à Paris, devant une commission de l'Académie des sciences, comprenant Jacques Périer, ancien rival malchanceux de Jouffroy. Ruiné, victime des sarcasmes d'aristocrates méprisant la technologie, « Jouffroy la Pompe » déclina les recommandations du duc d'Orléans qui l'invitait à tenter sa chance en Angleterre. Il rongea son frein jusqu'à la Révolution, laquelle le conduisit à l'émigration et à l'engagement dans l'armée de Condé. À son retour, il apprit les expériences de Fulton et de ses émules ; il fallut attendre

la Restauration, la liberté des mers permit aux bateaux à vapeur d'aborder en France, leur pays d'origine ; ils y vinrent à titre d'importation et envahirent, comme des enfants ingrats, le toit paternel, en reniant leur nom et en se couvrant de bannières étrangères12.

8Jouffroy d'Abbans fut remis en selle par la Restauration : les titres de Garde de la porte du roi, de commissaire particulier pour les provinces de l'Est, la Croix de saint Louis, enfin le patronage du comte d'Artois, lui permirent de lancer en août 1816, à Paris, le Charles-Philippe, qui évolua devant Louis XVIII. Cependant Jouffroy avait perdu le contact avec l'évolution technologique et le Charles-Philippe fut muni de roues palmées, s'ouvrant et se refermant, c'est-à-dire le retour à quelque chose ressemblant au dispositif primitif expérimenté à Baume-les-Dames trente ans auparavant, inférieur aux créations plus récentes. Cette limite technique compromit l'exploitation, en s'ajoutant à la concurrence d'une compagnie rivale, laquelle s'était contentée d'aller chercher un vapeur anglais, l'Elise, et qui fit d'ailleurs faillite elle aussi. Se repliant en province, Jouffroy tenta une dernière fois sa chance avec Le Persévérant, assurant la liaison Lyon-Chalon-sur-Saône dans les deux sens : le bateau, peu évolué depuis le pyroscaphe de 1783, ainsi que le manque de capital, le contraignirent à l'abandon en 1819 et Jouffroy se retira aux Invalides, cédant la place à l'aîné de ses quatre fils.

9Né en 1785 à Écully, près de Lyon, Achille de Jouffroy d'Abbans se retrouva précocement plongé dans l'émigration, en Suisse, puis en Bade13, d'où il retira de profonds sentiments contre-révolutionnaires14. Au retour d'émigration, son père l'initia à la mécanique et aux mathématiques, ainsi qu'au tournage et à la forge. Contre la volonté de son père qui lui avait prévu des remplaçants, il partit à l'armée, et fut blessé en 1805 près de Venise. Il se fit remarquer en assurant le renflouement d'une vieille galère coulée, et devint attaché en qualité d'ingénieur en chef à l'arsenal de Venise. Il y construisit deux bateaux. En 1810, il participa à un fait d'armes naval contre les Anglais. Appelé à Milan par le vice-roi pour prendre la direction des mines de plomb, il découvrit une mine de charbon à Monte Campione. II prit enfin part aux campagnes de 1813 et 1814, totalisant onze années de service, six campagnes, deux blessures : peut-être faut-il chercher ici la source de son patriotisme quasi obsessionnel et de ses sentiments rien moins qu'amènes vis-à-vis de l'Angleterre.

10Après une telle formation, il pouvait se révéler un touche-à-tout, entamant, comme beaucoup au temps de la Restauration, une carrière politique et littéraire. Il dut s'enfuir à Gand durant les Cent Jours, pour éviter l'effet de sa brochure, Des idées libérales des Français en mai 1815, saisie par la police :

Chez nous, l'amour de la patrie est étouffé par l'égoïsme, l'honneur est avili, les vertus sociales n'existent plus. La religion en tenait lieu, on l'a détruite et, en attendant qu'on ait assez de force pour régner sur nous par la terreur, on a proclamé la liberté.

11Pour propager l'invention paternelle et contribuer à l'entretien de la famille, il répandit des flots d'encre, prit la direction de l'Etoile, collabora au Drapeau Blanc et au Conservateur, toutes publications franchement ancrées à droite. II s'essaya à des œuvres ambitieuses et aux titres révélateurs : Les Fastes de l'anarchie, ou Précis chronologique des événemens mémorables de la Révolution française, depuis 1789 jusqu'en 180415 ; Les Siècles de la monarchie française, ou Description historique de la France depuis ses premiers siècles jusqu'à Louis XVI16. Ce qui ne l'empêchait pas, dans un genre plus léger, de donner des articles littéraires et des chansons aux réunions du Caveau, de fréquenter au café Procope Charles Nodier, qui rédigea le prologue de son Vampire, mélodrame en trois actes. II sacrifiait ainsi à la nouvelle mode littéraire et ténébreuse lancée en 1816 par Byron, les époux Shelley, le docteur Polidori, tout en inaugurant une production théâtrale personnelle aussi féconde qu'obscure17. Notre polygraphe, riche des relations paternelles ou nouées dans l'émigration, eut même un modeste rôle diplomatique, participant aux congrès de Vienne en 1814, de Laybach en 1821 et de Vérone en 1822, au titre de rédacteur18.

12II n'en perdait pas de vue pour autant ses préoccupations technologiques et voulut se vouer à l'introduction de la fonte au coke, ce procédé anglais dont on sait les résistances qu'il suscitait en France. Il se rendit dans le Staffordshire pour étudier la question19. En 1826, il créa une forge à l'anglaise à la Jahotière en Abbaretz, en Loire-Inférieure, au capital de 600 000 francs. Il avait été attiré ici par Dom Saunier de Beauregard, abbé de la Trappe de la Melleray, lequel était animé d'un projet de développement local par le biais des techniques agricoles et métallurgiques anglaises qu'il avait observées lors de son exil en Angleterre20. Jouffroy installa ses parents, mais, ne pouvant « concentrer son existence dans l'usine », il en laissa la commandite à un agent anglais qui dilapida le tout.

Depuis cette époque, son rêve constant, dans toutes ses inventions, était bien moins de conquérir une nouvelle fortune que de pouvoir rembourser intégralement les souscriptions dilapidées par le gérant infidèle21.

13Il ne lui restait plus qu'une terre à Marly-le-Roi, où il installa son père et sa mère22. Comme son père, Achille de Jouffroy d'Abbans était voué à une existence faite d'expédients, de montages financiers hasardeux.

14En mars 1830, « l'industrie ne lui ayant apporté que des mécomptes », il reprit sa plume de journaliste, dans le cadre de l'étonnant journal Le Pour et le Contre, associant des royalistes et des radicaux, en deux rédactions totalement distinctes et étanches23. Lors de la Révolution de Juillet, il tenta en vain d'alerter le ministère sur la gravité de l'insurrection, les barricades l'empêchant de regagner son domicile, qui fut d'ailleurs pillé, ainsi que les bureaux du journal. Il se réfugia chez « de bons amis, républicains enragés », l'homme ayant l'estime de ses adversaires. Il suivit Charles X en exil à Holy-Rood, et publia à Londres le journal Le Précurseur, militant pour « mettre un terme à l'anarchie, sans livrer le monde au despotisme ». Parallèlement, il publia un Avertissement aux souverains sur les dangers actuels de l'Europe, marqué au coin du traditionalisme bonaldien24. On le retrouva plus tard à Paris, associé au journal Le Rénovateur (1833-1834). Entre temps, le polémiste légitimiste avait fait jouer ses relations diplomatiques pour se lancer dans des opérations financières, où il ne semble pas avoir mieux réussi que dans l'industrie, mais où apparaissaient nettement ses liens avec les milieux absolutistes de l'Europe méditerranéenne. Ce fut d'abord Dom Miguel de Portugal qui le contacta pour organiser la souscription d'un emprunt : compte tenu de l'avenir immédiat du prétendant portugais, ce n'était pas de ce côté-là que Jouffroy pouvait espérer se renflouer. En revanche, le soutien apporté par la papauté aux absolutistes ibériques des années 1830 lui ouvrit de nouvelles possibilités. Lorsque le banquier catholique et légitimiste Maurice Rubichon25, lui aussi ancien émigré et exilé carliste d'après 1830, mit sur pied en 1834 la Banca Romana pour doter l'État pontifical d'une banque d'émission moderne, il fit appel à Jouffroy d'Abbans comme gouverneur d'un établissement constitué avec des capitaux belges et français. Il amena sa femme à Rome, fut admis à l'Académie tibérienne. Cependant le public romain se méfiait de cet établissement animé par des étrangers, tandis que les autorités romaines étaient tenues au courant, et des entreprises de Jouffroy avec Dom Miguel, et de ses déboires industriels en France26. La suspicion portée sur Jouffroy, jointe aux irrégularités de gestion et aux pertes enregistrées, explique son retour sans gloire à Paris en 1836.

15II fonda alors un nouveau journal, L'Europe monarchique (1836-1837), tout en déposant des brevets d'invention : un appareil pour sculpter mécaniquement, avec une machine à vapeur, le bois ou le marbre, s'inscrivait dans des préoccupations voisines de celles de Sauvage comme on va le voir ; un autre appareil servait à produire des feuilles pour la marqueterie. Il s'y ajouta un système de construction de mâts de vaisseau, par assemblage de pièces tirées d'arbres de faible diamètre, procédé pouvant se révéler utile en cas d'événements empêchant l'approvisionnement en grandes pièces de bois du Nord. Jouffroy restait décidément hanté par la menace d'un conflit avec l'Angleterre, si présente autour de l'année 1840. Cette double réputation de publiciste catholique et de technicien devait le conduire, tout naturellement, à collaborer à la grande entreprise de l'encyclopédie lancée par l'abbé Migne27 : il rédigea, dans la deuxième série, les tomes 19, Dictionnaire des erreurs sociales (1852) et, plus directement lié aux questions soulevées ici, le Dictionnaire des inventions et découvertes anciennes et modernes, dans les sciences, les arts et l'industrie, formant les tomes 35 et 36 (1852-1853), où il ne faisait qu'une courte allusion à « M. Sauvage, constructeur et mécanicien français28 ».

Frédéric Sauvage, ou l'inventeur romantique

16L'homme que la plupart des historiens français des techniques associent à l'invention de l'hélice propulsive pour les bateaux naquit à Boulogne-sur-mer le 19 septembre 178629. Fils d'un constructeur naval, il n'eut qu'une formation sommaire, conforme à celle des milieux populaires de la basse ville de Boulogne, à un moment où, par ailleurs, la construction navale française accomplissait une profonde mutation. Celle-ci, comme on l'a récemment montré, avait acquis au cours du xviii^e siècle, dans le domaine militaire, une supériorité technique reconnue, y compris par les Anglais. Ceci tenait d'abord à une organisation professionnelle faisant passer les maîtres constructeurs au stade d'ingénieurs, statut permettant le lien avec l'aristocratie des officiers de marine, dans le cadre des Conseils de construction. Parallèlement, leurs techniques passaient de l'empirisme artisanal à l'application des découvertes scientifiques de Bernouilli, Euler, Duhamel de Monceau, justifiant la création par le ministre Maupas de trois écoles spécialisées. Dans le domaine militaire, la séparation des constructeurs navals d'avec le monde des artisans et des travailleurs était donc acquise vers le milieu du siècle30. En 1787, la formation s'étendit vers la construction commerciale, les écoles accueillant désormais des élèves constructeurs marchands, ce qui amorçait une professionnalisation similaire sur ce terrain.

17Sauvage fut précocement conscient des limites de l'empirisme technologique de son père :

la théorie seule ne fera jamais rien de bon : la pratique seule peut quelque chose, mais elle ne fera jamais rien qu'un charpentier : il faut donc l'un et l'autre pour être constructeur31.

18Passionné de mécanique, ses possibilités d'acquérir une réelle formation scientifique furent compromises par la Révolution et le départ des Oratoriens du collège. Le camp de Boulogne, en 1804-1805, lui fournit l'occasion rêvée : cette concentration inopinée d'ingénieurs, de mathématiciens, de constructeurs divers lui fournit à la fois des possibilités d'instruction et un emploi de commis dans les bureaux de la marine pour en payer les leçons. C'est lesté de cette formation qu'il succéda comme constructeur de navires à son père.

19Le premier coup d'éclat de Sauvage se situa durant les Cent Jours, avec le renflouement d'une corvette anglaise drossée à la côté boulonnaise32. Il affirmait déjà la personnalité dont le caractère fort rugueux était voué à s'accentuer avec l'âge, au détriment de ses relations sociales33. Ceci valait, y compris avec ses oncles et cousins, autres constructeurs locaux, avec lesquels il entra en rivalité, faisant étalage de sa science contre l'empirisme traditionnel34. La vapeur, qui s'acclimatait en France sous la Restauration, avec un sensible retard sur les États-Unis et l'Angleterre, voire même sur la Russie (1815) et la Prusse (1816), le fascina bientôt. Lorsqu'en 1821 se constitua une société pour l'exploitation d'une liaison à vapeur entre Londres et Boulogne, et pour la construction de deux grands bateaux, il remarqua sur les plans, « au premier coup d'œil, les absurdités les plus complètes35 ». Brouillé avec le milieu des constructeurs boulonnais, manquant de commandes, il abandonna son chantier pour tout autre chose : le travail du marbre, à Elinghen près de Ferques. Il eut l'idée d'utiliser un modèle de moulin à vent perfectionné, à vitesse uniforme de rotation, pour actionner les scies des carriers. Puis une machine à polir le marbre vint compléter une œuvre couronnée en 1825 par la Société d'agriculture de Boulogne. On peut penser que le passage par le moulin à vent fut sans doute décisif pour susciter son intérêt pour les mouvements de type turbine ou hélice, alors que la roue à aubes s'apparentait plutôt au moulin hydraulique.

20Sauvage ne perdait en effet pas de vue son premier domaine de compétence, les navires, en l'occurrence désormais, les navires à vapeur. À l'époque, de nombreux inventeurs étaient en quête d'un « propelleur » plus efficace que les roues à aubes, comme l'on disait alors en un éphémère anglicisme36. Théorisée dès 1752 par Bernouilli, reposant sur le principe d'Archimède d'une « vis » immergée et s'appuyant sur le fluide37, l'hélice propulsive fut longtemps peu convaincante, en pratique, par rapport à la roue à aubes. Les essais de l'Américain Fitch avec une hélice à trois filets (1796) ne le conduisirent pas au succès, mais au désespoir38. Ceux de Fulton à Rouen (1800), avec des ailes de type moulin à vent sur son sous-marin, le Nautilus, n'allèrent pas plus loin que le submersible projeté. Mais les succès de Fulton avec son grand bateau qui devait imposer la propulsion à aubes, trois ans plus tard, suffirent à briser les espoirs de l'orfèvre parisien Dallery, lequel venait de déposer un brevet pour une hélice à deux tours de spire, un « escargot », en mars 1803, dédoublée et placée à l'avant et à l'arrière du navire, pour servir à la fois de propulseur et de gouvernail : on connaît le geste de Dallery, désespéré, détruisant son bateau après le passage de celui de Fulton sur la Seine. II fallut attendre ensuite près d'une génération, en 1826-1827, pour aboutir aux essais, à Trieste, de l'Autrichien Josef Ressel, débouchant sur un brevet d'importation en France, en 1828, pour des « bateaux et vaisseaux à spiral », mais sans lendemain39.

21Le 15 janvier 1832, devant un parterre de notabilités de Boulogne, Sauvage fit avancer une maquette d'une trentaine de centimètres, successivement avec des roues à aubes, puis avec une hélice, obtenant un déplacement trois fois plus rapide. Il déposa un brevet, pour quinze ans, le 28 mars 1832. Contact fut pris avec le ministère de la Marine à Paris pour une expérience avec un canot de 17 pieds, mû à bras, sur le canal de l'Ourcq. La commission officielle n'accorda qu'un intérêt limité au procédé, l'estimant inapproprié sur une grande échelle40, en dépit de sa double originalité par rapport à ses prédécesseurs41. D'où sa recherche obstinée d'un bateau à vapeur, tant auprès d'un jeune ingénieur anglais que d'un constructeur nantais42. Déçu par les expériences officielles, l'inventeur se rendit au Havre avec son canot pour « réclamer l'attention du commerce ». II acheta un bateau de pêche d'une vingtaine de tonneaux, mû par quatre hommes agissant sur le mécanisme d'hélice43. Mais la rumeur des rebuffades officielles, selon lui, parvint jusqu'au Havre : il était impossible de raisonner contre le fait que

le gouvernement avait condamné mon système et je n'avais rien à espérer du commerce.

22Pour être plus convaincant, il fit construire à Honfleur un bateau de 60 tonneaux, se faisant fort d'établir une ligne entre Honfleur et Le Havre. Faute de machine à vapeur, il fallut faire actionner l'hélice par huit hommes... À ce régime, sa situation financière devint vite désespérée, ce qui devait devenir une constante dans l'existence de Sauvage, digne de maint poète ou artiste romantique incompris44. Il lui fallait désormais faire flèche de tout bois, et déployer sur d'autres terrains sa propension inventive.

23Adonné au dessin et à la sculpture45, il avait invente en 1824 un système pour capter plus vite la ressemblance, le physionomètre. II le perfectionna alors en physionotype, sorte de pantographe permettant de remplacer le moulage. II retourna à Paris et vendit la moitié de l'exploitation du physionotype, qui rencontra un premier succès de curiosité, y compris auprès de la Cour royale et d'autres célébrités : Dupin, Lord Brougham, Guizot, Barrot, La Rochejacquelein, etc.46. Mais le recrutement hasardeux par Sauvage d'auxiliaires « adversaires du gouvernement » et ne se privant pas de l'exprimer au beau milieu des Tuileries interrompit, et la confection des bustes, et les espoirs de faire passer les hélices à l'aide du physionotype47. Sauvage était à nouveau sans ressources, dans son rôle de génie méconnu. Et ce n'est pas la transformation du physionotype en réducteur pour la copie des sculptures, un peu plus tard, qui devait le tirer de sa situation. À défaut de pouvoir monter en grand une expérience de « vis » immergée, il conçut en 1836 un système d'hélice agissant cette fois sur l'air, et placée à la poupe d'une embarcation de plaisance légère48.

24Pendant ce temps, c'est en Angleterre, terre bénie de la technologie, en particulier des steamers, que les choses progressaient. Francis Petit Smith, après des essais en 1834 avec un modèle actionné par ressort, faisait naviguer sur la Tamise en 1836, puis en mer en 1837, un bâtiment annonçant la construction, en 1838, du Propeller, bientôt rebaptisé en Archimède. Il s'agissait en fait d'un voilier, doté d'une machine auxiliaire ; l'innovation essentielle était le passage de l'hélice Sauvage à un filet, d'une révolution complète, à l'hélice à deux filets, d'une demi-révolution, diminuant sensiblement les trépidations. L'Archimède opéra plusieurs traversées de la Manche, en se mesurant aux meilleurs steamers à roues du temps : on le vit même en rade de Boulogne en avril 184049. En dépit du caractère finalement peu spectaculaire de l'augmentation de vitesse conférée au voilier l'Archimède par son moteur, le célèbre constructeur du Great Britain, I. K. Brunel, décidait en 1842 d'abandonner les roues pour la « vis »50. De son côté, le suédois Ericsson avait pris en 1836, en Angleterre, un brevet pour un système d'hélice évidée, faite de pales séparées montées sur des tambours, donc apparenté à celui imaginé par Delisle51. Plusieurs autres unités furent mises en chantier à la même époque, en Angleterre, dont le Rattler, rendu célèbre par son affrontement victorieux avec un navire à roues. L'écho de toutes ces expériences parvenait en France, à un moment où la tension diplomatique avec l'Angleterre à propos du Proche-Orient, autour de 1840, réveillait brutalement le sentiment d'une évidente infériorité navale. Tout cela ne faisait que déchaîner les penchants atrabilaires de Sauvage. Il chercha à alerter le ministère de la Marine et à convaincre les autorités françaises de reprendre l'évaluation de son propre système :

Je lui ai fait observer que jusqu'à présent vous n'avez pas consenti aux arrangements qu'on vous avait proposés, qu'en attendant les Anglais avaient exploité l'entreprise52.

25II partageait l'échauffement des passions patriotiques qui marqua le printemps 1840, avec la perspective de guerre avec l'Angleterre, en même temps que l'anticapitalisme primaire qui accompagnait volontiers à l'époque le patriotisme anglophobe : la guerre n'empêcherait pas « le gros capitaliste de spéculer en épicerie et d'écraser le petit épicier, son voisin »53. Ceci n'allait pas sans une certaine lucidité à propos de la compétition économique internationale, et des capacités françaises en la matière :

nous pouvons nous flatter de fabriquer à bon marché, mais nous avons la honte de voir refuser à l'étranger tout ce qui porte le type français, excepté les chapeaux et les rubans.

26Son délire de persécution s'aggravait : il pensait que les hommes finiraient par s'entremanger, les gros sur les petits, comme les poissons :

un fort de la Halle pourrait bien croquer un Laffitte ou un Rothschild. [Cela pourrait bien venir un jour] il ne faut pour cela que quelques Victor Hugo, Dumas et autres auteurs qui ont du succès grâce aux scènes d'horreur [...] et dépravent le cœur humain54.

27Le mécanicien oublié, le prophète non reconnu dans son pays, devenait contempteur du monde.

Augustin Normand, professionnel et légitimiste

28Augustin Normand, constructeur de navires au Havre, semblait tout l'opposé de Frédéric Sauvage. II participait d'une grande famille, dont les représentants sont repérables dès le xvii^e siècle à Honfleur, au Havre, à Rouen, à Osmanville, à Cherbourg55. Les chantiers de Honfleur, créés en 1728 comptaient vers 1960 parmi les plus anciens du monde restés dans la même famille. Le rôle des importants stocks de bois, mis à durcir pendant des années dans des fosses marines, entretenait en effet l'hérédité professionnelle et l'esprit de famille. C'est avec Joseph Augustin maître charpentier en 1771, qu'apparut le prénom, intégré au patronyme familial en 1911. Ce milieu était fortement imprégné du catholicisme honfleurais. André-François Normand (1726-1812) était un bon chrétien, fidèle à ses devoirs religieux56. Durant la Révolution française, Honfleur se signala par son traditionalisme et son attachement au culte, et A.-F. Normand, pendant la Terreur, effectuait chaque samedi un pèlerinage à Notre-Dame-de-Grâce, pour laquelle il avait une dévotion toute particulière. Frédéric Le Play, né en 1806 dans le village voisin de La Rivière-Saint-Sauveur, a évoqué son enfance au milieu

d'une population maritime chrétienne et dévouée à la patrie, [restée] à l'abri des opinions délétères qui, depuis 1789, étaient propagées dans la majeure partie de la France57.

29Sous le premier Empire, les constructeurs honfleurais restèrent royalistes, et n'affichaient qu'une soumission nominale à l'État : un trait que nous retrouverons sous la monarchie de Juillet. Il était donc logique que Joseph Augustin obtînt sous la Restauration le titre de chevalier du Lys.

30Mais ce dernier avait été le témoin de la diminution d'activité ayant frappé Honfleur, l'Empire ayant privilégié la construction navale au Havre, à cause de la présence de l'administration. Né en 1792, son fils aîné, Augustin, fut envoyé au Havre en 1808, comme dessinateur à l'Arsenal, avant de fonder son propre chantier sous la Restauration. Il apprit les mathématiques avec un aspirant au sacerdoce, Trual. En 1816, il épousa une jeune fille d'une famille de commerçants très pieux, riche de nombreux prêtres et religieuses. Quant à son frère Benjamin, ingénieur naval, il s'occupait spécialement des machines à vapeurs et instruments mécaniques, et contribua à faire entrer dans la maison les nouvelles technologies. Sous la Restauration, le chantier Normand construisit surtout des baleinières, réputées pour leur finesse et leurs performances, mais il commença à s'intéresser à la vapeur, révélée en mars 1816 par la fameuse traversée de l'Elise, en provenance de Londres58. C'est en 1830 que fut lancé le Courrier, pour la malle-poste Calais-Douvres, premier bâtiment à vapeur à surpasser les Anglais puis, en 1831, le remorqueur le Neptune. Plusieurs unités suivirent de 1833 à 1835, dont le Normandie, paquebot destiné au service de la Seine, réputé pour sa rapidité et le confort de ses grands salons et cabinets particuliers59. Un soin tout particulier était apporté aux machines, en général fournies par le constructeur anglais Barnes. La collaboration avec Barnes portait au développement de la technologie des roues articulées, dont nous avons vu plus haut le scepticisme de Sauvage à leur endroit. Le chantier Normand imagina même des navires « en violon », avec un rétrécissement pour loger les roues à aubes, mais générateur de fragilité et de remous intempestifs.

31Le caractère de pointe de l'entreprise n'excluait pas un solide attachement aux convictions religieuses et légitimistes d'Augustin Normand. Il s'affectait de l'illégitimité de la monarchie de Juillet, ce qui n'empêchait pas, on le verra, des relations cordiales avec la famille royale, dont certains membres, tel le prince de Joinville, étaient proches des choses de la mer60. II entretenait des relations étroites avec l'abbé Beaupel, chargé par l'archevêque de Rouen du nouveau quartier des Quatre-Chemins, développé autour du chantier, hors de l'enceinte du Havre, avec une population ouvrière de 6 000 habitants. En 1846, au moment où germa le projet de construction d'une église, Augustin Normand

touché plus que tout autre du fâcheux isolement de ces honnêtes travailleurs, offrit de donner lui seul toute la charpente

32d'un édifice dédié à saint Vincent-de-Paul, titulature non dénuée de signification dans ces années 1840 où se développait l'organisation du même nom, fondée par Ozanam61. II n'était pas indifférent non plus que l'architecte de cette église fût l'abbé Louis-Napoléon Robert, autre personnage-clé de cette histoire où les soutanes ne sont jamais très loin des bourgerons des mécaniciens.

33Né au Havre, L.-N. Robert était le fils d'un professeur de mathématiques, lui-même muté à Boulogne en 181362. Il y accomplit sa scolarité primaire, chez les Frères, puis secondaire d'abord à la pension Blériot, où il côtoya Sainte-Beuve, puis à l'institution Haffreingue, renommée à l'égal de son prêtre directeur, reconstructeur de la cathédrale de Boulogne et figure marquante du clergé local63. C'est à Boulogne qu'il entra en contact avec Frédéric Sauvage, qu'il n'oublia pas comme on le verra plus tard. Revenu en 1819 au Havre, il fut le condisciple de Le Play, avec lequel il se lia étroitement et prépara l'École Polytechnique, où il fut admis en 1823, peu avant Gratry. Son « binôme » et amical adversaire était le futur saint-simonien Michel Chevalier. À sa sortie, il fut admis dans le génie maritime, et nommé ingénieur à Cherbourg, où il resta jusqu'en 1837. Les mémoires qu'il y rédigea témoignent d'un intérêt et d'une compétence certains dans le domaine des navires, spécialement à vapeur. Il y dirigea en particulier la construction du yacht royal, le Marie-Amélie. On retrouve donc chez lui la même connivence de fait qu'Augustin Normand avec l'orléanisme dominant, indépendamment des convictions personnelles, catholiques et légitimistes. En 1837, il changea complètement d'orientation et se tourna vers la prêtrise. Il acheva sa carrière comme professeur de mathématiques à la célèbre institution d'Yvetot, et se fit connaître surtout comme architecte d'églises au diocèse de Rouen64. C'est lui qui devait mettre Normand en contact avec Sauvage, et lui valoir par là même l'occasion de déployer, comme on va le voir, les vertus de patience et de charité chrétienne face à l'irascible inventeur boulonnais.

34À certains égards, Augustin Normand évoque irrésistiblement le catholicisme et le légitimisme d'un autre grand nom de la technologie de l'époque, Marc Seguin, même si rien ne semble indiquer une quelconque relation entre les deux hommes. Connu pour ses ponts suspendus, Seguin prit par ailleurs une part active à la navigation à vapeur sur le Rhône, avant de s'occuper du chemin de fer de Lyon à Saint-Étienne et d'apporter sa contribution à l'invention de la chaudière tubulaire. Mais il ne faisait pas mystère de ses convictions : encore le 28 juin 1830, il faisait les honneurs du chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon au duc d'Angoulême, essayant en vain de faire partager son « Vive le duc d'Angoulême ! » au personnel et aux curieux rassemblés à Perrache, ne s'attirant pour toute réponse qu'un rire moqueur65. On sait qu'après 1850, Marc Seguin, fortune faite, se retira des affaires industrielles et réunit à l'abbaye de Fontenay une sorte de « phalanstère » familial catholique, voué à la recherche scientifique, en relation avec l'abbé Moigno, dont il va être question plus loin66.

35Le fils aîné d'Augustin Normand, Paul. devint prêtre, ce qui ne pouvait que couronner ses ambitions chrétiennes67. En 1862, le pieux constructeur éprouva de grands scrupules de conscience pour répondre à une commande de la maison de Savoie, « l'État spoliateur du Saint-Siège ». Son fils, consulté, lui répondit de ne pas accepter :

Vos convictions politiques et religieuses sont connues de tous [.] et votre concours à un tel gouvernement pourrait bien être regardé comme une défection.

36En revanche, son ami le chanoine Robert lui accorda la permission, quitte à demander un prix élevé pour éventuellement décourager le client italien, en faisant la comparaison avec les Gardes du corps de Charles X, réengagés par Louis-Philippe68. On permettra de reconnaître ici le sens ingénieux des affaires, qui faisait si cruellement défaut à Frédéric Sauvage, comme faisait défaut certaine prudence à Jouffroy d'Abbans. Les solides qualités bourgeoises de Normand formaient un contraste éclatant, qui n'eût pas déplu à Balzac69, avec l'aventurier aristocrate et le génie écorché vif de Boulogne. Les deux derniers partageaient au moins une passion : le rejet des roues à aubes comme système propulseur des navires.

Les réponses techniques, entre mécanique et métaphysique

37Les roues à aubes choquaient les convictions esthétiques de Frédéric Sauvage, artiste de la construction navale, et prompt à comparer les bateaux à aubes à des « ânes chargés de reliques ». Lorsqu'il vit enfin évoluer pour la première fois le Napoléon, premier navire à hélice, dans le port du Havre. il estima qu'il rendait

les bateaux de Rouen [avec leurs rues à aubes] bien hideux. Ils ont réellement l'air de bourriques, avec des mannequins70.

38L'homme du Nord connaissait aussi la fragilité des berges des canaux exposées à l'eau chassée, qui avait fait avorter un projet de liaison entre Amiens et Abbeville71. Jouffroy estimait de son côté que les roues étaient pires que les rames, au vu d'une expérience faite en 1812 avec son père, sur un canot mû par deux hommes, alternativement par des roues et par des rames72. Quant au système des roues articulées, développé en France par le constructeur Cave, il occasionnait, selon Sauvage, d'insolubles problèmes d'usure du boulonnage73. Encore pouvait-on accepter ces inconvénients pour la navigation fluviale ou lacustre, qui avait valu aux États-Unis d'ouvrir la voie en la matière. En revanche, le passage à la navigation maritime, et même transatlantique à partir des années 1820, faisait apparaître d'autres limites. Le roulis occasionnait une perte d'efficience, alternative, pour la roue se trouvant élevée audessus de la flottaison. En cas de tempête, les vagues mettaient à rude épreuve les aubes. Et celles-ci eussent été évidemment des cibles désignées et faciles à atteindre sur des navires de guerre, beaucoup plus faciles dès lors à paralyser que les voiliers traditionnels. Ceci d'autant plus que, par ailleurs, l'encombrement du pont et des flancs du bateau par le système propulsif limitait les possibilités d'établir une mâture complète — la propulsion à vapeur étant encore, à l'époque, perçue comme auxiliaire — et empiétait fâcheusement sur la place disponible pour l'artillerie74. II existait donc un fort intérêt pour toutes les solutions alternatives75. L'histoire devait trancher en faveur de l'hélicoïde immergé, mais il n'est pas sans intérêt d'analyser en détail l'impasse des bateaux palmipèdes, où s'usa l'énergie de Jouffroy d'Abbans. Dans l'un et l'autre cas, les préoccupations idéologiques et religieuses, donc largement extra-technologiques, jouèrent un rôle non négligeable.

L'hélice et le poisson, ou le psychodrame Sauvage-Normand

39La renommée de l’Archimède et de sa « vis » propulsive avait attiré l'attention de l'Amiral Duperré au ministère de la Marine. Il envoya un officier compétent, Hippolyte Labrousse, qui lui avait remis un mémoire sur le sujet en 1840, faire une enquête approfondie en Angleterre76. Ce fut cependant pour une unité civile, destinée à la liaison Marseille-Ajaccio, qu'il fut passé commande en 1841 par le ministre des Finances, Humann, au chantier Normand. Conformément à son habitude, Augustin Normand fit appel au britannique Barnes, de Manchester, pour les machines. Plus surprenante, en un sens, fut sa démarche vis-à-vis de Sauvage, suggérée par l'abbé Robert : association entre deux entrepreneurs de renommée nationale, voire internationale pour Barnes, et un excentrique ayant à son actif la construction de quelques bateaux de pêche, qu'il avait abandonnée depuis près de vingt ans77. Cependant Sauvage tenait enfin sa reconnaissance, et semblait toucher le but78. L'accord ne comportait aucun risque pour lui. s'il ne lui promettait pas non plus des perspectives mirifiques, du fait de son caractère léonin. Normand et Barnes, « convaincus de l'avantage du système d'hélice de M. Sauvage », proposaient de construire à leurs frais un bateau équipé d'une machine d'au moins 120 CV, Sauvage n'ayant qu'à leur concéder gratuitement

le droit qu'ils demandent d'employer son système et [il] s'engage à leur donner tous les documents et renseignements dont ils pouvaient avoir besoin79.

40Dans la pratique, il ne fut pas réellement associé à la construction80.

41Lancé le 6 décembre 1842, le Corse, bientôt rebaptisé en Napoléon81, long de 47 m et large de 8,50 m, offrait des formes révolutionnaires, témoignant de la qualité du chantier Normand82. Sa première sortie en mer attira une foule de curieux pour le « spectacle inusité » d'un bateau sans voiles ni roues, avec « cette espèce de limaçon qui joue sur son arrière83 ». Mais c'est ce même « limaçon », forgé au Havre, qui allait engendrer un inexpiable conflit et une polémique vouée à dépasser largement Le Havre et le milieu de la construction navale.

42Dans sa réponse à l'offre de Normand et Barnes, Sauvage avait souligné les ressemblances et différences entre son hélice et celle de Smith, qu'il avait « vue dernièrement à Londres ». Il s'agissait bien dans les deux cas d'une « vis » pleine, et non de pales disposées en tambour comme dans les systèmes Delisle ou Ericsson84. Seulement Smith et Rennie, qui avaient équipé en 1839 l'Archimède d'une première hélice à un seul filet, strictement conforme à celle de Sauvage, passèrent en 1840 à une hélice à deux filets d'une demi-spire, ce qui revenait à la couper en deux, à la « dénaturer », aux dires de Sauvage. Mais ce n'était rien à côté de ce qu'allaient tenter Normand et Barnes, qui essayèrent jusqu'à huit modèles différents et la coupèrent en trois parties, voire quatre, ce qui revenait, plus qu'à « dénaturer », à « martyriser » la vis Sauvage selon l'intéressé. Dès lors les choses allaient très vite dégénérer.

43Sauvage, qui s'estimait « propriétaire et inventeur » du système de l'hélice85, en appela à l'Académie des sciences, où il pensait pouvoir disposer de l'appui du baron Séguier. Celui-ci remit un rapport effectivement favorable, mais controversé, sur les performances comparées d'un modèle réduit équipé des deux types d'hélices86. Sauvage pouvait désormais écraser Normand de son mépris :

il est bien certain qu'il est pénible, surtout lorsqu'on a beaucoup d'amour-propre, de se rétracter et d'exécuter d'après un principe qu'on a condamné. Mais, quand on ne sait que copier, on ne fait ni invention, ni perfectionnement87.

44L'incarcération pour dettes de Sauvage (du 8 mai au 8 juillet 1843) contribua évidemment à jeter de l'huile sur le feu88. Les arguments n'eurent plus grand-chose de scientifique, telle cette dénonciation de « l'hélice de Barnes qui était composée de croches et de demi-croches, faisant un tour crochu comme la tête d'un des constructeurs du Napoléon, et comme les jambes de l'autre », allusion de mauvais goût à la boiterie de Normand 89. La presse locale s'en mêla : le Journal du Havre, de tendance plutôt voltairienne et libérale, fondé en 1828 dans la nuance du National, soutenait Normand, tandis que le Courrier du Havre, plus conservateur et de création plus récente (1839), accueillait les récriminations de Sauvage90, n'hésitant pas à hasarder des comparaisons audacieuses : avec Christophe Colomb qui « là encore, a eu son Americ Vespucci » et même avec Galilée ! 91Il ne manquait plus qu'une caisse de résonance pour donner à l'événement un retentissement national et une tournure quasi politique, rôle qui incomba au publiciste Alphonse Karr.

45Ce dernier avait contribué à mettre à la mode la saison sur les côtes normandes, notamment à Étretat et à Sainte-Adresse. Il publiait, depuis 1839, Les Guêpes, petites brochures où il étalait sa verve critique et divulguait des confidences attendues. Dans sa livraison de juillet 1843, Karr évoquait, non sans talent, les évolutions du Napoléon sur fond de majestueux coucher de soleil sur la rade du Havre. Mais c'était pour mieux souligner l'absence de Sauvage sur le navire, envahi par toutes les notabilités : « j'eus en ce moment une des impressions les plus tristes que j'ai ressenties de ma vie ». Et d'aller voir Sauvage dans sa prison, dérangé par les aboiements des chiens, étouffant dans les crises d'asthme, bricolant avec les maigres moyens du bord — des cordes de violon, du papier, des plumes d'oiseaux — des minuscules hélices de moulin à vent...

Quoi ! il ne s'est trouvé personne parmi tous ces hommes riches qui étaient fiers d'aller montrer aux Anglais cette invention française, qui allât demander à Sauvage la permission de lui prêter la somme nécessaire pour sa mise en liberté ! — Quoi ! le ministre de la Marine. — Quoi ! le roi de France le laissent en prison depuis deux mois ! [...] C'est une tache pour un pays, — c'est une tache pour une époque, — c'est une tache pour un règne.

46Reproduit par divers journaux parisiens, l'article des Guêpes souleva une certaine émotion, à Paris comme à Boulogne, d'autant que la participation du prince de Joinville aux essais, à l'été 1843, leur donnait un lustre particulier. Boucher de Perthes, alors directeur des douanes et président de la Société d'émulation d'Abbeville, dont Sauvage était membre, fit une démarche officielle. Séguier était déjà intervenu auprès de l'aide de camp du roi, Rumigny92. Le vice-président de la société d'agriculture, du commerce et des arts de Boulogne en faisait autant auprès du ministre de la Marine, en appelant au roi, « protecteur éclairé des sciences et des arts93 ». Quant à Augustin Normand, abreuvé d'insultes publiques, il n'était pas en reste. Il était intervenu dès le 15 mai auprès du ministère de la Marine pour faire reconnaître les mérites de Sauvage et empêcher la saisie de ses biens94. Lorsque Louis-Philippe vint visiter lui-même le Napoléon et remettre la « croix » à Normand, celui-ci, rappela au roi le rôle décisif de Sauvage, demandant pour lui une récompense nationale95. On écarta la modalité d'une pension viagère, au profit d'une modeste somme de 2 500 francs, dont la tradition rapporte que Sauvage les jeta à la figure du commissionnaire... II est vrai qu'il se drapait de plus en plus dans son rôle de persécuté, de martyr du pouvoir et de l'argent96. Malgré son indemnité, convertie en rente annuelle, il retomba dans la misère. On le vit réapparaître sur le terrain polémique en 1845, à l'occasion de l'accident survenu à l'hélice du Great Britain, occasion pour lui de s'en prendre une fois de plus aux « prétendus perfectionneurs de l'hélice [...]. C'est mon hélice, mais divisée, qu'on emploie ». Il devait sombrer dans la folie en avril 1854, se prenant pour le roi de l'océan, et fut interné à Picpus, où il mourut le 17 juillet 1857.

47Le plus étonnant, dans cette affaire, reste l'entêtement de Sauvage pour défendre son hélice continue, face à l'évidence de la supérionté des performances de l'hélice divisée, adoptée irrévocablement pour tous les modèles de navires après le Napoléon. À la différence de bien des prototypes, ce dernier fut d'emblée salué comme un coup de maître, et resta d'ailleurs très longtemps en service. D'un seul coup, la France reprenait une avance technologique sur l'Angleterre. On s'explique mal comment un mécanicien aussi avisé que Sauvage, lesté d'un certain bagage scientifique, même s'il était modeste, ait pu à ce point se tromper. La plupart de ceux qui ont écrit à son sujet ont évoqué l'amour-propre, qui ne manquait certes pas à un personnage de caractère pour le moins difficile. Bien des déclarations et des écrits de Sauvage témoignent de son invincible sentiment de supériorité et d'un éperdu besoin de reconnaissance, quasi pathologique. Mais tout cela semble avoir été nourri par des convictions indéracinables, d'ordre irrationnel. Son comportement paraît tout à l'opposé de celui de Normand et Barnes, que le prince de Joinville, dans ses Mémoires, évoque au cours des essais du Napoléon, l'un attentif aux lignes et au comportement du bateau, et l'autre ne quittant pas sa règle à calcul. Il y avait une forme de fanatisme dans l'attitude de celui qui, après avoir admiré le Napoléon à sa première sortie, refusait l'invitation de monter à bord, ajoutant qu'il ne monterait « que dans le premier bateau à hélice qui comportera toutes les conditions qu'exigent mon procédé97 ». Comme si l'on avait profané son invention, revêtue d'un caractère quasi sacré : on a relevé, au passage, l'emploi du verbe « martyriser » à propos de la division de l'hélice.

48Sauvage apparaît comme une sorte d'inspiré, au sens fort du terme, et un certain nombre de traits permettent de déceler chez lui une approche de type « religieux » des processus technologiques. Plus que dans les théories mathématiques et mécaniques, c'est à la nature, en dernière instance, qu'il empruntait ses arguments définitifs. Il est possible de reconstituer la manière dont il conçut cette sorte de définition dogmatique et intouchable de l'hélice continue, à partir de l'observation de phénomènes et de mouvements observables dans la nature. De sa jeunesse à Boulogne, il avait conservé une rare habileté à manier la godille, et la capacité

[d']imprimer seul, par ce moyen, une vitesse plus grande à une embarcation que celle qu'elle pouvait recevoir de deux rameurs98.

49La vue d'un poisson rouge, dans un vase, lui inspira le rapprochement. C'est donc le mouvement humain de la godille, apparenté à celui de la queue de poisson, qu'il chercha à inscrire dans l'espace :

cela forme l'S, la lettre centrale de mon nom, et une hélice d'un diamètre égal à sa longueur99.

50Dès lors les choses étaient, pour lui, définitivement fixées par l'image du matelot en train de godiller : à ceux qui se piquaient d'installer une seule hélice divisée, tournant autour d'un axe faiblement incliné par rapport au navire, il opposait la nécessité absolue de deux hélices semblables, tournant en sens inverse, et reproduisant exactement l'effet de la godille. Pouvait-on imaginer un godilleur avec une rame à trois pelles ? Pouvait-on également imaginer une rame-godille placée presque horizontalement, et qui n'aurait aucun effet100 ?

51On voit bien chez lui que la nature était censée produire les dispositifs les mieux appropriés. Pour prouver que l'hélice simple perdait de la puissance si on la divisait en plusieurs fractions, il affirmait que

c'est la même chose que si on fendait en deux ou trois les ailes d'une mouche prétendant qu'avec six elle doit voler mieux qu'avec quatre, et avec quatre mieux qu'avec les deux que la nature lui a données101.

52Une autre fois, il évoquait les pattes pleines des canards, ou la queue des poissons soudée en ses deux sections :

Fendez en deux ou trois les pattes de vos canards, et si vous me prouvez qu'ils nagent aussi bien, je reconnaîtrai que vous avez raison102

53cela donnait, de son point de vue, le Napoléon, avec une hélice à trois sections, de résultat médiocre, ou l’Industrie, avec quatre sections inefficientes103. De même, il critiquait les systèmes de ses prédécesseurs, Dallery, Delisle, etc., qui prévoyaient une hélice à l'avant et à l'arrière, en affirmant que les poissons, pas plus que les phoques ou les baleines, n'ont de queue sur la tête.

54De ce respect religieux pour la nature, inspiratrice de la vraie mécanique, Sauvage en passait facilement à une sorte d'absolutisation de la Création, où l'inventeur n'est qu'un simple rouage. Face à un commissaire de l'Académie des sciences, il déplaçait le débat sur un autre terrain que celui sur lequel le savant entendait se placer :

Monsieur, en faisant des hélices, j'ai cherché à copier la nature, et je crois avoir démontré que je m'en suis rapproché autant que possible. Si vous êtes plus puissant que Dieu, faites mieux que lui. J'ai essayé, quant à moi, de faire comme le Créateur104.

55Un peu plus tard, lorsque le gendre de Dallery, Chopin, s'évertua à faire reconnaître la primauté des travaux de son parent105, c'est derechef un argument démiurgique qu'il opposa :

Ni lui, ni moi n'avons rien inventé du tout en matière d'hélice. Ce mérite appartient à la nature ; seulement, je pense qu'on ne peut me disputer le mérite de l'avoir utilisée et de l'avoir appropriée à la navigation106.

56Qu'en était-il exactement des convictions religieuses de Sauvage ? Son milieu d'origine, Boulogne, était réputé, au début du xix^e siècle, pour son attachement aux idées patriotiques et au clergé constitutionnel, non exclusif au demeurant d'une solide dévotion mariale107. Lui-même paraissait exprimer un évident anticonformisme. Au Havre, on assure qu'il recherchait la société des prêtres : « ce sont mes plus chauds partisans ». Ils essayaient de l'attirer à leurs cérémonies — peut-être à l'instigation de Normand — mais il écrivait, en avril 1843, avec son habituel franc-parler :

j'ai écrit à ces bons prêtres que j'aime et qui ne sont pas des hypocrites, que mon fauteuil usait mon pantalon par derrière et que, si je me mettais souvent à genoux, ce serait brûler la chandelle par les deux bouts et que j'irais entendre prêcher quand on aura des églises sans toits, puisque je suis obligé de laisser ma porte ouverte la nuit (allusion à son asthme)108.

57On imagine aisément que le clergé local, y compris sans doute l'abbé Robert lui-même, tenta de s'entremettre entre Sauvage et le très dévôt Augustin Normand, mais mal lui en prit :

Dimanche prochain, je dînerai avec toute la prêtraille, et je me doute du dessert qui me sera offert mais je suis bien décidé à ne faire aucune concession en faveur de ce jésuite de Normand109.

58À la différence de Jouffroy d'Abbans et de son entourage, qui étaient d'authentiques catholiques militants, Frédéric Sauvage participait sans doute plutôt d'une sorte de religiosité romantique. On pense aussi à l'influence du spiritualisme de Boucher de Perthes l'Abbevillois, développé au même moment dans son ouvrage intitulé De la création110. Ces réflexions sur la matière et l'esprit, le second s'incarnant dans la première et lui donnant vie, en modelant des formes de plus en plus perfectionnées, ne sont pas sans évoquer les raisonnements de Sauvage. L'aveu de Sauvage à Boucher de Perthes n'en prend que plus de signification :

On a beaucoup dépensé pour faire des expériences avec des hélices opposées au principe du grand maître : Dieu ; on avait plus envie d'user le temps que de s'instruire111.

59Il existait donc deux différences de fond entre Sauvage et Normand : le premier participait peu ou prou de la religion naturelle, mâtinée d'anticléricalisme, si répandue à l'époque romantique, mais il y englobait avec une énergie farouche ses propres conceptions technologiques. Le second était un notable catholique exemplaire, mais qui laissait en quelque sorte ses convictions à la porte de son atelier, ouvert à un Anglais protestant. Même s'il est facile d'imaginer ses ardentes prières vespérales pour le succès du Napoléon, c'étaient la planche à dessin et la règle à calcul qui prévalaient pour lui, et non pas les formes semées dans la nature par le Créateur. En un certain sens, il manifestait, sur ce terrain, la tendance bien connue de la bourgeoisie catholique à la privatisation de la religion. Tout compte fait, ce fut encore par ses gestes charitables — et mesurés — vis-à- vis de Sauvage qu'il donna le plus de visibilité à sa foi. C'était du côté de l'inventeur boulonnais qu'il fallait rechercher l'intransigeance à fondement religieux. Encore peut-on considérer que la médiation de la godille, du geste humain, instaurait un artefact technique entre la création divine et le dispositif mécanique : la religion de Jouffroy, nettement plus dogmatique, l'empêchait de voir des hélices dans la nature.

Jouffroy, le dogme et le palmipède

60Lorsque la presse commença à évoquer les premières réalisations d'hélices en Angleterre, Achille de Jouffroy d'Abbans estima d'emblée que le remède était pire que le mal,

[l'hélice ayant] tous les inconvénients de la roue à aubes, à un bien plus haut degré : motion continue, vitesse extrême, obliquité perpétuelle du choc.

61Ceci eût peut-être permis de faire avancer un navire, surtout compte tenu de l'élévation des puissances des machines, mais au prix d'une très coûteuse consommation de charbon112. La curiosité du marquis pour les problèmes de navigation à vapeur, atavique et jamais éteinte, s'en trouva aiguisée et il développa durant plus de trois ans toute son énergie pour faire triompher une autre solution, les bateaux palmipèdes ou « vélopèdes ». Certains rêvaient de substituer des rames aux roues113, d'autres avaient déjà conçu des sortes de nageoires sous-marines114. Jouffroy se mit en tête de reproduire le cygne, « le plus beau modèle que la nature nous ait offert pour l'art de la navigation115 ». Il fallait pour cela, à la fois trouver de l'argent, qu'il n'avait pas, pour construire un prototype, et obtenir la reconnaissance de l'Académie des sciences, indispensable pour tout débouché public. Le souvenir du cuisant échec paternel, en 1783, était forcément en sa mémoire. On vit alors se constituer un étonnant lobby catholique, ne reculant devant aucun moyen pour parvenir à ses fins, comme il s'en rencontre probablement peu dans l'histoire des techniques industrielles.

62Le personnage-clé dans cette affaire, véritable entremetteur, fut le Père. Moigno, jésuite à la culture encyclopédique, professeur de mathématiques au célèbre collège de la rue des Postes à Paris et future grande figure de la vulgarisation scientifique au xix^e siècle116. Moigno avait alors tout un réseau de relations, à la fois avec des journalistes et avec un certain nombre de savants et académiciens. Ampère, Arago, Dumas, et par dessus tout le mathématicien Cauchy, dont il était le fidèle disciple et l'éditeur des travaux. On connaît les positions idéologiques originales d'Augustin Cauchy par rapport au milieu scientifique de son temps, plutôt porté aux idées libérales, voire à l'anticléricalisme : un légitimisme tout à fait intransigeant, un catholicisme de combat117. Fort de sa réputation scientifique, Moigno jouissait d'une grande confiance chez les Jésuites, en particulier pour ce qui regarde l'accès aux ressources de la maison de la rue des Postes, sans doute disproportionnée par rapport aux imprudences du personnage118. Faut-il ajouter foi aux conditions mélodramatiques de sa rencontre avec Jouffroy ? Venu donner une retraite à Rouen, il aurait trouvé Jouffroy et sa famille, sans le sou comme d'habitude, « retenu en otage » chez un maître d'hôtel. Il s'émut, obtint d'une « personne charitable » de quoi délivrer les « captifs ». Non content de ce premier résultat,

il fit plus encore et, sans consulter ses supérieurs, ni ses ressources qui étaient nulles de droit, il voulut, je ne sais comment, maintenir dans un éclat quelconque le nom de cette illustre famille. Pieuse et mortelle faute119.

63Le premier résultat de cette collaboration apparut dans le journal L'Univers, le 26 mai 1840. Fondé en 1833, L'Univers, après avoir longtemps végété, était en train de prendre son essor, sous la vigoureuse impulsion de Louis Veuillot, entré au journal en juin 1839. En peu de temps. Veuillot en fit un journal moderne, talentueux, de combat, mis au service du catholicisme ultramontain, bientôt l'oracle des presbytères pour un bas clergé récusant à la fois la morgue de la bourgeoisie libérale et la tutelle de l'épiscopat gallican120. Si Veuillot se gaussait, par provocation, de la science moderne et de ses serviteurs, L'Univers, qui entendait combattre la presse libérale sur son propre terrain, publiait pourtant, comme elle, les comptes rendus de l'Académie des sciences, désormais ouverts aux journalistes depuis le mémorable débat de 1837 sur ce point entre Arago et Biot121. Le compte rendu de L'Univers évoquait les expériences réalisées sur la Seine, à hauteur du pont du Pecq, devant une commission de l'Académie des sciences, formée d'Arago, Dupin, Poncelet et Séguier, objet d'un rapport les 27 avril et 3 mai 1840122. Une goélette de 120 tonneaux, de 20 mètres de long, portait à l'arrière une plate-forme supportant les bras portant deux paires d'aubes, formées de deux ventaux, liés par des charnières, pouvant s'écarter ou se rapprocher de façon à former un angle très obtus, pour agir sur l'eau par poussée, ou à devenir parallèles entre eux pour le mouvement de retour. L'ouverture et la fermeture des aubes était « ingénieusement puisées dans le mouvement oscillatoire des leviers », reliés par des bielles à un vilebrequin, lui-même entraîné par deux cylindres à vapeur oscillants. La disposition des bielles faisait que la pression était exercée seulement durant un tiers de l'évolution, le maximum d'énergie étant donc obtenu dans un temps très court, les deux autres tiers étant occupés à retirer les palmes, puis les rouvrir. Comble du perfectionnement, la plate-forme portant le mécanisme pouvait pivoter autour de l'axe de l'étambot, ce qui permettait d'aider le gouvernail.

64La vitesse atteignait 8 à 9 kilomètres/heure, mais de plus grands espoirs semblaient permis123. Dans son rapport, la commission souleva quelques questions. La puissance n'avait pas été utilisée à plein, l'arbre n'ayant pas dépassé 15 à 16 tours/minutes, contre les 30 à 40 possibles. Le principe même posait problème : les « efforts instantanés et alternatifs », associant le passage brutal du repos à l'action, exposaient l'appareil à des chocs susceptibles de compromettre la solidité et la durée des organes, à vérifier en mer. Cependant, un échouage providentiel « dans un gravier résistant » permit de démontrer les capacités du mécanisme : alors que trois recours au halage sur l'ancre s'étaient révélés inopérants, Jouffroy fit agir les palmes articulées.

Elles s'étaient à peine ouvertes et refermées trois fois que la goélette, dégagée sur tous les points instantanément, s'éloignait avec vitesse de ce fatal écueil. Son système venait de faire ses preuves124.

65Rappelant le projet de loi Salvandy sur les bateaux transatlantiques (qui devait être voté le 16 juillet 1840) Moigno trouvait pour les lecteurs de L'Univers un nouvel aliment pour combattre la politique officielle, appelant à ne pas continuer dans la voie actuelle, avec « ces faibles pirogues qui sillonnent la surface des mers ». Il était fier de son article, « qu'on a daigné applaudir et qui a été reproduit dans divers périodiques catholiques125 ». Alors que les mérites de Claude de Jouffroy père, venaient d'être enfin reconnus, en 1837, par l'Académie des sciences, à l'instigation d'Arago, il convenait de battre le fer tant qu'il était chaud. Dès le 6 juin, sous un prête-nom (Movillon), un rapport était adressé au ministère de la Marine, à la commission de la navigation transatlantique, chargée d'évaluer les propositions pour la principale ligne à établir face à la menace de monopole anglais, Le Havre-New-York126. Les multiples avantages du système palmipède y étaient énumérés127. L'absence de modification pour la carène garantissait la stabilité. Le pont et les bords extérieurs restaient libres, permettant la conversion aisée en bateau de guerre, avec toute l'artillerie souhaitée (précision utile en juin 1840, mois de tous les dangers avec l'Angleterre). On pouvait porter toute la voilure nécessaire pour un bateau ordinaire, précieuse garantie en cas de panne de machine. Le peu d'espace occupé, situé en outre à l'arrière, ne créait pas la prise au vent occasionnée par les énormes tambours de recouvrement des roues à aubes. L'appareil faisant contrepoids à l'arrière, cela diminuait le roulis, autorisait davantage de toile, tout en limitant la dérive. L'argument essentiel portait sur la consommation de charbon. Le rapport Movillon extrapolait à partir de l'expérience du Pecq : cinq bateaux de 1 200 tx de jauge, avec deux machines de 250 CV, eussent offert chacun un service équivalent à celui de 500 CV pour un bateau à roue. On eût pu ainsi avoir des aménagements pour 120 passagers, une provision de charbon réduite, pour 16 jours de traversée, et 5 à 600 tonneaux de marchandises et, bien entendu, le service des dépêches128. Le tout contre une subvention de 800 000 francs, inférieure aux 1 200 000 proposés par le gouvernement. Ultime argument qu'on espérait sans doute décisif en ces heures d'échauffement patriotique : les paquebots à roues requéraient de grosses machines anglaises de 450 CV, que les fabriques françaises n'étaient pas en mesure de produire alors. Avec le système palmipède. et ses moteurs moins monstrueux, « nous cesserions d'être tributaires des fabricants anglais ».

66Las, le Conseil des Travaux de la Marine, institution-clé et récemment créée, en 1831129, conclut que les expériences sur la Seine n'auraient su remplacer de véritables essais à la mer. On aviserait lorsque la goélette serait passée en Manche poursuivre ses essais, le rôle de l'administration étant « d'observer et d'attendre les résultats de cette première tentative130 ». II fallait en particulier attendre la deuxième expertise de l'Académie des Sciences, prévue en octobre. Elle ne ressembla pas à la première. D'abord par le renouvellement des commissaires Poncelet, Robert, Gambey et Cauchy, Coriolis n'ayant pu participer pour raisons de santé. Elle différait surtout par le principe d'une expérience sur le modèle réduit, au 1/37^e, d'une frégate de 1 500 tx et 42 canons, traduisant à l'évidence les limites financières atteintes par Jouffroy. Équipé d'un petit moteur à ressort et, alternativement, de roues à aubes et de pattes palmées, le modèle démontra nettement la supériorité des secondes131.

67Cependant le rapport présenté à l'Académie des sciences dans la séance du 26 octobre 1840 par Cauchy suscita une très vive discussion, des doutes étant apparus chez ses collègues, en particulier son vieil adversaire idéologique, Arago, qui en estimait les conclusions « trop absolues » et « trop précipitée » la condamnation des roues à aubes. Arago objecta l'exemple des bateaux anglais à roues à aubes articulées, donc ne soulevant pas l'eau, ainsi que la frégate anglaise La Médée, équipée d'une « vis d'Archimède », alors en opérations au Levant. De même il subit les interpellations de Biot, pourtant légitimiste comme lui, de Chevreul, de Poncelet, soulignant que la mécanique pratique n'était pas la mécanique mathématique. Freycinet, dont la réputation d'ingénieur praticien n'était plus à faire, éleva les plus sérieuses objections, relatives à la solidité de l'appareil. Pour Moigno et L'Univers, il n'y avait pas de problème, puisque les palmes pouvaient, en cas de tempête, être ramenées sur le pont, à la différence des roues132. Malgré les craintes de Cauchy de « laisser à des nations étrangères et peut-être ennemies » la gloire de cette invention, le vote fut ajourné à la séance suivante, de nouveaux essais devant avoir lieu. Le second rapport de Cauchy fut entièrement positif, suggérant seulement une expérience en grand à la mer, ainsi qu'une meilleure possibilité de protection de l'appareil en cas de tempête par repliement non sur le pont, mais sous les flancs du navire. Il concluait sur l'espoir que

la vue des avantages ci-dessus indiqués déterminera la marine française à faire en grand l'essai du nouveau système ; que si M. Jouffroy père a pu voir ses belles expériences trop longtemps oubliées dans sa patrie, le fils sera plus heureux, et que cette fois du moins la France ne se laissera pas ravir une découverte qui peut devenir si utile à ceux qui, les premiers, auront su en profiter.

68La seule réserve vint une fois de plus d'Arago, demandant qu'à tout le moins on substituât le mot « essai » au mot « expérience ».

69Entre temps, l'affaire avait été portée sur la place publique par des journaux libéraux, probablement alertés par l'intervention suspecte de Cauchy et plus encore de L'Univers. Dès le 8 octobre, Le Courrier français, comparant Jouffroy père, un vrai Français, avec Denis Papin, pour lequel on pouvait se poser la question, puisque « lui-même vécut et mourut loin de sa patrie, grâce aux mesures des implacables jésuites dirigeant la conscience de Louis XIV », s'étonnait de voir Cauchy, théoricien s'il en fût, rapporter sur cette question très « expérimentale ». Qui plus est pour extrapoler à partir d'une simple maquette.

Passe encore pour M. Cauchy, un de nos plus sublimes géomètres. Il n'est pas habitué à vivre dans la région des réalités. Le Courrier français lui fait confiance pour les séries, les intégrales, etc. pour lesquelles il a un merveilleux instinct [...]. Mais nous ne prendrions pas passage bien volontiers sur une locomotive qui n'aurait que M. Cauchy pour garant.

70Le sang de Moigno ne fit qu'un tour, et il stigmatisa, dans L'Univers du 29 octobre « la manière légère et insultante dont quelques journaux ont rendu compte de la séance de l'Académie », en particulier Le Courrier français. Le 4 novembre, ce dernier adoptait un ton plus modéré : Cauchy avait eu soin de souligner, dans son second rapport, que l'économie de force et de combustible était annoncée par la théorie, mais restait à démontrer dans la pratique et en grandeur réelle. Le Courrier français, ayant souhaité mettre sous les yeux du public tous les détails de cette « ingénieuse tentative », concluait donc que ce n'étaient encore que « des espérances de théories ». Le National adopta une démarche inverse. Le journal de la gauche réformiste n'accompagna pas de commentaires vraiment désobligeants le procès-verbal de la première séance de l'Académie des sciences, tout en rapportant les objections soulevées. En revanche, probablement alerté par Arago, il lança une violente offensive contre le second rapport de Cauchy. Selon Le National, l'Académie s'attendait que le rapport fût sérieusement amendé. Or il ne faisait que reproduire la substance du premier, « mais tellement dissimulée sous un amas de phrases superflues ou contradictoires qu'il était difficile de le reconnaître ». C'était une manœuvre pour placer l'Académie devant un dilemme : récuser le rapport ou accepter des opinions indéfendables. Le subterfuge de Cauchy s'expliquait « pour des motifs bien forts et tout à fait étrangers aux intérêts de la science ». Le National n'avait pas voulu, après le 20 octobre, élever « d'injustes soupçons », comme en faisait foi le compte rendu de la première séance. En revanche, il se sentait dégagé désormais, puisque L'Univers s'était chargé de lever les doutes :

dans un article où le rédacteur trouve le moyen de compromettre M. Cauchy, M. de Jouffroy et lui-même, nous avons trouvé le secret que nous cherchions. M. Cauchy est légitimiste, comme chacun sait : M. Jouffroy l'est aussi — autant que cela peut convenir à l'exploitation de sa découverte ; enfin le journal L'Univers passe, auprès de son petit public, pour une lumière du parti. Il y avait là tout ce qu'il fallait pour monter une association semi-politique, semi-industrielle : le savant s'était chargé de pousser l'industriel, le journaliste de distribuer au premier la gloire, au second les bénéfices.

71Et Le National d'alerter ses lecteurs sur le fait qu'on avait « fait violence » à l'Académie en obtenant, à la hussarde, le vote d'un rapport ne reposant que sur des promesses de la théorie, sur des résultats d'expériences illusoires, et qu'il « serait dangereux de chercher à exploiter les découvertes de M. Jouffroy » en l'absence d'expériences « convenables ». Dans L'Univers du 8 novembre, Moigno bondit et réfuta les allégations des deux journaux libéraux :

Nous avons au moins prouvé que nous ne réduisions pas ces beaux mots, National et Français, aux ignobles proportions d'un vain égoïsme, d'une haine concentrée de parti.

72Le National répliqua de façon cinglante, le 11, qu'il avait « accompli son devoir » en dévoilant les dessous de cette séance exceptionnelle de l'Académie, lui qui avait toujours exprimé son admiration « pour les beaux travaux dont M. Cauchy enrichit chaque jour l'analyse mathématique ».

73Le mal était fait, le scepticisme de la Marine ne pouvait qu'être conforté133, et Moigno s'inquiétait grandement pour les 200 000 francs engagés pour la goélette en grandeur nature134. En mars 1841, il s'aboucha avec un notable parisien, Hélot, « propriétaire » et probablement lié de près au collège de la rue des Postes. Par une avalanche de lettres et de visites quotidiennes, il réussit à vaincre les réticences de l'intéressé, de sa femme, de ses enfants, en faisant jouer à fond son influence de prêtre et de jésuite. Il présentait l'affaire comme une œuvre de charité chrétienne, prenant soin « de justifier M. de Jouffroy de toutes les accusations qui le déconsidéraient dans le monde135 ». Les lettres conservées attestent l'invraisemblable légèreté de Moigno, jouant pêle-mêle sur les « très beaux bénéfices escomptés », sur un hypothétique héritage de la femme de Jouffroy, sans compter les récompenses divines garantissant du 100%...136 En fait, les travaux de Jouffroy, à Rouen, sur sa goélette, engloutirent rapidement les prêts successifs de Hélot en une cavalerie effrénée, en promesses verbales ou écrites de Moigno, dénoncées avec constance par les fils Hélot aux jésuites. Moigno croyait toujours le but à portée :

L'invention est très belle en elle-même. Les pattes fonctionnent admirablement. C'était le difficile, là avaient échoué les Janvier et tant d'autres. Ils ne pouvaient échapper à la résistance du retour. Il y a beaucoup à faire, je le sais, je le sens, je le vois, mais je suis toujours convaincu que l'appareil tel qu'il existe sur la goélette répond à toutes les objections. L'essentiel serait d'indiquer les perfectionnements en faisant toucher du doigt les défauts. Si la détente donne le moyen d'obtenir 15 ou 18 coups de piston par minute, on aura la vitesse suffisante, les voiles donneront le reste137.

74Malheureusement, après être « sortie » fièrement du port de Rouen et après avoir navigué une heure, une des pattes se faussa, puis se cassa ; on marcha jusqu'au soir avec la deuxième, qui se faussa au même endroit. Il fallut mettre en remorque jusqu'au Havre, à cause d'un incident en fait prévisible et pas essentiel selon Moigno. S'excusant d'avoir fait connaître Jouffroy à Hélot, le jésuite concluait : « le bon Dieu nous aidera138 ». Le 27 août 1842, il sollicitait derechef Hélot pour permettre l'expérience décisive à Boulogne-sur-mer : « Vous savez que nous sommes maîtres du terrain, que le système ancien est condamné, abandonné et que les Débats même nous donnent gain de cause [...]. Boulogne, Boulogne et à Boulogne, Notre-Dame du Salut puis Liverpool139 ». C'était donc, paradoxe suprême, au pays de Frédéric Sauvage que Jouffroy et Moigno entendaient obtenir le procès-verbal d'un premier véritable essai à la mer, transmis à l'Académie le 12 septembre140. Mais pas assez concluant, on s'en doute, pour emporter l'adhésion et permettre le remboursement des sommes dues à Hélot. Dès l'année suivante, la Compagnie de Jésus, sous la pression d'un Hélot décidé à obtenir justice, engageait une procédure disciplinaire à l'endroit de Moigno, procédure que la résistance de l'intéressé transforma en exclusion (avril 1844). Il s'y ajouta probablement un arrangement financier sur lequel il est difficile de faire la lumière. Un retentissant scandale, qui n'eût pas manqué d'alimenter la polémique contre la Compagnie, compte tenu du climat de l'époque141, était ainsi évité.

75Jouffroy d'Abbans ne s'estimait pas pour autant battu, et il continua à défendre becs et ongles sa technologie des bateaux palmipèdes. Lorsque les essais du Napoléon eurent lieu, à l'été 1843, Moigno n'était plus là pour écrire dans L'Univers l'article vengeur qu'il aurait probablement souhaité142. Dans le Dictionnaire des inventions, qu'il rédigea peu après pour l'Encyclopédie Migne, Jouffroy consacra huit colonnes â l'hélice, présentant les divers systèmes proposés pour mieux souligner que l'hélice était

le plus dispendieux, le plus fragile et le plus défectueux de tous ceux connus et essayés pour la navigation au long cours143.

76Il y critiquait en particulier l'article consacré par le Journal des Débats, le 15 août 1843, aux essais du Napoléon, et qui concluait à la réussite d'un

appareil qui permît au navire de porter une voilure considérable qui ne le laissât jamais abandonné sur les flots à la merci d'une machine détraquée.

77Pour Jouffroy, « cette grande question que l'on dit résolue ne l' [était] en réalité que dans l'imagination du rédacteur » du grand journal de la bourgeoisie libérale. En revanche, l'article « Vélopèdes » ne comportait pas moins de 29 colonnes. Compte tenu des lenteurs de la fabrication et de la diffusion de l'Encyclopédie Migne, on peut donc considérer que bon nombre de lecteurs catholiques furent entretenus dans l'illusion complète jusque tard dans le xix^e siècle, et purent ainsi croire aux méfaits de l'hélice.

78Comme pour Sauvage, le problème se pose d'expliquer pareil entêtement, au mépris des évidences. Il se complique quelque peu par l'existence, en fait, d'un trio difficilement séparable : Jouffroy, Moigno, Cauchy, qu'il faut considérer comme responsable du discours de défense et illustration des bateaux palmipèdes. Ce discours s'articulait en deux éléments successifs et emboîtés : d'une part une argumentation scientifique, à laquelle Cauchy et Moigno avaient évidemment contribué et apporté, spécialement le premier, leur poids intellectuel, et d'autre part une argumentation de type apologétique, poussant jusqu'à leur paroxysme les tendances déjà observées plus haut chez Sauvage.

79L'argumentaire scientifique était suffisamment complexe pour impressionner le lecteur non averti. Il s'appuyait sur force équations mettant en jeu les trois composantes de la propulsion mécanique d'un navire : la quantité de mouvement imprimée au fluide par le navire dans sa marche, la quantité de mouvement imprimée par le point d'appui, enfin la force motrice agissant entre ces deux résistances. Il reposait sur la nécessité, pour obtenir un maximum de force motrice, de réduire au minimum la surface du point d'appui et la quantité de mouvement imprimée au fluide. D'où la condamnation sans appel des aubes des roues, lesquelles, dans leur mouvement circulaire, occasionnaient un gâchis d'énergie, d'abord par leur frappe oblique, ensuite par le soulèvement d'eau à la remontée. La densification du nombre des pales avait ses limites imposées par l'expérience, de même que l'accélération des roues, compte tenu du caractère mobile, et du point d'appui, et du navire. Tout cela aboutissait à la conclusion qu'une « motion » continue — et l'hélice participait, toutes choses égales, du même principe — était loin d'être le meilleur système de propulsion pour les navires. Il fallait au contraire privilégier un propulseur de faible surface, et agissant de façon discontinue, par à-coups.

80C'est à ce stade que la religion prenait le relais de la mécanique. Comme l'écrivait le P Moigno dans L'Univers, « pour arriver aux vraies bases de la théorie », il faut bien se « convaincre que l'homme ne parvient jamais plus sûrement au bout qu'en imitant les œuvres de son Dieu ». Or il suffisait d'ouvrir les yeux, et d'observer les mécanismes dont Dieu avait doté les créatures vouées à se mouvoir dans des fluides — poissons, oiseaux, palmipèdes :

Contemplons encore le cygne : sa palme articulée, voilà tout son moteur, il la prépare d'abord, la pousse et l'appuie fortement sur le liquide, l' arrête et la retire pour la préparer de nouveau [...]. L'œil est quelquefois étonné quand il mesure l'immense étendue qu'une seule manœuvre fait parcourir à ce roi des eaux [...]. Pourquoi faut-il que l'homme ferme tristement les yeux à la lumière qui l'environne de toute part et ne daigne pas considérer les modèles ingénieux qui lui sont offerts par ses modèles144.

81Et Moigno, retrouvant spontanément un truc de prédicateur, d'inviter les lecteurs de L'Univers à imaginer un cygne muni de roues à aubes, deux roues du diamètre d'une pièce de cinq francs, tourbillonnant très vite et avec l'efficacité que l'on devine. « Voilà le cygne inventé par l'esprit borné de l'homme ».

82Dès lors, l'épisode des bateaux palmipèdes prend toute sa signification, dans un double contexte. Le premier est celui du rapport relativement étroit entretenu, au xix^e siècle, entre l'observation des phénomènes biologiques et les progrès de la physique et de la mécanique, comme le montre l'histoire du concept de travail145. L'originalité de Jouffroy et Moigno réside dans l'inversion, à la fois archaïque et audacieuse, à laquelle ils procédaient. Alors que la relation courante, au xix^e siècle, était celle qui consiste à expliquer les mouvements des animaux par la comparaison avec des dispositifs mécaniques146, les deux militants catholiques, revenant sans doute à Aristote contre Descartes, songeaient à un artefact imité du dispositif biologique. Le second contexte est celui du projet de « science catholique », alternative à la science des Lumières, à la science bourgeoise, qui court du Lamennais de l'Essai sur l'indifférence jusqu'à L'Univers147. Face aux bateaux de l'Angleterre, protestante au mieux, matérialiste au pire, face à Arago — oracle lui aussi susceptible de se tromper148 —, face aux « vis » qui avaient la faveur du prince de Joinville, le marin de la famille Orléans honnie, il fallait affirmer la capacité du catholicisme à promouvoir une solution technologique tout à la fois hardie, adaptée à son temps et à la modernité, tout en imitant, même imparfaitement, mais de façon assurément plus fidèle que Sauvage, les ingénieux dispositifs du Créateur de toutes choses. Ceci nourrissait aussi, et l'on comprend mieux son imprudent engagement le grand projet de Cauchy d'instrumentaliser les mathématiques au service de la gloire de Dieu, s'inscrivant dans la grande tradition qui court de Nicolas de Cues à Georg Cantor149. Cauchy reprenait sans sourciller, devant ses collègues de l'Académie des sciences, les arguments de prédicateur de Moigno. Il est vrai que les bateaux palmipèdes lui offraient une possibilité de vérification, concrète et pratique, de son axiome de base :

L'ordre admirable établi dans cet univers par l'Auteur de la nature est souvent étudié avec succès par le physicien et le géomètre150

83Le concept de force était alors au cœur de ses préoccupations : la force n'était pas un être matériel, ni même un attribut de la matière ; elle n'était pas non plus un être spirituel, ni même un attribut de l'intelligence. La force était une sorte de « don », qui « n'existe que par la volonté du Créateur », et n'était « prêtée », que pour un certain temps.

84Les bateaux palmipèdes restèrent bien entendu à l'état de projet. Alors que l'imbroglio avec Moigno n'était pas encore dénoué, l'infatigable Jouffroy d'Abbans s'était déjà tourné vers autre chose. Impressionné comme tout le monde par le catastrophique déraillement de Meudon du 8 mai 1842, et cherchant une fois de plus à tirer le meilleur parti du combustible pour la propulsion, il proposa un dispositif d'entraînement à crémaillère pour les locomotives, par un brevet du 15 mai 1843. Ironie du sort, on retrouva Arago et Cauchy dans la commission d'évaluation réunie pour une expérience en 1846...151. L'idée fut reconnue intéressante pour les fortes pentes et les courbes serrées, mais à perfectionner par des essais en grand. La révolution de 1848 interrompit les travaux, et l'hégémonie des grandes compagnies soumissionnaires, à partir de 1852, interdit à Jouffroy toute perspective en France. Notre inventeur retrouva alors le chemin de l'Italie. En 1856, il ne put s'aligner valablement dans le projet de voie ferrée de montagne au Mont-Cenis, au demeurant vite dépassé par le projet de tunnel. En revanche, Cavour lui permit de faire des expériences à la citadelle de Turin, dans la perspective d'une ligne en corniche reliant Nice, Gênes et Modène. Aux nombreuses difficultés techniques s'ajouta, à partir de 1859, la guerre. C'est dans l'isolement et le désespoir de ne pouvoir aboutir que Jouffroy mourut à Turin, épuisé, le 1^er décembre 1859. Mais le chemin de fer à crémaillère, on en conviendra aisément, avait un tout autre avenir que les bateaux palmipèdes.

85On a placé cette étude sous le signe des relations entre religion et technologie, en choisissant délibérément de porter l'accent, non pas sur les éventuelles répercussions religieuses des perfectionnements de la navigation à vapeur152, mais sur les aspects religieux à l'œuvre dans le processus d'innovation lui-même. La première remarque qui s'impose lorsqu'on observe le développement des appareils propulseurs pour bateaux, au début des années 1840, c'est qu'il fallait déjà, en un certain sens, une bonne dose de foi en la technologie vapeur elle-même pour chercher des alternatives la navigation sous voiles seules, qui semblait conserver sa prééminence, à en juger par les performances comparées des différents systèmes à l'époque153 :

86Voile :.................. 14 nœuds

87Roues :.................11 nœuds

88Hélice :.................. 7 nœuds

89Appareil palmipède :........ 5 nœuds

90Parvenue déjà quasiment à maturité pour la navigation fluviale, en milieu calme et pratiquement sans recours possible aux voiles, la technique des steamers restait alors largement ouverte pour le passage à la navigation transatlantique. On sait que l'évolution accélérée des techniques (chaudière tubulaire, construction en fer, hélice) rendit très rapidement caducs, et le cahier des charges de la loi de juillet 1840, et les premiers paquebots français conçus dans son esprit154. Autrement dit, les arguments d'autorité, la rationalité scientifique, purent laisser pendant quelque temps la place à un imaginaire technologique dont les hommes du xix^e siècle n'étaient pas avares. La comparaison d'Augustin Normand, de Frédéric Sauvage et d'Achille de Jouffroy d'Abbans est éclairante. C'est le premier, le bourgeois établi et dont les convictions religieuses étaient probablement les plus profondes, qui manifesta, sur le terrain technologique, l'attitude la plus « laïque », en quelque sorte. Les deux autres, qui étaient davantage des aventuriers de l'innovation technique, étaient mûs, à des degrés inégaux, par des a priori idéologiques dont l'essence était bien, fondamentalement, religieuse. Surtout pour Jouffroy d'Abbans, l'entêtement, prolongé au-delà de toute évidence, à vouloir reproduire techniquement une forme naturelle, fait irrésistiblement penser à un autre épisode, postérieur, de l'histoire scientifique et technique : le lyssenkisme155. Science catholique contre science bourgeoise, le programme de L'Univers n'entretenait-il pas, jusque dans ses impasses, une forme de parenté avec les errements de certaine science « prolétarienne », un siècle plus tard ? L'histoire des rapports entre les divers fondamentalismes et la technologie ouvre peut-être de vastes perspectives.