1Les constructions et reconstructions d'églises au xix^e siècle font l'objet d'une attention croissante des historiens et historiens de l'art2 : on les lit comme une forme de modernisation du paysage religieux3 ainsi qu'une illustration de l'exubérance monumentale et esthétique du siècle dernier. Le processus a concerné les églises paroissiales, mais aussi les chapelles, de secours ou de dévotion4, et, au-delà, les multiples croix et les calvaires. Signes multipliés dans le « monde du dehors », selon l'heureuse expression de Marie-Hélène Froeschlé-Chopard désignant tout ce qui, dans l'aménagement religieux de l'espace, se situe hors des murs de l'église5. Philippe Bruneau n'est pas loin de voir dans ces sanctuaires hypèthres, extérieurs à l'église, « le trait dominant du catholicisme des xix^e et xx^e siècles6 ». Parmi tous ces édifices modernes du catholicisme, on fera place ici à une forme inédite, les répliques de la grotte de Lourdes. L'imitation, non d'une forme géologique naturelle, mais d'un lieu de mémoire devenu essentiel dans la conscience religieuse, représente en effet une modalité spécifique de sanctuaire (en plein air, marial, satellite), encore assez peu étudiée7.

2Une enquête systématique sur les répliques de grottes de Lourdes devrait associer des sources nombreuses et différentes. Les pouillés et diverses enquêtes diocésaines sont particulièrement denses pour la deuxième moitié du xix^e siècle, mais ils tendent à se raréfier après la séparation de l'Église et de l'État. Il faut attendre l'époque contemporaine, et les enquêtes du type de celles impulsées par Alphonse Dupront, pour voir réapparaître des matériaux de type sériel, mais sur des aires localisées8. Les questionnaires de visites pastorales ont l'avantage d'être plus étalés dans le temps ; ils incorporent souvent des questions sur l'équipement des divers lieux de culte, sur les lieux annexes9. L'Inventaire des Monuments historiques pourrait également rendre des services. Les Semaines religieuses signalent fréquemment les inaugurations ou les réaménagements de sanctuaires. Le repérage géographique et chronologique qu'elles assurent permet ensuite de se tourner vers d'autres sources, locales et complémentaires : livres ou registres de paroisse, bulletins paroissiaux. Au terme, la visite sur place, la prise de photographies, la collecte d'informations font passer de l'histoire à l'archéologie du catholicisme contemporain10.

3Le premier résultat de cette collecte pourrait être d'ordre quantitatif et statistique, dans le temps et dans l'espace. À partir de quand les grottes commencent-elles à se multiplier ? Quelle est la courbe des édifications ? La répartition est la suivante pour le département d'Ille-et-Vilaine11 :

4Plus de la moitié du corpus est édifiée entre 1875 et 1914, période la plus féconde. Le rythme est inégal, avec des périodes à l'évidence peu propices (la Première Guerre mondiale, les années 1930 et, bien sûr, la fin du xx^e siècle) et des périodes actives : cinq grottes aménagées de 1875 à 1879, juste après le démarrage des pèlerinages diocésains à Lourdes (1873), quatre de 1943 à 1946, évidemment liées au spectaculaire renouveau du culte marial pendant la Seconde Guerre mondiale. Au demeurant, la courbe ne peut faire apparaître certaines données relativement impondérables : la grotte de la Trinité-Porhoët (Morbihan), construite avant 1914 pour l'école catholique, est devenue pèlerinage d'adultes pendant la guerre12. Celle de La Chabanne, dans l'Allier, a été élevée par les prisonniers de guerre après 1945, mais le projet existait dans la paroisse depuis 189613.

5On ne peut guère rêver, dans l'immédiat, d'une représentation de la densité du phénomène à l'échelle nationale. Le choix entre la forme grotte et la forme chapelle n'est pourtant pas indifférent. S'il y a bien sanctuaire dans les deux cas, la grotte est un espace en plein vent, n'offrant qu'un abri relatif, sans l'intimité des murs de la chapelle. En revanche, par sa robuste massivité, elle peut sembler plus apte à défier le temps que la chapelle, dont les fidèles ont souvent des ruines sous les yeux. Faut-il tenir compte d'affinités particulières, de traditions culturelles ? Est-ce un hasard si la Basse-Bretagne, qui a conservé un semis de chapelles d'une grande densité — dans le patrimoine classé, elles sont bien plus nombreuses que la moyenne française —, semble faire prévaloir les chapelles à Notre-Dame de Lourdes, qui s'inscrivent presque naturellement dans la morphologie du pardon14, alors que les grottes semblent plus répandues, en proportion, en Haute-Bretagne ? Si l'on descend à l'échelle d'un département comme l'Ille-et-Vilaine, les grottes paraissent relativement moins dispersées que le semis de sanctuaires mariaux, lui-même largement hérité des époques précédentes. C'est qu'il existe désormais, à l'époque contemporaine, des différences de ferveur religieuse, même dans une région ayant relevé pendant longtemps des « chrétientés » au sens Le Bras-Boulard. D'autre part, on peut soupçonner des effets d'entraînement et d'imitation par voisinage, qui finissent par créer des grappes repérables sur la carte.

6En descendant encore d'un degré, à une microéchelle, il n'est pas sans intérêt d'observer l'inscription du monument dans l'espace local préexistant. Quelle est la distance entre la grotte et l'agglomération, à quel degré participe-t-elle du « dehors » dans l'espace sacré, surtout si elle apparaît dans un espace davantage marqué par la nature — bois, ravin, etc. — que par la culture ? Il existe au demeurant des exemples d'implantation en agglomération : en enclos (collèges religieux, maisons congréganistes, etc.), mais aussi en pleine rue, comme encore de nos jours à Poznan (Pologne). Le nouveau sanctuaire s'inscrit-il dans une topographie appropriée : rochers, anfractuosité ou grotte naturelle ? Le cas peut se rencontrer en bord de mer, comme à Sainte-Marie-de-Pornic, en Loire-Atlantique15, ou à Étables, dans les Côtes-d'Armor : dans les années 1870, une dame de Lyon, en vacances dans la région, avait fait poser une statuette dans une anfractuosité de la falaise de Goudelin, en action de grâces pour une guérison. À partir de 1917, un pèlerinage « attire chaque année en ce site merveilleux une foule immense16 ». À Vieux-Vy-sur-Couesnon (Ille et Vilaine), sur une falaise en bordure de rivière, une femme relevée indemne après une chute verticale fait aménager une grotte sur les lieux de l'accident (1892). L'absence de telles conditions préexistantes peut, à l'inverse, décourager un projet initial ou le ramener à des errements plus classiques, comme pour le curé de Blanaz, dans l'Ain, qui achète en 1878 un jardin à ses frais pour établir une statue, après avoir cherché en vain

quelque site où l'on pourrait placer une statue de Notre-Dame de Lourdes dans une niche, au-dessus d'une grotte naturelle ; mais je ne découvris rien. Je finis par me dire en moi-même : après tout Notre-Dame de Lourdes n'est pas comme Notre-Dame de La Salette qui aime la solitude, elle préfère les centres d'un abord facile. Je cherchai donc dans le village17.

7Dans la plupart des cas, il y a construction d'un artefact. Techniquement, on peut penser à trois types d'influences, qui peuvent d'ailleurs plus ou moins converger. La première est celle des architectures éphémères, du type reposoir de Fête-Dieu ou crèche de Noël18. Lors de la Fête-Dieu de Châteaugiron (Ille-et-Vilaine), en 1898, un grand reposoir, près de l'église, reproduit les églises et la grotte de Lourdes19. On pense aussi aux dioramas et autres attractions en deux ou trois dimensions, qui constituent souvent un mode d'affichage « moderne » pour le catholicisme du temps. Le deuxième modèle, plus traditionnel, est celui du calvaire avec une scénographie de personnages. À Guipry (Ille-et-Vilaine), le vicaire souhaitait faire relever, en plus haut, une vieille croix de bois vermoulue, jadis apportée du cimetière : le socle devint une grotte de Lourdes20.

8L'influence la plus déterminante est sans doute celle des rochers et grottes artificiels liés depuis longtemps à l'art des parcs et jardins. On connaît la vogue, lancée par les jardins de Versailles, des grottes dans le goût anglo-chinois, abritant tout un peuple de statues mythologiques, et dont les « folies » du xviii^e siècle multiplient les exemples21. Le goût romantique renforce la recherche d'aménagements paysagers faisant appel aux rochers, naturels ou artificiels, et aux grottes22. On rencontre même des cas où la grotte fait partie de tout un ensemble paysager explicitement voué à la dévotion à divers saints, avec chacun sa statue ou son oratoire, sorte de livre d'heures disposé en forme de jardin, comme à Bazouges (Mayenne)23.

9Le relief préexistant détermine largement l'environnement de la grotte : celle-ci peut-être adossée à un versant qui la domine de ses frondaisons (Saint-Georges-de-Gréhaigne, Ille-et-Vilaine) ou bien s'inscrire dans un tertre artificiel, comme au Bois-Menou en La Gouesnière, dans le même département. Très souvent, la grotte est en réalité une construction en saillie, par rapport à un environnement plat, et la ressemblance avec le modèle pyrénéen, sous son épaisse barre rocheuse en surplomb, est bien aléatoire. Les matériaux sont les mêmes que pour les grottes artificielles de jardin : roches naturelles, appareillées et jointoyées en mortier de chaux ou avec du ciment. Ce dernier matériau, disponible en quantités croissantes au long du siècle, sert aussi, en enduit, à atténuer les aspérités et obtenir une texture uniforme. Quant au béton aggloméré, il devient courant à partir des années 1870, au moment même où l'on commence à édifier des grottes-répliques, et il permet de fabriquer des rochers totalement artificiels. Le réalisme de la reproduction conduit à établir une sorte d'échelle de valeurs pour ceux qui ont eu le privilège de voir l'original pyrénéen. Dans le Morbihan, c'est celle de Brandivy qui rappellerait le plus le modèle, au point que le pèlerinage établi en 1910 prend le nom, breton, de Lourd-Bredeni24. Il faut néanmoins reconnaître que, par le truchement de la photographie — sur papier ou en projections lumineuses25 —, de plus en plus de gens ont une idée de la configuration réelle des lieux à Lourdes, et que le problème de la ressemblance est sans doute secondaire.

10Il ne serait pas sans intérêt de mesurer les dimensions les plus courantes, en largeur et en profondeur, ainsi que la disposition des lieux. La présence ou non d'un ruisseau et/ou d'une source reproduisant la configuration originale est évidemment une contrainte difficilement maîtrisable. À Meillac (Ille-et-Vilaine, 1876), il y a eu jaillissement imprévu à l'endroit répondant exactement à celui de la grotte de Massabielle. L'aménagement d'une esplanade, d'un autel pour les célébrations, de bancs, etc., traduit en revanche le passage de la simple image de commémoraison — l'état « sauvage » initial du site de Massabielle — au sanctuaire visité et habité. L'état d'entretien de ce mobilier, par définition la fraction la plus fragile d'un équipement religieux exposé aux intempéries, est un bon indicateur de la fréquentation actuelle du site.

11L'attention devrait évidemment se porter sur le décor iconographique, en l'occurrence la statuaire. Dans la majorité des cas, on peut penser que la grotte est conçue pour abriter la statue de la Vierge de Lourdes, dont l'image canonique s'est peu à peu fixée et qui est même devenue un objet de consommation courante, présent dans maints intérieurs domestiques. Son implantation dans une anfractuosité, à mi-hauteur, matérialise les récits relatifs aux événements de Massabielle. Cependant, à La Gouesnière, la grotte a été aménagée dans un deuxième temps, sorte de cavité troglodytique à double entrée, aménagée plusieurs mètres sous le rocher qui supporte la statue, placée antérieurement en position classique de saillie aérienne, de signal proéminent, alors que la grotte a une fonction de crypte (ex-voto, cierges, etc.). Lorsque les sources le permettent, il n'est pas indifférent de savoir si la grotte a été conçue pour la statue, qui lui préexiste — la grotte étant en quelque sorte conçue autour de la statue —, ou l'inverse. Un cas limite est offert à Paimpont (Ille-et-Vilaine), siège tout à la fois d'un pèlerinage médiéval renommé et de forges très actives aux xvii^e et xviii^e siècles. Le recteur, souhaitant réactiver le sanctuaire, fait élever une grotte, « image de Notre-Dame de Lourdes », avec les scories de fer conservées dans le sol, mais pour abriter la statue de Notre-Dame de Paimpont, « reproduisant le modèle vénéré depuis des siècles », et couronnée en 188526. En très peu de temps, tout au long des années 1880, le pèlerinage de Paimpont acquiert une nouvelle aura. Il y a là un cas de polysémie dévotionnelle dont il faudrait pouvoir apprécier la proportion par rapport aux sites proprement dédiés à Lourdes.

12Par-delà les aspects techniques et iconographiques, l'intérêt essentiel d'une enquête sur les grottes de Lourdes résiderait évidemment dans l'analyse proprement anthropologique des faits et gestes. Qui a eu l'initiative ? On relève fréquemment — mais les proportions exactes devraient être déterminées — l'intervention d'un prêtre ou d'un notable laïc. Ce dernier est volontiers de sexe féminin, et son intervention est directe ou indirecte : le topos du vœu de l'épouse, réalisé par le mari, semble répandu. Très logiquement, c'est souvent à l'occasion d'un retour de Lourdes qu'on décide d'inscrire dans l'équipement religieux de la paroisse, ou de l'institution, le monument-réplique. Il peut aussi suffire d'une dévotion toute particulière à la Vierge pyrénéenne. Le cas de Saint-Georges-de-Gréhaigne rappelle les grands vœux propitiatoires d'autrefois il s'agit de remercier pour la protection de la paroisse, épargnée par les combats et les destructions liés à la percée d'Avranches, en 1944. La phase d'aménagement proprement dit reproduit souvent, en tout cas dans l'Ouest où les structures sociales de type hiérarchique restent fort prégnantes, le modèle de mobilisation verticale des différentes catégories observables, à une autre échelle, pour d'autres constructions (églises, écoles catholiques, etc.). À La Gouesnière, la construction de la grotte du Bois-Renou a été assurée par le comte de Kergariou27. À Guipry, les laboureurs amènent les rochers à pied d'œuvre pour les terrassiers, maçons et charpentiers, tandis qu'« une noble famille de la paroisse », propriétaire du terrain, cède le bois nécessaire28. À Bains-sur-Oust (Ille-et-Vilaine), toute la paroisse est mise à contribution, en 1902, pour construire le sanctuaire et creuser la fontaine :

Le dimanche, on fixait les jours pour chaque village ou frairie, et tout le monde accourait à l'appel et travaillait avec une bonne volonté29.

13Le modèle du travail collectif au calvaire de Pontchâteau n'est pas loin. Il faudrait voir ce qu'il en est dans des régions marquées par d'autres formes de notabilité et de sociabilité (industriels et ouvriers du Nord, de la région lyonnaise, etc.).

14L'enquête atteindra ensuite les gestes spécifiquement religieux. L'attouchement de la pierre visitée par le divin est probablement réservé au modèle original, au locus authentique. On observera donc d'abord les visites et dévotions individuelles, sans calendrier fixe (prière personnelle, offrande de cierges, récitation du Rosaire, etc.). Ce n'est là qu'un aspect d'une plus vaste question, celle de l'étude, délicate, de l'acte de prière dans la société contemporaine30. Il s'y ajoute les cérémonies collectives organisées : prières de groupes qu'il conviendrait d'identifier (par âges, par sexe), retraites aux flambeaux, usages consacrés, telle, à Saint-Georges-de-Reintambault (Ille-et-Vilaine), la tradition de la visite des nouveaux mariés après la cérémonie à l'église ; célébrations diverses, y compris de type eucharistique ; grands rassemblements à date fixe, dont le calendrier devrait être établi (15 août, 8 septembre, etc.). Lorsque ces rassemblements donnent lieu à un itinéraire processionnel, il serait utile d'en établir le relevé pour mesurer les effets de création du nouveau sanctuaire dans la topographie sacrée préexistante.

15Dans cette enquête oscillant sans cesse entre l'histoire, l'anthropologie et l'archéologie, l'enregistrement des faits d'ordre miraculeux devrait faire l'objet d'une attention particulière. L'apparition elle-même a une ostensible valeur d'irruption du sacré dans une société sécularisée ; le pèlerinage de Lourdes a pour principale originalité d'inscrire explicitement les limites, sans cesse reculées, de la technicité médicale rationnelle et d'entretenir l'an-cestrale invocation thaumaturgique. L'historien aura donc à se préoccuper des répliques de guérison décelables dans les chroniques en analysant leurs rapports, d'une part avec le modèle pyrénéen, et d'autre part avec les autres sanctuaires locaux préexistants. On en signale plusieurs à Meillac (Ille-et-Vilaine). À Paimpont, on dit qu'une épidémie de variole fut interrompue après une procession à la grotte nouvellement construite.

16Dans beaucoup de cas, il faudrait observer les évolutions. Il existe des grottes « vivantes », à l'évidence visitées et entretenues jusqu'à nos jours, et d'autres plus ou moins délaissées, sinon à l'abandon. L'évolution des comportements religieux comme celle de l'environnement peut être fatale aux sanctuaires hypèthres : en 1920, le cardinal Dubourg, archevêque de Rennes, avait accordé la permission de célébrer la messe à la grotte de Visseiche trois fois par an, pourvu que l'assistance soit suffisante. Aujourd'hui, la messe n'est plus jamais célébrée, à la fois faute de fidèles et à cause du passage incessant des voitures sur la route en bordure du sanctuaire. On notera à ce propos que la présence d'ex-voto constitue évidemment une signature pour l'activité du sanctuaire. Une attention toute particulière devrait être apportée à leur chronologie comme à leur contenu.

17Reste, in fine, la question essentielle, posée naguère par Alphonse Dupront :

Lourdes exige le voyage, corps et âme transportés ensemble. Un culte de la grotte de Lourdes multiplie les grottes simulacres : chacun sait qu'il n'y a là qu'une pâle image fixatrice. Et pourquoi le reflet — quand la réalité demeure si facilement accessible et, une fois connue, comme toute réalité vraie, inimitable — hormis pour faciliter un rappel de mémoire, une nourriture du souvenir ?...31

18II existe sans doute plusieurs réponses à l'interrogation. La première est la limite économique longtemps imposée au pèlerinage, qui a mis du temps à se démocratiser : avant 1914, le voyage et le séjour à Lourdes coûtent un mois de salaire d'ouvrier breton, et ils ne deviennent réellement accessibles à tous qu'après la Seconde Guerre mondiale32. En un sens, l'édification d'une réplique, en général à l'actif des privilégiés ayant pu effectuer le pèlerinage, n'a-t-elle pas revêtu, durant quelques décennies, un aspect d'évergétisme palliatif à destination des pauvres ? Telle était l'intention explicite de M^lle Valérie de Vautenet à Meillac, en 1876. Une preuve supplémentaire est apportée par l'opposition entre le déclin des visites, plus ou moins avéré pour nombre de grottes-répliques, et la prospérité toujours spectaculaire du pèlerinage sur le site original, devenu désormais accessible à tous. Plus profondément, on peut observer, avec Philippe Bruneau, que l'essaimage de sanctuaires-répliques paraît impossible lorsque c'est la commémoraison d'une vie terrestre qui est en jeu (Ars, Lisieux), avec un effet de reliques qui ne subissent plus, à l'inverse du Moyen Âge, une dissémination génératrice de nouveaux lieux de mémoire. L'essaimage est en revanche possible, comme le prouve l'exemple de Lourdes, lorsque la commémoraison est celle d'un événement surnaturel, dont la trace relève essentiellement de l'ordre de l'image, en deux ou en trois dimensions33. À propos d'image, Jean Delumeau a évoqué naguère celle de la Vierge au grand manteau protecteur, qui a marqué l'Occident à la fin du Moyen Âge et au début de l'époque moderne34. Vierge en majesté, géante disproportionnée, luxueusement vêtue. L'Immaculée Conception de Lourdes est décrite par Bernadette avec « une robe blanche et une ceinture bleue », silhouette isolée et de taille humaine, fragile lueur immatérielle insérée dans l'épaisseur minérale, indestructible à vue humaine, de la grotte. Espace protecteur, quasi maternel — redécouvert à l'occasion par tant de proscrits durant la Révolution, au temps où l'on détruisait les chapelles —, la grotte, étendue de part et d'autre de la statue en ses replis symétriques de maçonnerie, n'est-elle pas devenue elle-même quelque chose comme la réplique de l'ancien grand manteau protecteur, à l'abri duquel chacun est appelé à venir se blottir ? Ainsi s'expliquerait peut-être, par-delà l'universalité immédiatement accessible du message verbal de Lourdes, le succès de la reproduction iconique du sanctuaire, sans équivalent pour un autre. Pour être complète, l'enquête sur ces reproductions devrait d'ailleurs déborder les frontières et s'étendre à l'œkoumène catholique dans son ensemble : la mondialisation du pèlerinage, dans la seconde moitié du xx^e siècle, a-t-elle suscité sous d'autres cieux, dans d'autres climats religieux, la même pratique que nous avons vue s'exténuer en France après le changement culturel décisif des années 1960 ?