1L'étude de la religion populaire est de plus en plus à l'ordre du jour de l'historiographie moderne des mentalités2 et sous-tend un des grands débats actuels sur l'évolution du christianisme, celui de la christianisation3. En Bretagne, une des formes les plus courantes du panthéon populaire est le saint thaumaturge, dont l'origine se perd souvent dans un passé plus ou moins lointain ; il est le fruit de la spontanéité de l'inconscient collectif, canalisée et rationalisée avec plus ou moins de bonne volonté par l'Église4. Néanmoins, il en apparaît en Bretagne jusqu'en plein xix^e siècle5.

2Il n'était pas alors sans intérêt d'étudier l'impact de l'irruption de l'Histoire sur le phénomène et, s'agissant de l'Ouest, c'est bien sûr aux événements révolutionnaires qu'il faut se référer. En une telle période d'ébranlement des valeurs, mais aussi d'inquiétude, de violences en bien des endroits, la population devait investir plus que jamais dans les dévotions de type archaïque, pour suppléer à une religion officielle dont l'exercice se trouvait lui-même suspendu plus ou moins longtemps. Le xix^e siècle a ainsi hérité de toute une galerie de saints thaumaturges issus de la Révolution.

3Georges Lefebvre, puis Albert Soboul, ont déjà attiré l'attention sur la dévotion portée dans l'Ouest à deux jeunes filles, victimes de la chouannerie, Perrine Dugué, la « Sainte Tricolore » du Maine, et Marie Martin, la « Sainte Pataude » des confins de l'Ille-et-Vilaine et de la Loire-Inférieure6. Du même coup, l'intérêt se trouva polarisé sur les « saintes patriotes », répondants locaux des « martyrs de la liberté » parisiens, Marat et Lepeletier. Or il ne faudrait pas en inférer que la canonisation spontanée, dans l'Ouest, portait sur des personnages féminins d'une part, patriotes de l'autre. Un essai d'inventaire plus détaillé montre qu'il ne s'agit pas d'une règle. Il convient donc de reconsidérer la question, en l'élargissant.

Dimorphisme sexuel et politique dans le Panthéon de l'époque révolutionnaire.

4À s'en tenir aux seules apparences, l'existence de « saintes patriotes » pourrait sembler aberrante en des régions assez largement dominées par le clergé, voire par la contre-révolution. Mais on ne perdra jamais de vue le fait que l'Ouest n'eut jamais, tant s'en faut, une attitude homogène durant la décennie révolutionnaire : comme il a été souligné dans une récente histoire de la Bretagne7, la chouannerie ne déborda guère la moitié méridionale de la province, pour des raisons que les études en cours expliciteront. Encore la guerre civile ne s'y limita-t-elle pas aux antagonismes opposant les villes et gros bourgs aux campagnes ; car il y eut des districts ruraux entiers pour faire assaut de patriotisme avec la bourgeoisie des agglomérations8.

5L'originalité de la Bretagne, par rapport à ses marches mancelles ou vendéennes, c'est que la religion transcende en quelque sorte les oppositions politiques, que la dichotomie patriotes/contre-révolutionnaires ne recouvre pas un antagonisme entre chrétiens dévôts et milieux dé (a- ?) christianisés. La différence est, à notre sens, beaucoup plus qualitative que quantitative : christianisme « blanc » d'un côté (« noir » dira-t-on sous la Restauration), « bleu » de l'autre (« éclairé » dirait-on ailleurs)9. Cette divergence traverse le panthéon populaire, et les nouveaux venus, fortement colorés, appartiennent aux deux bords. Mais tous ont en commun de rester au rang d'auxiliaires modestes de l'humanité souffrante, dont l'ostentation ne va pas jusqu'à posséder une chapelle10 ; ils s'apparentent ainsi à nombre de leurs antécédents dans la province, surtout dans la partie bretonnante, et dont le culte, souvent bucolique, complète plus ou moins secrètement les dévotions officielles. Discrétion qui rend d'autant plus aléatoire l'établissement d'une liste ; celle proposée ici, articulée autour des deux grandes familles d'esprit du pays, prétend moins à l'exhaustivité qu'à la présentation d'une série de profils aux fins de comparaison.

Les saints blancs, nouveaux « confesseurs de la foi »

6Albert Soboul a noté qu'aucun chef chouan n'a été canonisé spontanément. Le héros éponyme lui-même sombra dans cet oubli : vers 1850, Émile Souvestre se faisait conduire à la sépulture de Jean Chouan, à l'est de Vitré, et découvrait une tombe « oubliée et couverte de liseron11 », dont la localisation elle-même n'était plus certaine cinquante ans plus tard12. Mais les saintes patriotes qu'il a étudiées sont issues de la masse anonyme des Bleus : n'est-ce pas la proximité dans l'échelle sociale qui permet l'identification de chacun au saint guérisseur ? Aussi les saints blancs, de la même manière, ne sont pas à rechercher parmi les « leaders » prestigieux : ce sont des inconnus souvent sans grade. Mais de vénérables antécédents leur confèrent une aura avec laquelle l'Église doit compter : la Révolution, c'est le retour de la « persécution » comme au temps de Dioclétien13 et le titre ancien de « confesseur de la foi » est réactualisé14, à vrai dire surtout au bénéfice des prêtres réfractaires, remarquablement absents parmi les saints blancs, peut-être parce que leur mémoire fit très tôt l'objet d'une « récupération » officielle par l'Église15. Les véritables saints populaires d'obédience chouanne se répartissent grossièrement en deux ensembles géographiques distincts.

Les confins angevins-bretons.

7La Guerche (I.-et-V.). — Au lieu-dit « Le Chêne à la Vierge », en forêt de la Guerche, se tenait le culte clandestin pour les paroisses environnantes. Un parti de Bleus, sur les traces d'un prêtre réfractaire, y surprend une jeune fille ; ayant refusé d'avouer, elle est massacrée sur place16. Le syncrétisme est facile entre la Vierge, dont la statue signalait l'endroit aux fidèles, et la jeune victime. L'arbre est couvert, de nos jours encore, de petites niches abritant des statuettes de la Vierge, et visité.

8Forêtd'Araize (I.-et-V.). — La « tombe à Houillot », encore piquée de croisettes de bois et entretenue, était fréquentée autrefois pour guérir de la fièvre17. Houillot, tué dans des conditions mystérieuses, était un chouan local18.

9Forêt de Juigné (Loire-Atlantique et Maine-et-Loire), théâtre du passage de l'armée vendéenne en déroute, qui dut y laisser beaucoup d'agonisants. Ainsi pour « l'Émigré du Mottais », à la lisière sud de la forêt ; le calvaire a été élevé par un régisseur du domaine, guéri par le défunt19, ce qui montre que la dévotion est apparue en milieu nettement royaliste. Cette orientation est encore plus accentuée à la tombe de « l'Émigré de la Prévière », à l'est, en bordure de la route de Pouancé. La tombe, couverte de petites croisettes, était un actif centre de pèlerinage populaire autrefois ; il s'agit de la sépulture d'un « inconnu, vendéen ou patriote, nul ne le sait20 ». Mais l'appellation d'émigré s'est imposée, non sans que le propriétaire des lieux au xix^e siècle, le marquis d'Aligre, y soit sans doute étranger : c'est lui qui fit élever l'importante pierre tombale, sur laquelle est sculptée une crosse et une mitre, accréditant l'identité épiscopale du thaumaturge21.

10Le Theil (I.-et-V.). — À la différence des localisations précédentes, c'est ici un des endroits les plus révolutionnaires de la région, autour de Retiers, bloc massivement « bleu », animé par des notables très actifs, dont un clergé constitutionnel nombreux et influent. Pourtant, le monument connu actuellement dans la forêt du Theil sous le nom de « tombe au Bonhomme », abrite un nommé Gendron, d'une commune voisine ; poursuivi par les Bleus durant la Terreur, il fut massacré, enterré sommairement par une femme, puis exhumé vers 1830 dans un étonnant état de conservation d'où le pèlerinage, très fréquenté au siècle dernier. On y venait boire l'eau du ruisseau qui longe la sépulture pour guérir les « fièvres », en particulier celles ramenées par les soldats des colonies ; dans un trou ménagé au pied de l'arbre voisin, les pèlerins déposaient des pièces de menue monnaie, que le premier pauvre venu pouvait empocher, à charge pour lui de réciter des prières22.

Le Morbihan.

11Péaule. — On venait en pèlerinage et déposer des offrandes, le jour de la Toussaint, à la « croix de Carapibo ». L'intercesseur invoqué ici était le recteur (curé) de Péaule, abattu le 1^er novembre 1793 au cours d'une messe en plein air, après l'échec d'une attaque des Bleus de Rochefort contre Péaule23.

12Quistinic. — À la lande de Locmaria, on a, jusqu'à la dernière guerre, mené les enfants incapables de marcher et déposé des offrandes (chiffons, monnaie). En ce lieu, trois jeunes clercs avaient été martyrisés par des révolutionnaires. Ils avaient été auparavant enfermés plusieurs jours durant dans un four, où les habitants venaient leur apporter à manger24.

13Saint-Thuriau. — On faisait toucher son chapelet aux reliques d'un chouan qu'on croyait être Jean Jan l'Invincible25.

14Brech. — Au Champ des Martyrs, c'est-à-dire des prisonniers capturés après l'échec du débarquement de Quiberon et fusillés en masse, les mères apportaient les enfants malades ; on suspendait ex-voto et béquilles aux murs de la chapelle26.

15À ces saints blancs, qui sont à proprement parler des martyrs, morts de mort violente, il faut ajouter un cas particulier, d'ailleurs géographiquement excentrique, puisque situé dans la région de Fougères.

16Laignelet (I.-et-V.). — Jeanne Le Royer, entrée en 1755 chez les religieuses urbanistes de Fougères, sous le nom de Sœur de la Nativité, aurait fait avant 1789 des « révélations » et des prédictions, publiées sous la Restauration27. Expulsée en septembre 1792, elle resta cachée à Fougères, en liaison étroite avec Duval, curé réfractaire de Laignelet, assassiné en février 1798. Elle-même décédait en odeur de sainteté en août de la même année. Le bruit fait autour des révélations, puis l'exhumation des deux corps intacts, suscita un courant de pèlerinages. La Sœur Nativité guérissait les maladies, notamment les fièvres intermittentes28. II s'agit bien là d'une canonisation à couleur nettement contre-révolutionnaire.

17Si nous passons de l'autre côté, c'est-à-dire chez les Bleus, un premier paradoxe s'impose : l'affinité géographique évidente avec les précédents. C'est en effet dans les mêmes pays que conduit l'enquête. La contradiction, on le verra, n'est qu'apparente.

Les saints bleus : des structures mentales traditionnelles aux idées nouvelles

18Que les Blancs tués pendant la Révolution aient pu apparaître comme victimes pour leur foi, n'a rien d'étonnant, d'autant que l'enseignement de l'Église concordataire va tendre en ce sens et le répéter à des générations de fidèles. S'agissant de Bleus, la canonisation spontanée est beaucoup plus inattendue, mais n'est pas plus rare, au contraire semble-t-il, et se manifeste dans le même environnement.

Confins angevins-bretons.

19Forêt de Juigné. — Au cœur du massif forestier, une clairière et un important calvaire marquent la tombe des « Sept Framboyeux », couverte de croisettes de bois. Au tronc des arbres, où les pèlerins accrochaient autrefois des oripeaux, des bonnets d'enfants, ont été clouées des niches contenant des statuettes disparates. Le curé de Juigné y célèbre encore des offices en plein air. Selon la tradition, la tombe abrite les corps de sept paysans patriotes surpris par les chouans à « framboyer », c'est-à-dire nettoyer une étable29, tâche collective réalisée par des équipes de journaliers allant de ferme en ferme, et que l'on imagine aisément colportant les idées républicaines et surveillant les déplacements des chouans. Le chiffre sept, dont la valeur religieuse est connue, donne à l'endroit une consonance mystique.

20Petit-Auverné (Loire-Inf.). — Tombe de pèlerinage dite « tombe au Bleu ». Une autre, dans la même commune, est d'attribution incertaine, bien que contemporaine30.

21Forêt de Teillay (I.-et-V. et Loire-Inf.). — Homonyme de la précédente, la « tombe au Bleu » ou « tombe à Rabu » est à la lisière sud de la forêt. Au pied d'un arbre plus élevé que les autres, la tombe, avec les habituelles croisettes de bois, était fréquentée autrefois par les mères d'enfants chétifs. L'on vénérait ainsi un nommé Rabu, qui avait refusé de céder ses bœufs aux chouans, et fut massacré au pied d'un échalier que l'on montre encore31.

22Mais Rabu s'est trouvé éclipsé par la « Fille » inhumée à quelques kilomètres plus au nord, et déjà évoquée par Albert Soboul. Cette tombe est encore régulièrement entretenue et visitée, les fleurs artificielles le disputant aux ex-voto les plus disparates, statuettes, chaussures et vêtements d'enfants accrochés aux buissons environnants. On y venait « évangéliser », selon l'expression locale, les enfants incapables de marcher. La vue de toutes ces hardes délavées par les intempéries n'est pas sans évoquer de mystérieuses toiles blanches qui, dit-on, s'étendaient d'elles-mêmes sur la cime des taillis, longtemps après la mort de la Fille, et s'évanouissaient en fumée quand on s'en approchait32. Sur « Sainte Pataude33 », nous renvoyons aux études déjà publiées34, auxquelles il n'y a guère à ajouter. Nous avons néanmoins, et le cas est malheureusement exceptionnel, retrouvé une très ancienne relation des faits, publiée en 1833 dans le journal orléaniste de Rennes.

Une pauvre fille, Marguerite Martin, qui n'avait pu retenir un cri d'indignation au récit de tant d'atrocités, est enlevée de chez son oncle, entraînée dans la forêt de Teillay. Les chouans la violèrent ; liée à un arbre, elle eut les yeux arrachés, les seins coupés ; la mort ne mit fin à ses souffrances que trois jours après. La piété publique avait élevé une croix à cet endroit fatal, et posé une pierre funéraire sur le lieu de sa sépulture. Les habitants ont mis en complainte le martyre de la vierge de Teillay35.

23Quant à situer socialement la jeune fille, aucun indice précis ne le permet36 ; mais dans son village, Tresbœuf, existaient alors plusieurs familles de Martin désignés à la vindicte royaliste comme acquéreurs de biens nationaux37.

24Boistrudan (I.-et-V.). — C'est ici qu'apparaît le personnage qu'on aurait pu attendre comme l'archétype du saint bleu, mais en fait il semble seul dans son cas : le curé constitutionnel tué par les chouans. Au xix^e siècle, dans le cimetière même, la tombe de François-Marie Leroux possédait des vertus miraculeuses : sur la croix étaient fixés de nombreux petits sachets pleins de terre prise à la sépulture, et que les malades, après les avoir portés sur la poitrine, contre les fièvres, ramenaient en ex-voto après guérison38. Leroux, recteur de Boistrudan depuis l'érection de cette paroisse en 1784, était un patriote. Après avoir pris une part active à la rédaction des doléances du clergé de Rennes39, il fut maire de Boistrudan de février à juillet 1790. prêta en termes dithyrambiques les divers serments, fut président du très patriote directoire du district de la Guerche, d'octobre 1791 à thermidor an II. Sa signature était très fréquemment accompagnée de signes maçonniques. Il se déprêtrisa en avril 1794, sans perdre pour autant son influence politique et religieuse sur la région40. Le 19 germinal an IV (8 avril 1796), un parti de chouans attaqua Boistrudan, et l'on retrouva, parmi les gardes nationaux, le cadavre du curé constitutionnel41. La croyance populaire en fit un saint, jusqu'à ce que le transfert du cimetière vînt briser la tradition.

Le Morbihan.

25Missiriac. — Tout au long du siècle dernier, on y a évoqué un « Saint Poufra ». Poufra (nom de consonance manifestement étrangère à la province), chasseur à pied de l'armée républicaine, avait été abattu par les chouans d'un coup de feu à la tête et, soit qu'on eût trouvé un chapelet dans sa poche, soit qu'il eût été brûlé vif dans l'arbre creux où il s'était réfugié, il fut spontanément canonisé par les habitants de Missiriac et des environs, qui allaient le prier pour la migraine et la fièvre. La tombe, couverte de petites croix et de fougères, fut détruite à la fin du siècle dernier42.

26Locoal-Mendon. — Sur la rivière d'Etel, au lieu-dit Mané Béniget, sont encore trois croix debout, entretenues par les femmes de Mendon. Tout récemment encore, les mères de famille allaient y déposer chaussures, bonnets et brassières : on reconnaît là le rituel courant d'« évangélisation » des enfants. Le soldat bleu aurait été tué, selon les uns, par trois femmes qui lui auraient tranché la tête à coups de faucille, selon les autres, par des chouans, son cheval s'étant embourbé dans la rivière d'Etel près de Belz, en amont, d'où il serait venu atterrir à Mané Béniget. La tombe, bien connue de tous, s'appelle en breton « Bé (er) sudart » (tombe du soldat), déformé en « Bisuart » dans le parler local43.

27Baden. — C'est au bord du golfe du Morbihan que se rencontre la seule « sainte patriote », à notre connaissance, de cette région. Jusqu'à la dernière guerre, dans un champ près de Trever, les habitants vénéraient une tombe où ils plaçaient des épingles et des petites croix ; mais un jeune propriétaire y a passé depuis son tracteur, au grand dam, paraît-il, des anciens. C'est là qu'était enterrée l'épouse d'un matelot, dame Le Marouille, née Françoise Harvis ; d'après l'état civil de Baden, le crime fut commis le 19 décembre 1796, et les chouans l'avaient torturée avant de l'achever, « par ordre du général Georges »...44.

28Sainte-Anne d'Auray abrite le saint bleu le plus inattendu. En un lieu qui associe une grande dévotion officielle à sainte Anne et les souvenirs légitimistes de Quiberon et du comte de Chambord, la population a longtemps révéré un soldat de l'armée impériale, tué et martyrisé par les chouans en juillet 1815, lors des engagements qui eurent lieu autour d'Auray45. Si la date est assurée, il serait le dernier en date de la série. Il semble qu'en le fouillant, ses meurtriers furent stupéfaits de trouver sur lui un scapulaire (dont le port était très répandu en Bretagne), qui fit naître la légende du saint bleu. Selon la complainte, il était en effet du pays :

« Laissez-moi aller à la maison,
Car j'entends les coqs de mon pays chanter ».

29Il prophétisa qu'on viendrait prier sur sa tombe pour guérir de la fièvre. On venait en effet subtiliser un peu de terre pour la suspendre au cou des malades, et déposer des croisettes, des guenilles et petits bonnets46.

Répartition des saints

30À ces thaumaturges dont l'identité est incontestable, nous en ajouterons quatre autres sur lesquels manquent les renseignements ; mais, présentés comme « soldats », il est probable qu'il s'agit là aussi de Bleus. À Pluvigner, route du Moustoir, on déposait des épingles et des croisettes à un soldat doué du pouvoir de chasser la fièvre. De manière identique, à Plescop, on suspendait de petits bonnets, des coiffes de femmes, et bien des gens s'étaient trouvés soulagés. À Plumergat, des bras de cire, des épingles, des images, des croisettes, signalaient de même la tombe d'un soldat trahi et fusillé. Enfin à Surzur, une autre sépulture, celle d'un enfant du pays d'ailleurs, puisque originaire de Saint-Armel47.

31À ce stade de l'analyse, deux conclusions se dégagent avec netteté. L'expression de saintes patriotes est doublement restrictive : l'élément masculin est le plus nombreux en l'occurrence, avec même dans le Morbihan, un aspect militairement viril. Ces nouveaux saints populaires portent les couleurs de la Révolution comme de la Contre-Révolution : ils renvoient, et ce n'est pas une surprise, à tout le complexe religieux et politique de l'Ouest. Leur nombre, bien que la liste ci-dessus ne soit pas limitative, permet d'ores et déjà la recherche de structures communes.

Signification du culte des saints révolutionnaires.

32On peut saisir ainsi, in situ, et à une époque relativement récente, « comment, à travers l'histoire, a pu se constituer, à la suite de circonstances dramatiques, le culte de quelque saint48 ». De fait, nous sommes ici plus proches de Grégoire de Tours que de l'ecclésiologie tridentine. L'hagiographie populaire s'y révèle avec ses deux composantes principales : d'abord des événements historiques, conjoncturels, susceptibles de frapper les imaginations et de s'imprimer dans la mémoire collective ; d'autre part une légende, une structure mythique et idéologique, dans laquelle les fidèles investissent un besoin de protection et de sécurité. Aussi la matérialité des faits eux-mêmes n'est-elle pas toujours frappée du sceau de l'exactitude : plusieurs versions peuvent circuler, mais transcendées par une signification symbolique qui fait l'objet d'un consensus49. C'est donc au plan symbolique que se rencontrent les connotations les plus évidentes.

Permanences structurelles.

33En deux occasions, les chouans, pourtant defensores fidei, découvrent que leur victime est peut-être chrétienne ; le parallélisme des deux versions est rigoureux :

[...] On trouva dans la poche (de Saint Poufra) un chapelet à demi-usé ; pour cette raison, les chouans qui l'enterrèrent ornèrent sa tombe du signe du chrétien, et le pays tout entier apprit par leur récit qu'un saint était mort dans les rangs des Bleus50.

[...] Mais quelle ne fut pas la stupéfaction de ceux qui avaient tué (le Bleu de Sainte-Anne d'Auray), quand en le fouillant, ils trouvèrent sur lui un scapulaire. On l'appela le saint bleu51.

34La distance de l'un à l'autre, plus de soixante kilomètres, semble exclure la contamination des deux traditions ; peut-être faut-il y voir une sorte de rationalisation a posteriori : le soldat bleu, espèce d'Antéchrist particulièrement redouté, se trouve transfiguré par l'accessoire chrétien qui revêt une forte valeur sacralisante.

35Ce culte est rendu à des morts qui tous, sauf un (la Sœur Nativité) ont subi une mort violente, à valeur sacrificielle, où le sang versé a une grande importance, sang qui coule parfois de l'arbre témoin du crime lorsque la hache essaie de l'entamer : le fait est signalé pour la « fille » de Teillay, mais aussi pour une autre « Tombe à la Fille », près de celle de l'Émigré de la Prévière, en forêt de Juigné52. Cette tonalité funèbre n'en est pas moins étroitement liée aux symboles les plus évidents de la vie, comme la recherche de la fécondité pour les femmes, l'apprentissage de la marche par les jeunes enfants « évangélisés ». Cette apparente opposition vie/mort est, on le sait, une structure très commune de la pensée mythique, et n'a rien d'étonnant ici.

36Au surplus, ces héros ont pu donner l'exemple d'une résistance acharnée à la mort destructrice, offrant ainsi les meilleurs auspices à leurs fidèles. La fille de Teillay, le « Bonhomme » du Theil auraient agonisé pendant trois jours (le temps de la mort du Christ) ; enfiévrés, ils ont évidemment acquis le pouvoir de chasser la fièvre. On relève aussi parfois une véritable obstination du saint à ressortir de terre après son inhumation, soit qu'il refuse une posture inconfortable, soit, et c'est plus probable, qu'il manifeste ainsi une sorte d'énergie posthume à valeur de résurrection. Le corps du soldat bleu de Locoal-Mendon, enfoui dans un lieu recouvert à marée haute, remontait à la surface, et il fallut l'enterrer à nouveau. Le bonhomme du Theil avait d'abord été enterré sommairement, et sa tête réapparaissait hors du trou, en manière de protestation, jusqu'à ce qu'il fût enterré convenablement. Si une vasière ou une tourbière instable peut effectivement rejeter un cadavre, ce phénomène de réapparition posthume, largement répandu à propos d'autres croyances religieuses, semble surtout en relation avec les vertus du saint. On a évoqué à propos de la tombe du Theil une sorte de culte naturiste, « une action coordonnée d'éléments de la nature : eau, arbre, terre53 » ; il semble plutôt que ce n'est pas l'environnement (de nombreux ruisseaux coulent au voisinage, un seul est miraculeux), mais la présence du défunt qui sacralise l'endroit, ce défunt dont on ne peut méconnaître l'épaisseur historique. Au-delà du dispositif mental commun, il faut bien revenir à l'histoire.

La conscience religieuse en temps de guerre civile

37Les individus considérés incarnent un certain idéal qui fait qu'on est bleu ou blanc ac cadaver en Bretagne, clivages dont c'est devenu un lieu commun, depuis les travaux d'André Siegfried et de Paul Bois, que de constater qu'ils se transmettent d'âge en âge54. À ce titre, une première hypothèse mènerait à penser que les uns et les autres ont des fidèles, risquons même l'expression, des « clientèles », différents55. S'il en était ainsi, les localisations géographiques auraient dû correspondre à la bigarrure politique de la province, avec des saints patriotes en pays bleu, des blancs en pays chouan, en somme chacun chez soi. Or, la carte montre au contraire une interpénétration sensible articulée autour de deux foyers principaux, qui ont été aussi le théâtre d'une chouannerie particulièrement acharnée. Les confins bretons-angevins, à l'angle des trois départements d'Ille-et-Vilaine, Loire-Inférieure et Mayenne, ont été âprement disputés entre de fortes minorités patriotes, voire, comme autour de Retiers, une véritable sans-culotterie rurale, et d'audacieuses bandes chouannes embusquées dans les forêts d'alentour, parmi lesquelles celle de Jean Terrien, dit « Cœur de Lion », qui ensanglanta le district de Châteaubriant56. Et que dire de cette région d'Auray, fief de Georges Cadoudal : ce triangle royaliste, allant de la rivière d'Etel à Locminé au Nord et à Questembert à l'Est, ensemble de paroisses qui n'eurent jamais de clergé constitutionnel et où la chouannerie couvait encore sous les cendres durant l'Empire57 ? Comment y justifier une pareille floraison de saints bleus ?

38Il y a en fait sûrement des liens entre Bleus et Blancs sur le terrain de la vénération. Il est tout à fait vraisemblable que le pèlerinage à Sainte-Anne-d'Auray, par exemple, devait comporter une pérégrination superstitieuse, avec bien sûr le salut à la grande sainte officielle et, pour plus de sûreté, la demande d'intercession aux victimes de Quiberon aussi bien qu'au soldat bleu des Cent Jours. La forêt de Juigné offre également la possibilité d'accomplir tout un parcours, le résultat final ne pouvant qu'être à proportion du nombre de stations. Cette sorte d'armistice posthume est évidente au Theil. Dans ce pays passablement « patriote58 », on allait indifféremment honorer le curé constitutionnel de la commune voisine, Boistrudan, et le « Blanc » Gendron dans la forêt, au grand étonnement du clergé qui voyait ainsi les fidèles les plus « bleus » qui soient,

aller en pèlerinage sur le tombeau d'un homme qui avait les opinions de ceux qu'ils regardaient et regardent encore aujourd'hui comme les plus grands scélérats de la terre59.

39Il convient donc de se garder des symétries réciproquement exclusives. Les saints populaires de l'époque révolutionnaire ne sont des porte-drapeaux qu'au second degré ; l'effet de l'Histoire, c'est-à-dire le surgissement des antagonismes politiques et l'irruption de la violence, s'est marqué par la distorsion et le relâchement du cadre ecclésial : le culte a été célébré sporadiquement, et dans des conditions difficiles, que ce soit par les réfractaires ou les assermentés. Ce fut donc la porte ouverte à l'émergence du vieux culte des morts, qui réapparaît en pleine ère des Lumières. Là réside finalement le phénomène dominant, et le véritable décapage opéré dans le sentiment religieux par les événements révolutionnaires fait entrevoir, dans l'ombre, le fil des structures ancestrales. Ainsi ces dévotions s'ancrent-elles profondément, par maintes filiations, dans la tradition de la piété populaire.

Le jeu des syncrétismes.

40Si l'on entre en effet dans le détail, les saints bleus ou blancs ne sont pas vraiment isolés, et ne procèdent donc pas d'une espèce radicalement nouvelle et différente. Albert Soboul a justement souligné « l'élargissement du culte traditionnel par intégration des saintes républicaines et patriotes60.

41La Sainte Pataude de Teillay, et ce n'est pas un hasard, se trouve entre Notre-Dame du Coudray, honorée près de Bain, à une dizaine de kilomètres au Nord, elle aussi douée du pouvoir de faire marcher les enfants61, et un Saint Eustache, « qui de tous maux détache », à la sortie sud de la forêt : à la Pentecôte et à la Saint-Jean, les pèlerins venaient en « assemblée » (l'équivalent haut-breton du pardon de Basse-Bretagne), amenant leurs enfants malades à Saint Eustache62. Or le pèlerinage à la Sainte Patriote se situait aux mêmes dates, dont on remarque qu'elles encadrent le solstice d'été, date-clé des religions préchrétiennes. Saint Eustache étant lui-même souvent l'avatar d'un thaumaturge païen, on mesure la chaîne indéfinie de syncrétismes qui conduit aux canonisations spontanées sous la Révolution.

42Au Theil, Gendron partage ses prérogatives avec une Notre-Dame de Beauvais, son aînée plus orthodoxe, bienveillante elle aussi envers les enfants chétifs et les malades enfiévrés. Et comment ne pas penser que le saint bleu de Sainte-Anne d'Auray n'était pas peu ou prou redevable au grand pèlerinage voisin ? Ici apparaissent la souplesse et la faculté d'assimilation bien connues du christianisme breton, qui a intégré toute une série de strates religieuses, souvent contre le désir de l'Église elle-même. Et l'attitude de l'institution ecclésiastique permet, négativement, de préciser encore un peu plus notre image du processus.

L'attitude de l'Eglise : la religion des clercs et celle des fidèles

43Le caractère ancestral et païen de ces dévotions a suscité l'animosité du clergé, plus que jamais formé, dans les séminaires du xix^e siècle, à la stricte doctrine tridentine, et ce, il faut le souligner, quelle que soit l'appartenance politique des saints. Les observations du clergé, comme celles des érudits locaux qui en découlent, sont révélatrices à cet égard.

44Certes les coups les plus sévères sont réservés aux saints bleus, telle la fille de Teillay :

une de ces patriotes enragées qui abandonnent leur quenouille et leurs moutons pour faire de la politique [...]. De la politique qui bavarde innocemment passe encore [...]. Mais de la politique qui trahit ses frères en les dénonçant !

45le plus étonnant étant « que la foi de certains paysans soit assez robuste pour l'invoquer »63. L'historiographe ecclésiastique du diocèse de Rennes oppose au glorieux martyrologe des réfractaires le curé constitutionnel de Boistrudan qui « périt victime de sa lâcheté64 ». Le saint bleu de Sainte-Anne- d'Auray n'est qu'une « dévotion de bas étage », qui nuit au « prestige considérable de la grande Sainte Anne [...], symbole de l'attachement indéracinable du Breton à la foi de ses ancêtres65 ». Saint Poufra est « d'une sainteté très discutable » ; un recteur de Missiriac étant mort de la fièvre, on prétendit que c'était une vengeance de Poufra, dont il avait contesté en chaire les vertus et déterré nuitamment les restes66.

46Mais il est équitable de reconnaître qu'on ne favorisa guère la vénération des héros blancs, quels que pussent être par ailleurs le mérite et la dignité qui leur étaient reconnus à titre d'hommes. L'autorité ecclésiastique n'a « jamais approuvé » les visites à l'Émigré de la Prévière67. Au Theil, « les prêtres du pays ont essayé longtemps, mais en vain, d'empêcher le pèlerinage68 » ; l'un deux avait voulu y mettre un terme et fait enlever les ex-voto par sa domestique : tous deux, paraît-il, furent saisis de la fièvre qui ne les lâcha que lorsque les objets eurent été remis en place. Or Gendron était en quelque sorte mort « du bon côté », et il eût été habile d'encourager en ce milieu républicain la dévotion à un Blanc. Mais c'eût été à l'encontre de la politique suivie alors par l'Église, qui cherchait, de manière cohérente, à canaliser et réprimer la floraison de dévotions particulières à base incertaine, avant de les sublimer d'abord dans les chemins de croix (érigés massivement en Ille-et-Vilaine dans les années 1825-1840), puis, au cours de la seconde moitié du xix^e siècle, dans les grandes dévotions mariales. Ce n'est pas par hasard qu'au Theil, en 1870, on reconstruit la chapelle de Notre-Dame-de-Beauvais, à une portée de fusil seulement de la tombe qui va devenir, l'oubli aidant, celle du « Bonhomme ».

47Au terme de cet itinéraire parmi les dévotions suscitées par la Révolution, on ne peut d'abord que mesurer la précarité des sources documentaires. Il est rare que l'historien contemporain puisse recueillir à la source, c'est-à-dire par enquête, la vivante tradition orale ; c'est là encore une des occasions privilégiées de rencontrer la mémorisation collective d'événements vieux de près de deux siècles. En ce domaine comme en bien d'autres, l'influence du monde moderne et l'acculturation accélérée de la population ne laissent plus que quelques vieillards dépositaires de l'héritage, mais intestats. Et le plus souvent s'interposent donc les anciens érudits, qui ne permettent qu'une lecture au second degré. Il faudrait, chaque fois que c'est possible, contrôler leurs dires par des témoignages plus proches des personnes et des choses : livres de paroisse, monographies d'instituteurs des années 1900. Il reste sans doute encore beaucoup à apprendre de ces sources orales et écrites (dont la conservation devient aléatoire), et probablement d'autres cas à découvrir.

48À ce titre, la recherche pourrait être étendue dans l'espace à d'autres régions touchées par la guerre civile (Vendée, Basse-Normandie), mais aussi dans le temps, à des périodes antérieures troublées : la Ligue, particulièrement dévastatrice en Haute-Bretagne, la révolte du papier timbré et des Bonnets Rouges en Basse-Bretagne. Il n'est pas impossible que la Contre-Révolution ait oblitéré ou assimilé des souvenirs plus lointains.

49On pourrait ainsi ajouter aux pièces que nous versons ici au dossier, fort débattu dans l'historiographie religieuse actuelle, de la « christianisation ». Ces saints thaumaturges, au-delà des apparences politiques, sont les témoins d'une religion traditionnelle encore fortement teintée de superstition. Il y a en particulier ici un fort goût de sang qui renvoie à on ne sait quel tréfonds (et qui peut-être se sublime dans les Sacré-Cœur dégoulinants de la fin du xix^e siècle). Cet Ouest chrétien, pourtant parcouru en tous sens par les missionnaires de l'Ancien Régime, puis du xix^e siècle, reste disponible pour un panthéon non canonique couvrant divers domaines de la thaumaturgie, peuplé d'intercesseurs tout proches, familiers, pour lesquels il n'est nul beoin du prêtre, et dont la catharsis révolutionnaire va libérer toute une vague. Ce serait donc un signe d'une christianisation des campagnes encore insuffisante en profondeur. La contre-épreuve serait-elle apportée par des régions ayant bénéficié d'une pastoration plus efficace sous l'Ancien Régime, tel l'ancien diocèse de Saint-Malo, mieux « tenu » que ses voisins selon les travaux du regretté Charles Berthelot du Chesnay69 ? Il n'est pas sans intérêt de constater qu'entre les deux localisations prépondérantes relevées ici s'interpose la partie sud du diocèse de Saint-Malo, qui se singularise en bien d'autres domaines de la vie religieuse.