Chapitre XIV. Les trois âges du cinéma de patronage1
p. 191-202
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Texte intégral
1Il existe de nombreuses histoires du cinéma, en tant qu'histoire des œuvres filmiques et de leur production. L'histoire de leur réception, l'histoire du spectacle cinématographique, cette pratique culturelle majeure du xxe siècle, est en revanche encore balbutiante2. En ce domaine, les patronages catholiques ont constitué non seulement
une structure émettrice de vues surnaturelles et morales sur le loisir [mais] aussi un des acteurs sociaux majeurs3.
2D'ailleurs l'activité de cinéma a longtemps constitué la partie la plus visible, de l'extérieur, du patronage, celle aussi qui touchait le cercle le plus étendu de leur public. On voudrait proposer ici une périodisation de cette histoire, où les deux guerres mondiales constituent les principales césures. Si nos réflexions s'appuient principalement sur la Bretagne, que nous connaissons mieux, elles renvoient souvent à un cadre plus général ; elles voudraient surtout susciter des études comparatistes sur ce thème en d'autres lieux.
Avant 1914 : dans l'ombre des projections fixes
3Dès le début du xxe siècle, « L'Œuvre des projections » s'ajouta à l'arsenal des moyens pédagogiques mis en œuvre par le clergé. Elle comprenait deux volets, distincts et hiérarchisés, mais complémentaires : les projections fixes et le cinématographe. Durant les années 1870 et 1880, l'abbé Moigno, fécond vulgarisateur scientifique, animateur de la revue Le Cosmos, proposait aux cercles et œuvres ses conférences avec projections (à la lumière oxhydrique, praticable partout), pas moins de 4 500 tableaux pour « l'enseignement populaire de toutes les sciences », et 1 000 pour celui de la foi. Mais l'engouement pour le nouveau médium se développa surtout avec l'essor des patronages paroissiaux et l'action de coordination diocésaine des œuvres, autour de la Séparation de 1905. Parfois à l'initiative de l'ACJF, comme en Ille-et-Vilaine, plus généralement à celle d'ecclésiastiques, des organisations de prêt d'appareils et de vues, sans compter les stages de formation au maniement, virent le jour un peu partout. En 1908, 60 prêtres d'Ille-et-Vilaine étaient des projectionnistes ardents ; le chiffre atteignait 72 en 1910, soit 10 % environ du total ; ils avaient à leur disposition 5 000 clichés. En 1905 s'était réuni à Paris, sous la présidence de l'évêque d'Orléans, un congrès national des Œuvres de conférences avec projections. Les « apôtres de la lanterne de projection » assignaient à la lanterne lumineuse de multiples fonctions, pas seulement dans le cadre des patronages. La projection fixe était évidemment l'auxiliaire rêvé de la catéchèse des enfants, mais aussi de la formation dans les cercles d'études ruraux, puisque « l'idée abstraite pénètre mal l'esprit du laboureur » à qui par ailleurs la perspective « d'étude des questions religieuses et sociales fait peur4 ». Mais l'on n'hésitait pas, en invoquant le précédent des tableaux de mission du xviie siècle, à l'utiliser dans les églises, à l'occasion des missions. Ainsi lors de la mission de Plouër-sur-Rance, en 1910, des projections lumineuses précédèrent le sermon du missionnaire :
On craint que ce mode d'enseignement dans l'ombre ne cause des troubles dans le lieu saint. À Plouër, le silence le plus complet a toujours régné, et le respect au sanctuaire n'a pas souffert5.
4Cette pratique était en train de se vulgariser en Bretagne (elle était évoquée dans les statuts synodaux de Rennes en 1911), au moment où le Saint-Siège y mit brutalement un terme, le 30 novembre 1912, à la fois pour les raisons habituelles de « décence » des lieux et pour parer à la menace, réelle au lendemain de la Séparation, d'une demande d'utilisation des églises aux mêmes fins par des organisations hostiles. Aussi les projections durent-elles se replier sur les patronages, et dès 1908 circulaient des descriptifs-types de salle paroissiale de projection, nouvel objet offert à l'ardeur des curés bâtisseurs6. Que projetait-on alors ? Voici quelques exemples de ce qui était disponible à Vannes en 1911 :
1. 1 Vues religieuses et apologétiques
Commandements de Dieu, 30 vues. — La Divine enfance de Jésus, 46. — La Passion de N.S. (d'après les œuvres des maîtres), 38. — Vie de la Sainte Vierge, 53. — Lourdes, apparitions, pèlerinages, 30. — Le Sacrifice dans l'économie de la religion, 50. — Le Sacré-Cœur et la France, 50. — Le Curéd'Ars, 31. — L'Homme descend-il du singe ? 30. etc.
1.2. Questions sociales, religieuses et artistiques
La Franc-Maçonnerie, 25. — Insectes nuisibles et utiles à l'agriculture, 32. — Laiteries coopératives, 16. — L'Ecole sans Dieu, 30. — Caricatures de Lemot parues dans Le Pèlerin, 34. — Cathédrales gothiques de France, 39.
Les chansons de Botrel illustrées : Jésus chez les Bretons, 6.
1.3. Histoire et Géographie
Révolution française, (4 séries). — Les Croisades, 30. — Casablanca-Algérie, 44. — Le Drapeau français, 30. — Haut-Moyen Âge en Bretagne, 70.
5Notons en passant que ce matériau, dont il existe encore des collections, mériterait d'être étudié pour lui-même.
6Les grands patronages urbains, disposant de salles importantes, y installèrent également des appareils de cinéma, à Rennes, à Nantes, à Brest. Cependant, dès 1908, le « cinématographe de l'ACJF », à Rennes, proposait ses services itinérants aux paroisses rurales. À une époque où la location de films constituait un marché très secondaire par rapport à l'achat de copies, indéfiniment diffusées par des forains ambulants, seule une organisation de type coopératif, comme celle amorcée dans le Finistère en 1912, permettait d'envisager un accès économique à la distribution. De toute façon, dans l'esprit du clergé, le cinéma n'atteignait pas à la dignité des projections fixes. Il y avait en réalité un partage des rôles : au cinéma, fascinant, burlesque le plus souvent, et payant, d'attirer enfants et jeunes gens, et de financer les projections fixes, à sujet édifiant... et gratuites. On obtenait ainsi la séance type vers 1910, au contenu fortement contrasté :
Vues fixes : La Vie d'une famille chrétienne. Divine enfance de Jésus. Les Guérisons de Lourdes. Vie intime de Pie X.
Cinématographes (petits films de 80 à 100 m) : Farces de Frise Poulet. Course des Agents. Le Chemineau. Course aux potirons. Passe-partout. Bonsoir fleuri.
7En fait, peu de films proprement religieux apparaissaient aux catalogues, y compris celui de la Bonne Presse. On peut donc considérer l'époque qui précède la Première Guerre mondiale comme celle du cinéma concession, pis-aller subordonné à l'image lumineuse fixe, plus maîtrisable et plus proche de la culture iconographique traditionnelle du clergé (vitraux, images pieuses, catéchismes illustrés). Les traces de cette mentalité allaient perdurer jusqu'aux années 1930.
L'entre-deux-guerres, ou l'essor
8Le cinéma de patronage connut, de 1914 aux environs de 1925, une sorte de traversée du désert. Comme la plupart des œuvres et des mouvements catholiques, il fut généralement désorganisé par la mobilisation des vicaires et des jeunes militants. L'organisation de l'œuvre des projections ne fut remise sur pied dans le Morbihan qu'en 1921, ce qui n'était pas encore le cas en 1923 dans les Côtes-du-Nord. Le public, et spécialement le jeune public, se replia sur les salles commerciales, dont la programmation déchaînait les foudres d'un clergé déjà enclin à fustiger l'immoralité croissante dans la vie sociale à partir de la deuxième partie de la guerre (nouveau costume féminin, argent facile, danses américaines, etc.). Un thème fit alors florès dans la presse catholique, celui de la criminalité, y compris juvénile, inspirée par les salles obscures.
L'enfant, comme une cire molle, reçoit les impressions qui lui viennent du dehors, et d'une manière d'autant plus vive et profonde que celles-ci frappent davantage les sens7.
9L'évêque de Nantes, dans son mandement de Carême de 1920, dénonçait
[cette] école de corruption [qui fait] aimer, choyer, admirer, le duel, le suicide, l'assassinat, l'adultère.
10À Lille, Mgr Charost, le même qui avait loué en 1910 les projections fixes, « ce nouveau mode d'apostolat, mode populaire qui met le prêtre en contact direct avec le peuple », tonnait dix ans plus tard dans une lettre pastorale :
Au cinéma, de même que l'écran seul s'éclaire et s'anime tandis que la salle forme une chambre obscure, de même, tout le champ de l'esprit reste clos dans une nuit stagnante ; seul le flot des images défile sans arrêt et sans fin devant nous8.
11Rien d'étonnant à ce que L'Echo paroissial de Brest ajoute, en mai 1915, une rubrique inédite aux pénitentiels :
Le cinéma, vous allez au cinéma ! oui, trois ou quatre fois par semaine ; et vous y allez sans que votre conscience proteste contre cette habitude ?
12D'amusement quelque peu dédaigné, le cinéma s'était transformé, à la faveur de la guerre, en maléfice et poison de l'âme. Et les artisans de sa réévaluation dans le clergé eurent fort à faire, durant les années 1920, pour renouer le fil coupé en 1914.
13Le cinéma reprit d'abord, comme avant guerre, son rôle d'adjuvant financier aux projections fixes dans les patronages. Mais on alla bientôt plus loin. Au congrès de l'Alliance des Maisons d'Éducation chrétiennes, au Puy en 1925, une commission traita de l'enseignement « par les yeux » et du cinéma scolaire. Surtout, on se rendait compte que
des séances, non plus pour les enfants seulement, mais pour le grand public, attirent chez nous des personnes étrangères à nos œuvres. N'y aurait-il pas là un moyen d'atteindre nombre de gens qui autrement échapperaient à notre influence ? Ce n'est déjà plus le cinéma amuseur, mais le cinéma qui se fait apôtre9.
14Le cinéma faisait ainsi son entrée dans le dispositif d'Action catholique, alors en gestation. L'abbé Cardaliaguet lui consacrait tout un chapitre dans son vade-mecum du prêtre moderne, Mon curé xxe siècle10 : comment construire et aménager une salle, comment concevoir une façade attractive (avec la bande-annonce lumineuse), dans « une boîte de tôle et de taffetas », comment faire la « réclame » dans la presse locale (y compris adverse), chez les commerçants, inondés de prospectus, comment utiliser les militants du patronage pour une stratégie d'affichage tous azimuts. Il convenait en effet de contrer la dangereuse offensive, et des milieux laïques traditionnels (le Cinéma éducateur de la Ligue de l'Enseignement) et des « Soviets », passés maîtres dans l'utilisation du Septième Art. D'ailleurs René Cardaliaguet se faisait fort, muni de son projecteur, de ramener à ses devoirs religieux, in articulo mortis, tel communiste endurci, mais cinéphile et habitué du « cinéma Sainte-Marie ». Il ne manquait plus, pour convaincre les indécis, que l'indispensable consécration romaine. Au mois de décembre 1931, l'intention générale de l'Apostolat de la Prière invitait tout l'univers catholique à faire « de la propagande pour le bon cinéma ». En 1934, le cardinal Pacelli adressait sur le sujet une lettre, largement diffusée, au chanoine Brohée, de Louvain, tandis que le pape Pie XI prononçait une allocution devant la Fédération internationale de la presse cinématographique :
Les catholiques de tous les pays du monde doivent se faire un devoir de conscience de s'occuper de cette question qui devient de plus en plus importante. Le cinéma va devenir le plus grand et le plus efficace moyen d'influence, plus efficace que la presse, car c'est un fait constant que certains films ont été vus par plusieurs millions de spectateurs. En conséquence, il est désirable que les catholiques organisés s'occupent toujours du cinéma dans leurs séances d'Action catholique, dans leurs programmes d'études, etc.11.
15La cause paraissait entendue désormais, au point que la situation semblait s'être retournée par rapport à l'avant-guerre :
Il y a quelques années, à l'époque où le cinéma était réservé aux professionnels, la projection fixe jouait dans nos œuvres un rôle de première importance. Aujourd'hui, on recourt moins volontiers à elles, et peut-être à tort12.
16Le cinéma de patronage allait maintenant se trouver devant deux types de problèmes, résoudre l'un, mais achopper sur l'autre. Risquons l'anachronisme informatique : le programme pontifical d'Action catholique par le cinéma, dans les années 1930, impliquait à la fois l'équipement matériel, le hard, et une programmation spécifique, le soft.
17Les appareils de projection n'eurent bientôt plus de secret pour maints directeurs de patronages. René Cardaliaguet nous a laissé une description colorée d'une séance au temps du muet. Le vicaire, debout à gauche de l'écran, surveille le film et commente pour les spectateurs, l'orchestre du patro assurant les intermèdes musicaux, au grand dam du public : « Que la musique nous laisse la paix. C'est mieux quand l'abbé raconte » (faire la part ici de la localisation, au cœur du Léon chrétien...). Bien entendu, le commentateur ne se prive pas de critiquer au passage telle ou telle scène, de réfuter ou de railler
la sottise sacrilège, l'utopie, les caricatures impies des lois, malgré les rouges qui écoutent, ou plutôt, à cause des rouges [...]. Au total, il avait prêché deux fois le matin et fait un catéchisme avant les vêpres ; la matinée de cinéma et la soirée y ajoutèrent cinq heures de débit13.
18Le cinéma parlant allait évidemment reposer l'organe de ces Bourdaloue modernes, mais aussi les priver de toute intervention sémantique sur les films. Après quelques hésitations, devant la charge financière, les grands patronages urbains franchirent le pas technologique. La difficulté résidait plutôt, traditionnellement, dans les petites paroisses rurales. Dès 1928, La Croix ouvrait une souscription pour aider à l'équipement cinématographique des paroisses pauvres, avec le renfort de Pierre l'Ermite14. Peu après, la diffusion d'appareils bon marché et de format réduit (Pathé-Baby, Pathé-rural) allait permettre une large vulgarisation du cinéma, comme en témoigne notre carte, établie pour trois départements bretons, qui traduit à la fois l'électrification des campagnes et l'hégémonie du cinéma paroissial15. Il serait souhaitable ici d'établir des comparaisons avec d'autres régions de France.
19En regard de cette réussite matérielle, pour ce qui concerne le contenant, le cinéma de patronage allait se trouver devant une aporie en ce qui concerne le contenu, la programmation. Un contraste qui domine et oriente, à notre sens, toute cette aventure, spirituelle et culturelle. Le problème des films, un art industriel comme l'on sait, est à envisager du double point de vue de la distribution et de la production. Durant les années 1920, les prêtres projectionnistes étaient conviés, de façon très empirique, à s'adresser à des maisons parisiennes recommandées : La Bonne Presse bien sûr, mais aussi Etoile Film, Le Bon Film... De longue date, la Gaumont avait créé sa propre organisation de Bon Cinéma, avec une garantie de censure, pratiquée par un ecclésiastique. En 1926, l'abbé Simonin, du secrétariat social de Franche-Comté, créait à Besançon le Carnet de Films, système de fiches par correspondance sur la valeur artistique et morale des films. L'institution était rapidement éclipsée par le Comité Catholique du cinéma, fondé en 1927 par le chanoine Joseph Raymond, ancien directeur des Œuvres au diocèse du Puy. Fort de l'appui des évêques, de l'Action Populaire, des Études, le CCC publiait la revue les Dossiers du Cinéma, puis, à partir de 1932, Choisir, consacré à la fois au cinéma et à la radio. Des groupements locaux voyaient en même temps le jour. L'abbé Sainat, de Montigny-Sengrain, dans l'Aisne, proposait en 1926 un modèle de « bon cinéma cantonal », à l'échelle d'un doyenné16. Dans les diocèses, les directions des Œuvres exercèrent un contrôle de plus en plus étroit des initiatives ecclésiastiques. Dans les Côtes-du-Nord, ou le nombre d'appareils faisait plus que doubler en 1929-1930, on ne devait plus acheter de nouvel appareil sans en référer à l'Ordinaire17. Les unions diocésaines dans l'Ouest se fédérèrent en une Fédération des Associations de Cinémas de l'Ouest (FACO), dont le siège était à Rennes, sous la direction du chanoine Loué. Le tout était couronné, à l'échelon national, en 1938, par l'Action par le Film (APF), regroupant une trentaine d'associations, dont l'ACJF, le CCR, la Fédération Sportive des Patronages (FGSPF), la Fédération Nationale Catholique, etc., résolument orientée par les conceptions de Pie XI :
L'A.P.F. ne désire pas faire des films à l'usage exclusif des patronages et des œuvres. Elle veut former un immense mouvement d'apostolat moderne, dirigé vers la masse.
Le cinéma dans trois départements bretons (décennie 1930)

Sources : Archives départementales.
20Un vœu pieux à la vérité, aux deux sens de l'expression.
21Le « bon cinéma » était d'abord et avant tout un cinéma à sujet religieux, l'équivalent animé des projections fixes. On distribuait ainsi, dans les années 1920, des films comme Christus, La Tragédie de Lourdes (nanti, comme c'était la tradition pour les livres, de chaudes recommandations épiscopales). L'hagiographie se renouvelait, avec la Jeanne d'Arc, du Père Donion (1925), La Rose effeuillée (Thérèse de l'Enfant-Jésus, 1927). La ligue des religieux anciens combattants (DRAC), alors à la pointe des luttes revendicatives catholiques, produisait Les Religieux de France, pour faire connaître
les grands méconnus [que] la foule ignore ou ne connaît que par le roman fantaisiste, voire même calomnieux18.
22L'Action catholique transparaissait nettement dans Cœurs d'Apôtres du Père Donion (1930) ou Pour la Moisson (1933), réalisé par l'Œuvre des Vocations sacerdotales. Il s'y ajoutait de nombreuses bandes documentaires produites par les Missions d'outre-mer. Mais ces productions n'atteignaient qu'un public limité, les « charmes chrétiens » n'ayant pas tout l'attrait souhaitable. Lorsque La Vie merveilleuse de Bernadette fut projetée au patronage de Penhars (Quimper), ce fut devant un parterre composé uniquement d'enfants, en quelque sorte le public « captif » du patronage.
Cette teinte-là ne plaît pas outre mesure à nos chers et vénérés catholiques... Ils donnent eux aussi dans le bon petit genre léger ou païen. Et nous pouvons constater que si nos drames chrétiens sont, dans les salles municipales, livrés aux bêtes féroces au milieu des cris hostiles et des coups de sifflets, dans nos salles de patronages, ils sont projetés dans le vide et dans le grand silence. Dans l'un et l'autre cas, leur sort n'est pas encourageant19.
23Pas plus que le bon journal, le bon cinéma ne pouvait aller contre les goûts du public. Au mieux on disposait de films commerciaux à sujet religieux, tel Golgotha (1935) de Julien Duvivier, avec Harry Baur, Jean Gabin, Edwige Feuillère, les mêmes que le public connaissait par ailleurs dans des rôles « immoraux ». On n'était d'ailleurs pas à l'abri de surprises. René Cardaliaguet se souvenait d'un Joseph vendu par ses frères, sujet en principe au-dessus de tout soupçon ;
et de fait tout alla bien jusqu'à l'épisode Putiphar. Soudain le public n'y vit plus que du noir : le metteur en scène avait voilé certains détails, le speaker voilait de sa main l'objectif, tandis que l'opérateur précipitait à toute allure l'expédition du chapitre indésirable20.
24Les curés projectionnistes devinrent bien vite des artistes du ciseau, spécialement pour les films d'aventures ou d'amour (Ben-Hur, Cavalcade, Monte-Cristo, Napoléon, etc.) qui constituaient l'essentiel du catalogue des distributeurs et attiraient le public. Il fallait en effet tenir compte du fait que le cinéma était devenu la source principale de revenu pour les patronages, et au-delà, le complexe paroissial, église, écoles, etc.
25À la décharge du catholicisme français, on notera cependant que sa relative impuissance face à la production fut compensée précocement, du fait même de l'obsession morale, par un réel souci pédagogique. À en juger par le département du Finistère, face à une presse quotidienne ou laïque qui se contentait des annonces de films, sous forme de pavés publicitaires, les bulletins paroissiaux ou échos de patronages (L'Etendard, Le Celte, L'Echo paroissial de Brest) étaient les seuls à parler de cinéma au fond, même si c'était de façon naïve et partisane. Par ailleurs, les jeunes marins et pêcheurs de la Jeunesse maritime chrétienne disposèrent, à partir de mai 1933, d'une rubrique cinématographique conséquente et bien faite dans leur bulletin mensuel, à la suite d'une « enquête » de style jociste sur les habitudes cinématographiques des jeunes marins. Mais comme en 1914, ce mouvement fut brisé par la guerre et son cortège de prêtres prisonniers, de restrictions, de salles réquisitionnées (d'abord par les autorités françaises pour l'accueil des réfugiés en 1940, ensuite par les Allemands).
De l'apogée à la crise
26On peut à bon droit considérer la décennie 1950 comme l'âge d'or du cinéma de patronage. On vit par exemple dans l'Ouest s'affirmer, à partir de 1949, une toute-puissante organisation, héritière de la FACO, le GASFO (Groupement des Associations de Salles Familiales de l'Ouest) à l'instigation de Mgr Riopel, évêque auxiliaire de Rennes, d'aumôniers diocésains des œuvres, et de laïcs compétents, tel Jean Bougouin. Cette coopérative ne tarda pas à imposer sa masse face aux distributeurs nationaux, avec ses 220 salles affiliées en 1951, 320 en 1958. Le réseau des salles était donc extrêmement dense dans l'Ouest, à l'exception du centre des grandes villes : patronages des quartiers périphériques, des petites villes, voire des bourgades rurales. Elles étaient dirigées la plupart du temps par un prêtre, parfois par un laïc bénévole. Il en allait de même pour les projectionnistes. La caisse était tenue par les jeunes du patronage ; au demeurant, appartenir au personnel, non rémunéré en général, de la salle de cinéma « familial », faisait partie du militantisme catholique et de l'affirmation paroissiale. Le GASFO déchargeait les directeurs de salles du souci de la programmation, et assurait un choix rigoureux, ne dépassant pas le coté 4 de la Centrale catholique, voire 3 bis dans le Finistère... Un bulletin, À votre service, assurant une critique, mais s'en tenant
le plus souvent aux valeurs morales, poétiques, du film, et à son caractère, commercial ou non. Peu d'allusions sont faites au cinéma lui-même, à la mise en scène, la représentation, la technique cinématographique, la thématique ou le réalisateur. Ce sont des critiques qui restent à fleur de peau (le sujet, l'histoire, sont-ils visibles par tout le monde ?) belles images poétiques, le film va marcher commercialement21.
27Le rigorisme moral maintenu impliquait par exemple le refus de la « Nouvelle Vague » du cinéma français, « cinéma de l'immoralité qui ne met en scène que des voyous et des délinquants !22 », et un usage parfois immodéré des ciseaux, même pour des produits distribués par la coopérative catholique. On relativisera ces pratiques en constatant qu'elles sont aujourd'hui généralisées dans les salles obscures des pays musulmans…
28Au demeurant, un espace de plus grande liberté se développait en Bretagne en marge du GASFO L'association Film et Culture, adhérente à la FLEC (Fédération Loisirs et Culture), qui opérait en liaison avec la JAC du Finistère et les directions de l'enseignement catholique dans le Finistère et dans le Morbihan. Ces ciné-clubs ruraux confessionnels (car Film et Culture ne pouvait mordre sur le bastion adverse des Amicales laïques et de l'enseignement public) diffusaient de nombreux films traitant d'interrogations sociales et idéologiques, spécialement à propos du monde rural : Le Sel de la terre d'Herbert Biberman, Farrebique de Georges Rouquier, Les Raisins de la Colère de John Ford, mais aussi des westerns de qualité, Le Train sifflera trois fois (Fred Zinneman) et La Chevauchée fantastique (John Ford). Du bon cinéma certes, mais pas au sens où on l'entendait une génération plus tôt. Si les relations entre les salles paroissiales et Film et Culture étaient en général bonnes, il arrivait aux responsables des premières de reprocher aux ciné-clubs de ne pas couper, par exemple, les scènes osées dans Les Orgueilleux de Marc Allégret.
29On arriva ainsi aux années 1960, qui inaugurèrent la crise du cinéma de patronage. Alors que la télévision fixait à domicile le public adulte ou âgé, l'exode rural et la mobilité nouvelle (cyclomoteurs, voitures) drainaient les jeunes vers les salles commerciales de centre ville, plus attractives et confortables, bénéficiant de l'exclusivité des nouveaux films et des progrès technologiques (cinémascope, etc.). D'ailleurs l'évolution des mentalités, marquée en Bretagne par une rapide émancipation religieuse et cultu-relle23, aboutissait à une dépréciation du cinéma paroissial en tant que tel auprès de son propre public. Ce phénomène a coïncidé, selon l'intéressante hypothèse de J. Erhel-Lamandé, avec la loi Debré sur l'enseignement privé, et la suppression d'une finalité essentielle pour le cinéma de patronage : le financement de l'école catholique. Enfin la raréfaction du clergé conduisait à un abandon progressif des charges non directement pastorales, et à la relative clôture d'un cycle d'activisme social dans les « Œuvres » ouvert dans les années 1890. De 1958 à 1963, le nombre des salles paroissiales du GASFO, dans l'Ouest, passa de 320 à 195. Encore était-on loin ici des déserts cinématographiques comme la Lozère (4 salles) et la Creuse ou le Cantal (6 salles). Le cinéma de patronage avait vécu, et avec lui le grand projet de mariage de l'image lumineuse et de la pastorale catholique, conçu dans les années 1930. En 1968 la structure associative du GASFO se transforma en un holding commercial, la SOREDIC (Société Rennaise de Diffusion Cinématographique). Celle-ci faisait le choix de maintenir le plus possible de salles en zone rurale ou dans les petites villes, en fédérant soit des exploitants indépendants, soit des associations militantes, désormais appuyées plus sur les municipalités que sur les paroisses, tout en occupant le créneau fructueux des complexes multisalles dans les centres de grandes villes. En revanche, de nombreuses grandes salles de patros périurbains furent désaffectées peu à peu. Quant à la programmation, elle devint purement commerciale, rien ne la distinguant plus, en apparence, des autres distributeurs, ce qui n'alla pas, au début, sans provoquer des tensions internes. Il resterait évidemment à apprécier la différence de comportement cinématographique entre le public d'une bourgade qui continue de fréquenter l'unique salle locale, tenue par une poignée de militants connus de tous et luttant contre la désertification culturelle (un lointain héritage du « bon cinéma » ?), et le consommateur anonyme du complexe multisalles en ville, indifférent par définition au responsable des lieux. Le « désenchantement du monde » cinématographique semble maintenant parvenu à son terme, sans que s'annonce la relève (contrairement à l'Amérique du Nord) de grands réseaux de télévision confessionnelle.
30Au terme de ce rapide parcours, un rapprochement s'impose entre le « bon cinéma » et la « bonne presse ». Au départ se situe le même constat de nocivité spirituelle des productions non confessionnelles ; ce constat entraîne la même mobilisation, le même enthousiasme pour le médium moderne ; on avait répété sur tous les tons que si saint Paul revenait, il serait journaliste ; on le voyait aussi désormais projectionniste. La comparaison des résultats est ambiguë : si le succès matériel a été indéniable (de 1920 à 1960, il fallut passer sous les fourches caudines de la production commerciale, à la fois disponible en masse et goûtée par le public. L'échec d'une production spécifiquement catholique, sauf exceptions, contrastant avec les notables réussites dans le domaine littéraire au xxe siècle, reste le point d'interrogation ultime. Mais il y faudrait évidemment une autre étude.
Notes de bas de page
1 Article paru dans Cholvy (Gérard) (éd.), Le Patronage, ghetto ou vivier ?, Actes du colloque des 11 et 12 mars 1987, Paris, Nouvelle Cité, 1988.
2 Un exemple : Deniel (Jacques), Histoire du spectacle cinématographique dans le Finistère, 1900-1984, mémoire de maîtrise, 1 vol. dactyl., Université Paris VIII, 1984, 200 p. Voir aussi le numéro spécial de la Revue d’Histoire moderne et contemporaine, t. XXXIII, avril -juin 1986, « Cinéma et sociétés », études réunies par J.-A. Gili.
3 Bellefleur (M.), « Loisir et pouvoir clérical au Québec, 1930-1960 », in Loisir et culture populaire au Québec, xixe-xxe siècle, Presses de l’Université de Québec, 1983, vol. 6, n°1.
4 La Jeune Bretagne (bulletin de l’A.C.J.F.), avril 1908.
5 Semaine Religieuse (SR) de Saint-Brieuc, 18 février 1910.
6 « Nouveautés de la vie paroissiale », SR de Paris (citée par la SR de Nantes, 23 mai 1908). Une bonne salle devait avoir au moins 6,50 m de large, et laisser un passage de 1,50 m au milieu.
7 SR Vannes, 20 janvier 1916.
8 SR Rennes, 15 janvier 1910 et 17 janvier 1920.
9 Nos jeunes. Manuel des Œuvres de jeunesse, Paris, 1930, p. 190.
10 Mon curé xxe siècle, Paris, éd. Spes, 1928.
11 Cité dans La Jeunesse Maritime (bulletin de la J.M.C.), septembre 1934. Voir sur ce sujet : Ludmann (R.), « Cinéma, foi et morale », Rencontre, n°46, Paris, 1955 et Ayfre (Amédée), Le Cinéma et la foi chrétienne, Paris, Fayard, 1960.
12 Nos jeunes…, op. cit.
13 Mon curé…, op. cit., p. 185 sq.
14 La Croix, 26 février 1928.
15 Carte établie à partir des enquêtes préfectorales sur les salles de spectacles durant les années 1930 (série M des Archives départementales). Le Finistère et la Loire-Atlantique n’ont pas été pris en compte, les enquêtes étant lacunaires.
16 Dossiers d’Action Populaire, 10 juin 1926.
17 SR de Saint-Brieuc, 7 mars 1930. Même prescription dans le Finistère en 1933.
18 SR de Vannes, 12 mars 1927.
19 Cité par Jacques Deniel, Histoire du spectacle cinématographique, op. cit.
20 Mon curé…, op. cit., p. 183.
21 Deniel (Jacques) et Lagrée (Michel), « Le cinéma en Bretagne rurale : esquisse pour une histoire », dans Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 92, 1985, n°3, p. 267.
22 Cité par Jacques Deniel, Histoire du spectacle cinématographique…, op. cit.
23 Lambert (Yves), Dieu change en Bretagne, Paris, Cerf, 1985.
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Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008