Chapitre VII. La structure pérenne, événement et histoire en Bretagne orientale XVIe-XXe siècles1
p. 91-103
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Texte intégral
1L'archéologie des structures mentales propres aux régions de l'Ouest ne peut plus se faire hors de toute référence au maître-livre de Paul Bois, Les Paysans de l'Ouest2. La rigueur de la démarche régressive a fait son autorité : là où André Siegfried, à court d'arguments sociologiques, faisait appel à d'ambiguës « personnalités ethniques3 », Paul Bois restaure la souveraineté de l'économico-social « en dernière instance ». En dernière instance, mais à l'état fossile, en quelque sorte. La thèse centrale de l'ouvrage, bien connue, est la cristallisation par les événements révolutionnaires d'une opposition potentielle au xviiie siècle entre la partie ouest de ce qui deviendra le département de la Sarthe, peuplée de cultivateurs aisés aux appétits fonciers concurrencés par ceux de la bourgeoisie — les futurs chouans —, et les terroirs plus ingrats de l'est, où des paysans besogneux — les futurs « bleus » — sont connectés avec le monde urbain et son idéologie, dont une importante population de tisserands se fait le truchement. Depuis lors, cette dichotomie s'est perpétuée d'âge en âge, malgré les influences contradictoires des conjonctures successives. On a pu voir ici une véritable réhabilitation de l'événement en histoire, mais en tant qu'un événement-matrice4, décisif, accoucheur d'idéologie ; c'est la Révolution qui, sur fond d'antagonisme villes-campagnes, a distribué les mentalités collectives sur ces marges mancelles de l'Ouest armoricain, et en particulier ce bipartisme si contrasté mis en relief par la sociologie politique ou religieuse. L'opposition, d'abord conjoncturelle, a tendu à s'investir en structure atemporelle, tôt ressentie comme archéologique5.
2Une question reste cependant posée : et s'il se trouvait un autre événement-matrice, antérieur à la Révolution, susceptible lui aussi de révéler à cru la préhistoire des mentalités collectives ? C'est bien ce que semble indiquer l'examen à nouveaux frais de certains documents sur la Ligue dans la région de Vitré et de Rennes : cette marche orientale de la Bretagne offre la possibilité d'une étude des paysages mentaux sur le très long terme, avec une continuité inégalée — quatre siècles.
La fossilisation des personnalités collectives, de la Révolution à nos jours
3Pour les xxe et xixe siècles, à quelques nuances près, l'on peut poursuivre la même analyse régressive en Ille-et-Vilaine et dans la Sarthe. Ce qu'isole d'emblée la cartographie contemporaine, c'est un bloc de communes, de Fougères jusqu'au sud de Vitré, « môle constant, puissant, apparemment inattaquable, de la droite » et en même temps ensemble de paroisses « excellentes », au plan de la pratique sacramentaire, des vocations et de l'enseignement libre6. La carte (fig. 1) et les chiffres situent ici une sorte de monolithe à la vendéenne : sur 80 communes, aucune n'a donné, au premier tour de l'élection présidentielle de 1965, plus de 13 % au candidat de la gauche (6,2 % à Domalain, 2,2 % à Taillis) ; la pratique religieuse est partout supérieure à 80 % jusque dans les années 1960. Le contraste n'en est que plus saisissant avec les régions immédiatement voisines à l'ouest (géographie inverse de celle de la Sarthe) : voici le canton de Retiers, qui n'est « vitréen » qu'en partie, puisque Retiers, Thourie et Coesmes donnent à la gauche en 1965 respectivement 31,5 %, 46 %, 47,5 %. Plus au nord, flanquant toujours le Vitréen, le canton de Liffré connote « radicalisme virulent, esprit laïc, attaché à la défense de l'école publique, luttes électorales chaudes7 ». Quant aux cantons de St-Aubin-du-Cormier et de St-Brice-en-Coglès, ils chevauchent la frontière invisible : d'un côté St-Germain-en-Coglès ou Montours, réputées « bonnes paroisses » à l'archevêché, de l'autre St-Marc-le-Blanc, des plus « mauvaises » (45 % à la gauche en 1965).
4Cent ans auparavant, le tableau était le même, mais plus contrasté : c'était la grande période de l'essor du républicanisme radical, formulation typique de la gauche en Ille-et-Vilaine. Ici, à la différence de la Sarthe, le relais socialo-communiste (et son corollaire, la déchristianisation), n'est pas intervenu par la suite, du moins pas dans cette zone, d'où après 1945 un émoussement sensible de la gauche traditionnelle, au profit de cette gauche de la droite que fut le M.R.P. Aux élections de 1877, le partage se faisait au contraire sans ambiguïté8 :

5Cela durait depuis les premières expériences de suffrage universel, au moins lorsqu'aucun élément de perturbation (action autonome du clergé, séduction bonapartiste) ne venait brouiller les cartes : ainsi lors de l'élection législative partielle du 4 juin 18489 mettant aux prises un ultra-légitimiste et un républicain, révélant dans toute sa netteté le bloc réactionnaire de Vitré-Fougères (fig. 2).
6Il devient de plus en plus évident que nous ne touchons là que la version « électorale » de types de comportements déjà solidement ancrés durant toute la première moitié du xixe siècle, le môle « blanc » s'est constamment opposé à ses marges occidentales ; à Livré-sur-Changeon (canton de Liffré), on vivait dans la répulsion des « chouans » des communes limitrophes de Mecé et Izé, « qui menacent de faire invasion sur la nôtre dont le patriotisme leur est en horreur10 ». Maints « tests » non électoraux soulignent cette profonde dichotomie : nous les avons analysés ailleurs11, et nous ne relèverons ici que celui des troubles de 1832-1833, dernier ressac d'une
7chouannerie déjà hors de saison, dont l'aspect le plus tangible a été l'insoumission militaire (fig. 3). Des groupes de réfractaires battirent les profondeurs du bocage, les plus coriaces jusque dans les années 1840, malgré les appels à l'apaisement du clergé : 25 % des réfractaires d'Ille-et-Vilaine provenaient de l'arrondissement de Fougères, 62 % de celui de Vitré12.
Figure 1

Figure 2

Figure 3

Figure 4

8Cet épisode voit s'opérer le glissement sémantique qui permet de remonter d'une politique « disciplinée, bourgeoise » (le « bulletin » de papier, même pour les analphabètes...) à une politique encore « sauvage » à certains égards, connotant le fracas des fusils et l'éclat acéré des faux brandies13. C'était cela, la lutte politique pendant la « grande » Révolution, avec d'un côté les chouans, héros complaisamment chantés par toute une tradition historiographique locale, mais aussi, plus récemment étudiées, de vigoureuses gardes nationales rurales14. Une carte de l'esprit public en l'an VII permet de répartir les uns et les autres : ils sont déjà en place, pour deux siècles (fig. 4).
9S'il est possible d'obtenir un tel faisceau de convergences cartographiques, force est de constater cependant que l'explication en reste embryonnaire, au stade actuel des études ; aucune instance, ni religieuse, ni économique, n'a pour lors acquis de souveraineté.
10Le facteur religieux nous semble à exclure d'emblée, puisqu'il n'existe pas ici, à l'encontre d'autres régions situées en France (Anjou, Vendée, Hérault) d'opposition entre terres fidèles et infidèles. Au milieu du xxe siècle, le canton de Guichen, l'un des plus à gauche de l'Ille-et-Vilaine, compte 72 % de pratiquants, autant que maint canton conservateur. Vers 1890, à Broualan (nord du département), 90 % des hommes sont pascalisants, mais votent républicain à 203 contre 515 ! Il y a là un cas, assez rare en France, de dichotomie politique n'impliquant pas de dichotomie religieuse ; ce sont plutôt deux espèces de chrétiens, des Bleus et des Blancs, ayant eu de 1792 à 1800 leurs Églises différentes, la réfractaire et la constitutionnelle.
11La part de l'infrastructure socio-économique est encore malaisément discernable. Si au xxe siècle la région de Vitré-Fougères se caractérise par une aisance portant volontiers aux réflexes conservateurs16, cette aisance n'est sans doute pas antérieure au chaulage des terres et au développement de l'élevage17.
[En fait,] il ne semble pas que la pauvreté ait été la cause essentielle (du républicanisme). Elle ne serait probante que si toutes les communes pauvres avaient été révolutionnaires, toutes les riches antirévolutionnaires, ce qui n'est évidemment pas le cas18.
12Au terme de ses minutieuses enquêtes, Henri Goallou ne débouche que sur des explications de type psychologique : la haine des nobles19, l'influence de la petite bourgeoisie locale, des instituteurs laïcs, des aubergistes, et c'est au fond les mêmes qu'avance Roger Dupuy, impuissant à rendre compte du « découpage précis, paroisse par paroisse, d'une frontière pourtant relativement stable20 ». Ceci ne rend que plus désirable une analyse spectrale des problèmes fonciers au xviiie siècle, encore à faire ; il faut reconnaître à cet égard que les sondages effectués autrefois par Henri Sée ne permettent pas encore de se prononcer sur d'éventuelles corrélations21.
13De toute façon, la conjoncture foncière du xviiie siècle ne pourrait jouer ici qu'un rôle secondaire ; tout porte à croire en effet que la structure mentale révélée par les événements révolutionnaires leur est très largement antérieure, et qu'il faut repousser son origine bien au-delà.
1589-1789 : Une isomorphie ?
14L'événement-matrice, dans l'Ouest, serait la Révolution ; l'importance de ses répercussions, l'ampleur considérable de la documentation, ne sont sans doute pas étrangères à ce statut privilégié, qui peut oblitérer d'autres épisodes plus reculés. C'est ainsi que le tricentenaire vient d'attirer l'attention sur les révoltes bretonnes de 1675 et leur signification22. Double révolte, faudrait-il dire : urbaine, et anti-fiscale, (Rennes, Guingamp, Nantes) d'une part, rurale et nettement anti-seigneuriale d'autre part, les Bonnets Rouges de Basse-Bretagne. L'affaire va au-delà d'une simple jacquerie : son contenu révolutionnaire est patent, et sa géographie préfigure les futures zones les plus « à gauche » de Bretagne, en Haute-Cornouaille23. Contre-épreuve : la Haute-Bretagne, pourtant plus proche de l'épicentre rennais, est restée calme « la Haute Bretagne est sage, et c'est mon pays », constate avec satisfaction Madame de Sévigné24. Ce n'avait pas été le cas, loin de là, quelque dix-neuf lustres auparavant.
15Au printemps de 1589, la Bretagne, restée jusqu'alors, dans une France déchirée, une relative oasis de paix — par le fait d'une implantation protestante très minoritaire — bascule dans les troubles de la Ligue, tardifs ici mais dévastateurs25. La province était pourtant gouvernée depuis 1582 par un Ligueur, et non des moindres, le duc de Mercœur, un fils de Lorraine, apparenté aux Guise ; mais Mercœur, également beau-frère d'Henri III, observa longtemps une prudente réserve. C'est l'assassinat du Balafré (décembre 1588) et l'effervescence consécutive à Rennes (la « journée des barricades » du 13 mars 1589) qui le propulsèrent à la tête d'une insurrection assez spontanée. Il est donc loisible de rechercher ici une éventuelle révélation de comportements collectifs, avant que la professionnalisation croissante de la guerre civile ne substitue de plus en plus aux protagonistes locaux des soudards étrangers (anglais d'un côté, espagnols de l'autre) et des aventuriers de tout poil.
16Un événement, sur lequel l'attention s'est, jusqu'ici insuffisamment portée, offre à cet égard la possibilité d'entrevoir une véritable préhistoire de la chouannerie : le siège de Vitré par les Ligueurs, au printemps et à l'été de 1589. Nous ne pouvons malheureusement en juger que par quelques documents, le plus explicite étant l'enquête effectuée à Rennes sur les Ligueurs, par ordre du roi26.
17L'occurrence en elle-même était banale : de toutes les villes commandant la marche de Bretagne, Vitré était la seule à n'être pas acquise aux Ligueurs, le château étant tenu par la fine fleur du calvinisme local27. Il y avait là un abcès à réduire, et Mercœur y envoya un de ses lieutenants. Mais ce qui confère un relief tout particulier à l'affaire, c'est la mobilisation des faubourgs catholiques et surtout des paysans des paroisses environnantes aux côtés des Ligueurs. Cinquante-trois paroisses, presque toutes de la baronie de Vitré, participent à l'opération : la carte (fig. 5) fait apparaître à l'évidence ce bloc du Vitréen qui sera tour à tour, dans les siècles ultérieurs, « fanatique », légitimiste, gaulliste... Pour lors, il est « du party de la Ligue ». Ils sont venus très nombreux sous les murs de Vitré, même si les chiffres des contemporains sont fantaisistes28. Ceux qui ne sont pas à Vitré tiennent le pays et ses chemins creux, comme le feront plus tard les chouans :
18Figure 5

Monsr de Lavardin, sorty, tira droit vers Gazon, et passant au dessous par un petit gué, gaigna la lande d'Isay [Izé] avec beaucoup de peine, y ayant des barrières et des embuscades des paysans du pays à toutes les avenues et sorties, lesdits paysans armés d'harquebuzes, javelots, hallebardes, etc.. La difficulté et l'embarras fut encore plus grand dans la lande qu'ailleurs. Car outre que toutes les sorties en estoient fermées par de bons fossés, et que les paysans accourus au son du tocsin l'environnoient et l'attaquoient de tous côtés, ils estoient tellement animés qu'ils ne se soucioient plus ny des coups de coutelas des cavaliers ny de l'argent que Monr de Lavardin faisoit jetter pour les amuser. C'estoit donc fait dudit seigneur et de sa troupe si un paysan gagné par l'argent qu'on luy donna et par les promesses qu'on luy fit, ne l'avoit guidé vers la chapelle de Bonsecours au coing de ladite lande, où il trouva un petit passage par où il s'eschapa de cette multitude furieuse qui le poursuivoit, et gagna fort harassé la lande de Chevré, d'où il se rendit à Rennes sur les cinq heures du soir, ayant enlevé une des enseignes des dits paysans29.
19Qui les a ainsi ameutés ? Un peu partout est souligné le rôle de « capitaines » de paroisse, souvent des petits seigneurs et des officiers locaux, mais aussi à l'occasion des bourgeois, des artisans30, sans doute aussi des laboureurs ; parfois même le groupe n'a pas de chef, tels ces paysans de Visseiche, ayant intercepté un messager « royaliste », et celui-ci demandant à parler à leur capitaine,
à quoi ils dirent qu'ils n'avoient aulcun pour leur commander et estoient bien au nombre de trois cents31.
20Dans l'ensemble, le soulèvement donne une impression d'organisation assez poussée ; au besoin, les récalcitrants sont embrigadés32. Cette masse fait d'ailleurs preuve, pendant les longs mois que dure le siège de Vitré, d'une discipline peu commune.
21Il faut donc expliquer ce mouvement. La « défense de la religion », alléguée par l'historiographie traditionnelle, à l'époque de Waldeck-Rousseau et de Combes33 est sûrement une lecture anachronique avant la Réforme catholique. Le très ligueur évêque de Rennes, Aymar Hennequin, est surtout absorbé par les activités parisiennes de la Ligue, et le clergé local, à quelques exceptions près (recteurs de Mordelles, Guignen, St-Malon-sur-Mel), d'ailleurs extérieures à la région considérée, est absent de la documentation34 ; il n'est pas sûr qu'il nourrisse beaucoup de sympathie pour les Ligueurs35. L'hypothèse d'une jacquerie semble plus convaincante, si l'on rapproche le siège de Vitré des tumultueuses affaires de Kérouzeré et de Carhaix, en Basse-Bretagne, à la même époque36. Le sénéchal de Rennes dirige ses traits contre ceux
qui se sont rangez de la part dudit sieur de Mercœur comme ennemys du Roy, et aussy pour haigne qu'ils portent aux habitans de leur ville qui sont dedans37.
22Un esprit anti-seigneurial n'est pas absent de certaines exactions38 et ce sont bien des seigneurs calvinistes qui sont assiégés. Mais l'opposition structurelle bien connue, ville/campagne, citadin (bourgeois)/paysan, ne semble pas vouloir s'appliquer ici. Les bourgeois de Vitré sont plutôt favorables aux assaillants, et les délibérations nous montrent un corps de ville singulièrement rétif aux exigences du château39.
23Les choses se compliquent encore si l'on souligne le fait que le soulèvement se limite au bloc vitréen, et épouse peu ou prou les limites de la baronie de Vitré (étant entendu que quelques paroisses manquent dans les listes que nous possédons). Reste de solidarité féodale ? C'est fort ambigu : l'action est dirigée contre les détenteurs de la baronie et du château, la maison de Laval. En revanche, la position des vassaux des Laval varie. Certains ont constitué dès longtemps une sorte de réseau anti-protestant, dont les premiers linéaments apparaissent dès février 1574 : alors, à la suite d'une première mainmise des protestants sur Vitré, un coup de main nocturne avait été effectué par les paysans de Torcé, d'Argentré et du Pertre, menés par leurs seigneurs. C'est ainsi que François du Bouchet écrivait à Gilles du Plessis avoir
averti tous les habitans des paroisses que j'ay en ma charge [...] et qu'ils portent leurs tabourins sans les baptre aulcunement40.
24D'où peut-être cet acharnement des « communes » contre leur proie, lors du siège de 1589, alors que Mercœur, sentant la menace d'une troupe royale menée par le prince de Dombes, « décrochait » le 14 août, non suivi par les paysans qui s'exposaient ainsi à un combat inégal41. Mais pourquoi une solidarité avec les seuls petits seigneurs catholiques, puisqu'il y avait aussi de petits seigneurs huguenots, dont le statut posthume révèle une mémorisation très hostile42 ? Et pourquoi les solidarités s'inverseraient-elles à l'ouest, au-delà de la frontière psychologique déjà reconnue plus haut ?
25Là-bas, n'en doutons pas, règne probablement une majorité silencieuse et prudente :
Et au mesme instant se sont aud. sieur de la Tousche adressez deux paysans de Melesse, ausquelz il a demandé quelle chose ils faisoient et de qui ils tenoient. A quoy ils ont respondu qu'ils tenoient de tous et toutesfois qu'on ne leur disoit rien ; et que ceux de Channé et aultres paroisses cir-cumvoisines estoient perdues pour avoir esté pillées par les soldatz dud. sieur de Mercure jusques à y en avoir de prisonnier les fers aux pieds43.
26Mais il se rencontre aussi une attitude de refus ouvert de la Ligue : à Trans, en direction du Mont Saint-Michel, seuls le seigneur et un petit groupe sont allés à Vitré,
toutes foys que lesd. paroissiens que que soit pour la plupart n'adherent aud. sieur de Trans et entendent estre serviteurs du Roy44.
27Le capitaine de Louvigné de Bais s'étant piqué de soulever les paroissiens de Chancé, ceux-ci ont « résisté et refusé faire45 ». Aussi des expéditions punitives sont-elles menées par les Ligueurs contre ces paroisses qui seront deux cents ans plus tard d'ardentes communautés « bleues » : St-Marc-le-Blanc, Châteaugiron, et tout le secteur du sud-est, autour de Coësmes. Coësmes, futur haut lieu des gardes nationales du district de la Guerche46, où les Ligueurs « ont exercé toutes les volleryes, pilleryes et exactions sur le paouvre peuple47 », mais où ils sont parfois mis en fuite par les paroissiens attroupés en auto-défense48. Dès lors, si l'assimilation des Ligueurs à de véritables « pré-chouans » peut paraître a priori audacieuse, elle est corroborée si l'on trouve en face une sorte de contre-Ligue, correspondant géographiquement à des « pré-patriotes ».
28Le 2 juin 1589, le château de Châteaugiron, occupé pour lors par des royalistes (il devait changer de mains plusieurs fois) était assiégé par une meute de paysans venus des
paroisses de Bais, Domallain, Piré, Vergeal, Estrelles, Dommaigné et aultres [...] et estoient jusques au nombre de troys à quatre mille hommes garniz d'harquebeuzes et aultres armes49 :
29une réédition du siège de Vitré, en somme. Mais les Ligueurs se sont ici hasardés en pays adverse, et
enfin furent chassez par une compaignie d'aultres paysans se disant estre pour le Roy, tellement que d'une part et d'autre il y en avoit plus de sept mille50.
30Il n'est plus possible de parler ici de jacquerie : deux peuples paysans s'affrontent, c'est bien la dichotomie fondamentale d'une guerre civile51.
31Qui sont ces « royalistes », ces fidèles du roi de France, qu'un hasard sémantique fait préfigurer les républicains de demain ? Sûrement pas des calvinistes, la Réforme ayant eu une base sociale des plus étroites : même dans le fief du seigneur du Bordage, huguenot notoire, à Ercé-près-Liffré, les protestants n'ont jamais été plus du dixième de la population, petite noblesse, officiers, médecins, marchands, une colonie du château plus qu'un échantillon représentatif de la population52. Que ces ruraux se soient rangés aux côtés de seigneurs, calvinistes ou catholiques royalistes, comme les autres aux côtés de seigneurs Ligueurs, c'est là que réside le véritable partage. Quel facteur en est le responsable : intérêts économiques53, solidarités plus subtiles ? Il conviendrait, malgré l'indigence de la documentation, de dégager de l'ombre l'arrière-plan de tous ces événements.
32En attendant, force est de constater, en ce coin de Bretagne orientale, l'extraordinaire résistance des communautés idéologiques, couvertes et découvertes par des flots successifs, Contre-Réforme, ère des Lumières, Révolution, mutations économiques et sociales de l'ère industrielle. Il est rare de pouvoir vérifier à ce point54 le rôle de rétroaction que peut jouer le domaine de la conscience, donc de la superstructure idéologique, par rapport à la réalité matérielle, et sa considérable inertie. Ligue, chouannerie, hostilité à Louis-Philippe, résistance aux Inventaires, enseignement libre, crainte des Rouges, chaque époque pose ses questions, qui trouvent des réponses différentes, mais tout se passe comme si seule changeait la trame, la chaîne restant continue. La Révolution perd son rôle d'événement démiurge, et prend place dans une longue série diachronique, dont l'amont semble insaisissable : même si tout semble se concrétiser vers la fin du xvie siècle, est-il interdit de penser que cette structure pérenne ait pu se manifester auparavant ? Il ne semble pas malheureusement que la documentation permette de se prononcer à cet égard. Et quatre siècles, c'est déjà beaucoup pour une société qui n'est pas « froide » comme celles des ethnologues, mais chaude d'histoire, de luttes, de transformations, de classes.
Notes de bas de page
1 Article paru dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1976, n°3, p. 394-707.
2 Bois (Paul), Paysans de l’Ouest. Des structures économiques et sociales aux options politiques depuis l’époque révolutionnaire dans la Sarthe, Paris/La Haye, Mouton, 1960, rééd. abrégée, Paris, Flammarion, 1971.
3 Siegfried (André), Tableau politique de la France de l’Ouest sous la IIIe République, Paris, Armand Colin, 1913, rééd. 1964.
4 Le Roy Ladurie (Emmanuel), « Événement et longue durée dans l’histoire sociale : l’exemple chouan », dans Communications, n° 18, 1972, repris dans Le Territoire de l’Historien, Paris, Gallimard, 1978, p. 169-186.
5 Un préfet d’Ille-et-Vilaine, sous la Restauration, s’inquiète « de l’éloignement de cer taines communes pour le gouvernement royal, de celles dont on nomme les habitants patauds ». Une enquête lui montre que « ce n’est pas la haine du roi, c’est la haine des chouans […] en effet, j’avais déjà eu plus d’une fois l’occasion d’observer que, dans les inimitiés politiques de ce pays, le Roi et Bonaparte étaient très souvent hors de question, surtout dans les campagnes. Les guerres révolutionnaires et les excès dont elles se sont toujours accompagnées […] ont rendu des familles et des communes entières ennemies les unes des autres » (A.N., F 7 9664, lettre au ministre de l’Intérieur, 16 juillet 1816).
6 Cf. Monnier (Jean-Jacques), Géographie de l’opinion politique en Ille-et-Vilaine, thèse de 3e cycle, 1 vol. dactyl. + cartes, Rennes, 1970, p. 90, et Boulard (Fernand), « La pratique religieuse dans le diocèse de Rennes », dans Connaître une population (Économie et Humanisme), 1951, p. 114-135.
7 Monnier (Jean-Jacques), op. cit., p. 168.
8 Cf. Goallou (Henri), L’Évolution politique du département d’Ille-et-Vilaine entre 1851 et 1879, thèse de lettres, 4 vol. dactyl. + cartes, Rennes, 1971.
9 Cf. Goallou (Henri), Hamon, Commissaire du Gouvernement, puis Préfet d’Ille-et-Vilaine, Paris, Klincksieck, 1973, chapitre IV.
10 A. D. d’Ille-et-Vilaine, 5 M 22, lettre du maire de Livré au préfet, 28 mai 1832.
11 Cf. notre thèse de 3e cycle, Aspects de la vie religieuse en Ille-et-Vilaine (1815–1848), 2 vol. dactyl. + cartes, Rennes, 1974.
12 Bulletin administratif du préfet d’Ille-et-Vilaine, mai 1834, no 656.
13 On retrouve dans l’histoire des mentalités politiques les mutations observées par Michel Foucault dans l’ordre de la clinique, de l’armée, de l’école, de la prison. Cf. Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
14 Dupuy (Roger), La Garde Nationale et les débuts de la Révolution en Ille-et-Vilaine, Paris, Klincksieck, 1972, p. 255 sq.
15 Cf. Goallou (Henri), « Pratique religieuse et attitudes politiques en Ille-et-Vilaine à la fin du xixe siècle », in Annales de Bretagne, t. LXXII, 1965, n° 2, p. 299-309.
16 Monnier (Jean-Jacques), op. cit., passim.
17 Au début du xixe siècle, la région riche en Ille-et-Vilaine est le littoral malouin et dolois, rien moins que conservateur.
18 Goallou (Henri), L’Évolution politique…, op. cit., p. 1331.
19 Notion d’ailleurs ambiguë, à la sémantique fluctuante. Roger Dupuy a montré que la région d’Ille-et-Vilaine où furent saccagés de nombreux châteaux en 1790, le sud-ouest (de Redon à Montfort) devait compter parmi les plus chouannes quelques années plus tard. (La Garde Nationale…, op. cit., p. 184 sq.).
20 Dupuy (Roger), op. cit., p. 255.
21 Cf. Sée (Henri), « Les classes rurales en Bretagne du xvie siècle à la Révolution », in Annales de Bretagne, t. XXI, 1906, p. 190. Sur 38 paroisses du futur département d’Ille- et-Vilaine, la répartition de la propriété foncière offre des situations contradictoires :
On semble retrouver ici le modèle sarthois, l’âpreté de la concurrence pour la terre avec la bourgeoisie entraînant la vigueur de la réaction idéologique dans les futures zones chouannes. Mais voici deux autres paroisses « blanches » :
Quels sont les exemples les plus probants ?
22 Garlan (Yvon) et Nières (Claude), Les Révoltes bretonnes de 1675, Papier Timbré et Bonnets Rouges, Paris, Éditions sociales, 1975, et le numéro spécial des Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 82, 1975, n° 4, « Les révoltes bretonnes de 1675 ». Voir en particulier l’étude de Jean Meyer et Roger Dupuy, « Bonnets rouges et blancs bonnets » (p. 405-426) dont la probléma tique rejoint la nôtre. Cette publication, postérieure à la rédaction du présent article, n’a pu être prise en compte ici.
23 Meyer (Jean), Histoire de la Bretagne, Toulouse, Privat, 1969, p. 292 et 388.
24 Lettre à Mme de Grignan du 3 juillet 1675. On notera que les troupes envoyées au duc de Chaulnes pour la répression, réunies à Nantes, furent acheminées par mer, malgré la menace des corsaires espagnols ou néerlandais : le souci de ménager les campagnes de Haute-Bretagne paraît évident, lorsqu’on connaît par ailleurs le comportement de cette soldatesque.
25 En l’absence d’étude récente sur la période, on se reportera toujours à B. Vaurigaud, Essai sur l’Histoire des Églises réformées de Bretagne, Paris, 1870 ; B. Pocquet, Histoire de Bretagne, t. V, (1515-1715), Rennes, 1913 ; E. Clouard, « Le protestantisme en Bretagne au xvie siècle », in Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, t. XVII, 1936, p. 21-169 ; t. XVIII, 1937, p. 27-121 ; t. XIX, 1938, p. 1-64.
26 « Information du Sénéchal de Rennes contre les Ligueurs, 1589 », publiée par F. Jouon des Longrais, dans Mémoires de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine, 1re partie, t. XLI, 1911, p. 5-190, 2e partie, XLI, 1912, p. 191-347 ; ordonnance du 30 avril 1590 contre les Ligueurs, in Dom Morice, Preuves de l’Histoire de Bretagne, III, col. 1508).
27 À sa tête, le seigneur du Bordage, près de Liffré. Cf. P. Sébillot, Ercé-près-Liffré et le château du Bordage, Vannes, 1895.
28 Cela va de 4 000 jusqu’à 40 000, dans la relation du siège par le protestant La Mériaie (A. de Barthélémy, Documents inédits sur l’histoire de la Ligue en Bretagne, Nantes, 1880, p. 23).
29 Ibid. : Jean de Beaumanoir de Lavardin, huguenot d’origine mancelle, avait été chargé par Henri III d’assister le comte de Soissons à la tête des troupes royales en Bretagne.
30 Ainsi à Louvigné-de-Bais, « Guillaume Layer, marchant de toiles », et « en ladite paroisse de Cornillé y a ung appelé Pierre Gommelé, tailleur, qui fait grande faction (« Information du Sénéchal…», II, p. 227).
31 « Information… », I, p. 44.
32 À Argentré, un sergent « va par les maisons, exécutant (pécuniairement), et rançonnant ceux qui seront défaillans tant le jour que la nuit à faire la monstre (« Information…», I, p. 50). Même chose à Cornillé.
33 « Un peuple passionné pour sa foi… « (Jouon des Longrais, loc. cit., p. 297) ; « défendre la religion catholique » (Barthélémy Pocquet, op. cit., p. 108).
34 L’influent abbé de St-Melaine de Rennes est dévoué à la cause royaliste ; le curé de Janzé est fait prisonnier par Mercoeur.
35 « Dans les nombreuses notes inscrites sur les registres paroissiaux (le clergé) ne cache pas son antipathie pour les Ligueurs, soi disant catholiques, et surtout pour les Espagnols, dont il blâme les excès et qu’il traite de bandits » (de Bellevue, Aperçu historique sur le protestantisme et les guerres de la Ligue dans le pays de Châteaubriant, St-Brieuc, 1905, p. 22).
36 Cf. Jean Meyer, Histoire de la Bretagne, op. cit., p. 290-291.
37 « Information… », II, p. 206.
38 Épisode type de la Ligue, l’enlèvement de têtes de bétail dans une métairie de Chancé, appartenant à un notaire et secrétaire du Roi. Or, participaient « à la prinse desd. bestiailz ung nommé Bouteiller, fermier nagueres de lad. maison de la Tousche Raoul et lors de l’achapt que a fait led. sieur de Grippée, et ung nommé Cerisay, fermier de La Fresnouze », (« Information…», II, p. 208).
39 Cf. A. de La Borderie, Le Calvinisme à Vitré, Rennes, 1851, p. 22-23.
40 Ibid., p. 7.
41 « Il fut résolu que la cavalerie légère, avec l’infanterie et les autres compagnies, iroient chasser ces meschans paisans des environs de Vitré, qui avoient commis infinies inhumanités et cruautés. L’on va droit à eux, ils attendent, se desfendent ; l’on ajoute le feu au glaive, et paroisse à paroisse, il fallait les attaquer. Le païs fort et tout fossoyé de grands et hauts fossés leur donnoit de grands avantages. Enfin ce misérable peuple, après avoir enduré le glaive, le feu, la corde, cria miséricorde et se soumit en l’obéissance du roi ». « Relation des troubles arrivés en Bretagne », par Montmartin (gouverneur de Vitré), publiée dans Dom Taillandier, Histoire de Bretagne, II, suppl., p. 293.
À Étrelles, 71 personnes furent massacrées, résistance acharnée également à St-Germain du Pinel.
42 Transformation en loups-garous dans les traditions populaires, cf. Fougères (Ch.), « Les traditions de Gennes-sur-Seiche », in Annales de Bretagne, t. XI, 1896, p. 638 sq.
43 . « Information…», I, p. 45. On notera que sous la Révolution et au xixe siècle, Melesse est passée pour conservatrice, contrairement aux communes voisines, Chasné-sur-Illet et les cantons de Liffré et Saint-Aubin d’Aubigné en général.
44 « Information… », I, p. 191.
45 Ibid., II, p. 209.
46 Cf. Bézier (P.), Souvenirs de la Révolution française de 1789, Rennes, 1886.
47 « Information… », I, p. 106.
48 « Information… », II, p. 255. Les attaques chouanes se brisèrent souvent contre la vigoureuse Fédération de Retiers-Coësmes. Cf. Hardy (A.), Retiers révolutionnaire, Rennes, 1929.
49 « Information… », I, p. 134-135.
50 Journal de Duval, maître d’école à Châteaugiron, in A. de Barthélémy, Documents inédits…, op. cit., p. 110.
51 Ici apparaît dans toute sa netteté la différence entre cet épisode et les émotions » ou « fureurs » paysannes de type habituel. Cf. Boris Porchnev, Les Soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, Paris, EHESS, 1963 ; Roland Mousnier, Fureurs paysannes au xviie siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1967, et les nombreuses études locales sur le sujet.
52 P. Sébillot, Ercé-près-Liffré…, op. cit., p. 62-63. Cela n’empêche pas que les habitants d’Ercé, par métonymie, aient conservé jusqu’à l’époque contemporaine le sobriquet de « huguenots d’Ercé ». A. de La Borderie (Le Calvinisme…, op. cit.), arrive aux mêmes constatations en ce qui concerne Vitré.
53 Est-ce une pure coïncidence si le principal débouché des toiles fabriquées dans la région de Vitré, au xvie siècle, est l’Espagne et son empire américain ? Les ruraux sont les producteurs, la bourgeoisie vitréenne assurant l’exportation. Et la puissante corporation des « marchands d’Outre-Mer », intacte de calvinisme, entretient des rapports étroits avec l’Espagne. Deux de ses membres, en 1597, sont arraisonnés près des Canaries par un bateau de Honfleur équipé « pour faire la guerre aux Espaignols et autres ennemis de sa Majesté » (cf. Y. Labbé, Vitré du xve au xvie siècle, Rennes, 1944, p. 127). A. de La Borderie (op. cit., p. 62-63) a montré, chiffres à l’appui, les conséquences des guerres de la Ligue pour le grand commerce au départ de Vitré.
54 Louis Pérouas a pu faire des constatations du même ordre dans les pays de l’Ouest atlantique. Cf. P. F. Hacquet, Mémoire des Missions des Montfortains dans l’Ouest (1740-1779), Fontenay-le-Comte, 1964.
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