1Plus qu'à toute autre époque, il est malaisé de donner une vue d'ensemble de la christianisation des campagnes au xx^e siècle, à l'heure où entrent sur la scène religieuse chrétienne les vastes espaces ruraux du Tiers-Monde ; on se limitera donc ici à un espace restreint, l'Europe occidentale, qui plus est : le domaine catholique en Europe occidentale et en y faisant la part belle à l'espace francophone2. Les études disponibles y ont longtemps abouti à une sorte de partage des tâches : les historiens privilégiaient le xix^e siècle, jusqu'en 1914, tandis que l'ethnologie et la sociologie, d'Ernesto De Martino à Yves Lambert3 se réservaient la deuxième moitié du xx^e. On observe cependant, à l'heure actuelle, spécialement en France, un essor des études historiques sur la première moitié du xx^e siècle.

2Deux paradoxes apparents surgissent à propos de la christianisation des campagnes d'Europe occidentale au xx^e siècle. La christianisation, au sens de processus en acte, en devenir, n'a-t-elle pas cédé la place, dans les esprits, au souci face à la déchristianisation, à la sécularisation, au « monde sorti de Dieu » (Émile Poulat) ? N'assiste-t-on pas plutôt à la clôture du grand cycle de christianisation des campagnes, engagé au haut Moyen Âge, avec ses relais successifs (réforme grégorienne, concile de Trente) ? D'autre part, les campagnes constituent un espace toujours présent, mais dont le poids social est en déclin, selon un processus au demeurant largement décalé dans le temps : du début du xix^e siècle en Angleterre à la deuxième moitié du xx^e dans l'Europe du sud. Dès lors, la christianisation et les campagnes ne seraient-ils pas à notre époque des objets « en fuite », se dérobant à l'observation ? Il faut évidemment y regarder de plus près. Ce qui signifie d'abord rendre compte des transformations, profondes, des conditions extérieures de la christianisation. Ces transformations vont dans le sens d'une déprise du lien traditionnel entre christianisme, ou plus exactement catholicisme, et sociétés rurales. Ce tableau est un préalable indispensable pour mesurer ensuite l'évolution des méthodes et modèles pastoraux au long du siècle en train de s'achever sous nos yeux.

La transformation des conditions de la christianisation

3Plus que jamais est nécessaire ici une histoire sociale de la religion, en même temps qu'une intégration du facteur religieux dans une histoire globale qui l'évacue trop souvent4. Dans l'ordre socio-économique, la démographie est le premier facteur associé spontanément aux campagnes contemporaines, les populations rurales européennes étant partout en déclin, absolu ou relatif. La population recensée hors des agglomérations de 5 000 habitants et plus s'étageait, en 1950, de 17 % au Royaume-Uni, à 36 % en Belgique, 52 % en France et en Suisse, 75 % au Portugal5. L'exode rural eut d'abord pour conséquence un risque de dévitalisation des communautés chrétiennes rurales, que le protestantisme français, dans les régions méridionales, expérimenta le premier. Quant au déracinement, en particulier à partir de chrétientés rurales traditionnelles, il produisit des effets variés. On connaît l'exemple classique, chez Gabriel Le Bras, du Breton émigré, rompant avec la « civilisation paroissiale » en posant le pied sur le quai de la gare Montparnasse, à Paris. Mais il ne faut pas négliger, dans des secteurs ruraux dits « déchristianisés », les effets de l'apport, par migrations interrurales, définitives ou temporaires, de populations plus ferventes, tels les Bretons, les Vendéens, voire les Italiens dans le Sud-Ouest français, entre les deux guerres. Plus récemment, l'immigration massive de populations musulmanes, si elle concerne essentiellement le monde urbain, n'a pas été sans effets culturels et religieux dans certaines zones rurales. Enfin le phénomène de la « rurbanisation », à la périphérie des grandes villes, à partir de 1960 tendit à rendre plus floue la distinction villes/campagnes, élément traditionnel de structuration de l'espace et des sociétés depuis l'Antiquité.

4La démographie ecclésiastique a évolué elle aussi. Les effectifs globalement disponibles sont en diminution au long du siècle. Les prêtres séculiers, en Italie, étaient 100 000 en 1871, 47 000 en 1936, chiffre stabilisé jusque vers 1960. La France passa de 55 000 prêtres en 1913 à 37 000 en 1975 (dont 60% dans le ministère paroissial). Il conviendrait d'étudier la répartition de ces effectifs entre les villes et les campagnes. En même temps, les origines géographiques et sociales se modifièrent : la proportion de prêtres d'origine citadine tendit à augmenter. La résultante des deux démographies, générale et ecclésiastique, nourrit le débat sur les circonscriptions paroissiales. De fortes inégalités géographiques s'observaient dans la charge pastorale, entre villes et campagne. En 1934, le diocèse de Paris comptait un prêtre pour 2 500 habitants, celui de Mende, dans le sud de la France, un pour 188. Au diocèse de Florence, vers 1945, la population des paroisses s'étageait entre 200 et 10 000 habitants. L'inégalité régnait aussi entre zones rurales : alors que l'Italie centrale connaissait des moyennes paroissiales de 300 à 600 habitants, l'Italie du sud, avec des chiffres de 6 000, 7 000, voire 8 000, était le pays des petits diocèses et des paroisses surpeuplées. Dès les années 1940, F. Boulard soulevait en France le problème de la structure paroissiale optimale, en une réflexion aboutissant à la création de « zones », de « secteurs », termes qui se sont peu à peu imposés dans le vocabulaire ecclésiastique français6.

5Les transformations économiques signent-elles la « fin des paysans » (Henri Mendras) ? La technicisation (augmentation des divers intrants, de la consommation d'énergie, essor du machinisme) tendit à rapprocher l'agriculture des activités industrielles, selon des rythmes là encore décalés. Un bilan pastoral effectué en Allemagne vers 1960 situait la mécanisation dans les années 1880, la motorisation après la Première Guerre mondiale, la technicisation scientifique après la Seconde Guerre mondiale, soit environ une génération avant la plupart des régions françaises, comme le constatèrent au demeurant maints paysans, prisonniers de guerre des deux côtés7. La perspective fut désormais à la production de masse, pour le marché national et international, généralisant dans les campagnes l'esprit d'entreprise au sens weberien. On était loin de l'autosubsistance traditionnelle. Les denrées agricoles, dont il faut désormais souvent réguler la surproduction, n'ont plus la signification qu'Ignazio Silone observait, encore dans les années trente, à Fontamara, avec ces paysans pauvres si loin du Christ du vitrail, tenant à la main un morceau de ce pain blanc qu'ils ne mangeaient jamais :

Pour qui n'a pas de pain blanc, mais seulement du pain de mais, c'est comme si le Christ n'avait jamais existé. Comme les porcs, comme les ânes, comme les chèvres, il se nourrit d'impuretés.

6Ajoutons les remembrements fonciers et leurs multiples incidences sur la topographie sacrée, par la disparition d'anciens itinéraires processionnels, de croix champêtres, etc.

7Les structures sociales ont également été bouleversées. Dans le secteur non agricole, le déclin de l'artisanat fut compensé par l'essor des services, techniques ou financiers, tandis que l'industrie se redéployait dans les campagnes, parallèlement au travail agricole à temps partiel, par une sorte de retour aux origines proto-industrielles. Dans tous les cas, les agriculteurs tendaient à devenir minoritaires eux-mêmes dans les campagnes. Ainsi s'expliquent les changements de sigles dans l'Action catholique rurale en France : on ne parla plus de JAC (Jeunesse agricole catholique), mais de CMR (Chrétiens dans le monde rural) ou de MRJC (Mouvement rural de la jeunesse chrétienne, en général dominé aujourd'hui par des étudiants). Le pouvoir notabiliaire traditionnel, assis sur une rente foncière en déclin, recula ou se transforma : les industriels de Vendée, souvent eux-mêmes anciens séminaristes, ont hérité le leadership paroissial des hobereaux et prêtres d'autrefois.

8Les transformations dans l'ordre culturel ont accompagné ces mutations socio-économiques. Nous assistons à la fin des civilisations paysannes traditionnelles, qui ont sans doute connu leur apogée dans la deuxième moitié du xix^e siècle, suscitant une floraison ethnographique bien connue (Arnold Van Gennep, André Varagnac, etc.). Toutes ces descriptions insistaient sur l'imbrication étroite du religieux et de la culture villageoise, qu'il s'agisse du calendrier agricole articulé aux fêtes religieuses, de la scansion des grands événements biographiques et sociaux à la fois (baptême, première communion, mariage, obsèques). On y relevait des traces, plus ou moins évidentes, de comportements religieux « pré-techniques », ce qui autorisait tout un dégradé d'attitudes religieuses, à l'instar de celles décrites dans The Polish Peasant, classique de la sociologie8 : du monde presque totalement « enchanté » par les « esprits » à la religion de perfectionnement personnel. D'où les tableaux, devenus classiques, de la piété populaire rurale, telle qu'encore observable dans la première moitié du xx^e siècle : religion de groupe, communautaire, autour du clocher9, ce qui n'excluait pas, au-delà, une sorte d'empilement des groupes de référence religieuse, paroisse, région, voire nation10. Tout aussi classique que l'ampleur des rites propitiatoires et de leur visibilité est l'observation d'une fréquente disjonction entre religiosité populaire et message de l'Église : de riches rituels pouvaient coexister avec un anticléricalisme virulent, du Limousin à la péninsule ibérique11.

9La diffusion de la « culture de masse » dans les campagnes a réduit l'écart culturel entre les citadins et les ruraux, surtout les paysans. Ces derniers disparurent pratiquement de l'art, alors qu'ils étaient, par leur étrangeté, un objet privilégié d'investigation esthétique, surtout au siècle précédent. Plusieurs facteurs ont concouru dans le même sens. Durant les deux guerres mondiales, les ruraux comptèrent parmi les catégories les plus mobilisées, et donc les plus brassées ; d'où les déplorations unanimes du clergé dans les périodes d'après-guerre, qu'il serait utile de comparer dans les divers pays. La scolarisation fut l'occasion d'un rattrapage dans les zones périphériques, en particulier de l'Europe du sud catholique, par rapport à une Europe septentrionale (et protestante) généralement en avance. Dans certains cas, comme en Bretagne ou en France méridionale, un phénomène de sur scolarisation relative accéléra l'acculturation et l'émigration. Les loisirs contemporains substituèrent aux jeux traditionnels (à connotation religieuse explicite ou implicite, ordalies associées aux fêtes religieuses), des sports modernes qui, s'ils engendrèrent eux-mêmes de nouveaux « rites » au sens métaphorique, concurrencèrent aussi la pratique dominicale. Là dessus, les médias se répandirent dans les campagnes sous leurs avatars successifs : presse écrite (longtemps hantise du clergé), radio, puis télévision. Il faut mentionner enfin l'effet des idéologies ou « religions séculières » (Raymond Aron), socialisme puis communisme rural, lequel se caractérise par sa précocité et sa grande durabilité, par rapport aux zones urbaines, devenues politiquement plus versatiles en cette fin du xx^e siècle. On connaît les bastions ruraux du communisme que constituent le Bourbonnais en France, la Toscane en Italie, l'Alentejo au Portugal. Ceci a peut-être été possible au prix d'accommodements vis-à-vis de la religion, comme chez les métayers pauvres d'Émilie, mariant un communisme peuplé de rêves de propriété privée, et un catholicisme très incertain en matière de dogme, avec des prières marmonnées en latin12.

10Parallèlement, l'Église catholique elle-même s'est notablement transformée durant la même période, et son rapport aux campagnes en a été affecté. De façon forcément très schématique, on peut considérer que régna, jusque vers 1950, la phase d'intransigeance antimoderne, amorcée un siècle plus tôt et ayant permis une homogénéisation des comportements et des sensibilités, dans l'univers catholique, jamais atteinte ni après, ni sans doute avant. Cet effort, appuyé sur un discours clérical volontiers agrarien, s'appliqua le mieux en zone rurale, tendant à renforcer les effets de groupe et les structures communautaires, donnant naissance à la paroisse « totalisante » des chrétientés rurales homogènes, de Limerzel en Bretagne (Yves Lambert) aux multiples autres exemples possibles, de la Navarre au Tyrol et de la Vénétie (Gabriele De Rosa) à la Flandre. Dans les pays multiconfessionnels, ceci contribua, conjointement avec le suffrage universel et l'identification politique des catholiques, à créer des subcultures d'appartenance, des contre-sociétés, comme cela vient d'être décrit en Suisse13. À partir du milieu du xx^e siècle, et avec des décalages selon les lieux (le Belgique et la France précédant d'une ou deux décennies le Portugal et l'Espagne), la réappréciation de la culture moderne, dans l'esprit du concile de Vatican II coïncida avec l'impact sur les campagnes des « Trente Glorieuses » de croissance. L'optimisme « intramondain » accompagna, en France et plus encore en Italie, l'accès aux responsabilités, économiques et politiques, d'une génération de nouveaux leaders ruraux issus de l'Action catholique. Un peu plus tard, la vieille sensibilité agrarienne connut déplacements et mutations, aboutissant à la sensibilité écologique, phénomène typiquement citadin et pouvant mettre en cause la transformation des campagnes elles-mêmes. À l'extrême, et surtout dans les années 1970, surgirent des communautés à la fois néo-rurales et néo-apocalyptiques, réinventant au besoin des modes de fonctionnement quasi religieux14.

11Au total, et probablement plus qu'à aucune autre époque, les conditions de la christianisation ont connu une évolution spectaculaire, avec un seuil de rupture à peu près unanimement souligné autour des années 1960, qui sont aussi, ce n'est pas un hasard, celles où parurent d'importantes publications sur ce thème15.

Les modalités de la christianisation des campagnes : l'exemple français

12De façon assez approximative, et sous réserves de nuances locales selon les espaces considérés, le siècle se divise, en matière de pastorale rurale, en deux périodes, de longueur inégale. La première fut celle du clivage, de l'alternative entre les méthodes traditionnelles et l'Action catholique, même s'il existait des passerelles entre les deux. La seconde période, qui commence vers le milieu de la décennie 1970, tendit à brouiller cette alternative. On reconnaîtra sans peine ici un processus qui affecte en réalité la christianisation catholique dans son ensemble, et qu'on isole un peu artificiellement en focalisant sur l'espace rural.

13La tonalité dominante dans les ouvrages de pastorale des années 1950 et 1960, en France mais aussi à l'étranger — avec souvent des références aux expériences françaises — était celle d'un nécessaire dépassement des pratiques traditionnelles de christianisation, par l'Action catholique. Les premières constituaient l'héritage des époques antérieures, inévitablement soumis à l'évolution. S'agissant de la pastorale du quotidien, plusieurs grands axes de recherche sont possibles. Il faudrait mesurer, par les témoignages oraux, entre autres, l'affaissement de la première initiation religieuse, maternelle, (imprégnation par comptines, petites prières, etc.). Plus facile d'accès est l'évolution de la catéchèse, pour laquelle on se posera deux grandes questions. La première est celle des modalités pédagogiques (manuels, utilisation de documents divers, projections lumineuses, etc.), compte tenu d'une spécificité rurale, le maintien pendant longtemps du monopole du prêtre, là où, dès la fin du xix^e siècle, s'était développé dans les villes le recours aux auxiliaires laïcs. La seconde touche à l'essor des écoles catholiques et à leur rôle dans la transmission de la foi ; dans un pays comme la France, l'enseignement primaire catholique a son centre de gravité dans les campagnes, et par l'implantation des écoles, et par le recrutement de son personnel, en particulier congréganiste. La prédication, à l'époque contemporaine, souffre d'un certain déficit d'études par rapport à des époques plus hautes : situation paradoxale alors que dorment de nombreux textes de prônes et sermons dans les archives des presbytères... Il faudrait les colliger, et recourir aux manuels classiques de prédication du siècle précédent, et aux périodiques spécialisés, tel L'Ami du clergé. Il faudrait également apprécier l'impact de la prédication radiophonique, à partir des années 1930, et surtout télévisuelle, à partir des années 1960. S'agissant de la sacramentalisation des fidèles, l'effort du xix^e siècle sur l'eucharistie se poursuivit au xx^e. C'est ainsi que la communion fréquente se diffusa dans un mouvement allant des villes vers les campagnes. Les très abondants matériaux amassés par les historiens français sur la pratique pascale et dominicale témoignent d'évolutions discordantes16. L'infléchissement fut plus ou moins précoce — avec en sus un dimorphisme sexuel — pour les régions avec des taux de pratique élevée ou moyenne, alors que des remontées furent possibles dans les zones de pratique faible ou très faible, telle la périphérie parisienne. Ce qui pose le problème de l'articulation entre les villes et leur environnement rural : le concept de « région culturelle », naguère mis en circulation par Fernand Boulard et Jean Rémy17, pourrait être revisité, cette fois-ci en partant du point de vue des campagnes.

14Au-delà, les grands rites biographiques appellent des études d'ensemble. La première communion des enfants, avec les difficultés d'application en France du décret Quam singulari de 1910, mériterait une étude comparative à l'échelle européenne18... Le mariage rural a souvent été un domaine réservé aux ethnologues19, mais il offre de riches possibilités aux historiens, qu'il s'agisse de l'évolution des cérémonies elles-mêmes (fortement codifiées dans le monde rural) ou de la diffusion récente du modèle citadin de la cohabitation prénuptiale. Les obsèques et les attitudes devant la mort sont eux aussi, de tradition, un matériau favori des anthropologues20. La canadienne E. Badone a pu observer, dans les années 1980, l'évolution de la culture macabre dans une région rurale riche en la matière, la Bretagne, et tout spécialement un terroir d'atavisme communiste, où la mort constitue un solide point d'ancrage religieux et où la Toussaint constitue le point culminant du sacré dans l'année21.

15Les formes traditionnelles de la sociabilité religieuse, fraternités et confréries, ont connu des fortunes inégales au xix^e siècle : devenues résiduelles en France, charités normandes22 ou pénitents du midi, elles restaient en revanche encore très intégrées à la vie sociale en Italie du sud (à raison inverse de l'implantation de l'Action catholique rurale) ou dans l'Espagne des années 1960-1970.

16La pastorale qu'on peut, par opposition aux rites du quotidien, qualifier d'extraordinaire, associe elle aussi la tradition et l'évolution Pour les pèlerinages, il est possible d'observer l'articulation entre les sites locaux, avec un tissu parfois très dense (Alsace, Italie) et la concentration sur les grands sites miraculaires, Lourdes, Fatima, Einsiedeln, etc. Ces derniers constituèrent pendant longtemps « le » grand voyage pour les ruraux, en particulier les femmes, induisant une nouvelle relation à l'espace et au sacré, par changement d'échelle, ainsi qu'une redéfinition de l'image des sanctuaires locaux, et du « patriotisme » spirituel qui leur est parfois attaché. Les missions paroissiales sont sans doute l'héritage le plus patent de la réforme tridentine23. Leur activité était toujours très dense durant la première moitié du siècle : on songe par exemple au rôle des capucins en Espagne du nord, dans les années 1910-1920, entretenant un climat à la fois millénariste et national-catholique face au développement de l'agitation révolutionnaire24. En Bretagne, jusque vers 1950, on utilisa le matériel pédagogique traditionnel, reposant sur l'image commentée, le taolenn25. La rupture se produit dans les années 1950-1960 en France, avec l'entrée en scène du CPMI, de la sociologie et de l'Action catholique. Les missions générales ont affecté des régions assez différentes, tout en privilégiant cependant des régions à forte pratique : est, nord et surtout ouest (fig. 1). La formule se raréfia en France à partir de 1970, alors qu'elle tentait un rebondissement en Allemagne, avec des structures de mission « régionale ». La disparition des missions paroissiales constitua sans doute une des ruptures les plus fortes avec le catholicisme tridentin, d'autant plus qu'un relais parfois très militant put être pris par des groupes protestants, d'origine anglo-saxonne, telle la très efficace mission évangélique auprès de la communauté tsigane française. Les retraites fermées enfin constituèrent une modalité privilégiée dans certains secteurs, telle la Bretagne ou surtout la Belgique. Il serait intéressant, à cet égard, de mesurer l'éventuelle extension dans l'espace et dans le temps de la formule française de retraite des conscrits avant leur départ : apparue en Bretagne vers 1900, elle s'exténua entre les deux guerres26.

Figure 1. Missions générales réalisées par le C.P.M.I.

17La fin du xix^e et la première moitié du xx^e siècle ajoutèrent une autre dimension à la spécificité de la pastorale rurale : la culture chrétienne de l'identité culturelle locale, du fait de l'existence de subcultures régionales, au sens large, parmi des ensembles plus vastes, que ce soit en Espagne (pays basque, Catalogne) ou en France (Bretagne, Alsace, Midi provençal et occitan). Quelle fut l'attitude du clergé face à ces subcultures, au moment où, précisément, la modernisation sociale pouvait les conduire au déclin27 ? Quel était l'usage de la langue locale dans la prédication, les cantiques, le catéchisme ? Quelle place avait la littérature religieuse dans la production imprimée en langue locale et, plus profondément, quel lien s'établissait entre le religieux et l'identité régionale ? On pense tout aussi bien à l'accentuation du lien entre catholicisme et langue néerlandaise en Belgique, qu'au rôle du monastère de Montserrat en Catalogne à la fin du franquisme. Quelle était la politique linguistique des écoles catholiques, surtout là où l'État central prescrivait l'obligation de la langue nationale ? Dans quelles conditions s'opéra le passage, pour certains laïcs, voire clercs, au stade de l'engagement infra-nationaliste ? Aussi bien le débat s'était-il ouvert en Bretagne sur la priorité à donner, au combat culturel ou au combat social, pour perpétuer la christianisation des campagnes.

18Ceci annonçait déjà l'alternative : pastorale traditionnelle ou Action catholique, qui domina les années médianes de notre siècle. La préhistoire de l'Action catholique rurale, avant 1914, renvoie aux retombées rurales d'un catholicisme social défini plutôt en référence au monde industriel (Rerum novarum et ses suites). Les premières formes d'organisation furent sans doute le Boerenbond belge (1890) et le tissu développé en Italie du nord-est par le Movimento cattolico, sorte de revanche des rustici sur la bourgeoisie urbaine et laïque28.

19En revanche, en France et plus encore en Espagne, les organisations rurales, à tendances corporatistes, furent dominées par les grands propriétaires, tel le marquis de Comillas en Espagne. Le temps des mouvements correspondit aux pontificats de Pie XI et Pie XII, avec un effort particulier en direction de la jeunesse29. Mais les évolutions furent, là encore, divergentes. L'Action catholique sociologiquement spécialisée correspondit schématiquement au type belge et français, où la perspective « horizontale », par milieux, rompait avec la perspective hiérarchique, sinon aristocratique. JOC et JAC apparurent à peu près simultanément dans les deux pays, mais connurent leur évolution propre. S'agissant de la JAC française, on a pu proposer une périodisation d'ensemble : la prépondérance missionnaire de 1929 à 1943, l'optimisme humaniste de 1944 à 1950, l'option technicienne et modernisatrice de 1950 à 1961, l'éclatement, idéologique et sociologique, après 196130. Quelle fut la place des ruraux là où régnait en revanche l'Action catholique « unitaire », c'est-à-dire, pour l'essentiel, l'Europe méditerranéenne ? L'Action catholique italienne, très étroitement liée au maillage paroissial, fut longtemps à vocation généraliste, donnant naissance cependant en 1945 à l'organisation des Coldiretti pour les agriculteurs exploitants, vouée à un développement rapide. En revanche, son homologue espagnole maintint ses réticences face à la spécialisation et garda un caractère urbain et bourgeois31.

Figure 2. Journaux de militants

20Du point de vue des répercussions pastorales, le développement de l'Action catholique consista en la recherche d'une nouvelle christianisation, dans les deux sens du terme. C'est dans les régions françaises de tradition catholique, affichant a priori de nombreux « marqueurs » (pratique religieuse, vocations, enseignement catholique, etc.) que l'implantation de l'Action catholique rurale fut en fait la plus forte (fig. 2). Elle y prôna la recherche de l'approfondissement personnel, de l'émancipation par rapport au contrôle social, la suspicion étant portée sur les phénomènes d'entraînement collectif, sinon grégaires. Il s'ensuivit la formation d'élites laïques et le développement d'une éthique renouvelée, avec une fonction de plus en plus critique, voire prophétique : à la volonté de transformation et de perfectionnement de soi-même s'ajouta celle du milieu environnant. On sait le rôle des leaders catholiques dans la transformation de l'agriculture française durant les « Trente Glorieuses ». Dans les régions de tradition « indifférente », ou pays de mission, se développa plutôt le « laboratoire pastoral » français. L'accent était mis ici davantage sur le renouvellement de la mission du clergé, par une nouvelle relation de l'espace à christianiser. La solution était la perspective communautaire, pour vaincre l'émiettement et l'isolement (fig. 3 et 4). La Mission de France (composée de prêtres séculiers), se donna une branche rurale (1941). Peu après, en 1943, voyaient le jour les Frères missionnaires des campagnes32, eux aussi voués à l'évangélisation des « Sibéries rurales » et bientôt complétés par les Sœurs missionnaires des campagnes. Loin des initiatives retentissantes et à forte visibilité de la JAC dans les chrétientés rurales se développait ici un travail patient et silencieux, extrêmement minoritaire il est vrai, dont les résultats sont d'appréciation malaisée33.

21La relative exténuation de l'Action catholique rurale, après les deux décennies flamboyantes d'après guerre, aboutit, à partir des années 1970, à un certain brouillage des alternatives qui conduisit à la situation actuelle. Le manque de recul pour apprécier dans la durée les tendances à l'œuvre aujourd'hui — avec le risque de surestimer des phénomènes éventuellement superficiels — de même que la globalisition accélérée des problèmes pastoraux, qui met en cause la pertinence d'un traitement à part du monde rural, conduit l'observateur à la prudence.

22En se limitant toujours à l'exemple de la France, qu'il serait souhaitable de confronter à d'autres pays, la christianisation de l'espace rural fait apparaître des phénomènes contradictoires. Le recul des signes sacrés dans l'espace rural, et en particulier des signes « en plein air » (croix, etc.) est d'autant plus spectaculaire qu'il s'accompagne d'une prolifération de signes modernes : commerciaux, publicitaires. Ceci n'est pas exclusif d'un sens plus aigu du patrimoine religieux construit : l'entretien des églises paroissiales, auxquelles la majorité des citoyens, bien au-delà des fidèles pratiquants, reste très attachée, est perçue tout à la fois comme une priorité et une lourde charge. Un dense mouvement associatif s'adonne à la restauration de chapelles, laquelle peut s'accompagner de la restauration de gestes et de cérémonies religieuses naguère abandonnées. Plus profondément, c'est tout l'espace religieux rural qui est en voie de recomposition. La localisation du culte se déplace, compte tenu de la baisse du nombre de pratiquants, et surtout d'officiants : Figure 3. Secteurs ruraux de la Mission de France

Figure 4. Équipes sacerdotales en milieu rural

23À la différence de ce qui avait été la règle pour les époques antérieures, la pratique religieuse est devenue objectivement plus facile en milieu urbain : retour à la situation de l'Antiquité tardive ou du haut Moyen Âge ? On voit même apparaître ici ou là, pour la population âgée qui constitue souvent une part importante des assemblées dominicales, l'organisation de transports communautaires, forme inédite du partage évangélique. La morphologie du culte elle-même s'est transformée, avec l'apparition en 1967 des ADAP (Assemblées dominicales en l'absence de prêtre), phénomène typiquement rural et qui contribue peut-être à créer une nouvelle différence de culture religieuse entre villes et campagnes, au moment où tant de choses par ailleurs les rapprochent. Quant aux jeunes ruraux, leur comportement de désertion des offices les rapproche de leurs homologues citadins, lesquels les ont précédés. Il en va de même pour leur participation aux grands rassemblements, diocésains ou pérégrins, qui tendent à devenir la forme privilégiée de sociabilité religieuse pour les jeunes générations, sous forme de « coups » occasionnels34.

24Ces transformations spatiales sont elles-mêmes le reflet d'une évolution des acteurs de la christianisation. La raréfaction du clergé paroissial étend aux anciennes chrétientés la situation commune, depuis longtemps, pour les pays de mission. Celle des pratiquants est une autre donnée essentielle, bien que mal mesurée dans le détail. La disparition des grandes enquêtes sociographiques des années 1950 laisse un vide, partiellement pallié par des initiatives récentes, telle l'enquête sur la pratique dominicale en Basse-Normandie, qui vient d'attester une baisse globale de 30 % entre 1955-1960 et 1987, mais aussi un maintien des anciennes dénivellations géographiques. Le vieillissement des fidèles tend à déplacer le centre de gravité des mouvements : c'est souvent aujourd'hui le groupe des retraités (la Vie montante) qui est le plus nombreux et le plus actif, souvent animé par des vétérans de la JAC des années cinquante. L'intégration de la population âgée, mais aussi le recours à ses ressources matérielles et à sa disponibilité, intellectuelle comme spirituelle, représente un enjeu décisif pour le catholicisme rural, comme pour la société française dans son ensemble au demeurant. Le brassage des fidèles, lié au redéploiement du culte, est accentué, dans les zones touristiques ou périurbaines, par le phénomène des résidents secondaires : la population paroissiale d'une station de montagne ou d'une station balnéaire connaît de grandes oscillations, mais est aussi le lieu de contacts enrichissants, dans les deux sens. Il n'est pas jusqu'à la vie communautaire qui ne connaisse de nouvelles formes. Si les groupes charismatiques sont issus de la société urbaine, et y gardent une implantation privilégiée, on les a vus se disséminer également dans l'espace rural, avec ou sans continuité par rapport à des structures religieuses préexistantes.

25Tout cela dénote un déplacement des sensibilités. L'optimisme in-tramondain, désireux de « changer le monde », de faire advenir le royaume ici-bas, a reculé avec le développement de la crise économique et sociale, dont les effets sont sensibles dans les campagnes. Mais ces effets ont aussi conduit à « re-stigmatiser » l'espace urbain, spécialement celui des grandes villes et de leur périphérie, gros de tous les dangers. Ceci contribue à redonner aux campagnes, un peu comme cela s'était passé au xix^e siècle, un lustre nouveau. « Poumon vert » ou lieu d'un possible ravaudage du tissu social déchiré, elles apparaissent aussi comme porteuses d'espérance35. C'est dans ce contexte nouveau que se poursuivra probablement, dans les prochaines années, le débat surgi dans le catholicisme d'après 1975 autour du désir de visibilité spirituelle dans un espace, y compris l'espace rural, profondément sécularisé. Hormis les faciles projections démographiques sur la population ecclésiastique, l'avenir reste cependant bien difficilement prévisible. On notera en particulier que le déferlement, annoncé depuis des années, des networks évangéliques américains, qui signerait définitivement l'unification planétaire de l'espace de la christianisation, reste à l'état potentiel.

26Beaucoup de chemin a été parcouru, en quelques décennies, depuis l'époque où le chanoine Glorieux publiait, dans les années 1950, des livres aux titres significatifs : Paysan, tu es le fils de Dieu ou Vocation paysanne et vie chrétienne. II n'y a plus de paysans ; restent des agriculteurs, en petit nombre. Le changement sémantique n'est pas sans conséquences religieuses. Dans un pays comme la France, les agriculteurs exploitants restent certes, et de loin, la catégorie la plus pratiquante, même s'il faut faire aussi la part de la variable de l'âge moyen, élevé dans cette catégorie socio-professionnelle. Mais entre temps, c'est le sens même de la christianisation qui a changé. L'imbrication, dans la civilisation paysanne traditionnelle, de la culture populaire et du religieux avait facilité — pas partout, loin s'en faut le projet intégraliste du catholicisme. Ici ou là, elle avait contribué à créer des môles de chrétienté, qui constituèrent longtemps une assise fondamentale pour l'Église catholique. L'irruption d'un pluralisme effectif, tant dans la société que dans la sphère religieuse elle-même36, parallèlement à la circulation immédiate des innovations culturelles, y compris des innovations religieuses, tend, sinon à abolir, du moins à réduire considérablement la distinction entre villes et campagnes.