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Comment sortir de la guerre ?

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Stéphane Tison

Épilogue. Revenir à la vie

Texte intégral

1Le traumatisme collectif s’estompe peu à peu au fur et à mesure de la sortie de guerre, ou, pour être exact, le temps et les rites en facilitent progressivement la maîtrise. La reprise du cycle des fêtes d’avant-guerre contribue à la sortie de la guerre, et la renaissance passe par ce retour à la vie quotidienne. Ce qui intéresse dans le cas présent, ce sont les indices d’une reprise de la vie et des activités du temps de paix et surtout, les arrangements ménagés avec les morts pour dépasser l’interdit des réjouissances quand tant de femmes et d’hommes sont en deuil. Ce passage ne s’accomplit pas sans quelque angoisse, notamment la peur que les morts pour la France soient finalement oubliés.

Retour des fêtes et fin de la rupture dans les activités quotidiennes

  • 1 JDLM, 5 juillet 1919.
  • 2 JDLM, 28 septembre 1920.

2Peu à peu la normalité paisible reprend ses droits. Dans la Marne, de nombreux articles décrivent les petits plaisirs des survivants à entendre de nouveau sonner l’angélus, à voir l’herbe pousser sur l’ancien champ de bataille, à constater que la guerre est achevée, parce que le quotidien reprend. Les habitants de Vitry-le-François retrouvent avec une joie non dissimulée le son tranquille de la fontaine détruite par un camion en 1914 : « […] et hier après-midi, Vitry pouvait faire son petit Versailles : nous avions nos grandes eaux, fonctionnant à souhait, rappelant l’heureux temps d’avant-guerre. » Sans oublier le passé : « Nous aurons donc le plaisir, les jours de fêtes, de voir notre déesse, nimbée d’argent, sembler dire aux boches maudits : “Halte-là, vous n’irez pas plus loin ! Ils furent arrêtés là1. » La renaissance à Souain vient avec les premiers tintements de la cloche de l’église : « Et quand les sonorités de la cloche, seule survivante d’un passé aboli, avec le deuil des morts, rappela toute la vie d’autrefois, ce fut comme un puissant appel au courage qui, sur le village renaissant et sur toute cette terre isolée, sembla s’étendre en larges ondes d’espérance. » écrit un journaliste, après un pèlerinage à Souain, en 1920, pour l’anniversaire des combats de septembre 19152.

  • 3 JDLM, 12 juillet 1919.
  • 4 JDLM, 23 juin 1920.
  • 5 JDLM, 9 juillet 1920.
  • 6 JDLM, 8 octobre 1920.

3L’atmosphère de fête qui accompagne le retour des régiments, de même que les fêtes des poilus qui suivent la démobilisation participent à la reprise de la vie quotidienne, l’hommage rendu aux héros accordant la permission de se réjouir, malgré les deuils. Dans la zone de l’ancien front, les fêtes religieuses reparaissent les premières, comme la procession du Saint-Sacrement à Châlons-sur-Marne, en juin 1919. Quant aux fêtes profanes, certaines municipalités les jugent encore inappropriées, comme celle de Montmort, qui préfère remplacer la fête patronale, en accord avec le curé de la paroisse, par une fête du Souvenir, en juillet 19193. C’est surtout en 1920 que le cycle des fêtes s’amorce de nouveau, et de nombreux articles soulignent le contraste entre les fêtes et le chaos des ruines, insistant sur la première raison de se réjouir, première depuis bien des années : ainsi, à Vienne-le-Château « la première communion dans les ruines4 », en juin 1920, la première fête patronale d’après-guerre à Voipreux, en juillet5, le « premier mariage dans les ruines » à Saint-Hilaire-le-Grand, en octobre6, etc. Et puis, la Sainte Cécile et la Sainte Catherine sont de nouveau fêtées en 1920.

4Ce retour de la paix est parfaitement perceptible dans la presse, puisque l’emprise des articles concernant les conséquences du conflit se réduit progressivement. Quelques sondages effectués dans le Journal de la Marne pour les années 1919 à 1922 montrent la décroissance du nombre de rubriques ou d’articles publiés à propos des conséquences directes de la guerre, tandis que croît la publication des listes de souscription ne cesse de croître, de même que les annonces de dons.

Nombre d’articles

1919

1920

1921

1922

Décès de « Morts pour la France »

103

83

Environ 70

Moins de 10

Accidents

17

20

9

7

Souscriptions

Non répertorié

27

27

40

Dons

Non répertorié

20

27

64

Tableau 14. – Articles sur les conséquences de la guerre (Journal de la Marne).

  • 7 Quelques exemples de feuilletons, parfois publiés en alternance ; Les Morts immortels, du lieutena (...)

5Les stigmates de la guerre s’effacent peu à peu, ce qui n’empêche pas celle-ci de hanter longtemps encore les colonnes du journal, par les innombrables récits de cérémonies, voire la publication en feuilletons de nouvelles rappelant des sujets patriotiques ou militaires, ou des témoignages sur l’invasion de 19147. En janvier 1924, pour la première fois, aucun article concernant la guerre ou une cérémonie n’est publié…

Petits compromis entre les endeuillés et les morts

6Au cours de la période de sortie de guerre, toute participation à une fête, toute organisation d’une manifestation ostensiblement joyeuse brave un interdit. Celui-ci est respecté pendant une grande partie de l’année 1919. Il est entretenu par la vision des destructions, la rencontre des veuves de guerre, des parents en deuil, et les autorités y contribuent parfois, jusqu’à édicter une norme officielle, comme à Verzenay, où le président de la commission municipale fait afficher cet avis en juin 1919 :

  • 8 JDLM, 19 juin 1919.

« Avant même que la paix soit signée avec l’Allemagne, qui a tué 150 enfants de Verzenay et a détruit nos vignes et nos maisons, des jeunes gens ont demandé l’autorisation d’ouvrir un bal. Cette autorisation leur a été refusée. On ne danse pas sur les ruines. Aucune autorisation de bal ou de réjouissances publiques ne sera accordée dans les circonstances actuelles8. »

7En chaire, lors de la Toussaint 1919, certains prêtres exhortent à la discrétion et au respect, tel l’abbé Hubert, à Vitry-le-François, dont les propos sont résumés ainsi :

  • 9 JDLM, 5 novembre 1919. Vitry-le-François. Cérémonie de la Toussaint.

« N’a-t-on pas semblé dire et écrire déjà : “Assez de prières, assez de sacrifices, l’heure est à la joie.” À la joie, oui, mais toujours dans la même communion de sentiments. » […] en passant devant les cimetières, les régiments rectifiaient la position ; nous aussi, il nous faut rectifier la position9. »

  • 10 JDLM, 17 septembre 1920.

8Pendant un an au moins, alors que se poursuit dans le temps la contraction du temps commémoratif, temps consacré aux morts, les survivants, avec un sentiment de culpabilité, tentent de revivre, et de justifier leur envie de reprendre la vie « comme avant » : « Il ne faut pas piétiner les tombes de nos morts ! Il ne faut pas oublier que les ruines à relever sont immenses ! Mais, après avoir bien prié, bien travaillé, n’est-il pas juste de se reposer, de se distraire en famille. », commente le journaliste en racontant la fête patronale de Sermaize, fête patronale. Celle-ci a lieu le dimanche 12 septembre 1920, et le lendemain, elle s’achève par un service pour les morts au champ d’honneur10. D’autres s’identifient momentanément aux défunts pour autoriser les vivants à poursuivre leur existence. Ainsi, ce texte anonyme très intéressant, lettre adressée à la rédaction du Journal de la Marne, signée « Les morts de Givry-en-Argonne remercient », mêle reconnaissance du sacrifice des soldats tombés au champ d’honneur et immortalité de l’âme pour accorder aux survivants la levée de l’interdit et l’apaisement :

  • 11 JDLM, 10 septembre 1919.

« Frères,
Faisant ce matin ma promenade quotidienne sur les balcons d’azur et jetant les yeux sur ce coin de terre qui m’est si cher et que pourtant je dus quitter, rappelé vers l’Infini, je tressaillis d’allégresse.
La vue des drapeaux flottant au gré des vents, ce char couvert de verdure, ces joyeux couples dansant dans la plus entière béatitude me montrèrent que la vie reprenait sa splendeur passée. Je fus très heureux de constater qu’après nous avoir honorés dans des fêtes dont l’éclat retentit jusqu’au Ciel, vous pensiez à récompenser ceux que la Guerre avait miraculeusement préservés. […] Humains, vous ne serez pas blâmés de la reprise de ces fêtes ; il faut glorifier tous ceux qui ont bien mérité de la Patrie ; toutefois, il faut se montrer dignes dans l’adversité comme dans la joie, nous avons conquis durement une réputation à travers le monde il ne faudrait pas que vous la gâtiez par des actes répréhensibles.
Amusez-vous, les Morts se joignent à vos joies terrestres, ils vous soutiennent et vous protègent11 ! »

  • 12 JDLM, 19 juin 1919.
  • 13 JDLM, 17 juin 1919.

9Ainsi, les fêtes de l’immédiat après-guerre sont toujours à un moment ou un autre, par un geste d’hommage, un rituel sommaire, associées au souvenir des défunts. Par exemple la procession de la Fête-Dieu a lieu à Sillery le 14 juin 1920, paroisse choisie pour sa situation sur la zone de front. « N’est-elle pas, entre beaucoup d’autres, une terre sacrée où reposent en trop grand nombre les vaillants défenseurs de la Pompelle, ne devait-elle pas être la première à l’honneur à recevoir la bénédiction de l’Eucharis12 ? », souligne-t-on. Or, cette terre sacrée ne pouvait être foulée par une si grande assistance sans ménager les mânes des défunts du champ de bataille : « Des reposoirs ont été dressés sur différents points du territoire, notamment en face du cimetière militaire qui aligne ses tombes et ses croix au pied de la Pompelle, glorieusement mais si douloureusement célèbre13. »

  • 14 Cf. Tison S., « 1919 : après le chaos. Réflexions sur l’aide de la Ville du Mans à la commune arde (...)
  • 15 Les dons au cours de la même semaine s’élèvent à un peu moins de 15 000 F, tandis que le bénéfice (...)
  • 16 LS, 16 mai 1920. Concert au profit des orphelins.

10Surtout, à l’arrière comme sur l’ancien front, les quêtes se multiplient à toutes occasions et notamment à chaque manifestation de réjouissance. Parfois, l’aide à une commune détruite est prétexte à l’organisation d’une fête, susceptible d’attirer des badauds, de manière à obtenir leur obole. Au Mans, la fête organisée en juin 1919 pour porter secours à la petite commune ardennaise d’Avançon, filleule de la Ville du Mans, prévoit une tombola, un concert, une séance de théâtre de verdure et des démonstrations de gymnastique14. Elle rapporte un peu plus de 25 000 F, somme assez réduite en comparaison des recettes des souscriptions du temps de guerre15, sur un temps toutefois relativement court. Il faut dire que les sollicitations sont pléthore, et les dons dispersés entre de nombreuses œuvres. Des quêtes sont faites dans les théâtres, au cinéma, lors de concerts, parfois organisés pour une œuvre en particulier16. Même constat dans la Marne, où tout moment de réjouissance s’accompagne d’un petit sacrifice financier, pour la fête des démobilisés, à Sézanne, en février 1920, pour un bal, à Sainte-Ménehould, en août 1920, les sommes étant versées dans la souscription pour le monument aux morts. Cette pratique s’inscrit dans la Marne sur une longue durée, notamment lors des mariages. Jusque dans les années 1930, la coutume inaugurée à l’époque de la sortie de guerre est respectée : une quête réunit quelques dizaines de francs pour acheter une couronne funéraire qui sera ensuite déposée au monument aux morts.

  • 17 Bouthoul G., Traité de polémologie…, op. cit., p. 232 sq. et 403 sq.

11Ainsi se poursuit de façon symbolique la « fonction dilapidatrice17 » à l’œuvre pendant le conflit, qui s’apparente en sortie de guerre à un acte de pénitence permettant l’évacuation d’un sentiment de culpabilité envers les défunts. Cette hémorragie financière maintenue pendant la période de transition entre guerre et paix constitue en quelque sorte une transaction avec les morts, par un geste à la fois rédempteur et réparateur qui favorise la réduction de la tension émotive accumulée au cours de la guerre tout en permettant le retour à la vie normale.

  • 18 LS, 16 novembre 1928, Bessé-sur-Braye.
  • 19 Prost A., Les anciens combattants dans la société française…, op. cit., vol. 3, p. 233.
  • 20 Aulnay-aux-Planches (JDLM, 18 novembre 1931).

12Nul doute que les commémorations officielles ont joué un rôle dans cette autorisation à faire de nouveau la fête : Banquet, bal, cinéma, retraite au flambeau attirent « la foule des jours de fête18 » ; toute la population, sans distinction d’âge, est impliquée dans cette affirmation de la mémoire − reconnaissance envers les vivants cette fois − et de la vie. Pour Antoine Prost, c’est ici une preuve de la « permanence des formes de sociabilité et de valeurs. [C’est une] France qui ne conçoit pas d’années sans fêtes, ni de fêtes sans cérémonies religieuses, sans cortèges, sans banquets, et sans bals, une France du bien boire et du bien manger, qui prend son temps pour affirmer autour des tables l’existence de ses communautés. » Il explique aussi que « le bonheur d’en être sorti fait apprécier de façon neuve et puissante des plaisirs élémentaires (manger, boire, dormir). […] Pour que manger soit un plaisir complet, il ne suffit pas d’apaiser la faim : il faut retrouver la civilisation dans un acte social19. » Le bonheur d’en être sorti… Une commune l’a inscrit dans le marbre en faisant graver les noms de tous les combattants qui ont échappé à la grande faucheuse20… Toutes le manifestent en réunissant les rescapés autour d’une table avenante où le souvenir parvient encore à s’inviter inopinément, ranimant l’esprit de camaraderie, franc et gaillard, du temps de la tranchée, comme le montre ce menu :

« Potage marmite
Poularde à la Madelon
Flageolets grenades
Lapins poilus
Salade de barbelés
Fromage
Dessert varié
Café-gniole, vin à discrétion. Bordeaux »
(LS, 16 novembre 1928).

13Les survivants, de cette manière, se sont peu à peu affranchis des interdictions de la guerre et du temps de deuil pour vivre tout simplement, en s’acquittant ainsi régulièrement de leur dette de reconnaissance envers les défunts. La sortie de guerre s’est effectuée aussi en renouant avec un calendrier festif qui reconstitue ou tisse de nouvelles sociabilités. Une sortie de guerre par la fête, autre versant du processus de démobilisation culturelle, qui n’a pas encore suscité de travaux importants.

Notes

1 JDLM, 5 juillet 1919.

2 JDLM, 28 septembre 1920.

3 JDLM, 12 juillet 1919.

4 JDLM, 23 juin 1920.

5 JDLM, 9 juillet 1920.

6 JDLM, 8 octobre 1920.

7 Quelques exemples de feuilletons, parfois publiés en alternance ; Les Morts immortels, du lieutenant P. Mézières, au début de l’année 1920 ; Les événements de Frasnes-les-Couvin (Un témoin), du 8 avril au 11 avril 1920 ; les Confessions d’un vagabond de la gloire, du 25 mai au 20 juin 1920 ; Sur le chemin du calvaire. L’invasion. Les Jours qui suivirent, du 25 avril au 22 juin 1920.

8 JDLM, 19 juin 1919.

9 JDLM, 5 novembre 1919. Vitry-le-François. Cérémonie de la Toussaint.

10 JDLM, 17 septembre 1920.

11 JDLM, 10 septembre 1919.

12 JDLM, 19 juin 1919.

13 JDLM, 17 juin 1919.

14 Cf. Tison S., « 1919 : après le chaos. Réflexions sur l’aide de la Ville du Mans à la commune ardennaise d’Avançon, détruite en 1914-1918. », in Revue Historique et Archéologique du Maine, 3e série, t. XVII, 1997, p. 73-96.

15 Les dons au cours de la même semaine s’élèvent à un peu moins de 15 000 F, tandis que le bénéfice de la fête avoisine 11 000 F. Par comparaison, la « Journée sarthoise » de mars-mai 1916, constituée d’une souscription, d’une journée de collecte, d’une tombola, rapporte au moins 75 000 F dans le seul chef-lieu départemental. Il est vrai que les fêtes d’Avançon n’ont duré que deux jours. Sur les journées sarthoises entre 1914 et 1918, voir l’article de J.-C. Allain, « Les Sarthois pendant la Grande Guerre. Solidarités et détresses », in Cénomane, no 8, 1982/83, p. 41-46.

16 LS, 16 mai 1920. Concert au profit des orphelins.

17 Bouthoul G., Traité de polémologie…, op. cit., p. 232 sq. et 403 sq.

18 LS, 16 novembre 1928, Bessé-sur-Braye.

19 Prost A., Les anciens combattants dans la société française…, op. cit., vol. 3, p. 233.

20 Aulnay-aux-Planches (JDLM, 18 novembre 1931).

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