1L'extraordinaire popularité posthume, au long de deux ou trois générations catholiques en France, d'un obscur président d'une obscure république sud-américaine, que la Revue des Questions historiques qualifiait de « plus saint que Charlemagne, l'égal par l'héroïsme et le génie des plus grands princes et des capitaines les plus renommés2 » ne saurait laisser l'historien indifférent. Autour de Gabriel Garcia Moreno (1821-1875), président de l'Équateur, s'était en effet formée en France, plus exactement dans le catholicisme français, une étonnante construction imaginaire confinant au mythe. On évoquera d'abord ici la façon dont se constitua cette image, pour ensuite tenter d'expliquer son étonnant succès. Sur le court terme, Garcia Moreno apparut sans doute, au fond, comme le Napoléon III idéal — c'est-à-dire catholique — qu'eussent souhaité les catholiques français. On élargira ensuite la perspective, car l'homme personnifiait à merveille l'intransigeantisme catholique dans son combat contre la Révolution, au sens générique de ce dernier terme, mais aussi dans la recomposition de ce combat en fin de siècle, c'est-à-dire le ralliement à une démocratie, autoritaire et chrétienne, encore à définir. Il contribuait enfin à créer dans le catholicisme français une image de l'Amérique latine, continent de souffrances mais aussi de promesses, vouée à un long avenir.

Un exécrable attentat, où il est difficile de ne pas voir la main de la franc-maçonnerie, vient de mettre fin à l'existence du seul chef d'État qui, de notre temps, n'ait pas sacrifié à la Révolution [...]. Don Gabriel Garcia Moreno, président d'une République qu'il gouvernait d'après les principes d'une politique franchement et ouvertement catholique, devait, plus que tout autre, se tenir prêt à subir pareil sort.

2Tout était dit par le Père Brucker, chroniqueur des Études3. Un mois auparavant une scène à la romaine avait eu lieu sur les marches du palais présidentiel à Quito : le dictateur équatorien avait été assailli par quatre conjurés, dont certains de ses anciens partisans. Selon les recherches récentes, le crime garde de larges zones d'ombre4. En revanche, il portait d'emblée une évidente signature pour ceux qui furent les premiers à s'exprimer et qui nous intéressent ici : c'était l'acte de la franc-maçonnerie, des forces révolutionnaires, de l'or allemand en ce temps de Kulturkampf. L'écho en France fut immédiat : Louis Veuillot lui consacra un article dans L'Univers du 27 septembre 1875, faisant de Garcia Moreno un héros exemplaire, le type d'homme politique dont le monde avait besoin. Le triomphe posthume fut véritablement scellé avec la grosse biographie du Père Augustin Berthe, rédemptoriste, nantie de toutes les recommandations d'évêques qui assuraient la légitimité intellectuelle des livres dans le catholicisme de l'époque : Garcia Moreno, Président de l'Équateur, vengeur et martyr du droit chrétien (1882). En dépit de ses deux volumes et de ses plus de huit cents pages, elle en était, après 33 000 exemplaires, à sa huitième édition en 1890, doublée d'une édition abrégée de moitié. L'ouvrage « a pénétré partout dans les familles et les presbytères, les collèges et les séminaires, les universités et les congrès5 ». Une traduction espagnole fut publiée, à Paris même, en 1892, et c'est donc par un canal français que le monde ibérique s'appropria le héros catholique. En 1894, A. Pellissier-Séguier publia chez Desclée de Brouwer Garcia Moreno. Une République catholique dans l'Amérique du Sud, sous un format plus léger (74 pages), appelé à devenir un classique des distributions de prix dans l'enseignement catholique, comme peuvent l'attester, encore aujourd'hui, les élèves formés dans les années 1930. Dans le même ordre d'idée parut une petite Vie illustrée de Garcia Moreno6.

3La cause était désormais entendue : Garcia Moreno faisait partie de l'univers de référence des catholiques français, jusqu'à la base. Par exemple, la même année 1905, où jamais le sentiment de revivre le climat de la Révolution française n'avait été aussi vif, le groupe de jeunesse catholique de Malestroit, dans le Morbihan, entendit une conférence sur le président équatorien martyr7, tandis que le curé de Champeaux, en Ille-et-Vilaine, lançait crânement à l'officiel venu pour l'inventaire de l'église :

Ainsi que Garcia Moreno [...] le proclamait hautement au moment où il tombait sous le poignard d'un assassin « Dios ne muere », Dieu ne meurt pas. Non, monsieur, ce Dieu que vous ne craignez pas d'outrager jusque dans le sanctuaire sacré, ne meurt pas et sa justice aura son tour8.

4En 1898, Le Dimanche paroissial proposait, pour ses « lectures du soir », une méditation sur « Un grand serviteur de Marie : Garcia Moreno9 ». En 1921, pour le centenaire de sa naissance, une cérémonie fut organisée, sous la présidence du cardinal Dubois, en l'église Saint-Sulpice à Paris, que fréquentait Garcia Moreno durant son séjour parisien : le discours de M^gr Baudrillart évoqua explicitement le « martyr10 ». En outre chacun se plaisait, en ces années où la dévotion au Sacré-Cœur atteignait son apogée, à reconnaître dans le geste du gouvernement de l'île de Malte, récemment devenue dominion, consacrant officiellement l'île au Sacré-Cœur, l'imitation du « grand geste de Garcia Moreno11 ». C'est en effet ce trait qui était le plus fréquemment souligné : Don Gabriel était le premier chef d'État à avoir matérialisé la « royauté sociale de Jésus-Christ ». Le fait que cet État fût tout sauf une puissance, plutôt un confetti de l'ancien empire espagnol, que beaucoup eussent difficilement situé sur une carte, était comme la preuve supplémentaire de l'humilité et de la pauvreté de cette royauté salvatrice, annoncée d'abord aux petits, et réservée pour plus tard aux riches et aux puissants.

5Le Père Berthe révélait clairement les motifs de son monument hagiographique :

Dieu réserve-t-il à notre chère France un Garcia Moreno ? Nous en avons plus besoin encore que cette république américaine12.

6S'il n'hésitait pas à faire explicitement de son héros un nouveau Charlemagne, c'est à un autre empereur, plus proche, que Garcia Moreno faisait infailliblement penser. Mais l'on restait ici dans le domaine du non dit, du discours à double sens. Aussi bien le dictateur équatorien ne man-quait-t-il pas de traits communs avec Napoléon III, celui du moins qu'adulèrent la plupart des catholiques français au lendemain du coup d'État. L'Amérique latine, et tout spécialement l'Équateur, semblaient voués à la déchirure et à la guerre civile : gens de la plaine côtière (Guayaquil) contre ceux des hautes terres (Quito) ; Blancs contre Indiens (en dépit de l'étendue du métissage) ; citadins contre ruraux ; riches latifundiaires contre paysans pauvres ; civils contre militaires, et surtout libéraux anticléricaux, thuriféraires de la Révolution française, contre catholiques. C'était l'affrontement constant entre Jérusalem et Babylone, sans compter la menace permanente, pour cette nation mal affirmée, de l'écartèlement entre les voisins, Pérou et Colombie.

7Au terme de longues péripéties qu'il serait trop long de raconter ici, Garcia Moreno, issu d'une famille bourgeoise de Guayaquil, mais promu par son mariage dans le milieu latifundiaire, domina la vie politique équatorienne de 1859 à 1875, avec le titre officiel de président par deux fois (1861-1865 et 1869-1875), au long de ce que les politologues espagnols appellent un « caudillat ». Il instaura un régime autoritaire, tyrannique même, impitoyable pour ses adversaires :«liberté pour tout et tous, excepté pour le mal et les malfaiteurs », la formule de Don Gabriel, si souvent citée par les thuriféraires catholiques, autorisait les débordements que l'on imagine. Cependant ce régime, appuyé sur la sanction régulière du suffrage universel (les Indiens exceptés), présentait le même caractère plébiscitaire que le Second Empire : mettant fin à de choquantes inégalités entre circonscriptions législatives, jusqu'ici favorables aux radicaux. Garcia Moreno était par ailleurs un adepte résolu du référendum. Cette convergence objective, illustrée par le soutien accordé à Paris dans l'affaire mexicaine, alla jusqu'à une étonnante demande de protectorat, en 1862, négligée au demeurant par les autorités françaises.

8Garcia Moreno partageait avec Napoléon III une autre passion, celle du développement économique, de la modernisation de l'aménagement d'un territoire par ailleurs ingrat. Très féru de sciences positives et de progrès technique, il avait découvert, lors de son séjour parisien, les effets spectaculaires du volontarisme d'Haussmann et de Michel Chevallier, et il se mit en tête d'ouvrir des routes, des chemins de fer, etc. Et le Père Brucker de souligner que

les Indiens mêmes, si nombreux dans les anciennes colonies espagnoles, et que les gouvernements maçonniques laissent partout croupir dans l'ignorance, ont été appelés par le Président de l'Équateur aux bienfaits de l'instruction religieuse et professionnelle13.

9Il y avait en lui quelque chose de ce saint-simonisme tropical dont Françoise Raison donne une autre illustration, dans le Madagascar de la même époque14. Ce faisant, le dictateur chrétien ruinait, comme le disait le Père Berthe,

l'axiome du monde moderne : le progrès matériel ne se réalise qu'à la condition d'installer dans tous les États des gouvernements matérialistes, et partant hostiles à l'Église.

10Il existait en effet une différence de taille entre Don Gabriel et l'Empereur des Français : le premier inscrivait son action politique, de part en part dans une « croisade contre-révolutionnaire » (A. Berthe), inspirée par une foi catholique à toute épreuve et un mysticisme personnel flamboyant. Durant ses séjours parisiens, il s'était pénétré de Rohrbacher, de saint Augustin, de L'Imitation de Jésus-Christ. Le titre de son premier ouvrage, La Défense des Jésuites (1851) était tout un programme, et permet de comprendre l'influence de la spiritualité ignatienne sur Garcia Moreno, de même que sa dévotion absolue au Sacré-Cœur et à l'Immaculée « dispensatrice des trésors inépuisables de sa miséricorde ». Admis par les Jésuites dans une section de confrérie réservée aux notables, il mit un point d'honneur à s'inscrire dans celle réservée aux gens du peuple. Son action de réforme s'étendit à l'Église équatorienne elle-même, il est vrai dans un état peu reluisant au sortir de la période coloniale, et sur laquelle il était sans illusion : clergé ignorant, religieux affranchis de leurs règles. Le concile de 1863 fut moins l'œuvre de l'archevêque de Quito que celle de Garcia Moreno, qui alla jusqu'à bousculer les prudences du nonce Tavani lui-même. Le président se sentait en effet investi d'une mission quasi providentielle, et les péripéties de sa carrière politique, les menaces qui l'environnaient, le firent très tôt s'identifier au serviteur souffrant d'Isaïe. Dans une ode de 1853, il prophétisait son propre martyre :

Je connais, certes, mon avenir et je sais
Combien de dures épines meurtriront mon front ;
Et le calice de douleur, jusqu'à la lie,
Je le porterai à mes lèvres sans m'humilier.

11Comme le rappelait René Bazin dans un discours au Havre en 1898, on le vit un jour, en tête de ses ministres, porter une croix de mission du centre jusqu'aux portes de Quito :

Ah ! Messieurs, quand un pareil spectacle sera donné à la France, quand nous verrons le souverain porter sur ses épaules la croix du divin Sauveur, et ne pas rougir de sa foi, la France sera sauvée15.

12À l'évidence, le modèle offert par Garcia Moreno transcendait les limites du petit État équatorien, et offrait une perspective à valeur universelle, planétaire, pour le catholicisme de la fin du xix^e siècle. Ce dernier tenait, en lui, une figure hautement symbolique de l'intransigeantisme et de l'intégralisme catholiques. Au premier degré, et dans le registre émotionnel, Garcia Moreno permettait à l'opinion une focalisation identificatrice sur le martyr, relayant en quelque sorte celle portée auparavant sur Pie IX. L'un et l'autre avaient enduré, leur règne durant, les mêmes assauts sataniques. Comment ne pas vénérer celui qui disait :

Oui, c'est pour moi un bonheur en même temps qu'un honneur de subir les insultes de la Révolution en compagnie du Souverain Pontife ?

13En 1870, l'Équateur fut pratiquement le seul pays à protester solennellement contre l'occupation de Rome, mais aussi à apporter un soutien financier au chef de l'Église. Son sacrifice suprême conféra à Don Gabriel une partie de l'aura du pape « emprisonné par la Révolution ». En exergue au livre du Père Berthe, l'éloquente et réaliste gravure de « la Victime des Francs-maçons », lardée de coups de couteau, n'était pas loin d'évoquer, consciemment ou inconsciemment, une déposition de croix. Le catholicisme du xix^e siècle se signalait par sa capacité de projection adulatrice sur certains personnages, dans un contexte de dolorisme appuyé. Un peu comme cela s'était produit pour Louis XVI sous la Restauration16, une procédure de béatification populaire fut engagée ; elle s'est poursuivie jusqu'à nos jours parmi les derniers fidèles de Garcia Moreno...

14Au second degré, le président équatorien et son régime attestaient la capacité de l'intégralisme catholique à se moderniser et à relever les défis du siècle. Nourri du traditionalisme catholique (Maistre, Bonald), relayé par la lecture de Donoso Cortès et de Veuillot, Garcia Moreno déployait dans ses discours et ses écrits la déploration imprécatrice coutumière à ce courant de pensée, multipliant ses mots-clés : « corruption », « désordre », « anarchie », « ruine », « dissolution ». Face à toutes les forces du mal, il n'existait qu'un seul rempart, la « civilisation chrétienne », à condition de l'ouvrir au renouveau. Au moment où Léon XIII, par l'encyclique Inter sollicitudines, montrait solennellement qu'il n'existait plus de lien organique entre la vraie religion et la monarchie, l'Équateur déroulait l'épopée d'une contre-révolution républicaine, ou, si l'on veut, d'une République contre-révolutionnaire. La République de Garcia Moreno, ce n'était assurément pas celle, orléaniste, parlementaire et indifférente en matière de religion de Thiers, et encore moins, on s'en doute, celle de Jules Ferry ou de Clemenceau. C'était, comme le disait le Père Berthe, la « République prosternée aux pieds de Léon XIII », autrement dit le paradigme du Ralliement, une démonstration par l'exemple de ce qui était si difficile à faire accepter par certains secteurs du catholicisme français. S'il avait pratiquement créé le système scolaire équatorien, c'était en le confiant totalement aux religieux. Dans la vie de Garcia Moreno, les enfants des écoles catholiques, pouvaient vérifier une « loi de l'histoire » : quel que soit le régime, roi ou république — peu importe la forme, l'essentiel étant le règne de Dieu sur la terre :

c'est toujours par un homme seul que les grandes choses sont accomplies, parce que l'unité de conception, de direction et d'action est la condition de tout succès17.

15En 1892, le président équatorien Cordero, héritier spirituel de « la République du Sacré-Cœur », rattachait Garcia Moreno au programme de Léon XIII :

Je n'ai jamais cru que le catholicisme fût opposé à la véritable liberté ; de sorte qu'entre lui et la République, il ne peut exister le moindre antagonisme. Toutes les institutions modernes, qui constituent ce que nous appelons la civilisation, émanent du christianisme comme d'une source pure et abondante dont les ruisseaux, cachés parfois, sont la profonde sève des sociétés civilisées18.

16Le fait que le programme pontifical trouvât un commencement de réalisation non pas dans la vieille Europe, mais dans la jeune Amérique latine, a sans doute une signification profonde, dont la portée est considérable. C'est alors en effet que se développa, dans la conscience catholique européenne, un processus d'idéalisation religieuse de ce continent, qui s'est poursuivi jusqu'à nos jours. Ce processus avait été amorcé par Lamennais dans l'Essai sur l'indifférence, avec l'éloge vibrant des réductions du Paraguay ; mais cela, c'était avant la « Révolution », en quelque sorte. Au phalanstère jésuite, réplique chrétienne des utopies communautaires laïques dont la description fleurissait durant les années 1820 et 1830, succéda donc la République du Sacré-Cœur, avatar plus moderne mais aussi plus réaliste, proposé aux hommes du second dix-neuvième siècle. Pour paraphraser une formule célèbre, c'était le règne social de Jésus-Christ plus le chemin de fer. On n'oubliera pas non plus que l'époque était aussi celle d'une célébration providentialiste de la découverte de l'Amérique, célébration qui assura à Christophe Colomb, quelque peu oublié durant trois siècles, une spectaculaire assomption dans l'imaginaire catholique. Dans la même veine intransigeante que pour Garcia Moreno, d'aucuns militaient alors pour une sanctification du découvreur de l'Amérique, lequel avait offert la possibilité quasi miraculeuse de dilater l'œkoumène catholique : l'infatigable comte Roselly de Lorgues19, relayé de façon tonitruante par Léon Bloy20. À défaut d'une béatification, Colomb bénéficia tout de même, et le fait est exceptionnel pour un individu, de l'honneur d'une encyclique en 1892. À la veille de la Réforme protestante, le navigateur avait été, selon Léon XIII l'instrument de la Providence pour « réparer les désastres qui seraient infligés par l'Europe au nom catholique ».

17Une idée commençait donc à s'imposer : c'était d'Amérique latine, jeune chrétienté d'avenir, que pouvait venir la « régénération » tant espérée pour le catholicisme du Vieux Continent. Depuis Garcia Moreno, le précurseur, on y voyait tout ce dont on rêvait en France : un président péruvien prêtant serment sur le crucifix (1904), une Colombie, « pays le plus catholique du monde », où des lois publiques reconnaissaient « la divine autorité sociale de Jésus Christ » (1899), où le drapeau national était consacré à Lourdes par l'ambassadeur21 (1907) et où le gouvernement s'associait au congrès eucharistique de Santa Fé (1914). En Uruguay, les « dames catholiques » parvenaient à obtenir la censure sur les théâtres22 (1908), tandis qu'au Brésil, en 1918, c'est à un évêque que le Président confiait la mission de rétablir, au titre de gouverneur civil, l'ordre troublé au Mato Grosso23. Il allait de soi que de telles orientations ne pouvaient que susciter la fureur des forces du mal. L'Amérique latine était aussi, et l'histoire de l'Équateur en était la preuve, le théâtre d'une lutte acharnée, souvent sanglante, d'alternances politiques brutales et de persécutions impitoyables, dont le Mexique offrait de nombreux exemples.

18Le personnage de Garcia Moreno s'inscrit à cet égard dans une longue lignée, celle des prophètes et martyrs qui, à l'époque contemporaine, ont donné à l'Amérique latine ses lettres de noblesse dans de larges secteurs du catholicisme français. Il a certes été oublié, et relayé par d'autres, mais le parallélisme est frappant, spécialement avec M^gr Oscar Romero, archevêque de San Salvador, assassiné en 1980 en pleine célébration eucharistique dans sa cathédrale24. Voici comment le congrès des députés et sénateurs équatoriens évoquait l'assassinat de Don Gabriel, quelques jours après :

La Révolution renverse la croix du Rédempteur : lui la prend dans ses mains, se prosterne devant elle et, du sommet des Andes, la présente au monde comme l'étendard sacré. La calomnie l'accuse, l'impiété le maudit la haine et l'envie le poursuivent [...]. Les ennemis de Dieu ont voulu noyer la religion, la morale, les institutions de la patrie, dans le sang de l'auguste régénérateur, mais sur son tombeau la croix apparaîtra plus resplendissante que jamais.

19Extrait à rapprocher d'un autre, issu du communiqué du diocèse de San Salvador, au lendemain de l'assassinat de M^gr Romero :

Grâce à lui, la parole de Dieu et la parole du peuple salvadorien, les gémissements du peuple de Dieu ont été entendus par tout le monde et sont montés jusqu'au ciel. Sa voix était devenue si universelle et si profonde que les ennemis de la paix n'ont pas pu la tolérer davantage. Et ils sont allés lui donner la mort à l'autel du Christ [...]. M^gr Romero va nous aider depuis le ciel pour que tous ensemble, très vite, nous chantions la gloire de la résurrection sur une terre nouvelle.

20La proximité du vocabulaire vérifie une fois de plus, sur ce terrain les phénomènes de transfert et de recomposition au sein de l'intransigeantisme catholique, phénomènes dont Émile Poulat a établi la théorie générale25. Comme l'a montré par exemple Michaël Löwy, la théologie de la libération se donne à la fois comme critique de la modernité — du capitalisme impérialiste, de la privatisation de la foi, de l'individualisme — tout en assumant certaines de ses valeurs : défense des libertés et technologie du développement, mis au service exclusif des pauvres26. En un certain sens, le mythe Garcia Moreno fonctionnait de la même façon implacable contempteur de « la Révolution » sous ses deux avatars, libéral et socialiste, il mettait la Constitution de son pays sous le signe du Dieu trinitaire, « auteur, régulateur et conservateur de l'Univers », et lançait un appel aux députés, dans son message d'août 1873 :

Puisque nous avons le bonheur d'être catholiques, soyons-le donc entièrement et ouvertement dans la vie privée et dans la vie politique, rendons à la vérité de notre conviction intime et de nos discours le témoignage de nos actes publics !

21Dans le même temps, selon le Père Berthe qui soulignait à l'envi son ostentatoire charité pour les pauvres, « par sa politique chrétienne [il] enrichit le pays de toutes les sommes volées ou dépensées inutilement » par les régimes libéraux. C'était déjà la proposition d'un modèle de société, alternatif aux conceptions dominantes. Il suffit de remplacer l'hydre maçonnique par celle des multinationales, ou l'idéologie « révolutionnaire » par celle des médias inspirés par les puissances d'argent pour retrouver une évidente logique interne.

22Selon A. Pellissier-Séguier, la vie et la passion de Garcia Moreno furent « un épisode de l'histoire de la Révolution dans le monde chrétien ». Elles trouvent donc naturellement leur place dans un colloque consacré aux rapports entre religion et révolution, pas seulement dans l'expérience française de la fin du xviii^e siècle. Il n'est pas indifférent d'observer que l'usage du terme « régénération », si abondamment attesté après 1789 en France dans une perspective libérale et laïque, ait retrouvé une seconde jeunesse, sous des plumes catholiques, à propos de l'expérience équatorienne. La geste « garcienne » a nourri au moins deux générations catholiques, avant de perdre peu à peu sa signification ; il n'est pas exclu qu'elle ait constitué un maillon initial, une pierre d'attente pour un tiers-mondisme catholique fortement polarisé, pendant plusieurs décennies, par le continent latino-américain, en particulier à partir du moment où le Père Lebret en 1947, y transféra des énergies quelque peu bloquées par le contexte de crise du catholicisme français27. Lorsque le Père Charles Antoine écrit, en 1981, qu'« aujourd'hui les vieilles chrétientés d'Europe n'ont sans doute pas autre chose à faire : nourrir leur espérance en se mettant à l'écoute des Églises latino-américaines28», il met ses pas, sans le savoir, dans ceux du Père Berthe.