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Comment sortir de la guerre ?

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Stéphane Tison

Troisième partie. Mémoire, traumatisme, violence. L’interface guerre-paix dans les rites et les mots

Chapitre IX. Les structures d’une culture guerrière

Texte intégral

  • 1 132 pour la Sarthe et 103 pour la Marne. La majorité d’entre eux datent des années 1895 à 1913.

1Le mouvement commémoratif de l’après-guerre de 1870-1871 aurait pu demeurer anecdotique, et s’effacer au fil des années. Au contraire, à partir des années 1895, s’effectue un re-jeu mémoriel, au moment où le régime républicain, affermi par la victoire électorale des radicaux, va favoriser la défense de l’image du citoyen-soldat. En quelque sorte, ces rites deviennent civiques et participent à la mobilisation politique. Le plus étonnant peut-être est la continuité des thèmes sur un temps relativement long, sans qu’ils semblent subir de transformations significatives. Les discours prononcés1 sont en effet organisés autour de quelques valeurs déclinées systématiquement. La patrie, le souvenir, le devoir et l’honneur structurent l’ensemble du système de valeurs et les représentations. Au-delà d’une simple description des thématiques oratoires, il faut s’arrêter sur quelques thèmes qui traversent la période et contribuent grandement à définir le rôle du citoyen-soldat dans une guerre à venir, à travers les mots, mais aussi l’imagerie populaire diffusée alors. Aussi seront analysés ici plus précisément la façon dont est construite la figure de l’ennemi et l’injonction faite au citoyen de se sacrifier pour défendre la patrie. Dans quelle mesure illustrent-ils un socle culturel propre à définir le rapport à l’autre ? S’ils véhiculent une culture guerrière, qui peut être défensive, il faut aussi chercher à voir s’ils dérivent vers des accents plus bellicistes, nationalistes, contribuant à construire le sentiment de la revanche à venir.

1871-1914 : des rites pour préparer la Revanche

2Alors que le régime républicain, encore difficilement accepté au début, s’installe peu à peu, l’analyse des rites principaux permet de comprendre la place de ces pratiques mémorielles dans une société qui fait l’apprentissage de la démocratie.

Jeu et re-jeu de la mémoire de l’Année terrible

  • 2 Tournouër H., « Robert Triger », in Revue historique et archéologique du Maine, 2e série, t. VIII, (...)
  • 3 Ces chiffres ne sont pas exhaustifs. Le dépouillement systématique des journaux cantonaux entre au (...)

3À partir de 189 articles de la presse champenoise et de 335 articles de la presse sarthoise, il est possible, malgré les cinquante années allant de la défaite de 1871 à la mobilisation de 1914, de reconstituer les aléas mémoriels du temps de la revanche espérée. Les éphémérides d’un almanach champenois, celui de l’imprimerie Matot-Braine, et les archives privées de Robert Triger (1856-1927)2, historien sarthois, conservées par la Société Historique et Archéologique du Maine, ont permis d’étudier ainsi 81 cérémonies sarthoises et 72 cérémonies champenoises organisées entre 1871 et 19143.

1871-1873, les premières cérémonies : le temps du deuil et de la libération du territoire

  • 4 SF, 8 avril 1871.
  • 5 US, 4 et 11 avril 1871.
  • 6 SF, 22 avril 1871, p. 391.
  • 7 US, 3 mai 1871 et SF, du 22 avril 1871, p. 405.
  • 8 SF, 19 août 1871, p. 808.
  • 9 SF, 26 août 1871, p. 838.
  • 10 Néant H., (dir.), La-Ferté-Bernard pendant la guerre de 1870-1871…, op. cit., p. 62.

4Les premières cérémonies apparaissent avec un décalage important entre les deux départements, la fin de l’occupation allemande marquant le début du temps commémoratif. Les premières cérémonies saluent le retour des soldats, sobrement et sans doute avec tristesse. Le retour du 33e Mobiles est annoncé le 25 mars 1871 dans l’Union de la Sarthe. À La Flèche, un service funèbre est célébré le jour de la réception des mobiles, le 19 mars4. Le clergé prend l’initiative des premières cérémonies d’hommage et les services funèbres, première forme empruntée par la commémoration, se succèdent : en mémoire des zouaves pontificaux qui avaient participé aux durs combats d’Auvours, dans l’église Sainte Croix du Mans5, pour les « soldats français et principalement manceaux morts pendant la guerre » à la cathédrale du Mans6, à l’église Saint-Louis du Prytanée Militaire de La Flèche le 26 avril7, et à Notre-Dame de la Couture au Mans, « pour les cuirassiers morts, notamment à Reishoffen8 », ou au même endroit, un service « à la demande des régiments de chasseurs9 ». À La Ferté-Bernard, le curé invite pour le 30 mai 1871 le maire et son Conseil municipal à assister à une messe célébrée « pour les habitants de la ville qui ont succombé dans la journée malheureuse du 22 novembre dernier, et pour toutes les victimes de la guerre qui vient de finir10. » On peut s’étonner qu’il ait fallu attendre deux à trois mois après la cessation des hostilités pour exprimer le deuil causé par la disparition des hommes : ce serait oublier la présence des troupes d’occupation dans la quasi-totalité du département jusqu’en mars 1871, et la nouvelle mobilisation d’une partie des combattants contre les insurgés de la Commune de Paris.

  • 11 SF, 1er avril et 10 juin 1871.
  • 12 SF, 28 octobre 1871, p. 1051.

5Puis au cours des six premiers mois suivant la restauration de la paix, plusieurs paroisses, comme celles de Vion, Précigné, se rendent en procession toutes bannières déployées, afin de remercier la Vierge d’avoir épargné leur existence au cours du conflit11. L’aboutissement de ces marches spirituelles d’action de grâce est souvent La-Chapelle-du-Chêne, près de Sablé, dont le pèlerinage connaît un succès croissant au début de la IIIe République, et qui voit affluer de nombreux fidèles venus de Mayenne, du Maine-et-Loire et de toute autre région que les Prussiens n’ont pas occupée. D’ailleurs, les communes qui ont subi ce sort et les combats ne sont pas en reste et s’associent à ce pieux mouvement qui a dû prendre une relative ampleur : ainsi à La-Ferté-Bernard, une procession a lieu le 22 octobre 1871 pour remercier la Vierge d’avoir sauvegardé la population d’un bombardement12.

  • 13 SF, 20 janvier 1872, p. 173.
  • 14 SF, 25 janvier 1873, p. 199.

6Il faut attendre semble-t-il janvier 1872 pour que les anciens soldats retournés à la vie civile puissent assister aux premières cérémonies commémoratives de la bataille du Mans, sur les lieux où ils avaient résisté aux assauts de l’ennemi : à Parigné-l’Évêque, Yvré-l’Évêque, points névralgiques du dispositif défensif français, portant encore les stigmates de la bataille, et dans d’autres communes du département qui avaient connu aussi des accrochages plus ou moins violents, Connerré, Sillé-le-Guillaume, et Saint-Pierre-du-Lorouër13. Le clergé est souvent à l’origine de ces cérémonies funèbres, sans pour autant que les dates du combat soient fidèlement respectées. Ces offices sont célébrés les 15, 16 et 17 janvier, dans la semaine. Il ne semble pas qu’une commémoration soit fixée à partir de ce moment au mois de janvier de chaque année : en 1873, aucune cérémonie particulière n’est organisée dans ces lieux. Seul un monument aux mobiles bretons à Conlie14 est inauguré le 19 janvier. Il en est de même pour les années qui suivent.

7Dans la Marne, l’occupation exclut toute initiative de ce genre jusqu’à l’évacuation de novembre 1872. Les premières cérémonies apparaissent plus tard, à l’exception d’une seule, bravant l’interdit, sous l’occupation : un rassemblement patriotique organisé dans la commune de Passavant-en-Argonne en août 1871 pour rendre hommage aux mobiles de la Marne faits prisonniers après une lamentable épopée un an auparavant, et tués par les Prussiens qui les encadraient, dans des circonstances obscures, dictées par la panique, sur le chemin de la captivité. Au cours de la soirée du dimanche 27 août 1871, deux statues avaient été bénies par l’évêque de Châlons, Mgr Meignan, à Sivry-sur-Ante, puis dans la nuit, une population nombreuse venant des communes de l’Est du département (arrondissements de Vitry et de Sainte-Ménehould en particulier), s’était réunie pour inaugurer le matin deux monuments, l’un dans le cimetière où reposent les soldats morts un an plus tôt, l’autre sur le lieu du massacre. Les autorités départementales avaient connaissance de ce rassemblement, et le préfet avait autorisé le sous-préfet de Sainte-Ménehould à s’y rendre, ce dernier ayant assuré qu’il ne prononcerait aucune parole, cherchant davantage à contrôler un rassemblement qui pouvait se transformer en une manifestation contre l’occupant. Aucun incident ne fut à déplorer, les anciens officiers du 4e Mobiles et l’évêque ayant fait de la cérémonie un moment de recueillement et de deuil. Un an plus tard, il semble que toute cérémonie ait été interdite en août à Passavant. Aucune autre cérémonie d’envergure ne semble avoir existé, même si vraisemblablement des messes funèbres ont peut-être été dites dans les paroisses sans faire l’objet d’un article dans la presse, la discrétion évitant tout amalgame avec une manifestation patriotique que l’occupant aurait considérée comme une provocation.

  • 15 JDLM, 7 novembre 1872.
  • 16 JDLM, 17 novembre 1872.
  • 17 JDLM, 13 novembre 1872.
  • 18 JDLM, 17 novembre 1872.
  • 19 Une lettre du Commissaire extraordinaire du Gouvernement français près le Commandement en chef de (...)

8Au moment de la libération du territoire départemental, entre le 4 et le 12 novembre 1872, aucune référence particulière ne rappelle la guerre perdue et ses victimes malheureuses : l’heure est aux réjouissances. Les rues sont pavoisées, parfois même avant le départ du dernier soldat ennemi, comme à Vitry-le-François15. Un banquet réunit la bonne société de Reims et l’euphorie se déchaîne à la vue du premier uniforme français. Dans quelques rares communes, on songe à immortaliser l’événement, phase possible d’une future commémoration : à Mourmelon-le-Grand16, c’est une cloche commandée depuis mai, baptisée « Libération », qui est bénie le 10 novembre en présence de l’évêque de Châlons17. Le Conseil municipal de Sainte-Ménehould, quant à lui, veut rendre hommage à d’autres militaires résistants, ceux du temps de la Révolution, et émet le projet d’élever un monument à la mémoire de Nicolas de Beaurepaire, commandant en 1792 la citadelle et la place de Verdun, qui « s’était fait sauter la cervelle plutôt que de se rendre le 30 août 1792 » et dont les cendres reposent à Sainte-Menehould. De ce fait, ce monument « rappellerait aux générations futures que nos défilés, si malheureusement abandonnés en 1870, peuvent encore être les Thermopyles de la France18 ! » Ce projet illustre bien la volonté d’effacer l’affront, l’humiliation que deux ans et demi d’occupation n’ont pas contribué à atténuer. À Passavant seulement, la cérémonie prévue en août et cette fois interdite par l’autorité militaire allemande, a lieu le 28 novembre 1872, en présence de l’évêque de Châlons, du préfet, du général Daguerre, commandant provisoire de la 4e division militaire, prémisses d’un pèlerinage continué jusqu’à nos jours. Ce rassemblement suscite les récriminations du commandement allemand, qui n’avait pourtant plus autorité sur la Marne, et l’inquiétude du gouvernement19.

1873-1890/95, les années de recueillement : des cérémonies plus rares

  • 20 JDLM, 1er septembre 1873. Article issu de la Revue de la Marne.
  • 21 ADM, CHP 5 739 et ADM, SA 89. Les archives municipales étant en trop mauvais état, les registres d (...)

9La paix est désormais installée et cette première période de la République ne voit pas l’émergence de commémorations régulières. Pourtant un nouveau décalage semble exister entre les deux départements. Dans la Marne, le nombre de cérémonies relatées par la presse au cours des deux premières décennies suivant le conflit est très faible. Ainsi l’anniversaire de Passavant qui, vraisemblablement, donnait lieu à une manifestation chaque année à l’initiative du commandant Duval, chef du bataillon de mobiles en 1870, témoin impuissant du désastre, ne donne lieu à un article qu’en 1873. « La cérémonie n’avait pas […] le caractère officiel des précédentes ; elle avait été demandée par quelques familles […]20. » Elle ne sera citée de nouveau que bien plus tard en 1885. L’année 1873 d’ailleurs, première année de liberté après la guerre, n’est l’occasion d’aucune cérémonie nouvelle. Rien ne vient rappeler le moment heureux de la libération du territoire et aucun monument n’est érigé pendant toute la période pour immortaliser la fin de la servitude. Les seules manifestations concernent les actes jugés illégitimes par la population champenoise, comme l’exécution de quatre personnes à Châlons-sur-Marne en janvier 1871, accusées de harceler les troupes prussiennes comme des francs-tireurs, le souvenir du supplice étant rappelé par l’apposition d’une plaque in situ le 9 janvier 187421. Il semble que les Champenois aient voulu tourner brusquement la page, sans même chercher à établir les responsabilités de la débâcle.

  • 22 Il est possible que les cérémonies annuelles à Yvré-l’Évêque sur le plateau d’Auvours n’aient été (...)

10Dans le département de la Sarthe en revanche, quelques cérémonies jalonnent les premiers temps de l’après-guerre et de la République conservatrice jusqu’en 1879. Il ne s’agit pas en tout cas d’un mouvement d’ampleur. Peut-être, comme à Passavant-en-Argonne, les vétérans de la bataille du Mans ont accompli un pèlerinage sur les lieux de leur calvaire, mais sans que les sources évoquant ces visites n’offrent suffisamment de preuves de tels pèlerinages. Toutes les cérémonies de cette période sont des inaugurations de monuments plus ou moins importants – le premier étant celui érigé sur le plateau d’Auvours à Yvré-l’Évêque en 1874 – mais elles sont très ponctuelles, et aucune cérémonie régulière ou annuelle ne semble se mettre en place dans le département avant les années 189022. La dénégation, le reniement de ce passé gênant commence dès 1872 dans la Marne, et à partir de 1880 dans la Sarthe, puis le désintérêt relatif pour la guerre de 1870 perdure jusque dans les années 1890. Tous les repérages effectués dans la presse pour cette période de vingt années sont demeurés vains. Seules deux cérémonies imposantes viennent briser ce long silence et juguler momentanément l’amnésie : l’inauguration du monument élevé à la mémoire du général Chanzy et à la Deuxième armée de la Loire en août 1885 au Mans, et l’inhumation du général Gougeard dans la crypte du monument d’Auvours le 18 mars 1886, là où il avait mené une résistance opiniâtre lors de la bataille du Mans. Ces obsèques représentent un événement pour la commune d’Yvré-l’Évêque. Pour autant, si la presse s’en fait naturellement l’écho par un article assez long publié le lendemain, la couverture de la cérémonie reste modeste et ne semble donner lieu à aucun hommage particulier dans les autres communes sarthoises. Puis l’ancien lieu de combat sembla entrer de nouveau dans l’oubli. L’abbé Duval ou son vicaire, note dans son cahier en 1913 :

  • 23 Journal de l’abbé Fernand Duval…, op. cit., année 1913.

« Le tombeau du général Gougeard, chose singulière, était absolument resté dans l’oubli depuis 1886. M. le curé en avait fait la remarque à plusieurs zouaves pontificaux qui s’empressèrent de faire des démarches pour placer au pied du monument la pierre que l’on voit aujourd’hui23. »

  • 24 US, 20 août 1885.
  • 25 Le Gaulois, des 16-17-18 août 1885, Le Figaro des 16-17-18 août 1885, et L’Echo de Paris du 18 aoû (...)
  • 26 Le Temps, d’après US des 17/18 août 1885.

11En revanche, l’inauguration du monument Chanzy a donné lieu à une pompe sans précédent. 25 articles en décrivent tous les aspects, depuis la statue et son sculpteur jusqu’aux répercussions dans la presse parisienne notamment. Et la fête a même eu les honneurs de L’Illustration. Pas moins de 50 000 personnes se sont déplacées pour assister à la cérémonie d’après Le Temps24, soit l’équivalent de la population mancelle de l’époque. En faisant l’hypothèse que la moitié des Manceaux aient assisté aux cérémonies, on peut donc estimer l’assistance à au moins 75 000 personnes, ce qui paraît considérable et sans doute un peu exagéré. Ce serait la plus imposante cérémonie présente dans tout le corpus documentaire pour la période de 1870-1940 et dans les deux départements. Fait plus intéressant encore : les journalistes parisiens soulignent le manque d’enthousiasme des Manceaux et vont jusqu’à parler d’indifférence. Le Figaro, Le Gaulois et Le Temps25 estiment que la ville est insuffisamment pavoisée. L’avenue de la gare, la Préfecture, la place de la République offrent un joli spectacle de drapeaux tricolores déployés dans le vent, « mais il faut avouer, que dans les autres quartiers, l’enthousiasme fait un peu défaut26 ». Le Figaro avance une explication, en évoquant la hausse des centimes additionnels qui ont été nécessaires à la destruction des anciennes halles pour céder la place à la statue. Il faut ajouter aussi qu’il ne s’agit en aucun cas d’une initiative locale, puisque le comité fut constitué à l’instigation du Spectateur militaire du 15 janvier 1883, et composé d’anciens subordonnés de Chanzy dont l’amiral Jauréguiberry, ancien ministre de la Marine, alors sénateur, qui s’était illustré au Mans. Les Manceaux ont pu percevoir cette initiative comme artificielle, étrangère au microcosme local.

12C’est au cours des années 1890 qu’un véritable mouvement commémoratif se met en place, ou en tout cas, gagne en intérêt puisque la presse en fait la relation plus régulièrement. Cette fois, le décalage entre les deux départements s’inverse : les premières cérémonies relatées dans la Marne datent de 1890 et dès lors une à trois sont recensées chaque année jusqu’en 1913, année de la remise de la médaille de 1870, qui voit une croissance sans précédent avec 21 cérémonies certaines. Les Sarthois suivent un peu plus tard, à partir de 1895, et là aussi deux ou trois cérémonies sont présentées aux lecteurs chaque année, avec une même croissance en 1913. Pour autant, l’expression « mouvement commémoratif » semble exagérée pour définir cette succession de loin en loin de journées du souvenir. Ce qui change surtout par rapport aux périodes précédentes, c’est la multiplication des inaugurations, signe d’une reprise des commémorations d’ampleur. S’il n’est pas certain que des cérémonies aient été organisées entre 1872 et 1890 dans la Marne, et entre 1880 et 1895 dans la Sarthe, il est clair qu’à partir de la dernière décennie du siècle, celles qui ont lieu suscitent une plus large publicité.

Le re-jeu de la mémoire après 1890/1895

13C’est autour des années 1890-1895 que des cérémonies annuelles durables apparaissent. C’est le cas à Passavant bien sûr qui a vraisemblablement toujours vu depuis 1871 à chaque été le retour de quelques vétérans pour rendre hommage à leurs camarades, et cette continuité est due en partie au fait qu’un certain nombre de soldats tués le 25 août 1870 habitaient non loin de la commune, comme les anciens combattants qui avaient eu la chance d’échapper au massacre ou les témoins de la scène. C’est un peu différent dans la Sarthe, car ceux qui avaient combattu autour du Mans provenaient d’autres départements, à l’exception des engagés du 33e Mobiles, une unité sarthoise, et un tel pèlerinage devait représenter pour la majorité des vétérans un sacrifice financier et temporel excessif.

  • 27 ADM, 87 M 65 et 87 M 66.
  • 28 NS, 12-13 novembre 1899, et 12 août 1912 (remise des diplômes de la médaille de 1870 par le colone (...)

14Ainsi, c’est au moment où les vétérans parviennent à mieux s’organiser que les commémorations reprennent. Trop peu d’éléments permettent de faire un tableau sociologique et politique de ces sociétés de vétérans créées dans la Marne par exemple. Les quelques statuts conservés aux Archives départementales27, 15 au total, ont été déposés par des sociétés, comme l’Association des Vétérans des Armées Françaises de Terre et de Mer de 1896, les Anciens Combattants de 1870-1871 la même année, les Soldats de 1870-1871 en 1898, et le plus souvent par des amicales régimentaires, voire une Union des conscrits en 1908. La situation est mieux connue dans la Sarthe grâce aux archives de Robert Triger : à partir des articles de presse conservés, des notes et de la correspondance de l’érudit local, 35 sections de vétérans ont pu être répertoriées dont celles de Sablé, Fresnay-sur-Sarthe, La-Flèche, Saint-Calais, créées avant 1900. La grande majorité d’entre elles sont fondées dans un chef-lieu de canton, 28 cantons sur 30 ayant au moins une section, mais ceux du Nord du département sont moins cités dans ces archives, peut-être simplement parce que Robert Triger a moins de relations dans cet espace. Quant aux effectifs, ils ne sont connus que dans quelques sections : celle du Mans en a 650 en 1899, et 400 environ en 191228. La plupart en réunissent moins de 50 en 1913, année pendant laquelle la remise de la médaille de 1870 facilite le recensement réalisé par les journalistes : on en compte alors 37 à La-Chartre, 30 à Noyen, 22 à Tuffé, 14 à Asnières, 9 à Douillet-le-Joly, et 72 à Savigné-l’Évêque, ou encore 96 à Sablé.

15Au côté de ces témoins, le Souvenir français joue un rôle important dans ce re-jeu mémoriel. Dans chaque département, mais surtout dans la Marne où il semble mieux implanté, le Souvenir français est l’instigateur de nombreuses cérémonies et d’inaugurations de plusieurs monuments (ceux de Sainte-Ménehould érigé en 1899, Varimont en 1900, La-Chaussée en 1906, Vitry-le-François en 1909, etc.). Il est en tout cas très rarement absent lors des cérémonies et le fondateur Xavier Niessen se déplace en personne à plusieurs reprises dans la Marne, notamment à Passavant en 1902, 1905, 1908 et à Sainte-Ménehould en 1899, La-Chaussée en 1906, Vitry-le-François en 1909 et à Sézanne en 1912, ne manquant jamais de prononcer un discours. Le département de la Marne est alors espace de marche, sans être immédiatement frontalier, ce qui explique cette présence plus marquée du patriote alsacien qui se rapproche alors des provinces perdues. Un discours prononcé près de la frontière a sans doute plus de retentissement que dans l’ouest moins exposé aux risques d’invasion. Le rayonnement de ces cérémonies semble départemental, en tout cas dans les limites du diocèse de Châlons-sur-Marne, comme le montre la presse. Cependant, les personnalités présentes, en dehors de Niessen, appartiennent surtout à l’arrondissement de Sainte-Ménehould.

  • 29 Le Courrier de Sézanne, 21 avril 1898.
  • 30 La Revue de la Marne, 21 juin 1899.
  • 31 JDLM, 3 octobre 1906.

16Quant au clergé, après avoir pris la plupart des initiatives au lendemain de l’Année terrible, il s’efface peu à peu, tout en demeurant toujours présent, apportant une caution religieuse à ces cultes inscrits un peu plus dans la mouvance républicaine. Il arrive aussi que des prêtres soient des vétérans, liés à des associations ou au Souvenir français. En avril 1898, à Faux-Fresnay (Marne), c’est l’abbé Colson, curé de Crancey (Aube) qui officie. Le journaliste précise qu’il est commandeur de l’ordre du Saint Sépulcre, et porte « la mosette constellée de décorations29 ». À Sainte-Ménehould, le 10 juin 1899, la messe est célébrée par l’abbé Picard, curé d’Outines, frère d’un mobile blessé à Passavant et décédé à l’hospice de Sainte-Ménehould30. Ou encore à La-Chaussée, sept ans plus tard, deux prêtres officient : l’abbé Frerson, curé de la paroisse, dont le frère est lui aussi une victime de Passavant, et l’abbé Faye, originaire de cette commune au tragique prestige, qui a assisté au massacre31. Dans la Sarthe, le constat est semblable : l’abbé Léon Morancé, engagé volontaire dans les zouaves pontificaux, aumônier militaire du 4e CA, puis aumônier militaire à partir de 1899 du Prytanée National Militaire de La-Flèche, président de la section des vétérans et du Souvenir français de la commune est un personnage incontournable, prononçant avec une éloquence martiale de nombreux discours. À Yvré-l’Évêque, l’abbé Fernand Duval, qui réunit dans ses notes des témoignages sur le combat d’Auvours et organise le site et les cérémonies commémoratives fut lui-même brancardier pendant la guerre de 1870. Aussi, vétérans, adhérents du Souvenir français, et clergé font partie d’un cercle culturel aux valeurs communes, mélange de patriotisme, de souvenirs guerriers et souvent de convictions religieuses. Les municipalités ne sont pas exclues de l’organisation et participent activement aux cérémonies dont elles ne semblent pas prendre l’initiative dans la plupart des cas, sauf peut-être lorsqu’un monument est inauguré. Elles apportent leur caution républicaine à l’hommage tout en faisant la preuve de leur attachement au pays et à son régime. Un accord tacite fait taire généralement les dissensions, qui ne sont pas toujours totalement étouffées.

17Enfin, s’il est difficile de parler de mouvement commémoratif dans le sens où très peu de cérémonies finalement sont inscrites dans des pratiques durables, et s’il est possible de présenter les années 1890-1895 comme le début d’un regain de la mémoire, dans quelle mesure ce réveil des souvenirs peut-il être considéré comme collectif ? N’est-il pas le fait d’une minorité patriote et nostalgique ?

Les formes d’un rituel civique et patriotique

18L’évolution générale des commémorations de la guerre de 1870-1871 est désormais précisée, mais pour en saisir l’extrême diversité, il est utile d’en décrire les rites particuliers, et d’explorer le caractère politique de ces cérémonies qui ont représenté longtemps un enjeu important, malgré le souci affiché d’une unité républicaine pas toujours inscrite dans les faits.

Des démonstrations ouvertes à un large public

19Tout d’abord, on doit convenir que la cérémonie commémorative de la guerre de 1870-1871 et cela pendant toute la période, n’est pas réservée à un cercle fermé de vétérans, de militaires, ou l’apanage d’une municipalité qui chercherait à démontrer son adhésion au régime. Souvent viennent assister d’autres sections de vétérans ou les habitants de quelques communes voisines, sans qu’il soit possible de définir précisément le degré d’implication de ces badauds. Est-ce par sympathie, ou pour partager une émotion similaire, ou la simple curiosité qui amènent ces visiteurs ?

  • 32 LS, 29 octobre 1878.
  • 33 LS, 13 mai 1879.
  • 34 À Tuffé, deux ans plus tard, l’église est trop petite est la foule venue de « Tuffé, Beillé, Sceau (...)
  • 35 JDLM, 29 août 1907.
  • 36 DE, 27 août 1910.

20À Courceboeufs (Sarthe), en octobre 1878, une « foule de toutes les communes voisines, du Mans même » assiste à l’inauguration, malgré « le mauvais temps32 » ; en plus des personnalités, députés, conseillers généraux, représentant de la Préfecture, le maire de La-Suze, Laporte, s’est déplacé, ainsi que Maslin, adjoint au maire du Mans et le doyen de Ballon, avec un nombreux clergé. Si la musique du 104e de ligne a fait le déplacement avec une compagnie, les fanfares de Savigné et de Souligné ont tenu à mêler leurs sonorités tristes ou guerrières à celles plus altières de l’armée. Au printemps suivant (mai 1879), pas moins de 2 000 personnes viennent rendre hommage aux mobiles tués par les Prussiens en janvier 1871 à Sougé-le-Ganelon33. Puis après la création des sections de vétérans, celles-ci se retrouvent à trois ou quatre ou plus lors de commémorations dans d’autres communes, surtout lorsqu’elles ont lieu dans des cantons proches34. Ces remarques sont valables pour la Marne, même si, les cérémonies, notamment les inaugurations, sont organisées dans un cadre plus restreint, des références au passage des populations avoisinantes étant plus rares, à l’exception de Passavant. Là encore, il faut attendre le regain d’intérêt de la fin du siècle, pour que des allusions plus précises soient faites par les journalistes quant à la diversité d’origine des participants. « Pas une maison, pas une famille qui n’ait voulu assister à ce pieux pèlerinage », précise-t-on dans le Journal de la Marne des 27/28 août 1898. Il faut néanmoins attendre 1907 pour lire « depuis longtemps, on n’avait vu une foule aussi nombreuse, et personne n’aurait pu se douter que les travaux des champs étaient aussi en retard. Le long des routes, on aperçoit des voitures automobiles, bicyclettes, voitures de toutes sortes et de nombreux piétons qui se dirigeaient vers la belle commune de Passavant35. » Cette année-là, la trentaine de vétérans de Dommartin-sur-Yèvre, les anciens mobiles des cantons de Vitry-le-François, Sompuis, Saint-Rémy-en-Bouzemont sont venus raviver leurs lointains souvenirs et l’image des martyrs. La période des moissons ne semble pas la mieux choisie en tout cas pour attirer les foules et en 1910, on précise que « […] la foule est beaucoup moins nombreuse que les années précédentes. Il faut l’attribuer, nous le croyons du moins, aux travaux des champs qui ont retenu quantité de pèlerins patriotes, habitués ordinaires de cette belle cérémonie36. » Là encore, la relativité du sursaut commémoratif doit être soulignée. Surtout, les deux départements, et c’est là un point intéressant, ne semblent pas connaître tout à fait le même sort : si l’on s’arrête simplement aux inaugurations qui toujours sont attractives, il apparaît que celles de la Marne attirent moins de public d’origine géographique différente que celles de la Sarthe, peut-être en raison d’un maillage moins serré de sociétés de vétérans, les Marnais étant peu mobilisés puisque l’occupation commence dès la fin août 1870.

Un rituel funèbre doublé d’une intention patriotique

21L’idée d’une cérémonie-type à peu près diffusée partout pendant toute la période serait fausse ; en revanche, toutes les cérémonies partagent des caractères particuliers et communs : la religion offre ses secours, son apparat et ses rituels, dans ce temps limité de la cérémonie où la mort est convoquée, dissimulée sous l’armure rassurante de la gloire militaire, car le rite est bien sûr militaire, sans être martial.

  • 37 À Tuffé, « l’office des morts est chanté à la mémoire des enfants du Luart » (LS, 10 janvier 1905) (...)
  • 38 DE du 25 août 1896 et l’Indépendant rémois du 24 août 1896.
  • 39 LS, 10 avril 1913.

22La majorité des commémorations dans les deux départements ont d’abord un caractère funéraire et religieux affirmé, qui s’exprime surtout lors de la messe, pratiquement toujours célébrée. C’est l’office des morts que l’on chante37. En l’absence de monument, la messe est bien le point central de la cérémonie : elle est le pivot nécessaire, le moment rituel incontournable auquel se greffe selon la configuration des lieux et l’existence ou non d’autres espaces et objets que la mémoire peut investir, d’autres étapes de la cérémonie, un passage au cimetière ou l’arrêt au monument. Quelques rituels isolés apparaissent parfois : l’appel des morts, dès 1896 à Pontfaverger (Marne)38, ou Douillet-le-Joly (Sarthe) en 191339, martyrologe inspiré du memento lu par le prêtre à la messe. De même en l’absence de monument se substitue le calvaire élevé au centre du cimetière lorsqu’un discours est prononcé, soulignant ainsi l’aspect funéraire et religieux de la cérémonie

  • 40 US, 17-18 août 1885.

23Il n’est d’ailleurs pas bon de déroger à ce caractère funéraire sous peine de remontrances. Ainsi, en août 1885, les fêtes organisées à l’occasion de l’inauguration du monument Chanzy, avec carrousel, concours d’escrime, concours de musique, régates, envol d’un ballon dirigeable, sont critiquées par L’Union de la Sarthe, relayée par Le Temps. Même si le rappel de « l’année néfaste » n’est pas remis en cause, car « il est bon que les peuples vaincus surtout se souviennent », le ton de la cérémonie est jugé déplacé : « Les fêtes ! À ce mot notre plume s’arrête et nous nous prenons à songer. Nous songeons à cette douloureuse journée du 12 janvier 1871. L’armée française battait en retraite, s’échappant par différents endroits de la ville comme tout le sang s’échappe du corps d’un blessé, troué de balles40. »

  • 41 « On s’étonnera peut-être qu’un repas ait terminé cette fête des morts », commente le journaliste (...)

24De même, les banquets clôturant la journée sont rares et là encore, peu de temps après la guerre, cette initiative a pu choquer les fidèles du culte patriotique41. Bien sûr se distinguent les cérémonies de remise des médailles de 1870, plus éloignées du culte des morts, et qui réunissent souvent les derniers vétérans dans un banquet financé par la municipalité. Ces sentiments ne sont pas à séparer du développement d’un consensus illustré par ces commémorations, consensus qui fait le lien entre des aspirations différentes, à la fois religieuses et chrétiennes, républicaines et laïques sans que le modus vivendi soit encore tout à fait réalisé.

Un consensus patriotique rarement remis en cause

25Dans l’ensemble, un consensus patriotique assure la légitimité de leur existence. En outre, il n’est pas rare que des adversaires se côtoient sans sourciller : à Courceboeufs, en 1878, sont présents côte à côte le député bonapartiste Haentjens, Galpin, conseiller général bonapartiste, les conseillers généraux républicains Paillard-Ducléré et Leporché. Haentjens, député de la circonscription, Paillard-Ducléré, conseiller général du canton, et Herbel, maire de Ballon, tiennent les cordons de poêle du cercueil contenant les restes des soldats inhumés près du monument, la hiérarchie électorale étant ici scrupuleusement respectée, dans une communion de sentiment envers ceux qui ont fait leur devoir jusqu’au bout. Ici, la République réunit ses détracteurs et ses défenseurs.

  • 42 LS, 29 octobre 1878.

26Pourtant ces opposants ne sont pas là pour se taire et jusque dans les années 1885-1890, des discours contradictoires sont prononcés, les journalistes ou les correspondants regrettant qu’un élu soit venu profiter d’une manifestation logiquement impartiale pour faire campagne. Lors de la même cérémonie de Courceboeufs, Gaston Galpin évoque au cours du banquet les élections sénatoriales « comme des cheveux sur la soupe », note le témoin, mais au total, « il n’y a pas eu, dans cette réunion, l’animosité que l’on trouve si souvent lorsque républicains et bonapartistes sont en présence42. » C’est que la commémoration est devenue, par le truchement du respect dû aux morts, un temps politiquement neutre.

27La présence des élus semble moins importante lors du re-jeu commémoratif, à partir de 1890-1895, dans la Sarthe en particulier, alors que les élus champenois se déplacent encore régulièrement dans les communes de leur circonscription qui honorent les morts de 1870-1871. Le député Paul Bertrand est l’un des plus assidus, puisqu’il assiste à huit cérémonies passavantines, au cours desquelles il ne manque jamais l’occasion de rappeler l’héroïsme des soldats, d’exhorter la jeunesse à suivre leur trace. Il faut voir là la conséquence de l’installation de la République qui n’est plus sujette à discussion et pour le cas de la Marne, l’effet de la montée des périls d’autant plus ressentis que la frontière allemande est plus proche.

  • 43 Mayeur J.-M., La vie politique sous la Troisième République, Paris, Seuil, coll. « Points-Histoire (...)
  • 44 Cf. Tison S., « Le Préfet Le Chevalier et les désordres de la guerre de 1870-1871 », in La Provinc (...)
  • 45 URM, 18 août 1885.
  • 46 LS, 17/18 août 1885.
  • 47 US, 17/18 août 1885. Les journaux conservateurs déplorent aussi qu’aucun orateur n’ait rappelé la (...)
  • 48 Ibid. C’est au cours de cette année 1885 que la pensée de Paul Déroulède évolue vers une critique (...)
  • 49 Le mot d’ordre pour cette contre-manifestation est publié le samedi 15 août 1885 en tête de colonn (...)

28Parfois, des incidents, voire une contre-manifestation révèlent la lutte entre les deux France, monarchistes contre républicains, conservateurs contre radicaux, alors qu’apparaissent de nouvelles forces politiques avec les socialistes, lutte bien perceptible à la frontière de l’Ouest, tandis que dans la Marne déjà empreinte de radicalisme à l’époque où les cérémonies se multiplient, un plus large consensus est exprimé. En août 1885, l’inauguration du monument au général Chanzy et à la Deuxième armée de la Loire est l’occasion de luttes et de débats du moment. Le contexte politique est en effet propice aux affrontements : depuis le mois d’avril, après la chute du ministère Ferry, Henri Brisson, proche des radicaux, a constitué un ministère de « concentration républicaine43 », tentant de réunir les républicains jusqu’à l’extrême gauche. Les élections législatives ne sont plus très loin et les républicains, présentant plusieurs listes, sont loin de faire front commun face à l’union des droites. La municipalité opportuniste autour de Louis Cordelet organise cette cérémonie sans messe, mais plutôt sous la forme d’une fête patriotique dont le caractère funéraire est peu mis en exergue. L’ancien préfet du Gouvernement de la Défense nationale au Mans, Georges Le Chevalier44 a fait le déplacement comme le ministre de l’Intérieur Allain-Targé, ainsi que son frère, alors préfet de la Sarthe, qui occupait le même poste à Bordeaux en 187145. La droite et les radicaux remarquent cette présence des gambettistes, et lorsque le général Campenon, ministre de la Guerre, vient rappeler que « le gouvernement de la République [est] un gouvernement sincèrement pacifique46 », le journaliste du quotidien conservateur L’Union de la Sarthe en profite pour asséner quelques vérités, en affirmant que « ces paroles, démenties par les événements qui se sont passés en Tunisie et qui se passent à Madagascar, au Tonkin, sont regardés comme la condamnation de M. Jules Ferry et de ses admirateurs. Quels remords ont dû éprouver en entendant cette phrase, les Cordelet, les Paillard-Ducléré, et surtout le jeune Cavaignac qui ont tous approuvé la politique coloniale47. » La Ligue des Patriotes manifeste aussi sa présence en criant au pied de la statue « Vive Paul Déroulède », leur chef ayant refusé le voyage au Mans officiellement pour des raisons de santé48, L’Union de la Sarthe ajoutant que « pour éviter les susceptibilités allemandes et les intempérances de langage, le gouvernement avait prié M. Déroulède de ne pas paraître à la fête. » Quant aux radicaux, ils boycottent la cérémonie et organisent avec le sénateur Rubillard leur propre hommage au monument de la Lune de Pontlieue, ce que leurs adversaires interprètent comme une « petite réclame électorale » qui réunit environ 4 000 personnes selon Le Progrès de l’Ouest49. Ceux-ci estimaient que l’inauguration aurait dû se faire dans une atmosphère plus recueillie, funéraire – d’où le choix de porter simplement une gerbe au monument des morts du département – et demandent de ne pas oublier « tous ces pauvres petits frères les enfants du peuple » en faisant l’éloge d’un chef. Les désaccords traduisent donc des oppositions sur les questions d’actualité. Ce qui intéresse ici au premier chef, c’est l’interprétation particulière à chaque sensibilité politique de ce que doit être une manifestation commémorative, plus patriotique pour la droite nationaliste en train d’émerger, plus recueillie pour les radicaux. Ces réactions révèlent bien qu’aucun rituel systématique n’est à l’œuvre et qu’une évolution possible se dessine vers une cérémonie civique, vers un rituel qui, sans abandonner complètement les formes religieuses, cadre d’expression traditionnel du deuil et de la mort, pourrait se les approprier en neutralisant leur fond clérical inacceptable pour une partie des Français. Car l’enjeu est bien là : comment rappeler en République le souvenir des morts, source d’émulation pour les citoyens ?

29Sans que des distinctions très nettes apparaissent étant donnée la faiblesse du corpus, ne peut-on distinguer deux tendances commémoratives ? D’une part, des commémorations plutôt religieuses sont organisées à l’initiative du clergé, comme celles d’Yvré-l’Évêque, centrées sur le souvenir des zouaves pontificaux. D’autre part, des cérémonies plus laïques avec absence totale de messe, et peut-être de clergé, sont attestées à Thorigné-sur-Dué en 1897, ou Sillé-le-Phillipe en 1904. Ou alors doit-on considérer que ces deux aspects coexistent dès la mise en place des premières cérémonies, le culte des morts formant le centre même d’un rituel que la République s’arroge par la suite ? En tout cas, au tournant du siècle, les deux tendances sont concomitantes, à l’exception des cérémonies de remise des médailles de 1870 à la veille de la Grande Guerre, qui s’apparentent plus à des cérémonies d’hommage envers les survivants qu’à des cérémonies commémorant le souvenir des défunts. Leur vocation n’est pas la même, et la distinction s’inscrit ici dans les faits sans aucune polémique. Voit-on alors apparaître la cérémonie civique dont la République cherche le secret ?

Un rite belliciste ?

  • 50 US, 17/18 août 1885, et JDLM, 14 septembre 1909.
  • 51 En revanche, aucun officier, aucune délégation militaire n’est présente lors des cérémonies organi (...)

30Les cérémonies conservent pendant toute la période une dimension militaire, sans être foncièrement guerrière, au moins par la présence d’une délégation de l’armée, qui n’est pas systématique. Il est très rare que des troupes soient passées en revue, et cela n’est possible que dans les villes relativement importantes pour abriter une garnison. Deux cérémonies seulement dans l’ensemble du corpus sont rehaussées par le défilé de soldats : l’inauguration du monument à Chanzy en 1885 au Mans, et celle du monument aux morts de Vitry-le-François en septembre 190950. Les délégations de corps de troupe sont moins rares : le commandant de Reviers de Mauny, attaché à l’état-major du 4e CA est à Bonnétable (Sarthe) le 23 août 1891, le colonel Naquet représente le général Mercier, commandant la 4e RM à Thorigné le 11 juillet 189751, etc.

  • 52 Ecl. E, 16 mai 1897.
  • 53 Le Courrier de Sézanne, 16 avril 1898.
  • 54 JDLM, 20 juin 1899.

31Dans la Marne, l’élément militaire semble être plus présent : aux cérémonies, il n’est pas exceptionnel qu’un général et souvent un officier subalterne ou supérieur, se déplacent, comme le général Chanterelle, commandant la 1re brigade de chasseurs à Châlons, deux médecins-majors, le capitaine de gendarmerie Oudin à Verzy en mai 189752. Les délégations proviennent des garnisons proches, le 12e Hussards de Sézanne, à Faux-Fresnay en avril 189853, le 6e Cuirassiers à Sainte-Ménehould et alentours54.

  • 55 Pour le Souvenir français, l’élément militaire est présent mais n’est pas systématiquement à la tê (...)
  • 56 Le général de Charette préside la société des anciens zouaves pontificaux jusqu’à sa disparition e (...)

32D’ailleurs, la hiérarchie militaire représente une des structures essentielles des sociétés de vétérans, ou d’associations comme le Souvenir français55. Toutefois, dans les sections locales qui recrutent sans trop d’exigence tous les vétérans survivants, en général peu nombreux, les notables locaux contrôlent les présidences : d’Aubigny, maire de Noyen pour la 405e section, Joubert, adjoint-au-maire à Sillé-le-Guillaume, Lortz, notaire à Tuffé. Quelques officiers en retraite animent des sections : le colonel Gasselin, celle du Mans, le capitaine Régnier, celle de Sablé. Doivent être placées à part les associations constituées sur la base régimentaire, comme celles des zouaves pontificaux, des mobiles de la Sarthe ou de la Marne, l’organisation étant parallèle à la hiérarchie des grades. Dans les cérémonies dont l’initiative revient à ces associations, l’élément civil s’efface un peu plus ; les prêtres qui officient et ceux qui prennent la parole appartiennent à ce cercle plus fermé d’anciens militaires56.

  • 57 Notamment en 1895, au jour anniversaire de Coulmiers, et en 1902, lors de la visite du président L (...)
  • 58 LS, 15 janvier 1901.
  • 59 Revue historique et archéologique du Maine, mars 1896.

33En 1913-1914, il ne fait pas de doute qu’une cérémonie commémorative de la guerre de 1870-1871 soit une manifestation patriotique, rehaussée de tricolore et ponctuée par les accents d’une Marseillaise altière. Pourtant, ce n’était pas si évident au début de la République : à Auvours, en 1874, Courceboeufs en 1878, ou Sougéle-Ganelon l’année suivante, la Marseillaise n’est pas jouée et les drapeaux tricolores n’offrent pas au vent le claquement de leur soie lumineuse. Bien sûr, la première n’a aucun caractère obligatoire avant la loi du 14 février 1879, par laquelle elle devient hymne national. Peut-être faut-il y voir simplement la volonté d’exprimer la mort des soldats, le deuil des vivants en dehors de tout signe politique encore discuté et susceptible de choquer les opinions. Pour les cérémonies des années 1880, les images symboliques de la patrie sont en effet davantage mises en valeur, le culte du drapeau se mettant en place. En 1913, les vieux drapeaux tricolores des troupes malheureuses de l’Année terrible sont présentés à nouveau au grand jour et honorés en même temps que ceux qui les défendirent. Le drapeau du 33e Mobiles que conservait à son domicile le colonel de la Touanne et qu’il sortait rarement pour une cérémonie d’ampleur57, n’est plus le fétiche de quelques soldats valeureux, mais devient étendard exemplaire pour tout citoyen au moment où les dangers se font plus perceptibles. La Municipalité le décore, jure d’en assurer la garde, le confie au musée de Tessé. On exposera cette même étoffe aux couleurs passées le 11 novembre 1920 lors du cinquantième anniversaire de la République, une République victorieuse cette fois qui lui transmet en réparation un peu de sa gloire toute neuve. Toute l’évolution du deuil national consécutif à la défaite de 1870-1871 se trouve là résumée. Et le drapeau est longtemps resté près des morts dont il semblait suggérer la survie dans le panthéon national : à Tuffé et Beillé en 190158, alors que le président de la section prononce un discours, les drapeaux se placent près des tombes, comme celui des mobiles, placé près du catafalque lors de la messe de janvier 1896 célébrée en mémoire du 25e anniversaire de la bataille du Mans59.

34Aucun rituel parfaitement identique ne s’impose réellement, et une typologie des cérémonies est bien difficile à établir : il semble néanmoins que le caractère funéraire soit plus marqué juste après le conflit. Cet aspect funéraire demeure ensuite lors des jubilés, des hommages de conscrits – autour d’une messe et d’une visite au cimetière. Dans quelques cas, un pèlerinage régulier véhicule un discours plus marqué idéologiquement.

Les pèlerinages patriotiques

35Afin de donner l’image la plus juste de l’organisation d’une mémoire de la guerre de 1870 dans le temps, l’étude de rares cérémonies inscrites dans la durée, à savoir celles qui ont lieu autour du Mans et celle de Passavant-en-Argonne, est nécessaire.

Auvours et l’affirmation de l’engagement catholique pour la patrie

36Les archives inédites de Robert Triger éclairent bien des aspects peu connus de l’origine des commémorations. Robert Triger a assisté au moins 18 fois – si ce n’est 21 fois – aux cérémonies commémorant la bataille du Mans, en janvier chaque année de 1896 à 1922, prononçant même un discours, consécration de son dévouement, lors de l’inauguration d’une plaque apposée en mémoire du général Gougeard en 1913. Pas avant 1896 ? Non, semble-t-il, car le pèlerinage commémoratif au plateau d’Auvours semble se mettre en place à cette époque. Dans l’ensemble, l’esprit des commémorations de 1910-1913 diffère peu des premières cérémonies de 1870 à 1879. Pourtant, quarante ans après, la perception du champ de bataille en avant du Mans n’est plus tout à fait la même. Comme pour la plupart des sites en France, l’oubli s’est emparé de certains lieux de combat plus que d’autres : une sélection s’est faite pour transfigurer la défaite en victoire morale. Ainsi la défaite de Saint-Privat se limite à la résistance opiniâtre au cimetière de Saint Privat ; ainsi l’écrasement de l’armée impériale à Sedan est réduit à la défense héroïque de Bazeilles. La bravoure des soldats, leur volonté irréductible de défendre la Patrie sont magnifiées. Les Manceaux n’échappent pas à ce processus mental niant la débâcle, dédramatisant les événements, qui réconcilie les Français avec un passé les définissant comme courageux, ardents et fiers. Dans l’état actuel des recherches, il n’est pas possible de saisir le début de cet effet du temps. Toujours est-il que sur la trentaine de sites où Français et Allemands se sont affrontés violemment autour du Mans, du 9 au 12 janvier 1871, moins de 5 en 1910 sont présents dans la mémoire des Sarthois. En fait, deux lieux principaux symbolisent la bataille du Mans, conservent une renommée particulière : ce sont Changé et Yvré-l’Évêque où sont inaugurés la majorité des monuments érigés entre 1910 et 1913.

  • 60 SF, 31 août 1872 (p. 954), 21 décembre 1872 (p. 81), 14 mars 1874 (p. 380), 4 et 11 avril 1874 (pp (...)
  • 61 Voir infra p. 140

37La présence des mobiles sarthois entre Changé et Yvré-l’Évêque le 10 janvier 1871 explique cet intérêt pour deux sites parmi d’autres, par un certain chauvinisme, expression du sentiment ambiant. Car l’action des mobiles de la Sarthe, tous volontaires prouve l’obédience locale à l’idéal républicain, l’attachement viscéral des Manceaux à leur terre, et par extension à la Patrie. À Yvré-l’Évêque cependant, la raison est sensiblement différente. Assurément, Le plateau d’Auvours proche du village et commandant la route de Paris, avait été le théâtre de furieux corps à corps, perdu puis repris le 11 janvier 1871. Rapidement après la guerre, une légende est forgée notamment par le clergé autour des Volontaires de l’Ouest, anciens zouaves pontificaux qui avaient repris héroïquement le plateau, menés par le général Gougeard, au prix de lourdes pertes. En 1874, un monument imposant érigé à l’initiative de l’évêque du Mans, est inauguré : les corps des soldats tués le 11 janvier sont rassemblés dans une crypte aménagée sous le monument60. Les journaux catholiques notamment La Semaine du Fidèle vantent les mérites des milites christi, entretiennent la légende, à tel point acceptée que trente ans plus tard, seuls les zouaves pontificaux sont associés au nom d’Auvours. Le 19 mars 1886, le général Gougeard rejoint, selon ses dernières volontés ses anciens soldats dans la crypte, mais le moment n’est plus à l’évocation de la guerre perdue. « Le tombeau du général Gougeard, chose singulière, était absolument resté dans l’oubli depuis 1886 », note l’abbé Duval, curé d’Yvré-l’Évêque en 1910. Celui-ci, infirmier volontaire en 1871, arrivé dans la paroisse en 1909 façonne la mémoire du combat d’Auvours. Les cérémonies jusque-là inexistantes ou très espacées deviennent régulières à partir de 1913 : elles sont toujours respectées de nos jours. Après l’instauration de ce pèlerinage annuel, le prêtre organise des étapes commémoratives, à l’instar des stations d’un chemin de croix. Il fait ériger un calvaire en 1910, une plaque rappelant la mémoire du général Gougeard en 1913, puis une chapelle commémorative à partir de janvier 191461. La municipalité après la Grande Guerre soutient son effort en finançant la construction d’un chemin facilitant l’accès au plateau. Le conflit a ainsi pérennisé l’œuvre du prêtre.

Passavant-en-Argonne, lieu de culte nationaliste ?

  • 62 Sauf à Pontfaverger, en 1896, 1899, 1908, et Trépail, en 1908.
  • 63 Une annonce, non suivie d’un récit, est publiée dans le Journal de la Marne, le 24 août 1885.
  • 64 La Dépêche de l’Est est en général plus complète pendant cette période, raison pour laquelle elle (...)
  • 65 DE, 23, 26 et 28 août 1894.
  • 66 DE, 28 août 1894 et Journal de la Marne, 29 août 1895.

38Assiste-t-on dans la Marne à un recentrage mythologique similaire sur quelques espaces significatifs de l’ancien champ de bataille ? À vrai dire, le contexte champenois est différent, car aucune bataille d’envergure n’a marqué, pour une fois, un territoire si souvent mis à contribution. De nombreuses inaugurations, ou commémorations locales, ont lieu. Pourtant, fort peu d’entre elles se renouvellent au même endroit62, à l’exception de Passavant-en-Argonne, qui a été le théâtre d’une commémoration annuelle au moins à partir de 188563, mais sans doute tout au long de la période. Des annonces paraissent en 1885, 1888 dans le Journal de la Marne, ou 1890, 1893, dans La Dépêche de l’Est, sans récits64. C’est en 1894 que le premier récit est publié65 : une description de quelques lignes insérant quelques citations courtes de l’allocution du commandant Duval, prononcée en 1871. Le mouvement commémoratif est bien en train de renaître après une période de léthargie. Duval, qui commandait le 4e bataillon de mobiles, est le principal initiateur de cette cérémonie. Jusqu’à sa mort en 1908, à l’âge de 85 ans, c’est lui qui porte témoignage et incarne le souvenir des camarades massacrés. Duval est toujours présent et prononce un ou deux discours emprunts d’une terrible émotion intacte et toujours renaissante. Le Souvenir français au moins à partir de 1895 joue un rôle essentiel dans l’organisation, notamment son représentant à Sainte-Ménehould, H. Chrétien, de même qu’un autre Champenois, Bourlier, de Saint-Amand-sur-Fion, dont le frère est mort à Passavant66.

  • 67 DE, 27/28 août 1898.
  • 68 JDLM, 3 décembre 1872. Cette tombe porte l’inscription suivante : « Aux victimes du 25 août 1872 ! (...)

39Le rituel est déjà élaboré et n’évolue guère pendant toute la période autour du monument et de la tombe inaugurés le 28 novembre 1872. La cérémonie se déroule principalement dans la matinée. Parti de la place de la mairie, le cortège, accompagné par les stances profondes du glas67, se rend au monument représentant un mobile. Plusieurs discours sont alors prononcés. Puis la messe est célébrée en souvenir des soldats tués, avant que le cortège se reforme à nouveau pour rejoindre le cimetière où sont inhumés une partie des mobiles68. Là encore, les orateurs rendent hommage aux morts puis le curé bénit la tombe.

  • 69 DE, 28 août 1912.
  • 70 DE, 29 août 1907.
  • 71 JDLM, 25, 26, 27 août 1902. DE, 30 et 31 août 1905, 29 août 1907, 29 août 1908.

40Après un déjeuner, il est arrivé que des activités plus profanes soient réservées à l’après-midi, comme en 1907 avec un concert de la fanfare sur la place, ou en 1910, une démonstration de gymnastique. Cette deuxième partie n’est pas du goût de tous, et en 1912, le journaliste signale que « la plupart des visiteurs étaient choqués de cet air de fête que prend depuis peu la commune », ajoutant que cette fois, « sur la place publique, il y avait un manège dont l’orgue plus ou moins poussif, gémissait les airs à la mode, des tirs, des baraques foraines, bref on se serait cru à la fête patronale. Il est temps de réagir contre cet abus et la municipalité de Passavant, qui garde si pieusement le souvenir de ceux qui sont tombés dans les rues du village, saura, nous en sommes sûrs, remettre les choses à leur place69. » C’est que la journée commémorative est victime de son succès, car elle rayonne de plus en plus à l’échelle du département entier. Le maire de la commune, Eugène Dixsaut, rappelle en 1908 que « l’anniversaire de 1894 a été grandiose et imposant » ; le même adjectif revient en 1907 sous la plume du journaliste qui précise que « depuis longtemps, on n’avait vu une foule aussi nombreuse70 ». La participation d’un élu national, accompagné parfois de conseillers municipaux est révélatrice du rayonnement de la cérémonie et plus encore, le président fondateur du Souvenir français, Xavier Niessen, y vient définir la nécessité du souvenir à plusieurs reprises, en 1902, 1905, 1907, et 190871. Paul Bertrand, député, séduit par les sirènes du nationalisme, est présent de 1900 à 1909, puis c’est Alfred Margaine, radical, qui prend le relais jusqu’à la guerre.

41Le culte du souvenir à Passavant revêt une forme accomplie très tôt et préfigure déjà parfaitement le cérémonial partout généralisé après la Grande Guerre. Il n’est pas impossible en effet que celui-ci ait servi d’exemple. Si le caractère funéraire de la cérémonie est manifeste dans les premières décennies, son caractère nationaliste s’affirme de façon croissante au début du XXe siècle. D’une certaine manière, cette évolution est sensible un peu partout avec des variantes : le discours varie d’un patriotisme défensif, sinon absolu, plutôt dans la Sarthe vers un nationalisme germanophobe, plus présent dans la Marne, la proximité de la frontière suscitant davantage d’hostilité en avivant le sentiment de menace.

Une culture de la haine ? La fabrique d’une image de l’ennemi

42Les cérémonies constituent l’écrin d’une parole officielle. Souvenirs et perspectives se déclinent à travers le prisme d’un nationalisme aux multiples éclats, plus ou moins acérés, et souvent enchâssé dans une vision républicaine de la défense du pays. Les orateurs diffusent cet esprit de revanche, qui sans être ouvertement agressif, demeure fondamentalement militariste et guerrier, par raison sans doute, par crainte aussi, mais également, chez certains orateurs, par passion. Au cœur de cet état d’esprit émerge la figure de l’ennemi, craint, mais aussi fascinant. De l’esprit de défense à la haine ressentie, quelle image de l’ennemi court la culture guerrière qui émerge de la défaite ?

La supériorité de l’ennemi

43Dès la fin de la guerre de 1870, une sorte de sentiment d’infériorité, presque maladif, tant il est répandu, caractérise la situation des Français par rapport à leurs voisins d’outre-Rhin, à tel point qu’il faut certainement considérer ce sentiment comme l’un des caractères principaux de la culture de la défaite. En dehors de quelques orateurs, plutôt légitimistes qui dénoncent l’abaissement de la France, preuve d’une expiation imposée par Dieu après l’abandon du pape et de la religion, la plupart reconnaissent plutôt la supériorité de l’adversaire.

  • 72 Brochure publiée en 1874, et récit dans La Semaine du Fidèle des 18 et 25 avril 1874.

44Dans les discours, sarthois comme marnais, l’ennemi est toujours présenté rétrospectivement en position de force lors des combats. Le but d’une telle assertion est bien entendu d’excuser la défaite, de lui donner une cause rationnelle. Ainsi, Mgr David, évêque de Saint-Brieuc et Tréguier, lors de l’inauguration du monument d’Auvours, en 1874, utilise à plusieurs reprises dans son discours des expressions suggérant la supériorité numérique de l’ennemi : « Enfin, arrivés en face des masses allemandes, se ramassant et se divisant, ils se précipitent sur elles par toutes les issues que permet la configuration du sol72. » L’amiral Jauréguiberry n’explique pas autrement la défaite de Chanzy au Mans que par le nombre :

  • 73 LS, 17-18 août 1885.

« En présence de l’ennemi, [les troupes] se conduisaient vaillamment. Après avoir repoussé des attaques répétées, obtenu des succès, elles se montraient pleine d’entrain ; puis lorsqu’elles voyaient, au lendemain d’une affaire où elles n’avaient perdu aucune position, qu’il fallait cependant opérer un mouvement en arrière, parce que l’ennemi, utilisant son immense supériorité numérique, tournait au loin une de nos ailes, l’inquiétude les gagnait, elles se considéraient presque, tout en se battant sans cesse, comme des victimes sacrifiées73. »

  • 74 JDLM, 3 septembre 1871.

45Il y a certes une part de vérité dans l’idée d’une supériorité numérique. Chanzy disposait en fait d’au moins 30 000 hommes de plus que ses adversaires. Cependant, au cours de la bataille du Mans, l’éloignement de colonnes mobiles dispersant ses forces a favorisé les troupes allemandes, qui se sont réellement trouvées en supériorité au Sud de la ville. De même à Passavant, il est probable que lors de l’attaque prussienne près de la ferme de La-Basse, l’ennemi ait été plus nombreux que la troupe de gardes mobiles : un régiment de uhlans, et un escadron de hussards, une batterie d’artillerie à cheval encerclent les 1 000 à 1 500 hommes du 4e bataillon de gardes mobiles de la Marne. Néanmoins, l’ensemble de ces forces est certainement inférieur au chiffre de 10 000 soldats ennemis avancé par Mgr Meignan, évêque de Châlons-sur-Marne, lors du premier anniversaire des faits74… D’une situation possible, les orateurs font un fait certain, quitte à l’amplifier pour bien montrer que l’armée française de 1870-1871, malgré la défaite, n’a pas démérité.

46Parmi les causes de la défaite est avancée l’idée d’une supériorité de la préparation des soldats allemands, et d’une meilleure instruction des Allemands en général. De telles réflexions ont inspiré des auteurs bien connus, tels Ernest Renan, dont La réforme intellectuelle et morale, ouvrage publié en 1871, a pu inspirer certains lettrés ou notables locaux. Ainsi, l’avocat Armand Surmont, l’auteur du rapport réalisé dans la Sarthe sur l’occupation allemande en 1872, présente aussi dans ce minutieux travail des « observations sur le caractère allemand », moyen détourné de faire en quelque sorte l’inventaire des faiblesses du caractère français. Vers la fin de son long exposé, il insiste sur les différences entre les deux peuples :

  • 75 Revue de la Société d’Agriculture Sciences et Arts de la Sarthe, t. XIV, Le Mans, impr. Monnoyer, (...)

« L’Allemagne se persuade qu’elle est essentiellement « le pays des mœurs pieuses et de la crainte de Dieu », comme le disait naguère l’empereur Guillaume, le foyer de la civilisation morale, appelé à régénérer le monde. […] Ce travers, que nous avons bien le droit de relever chez ceux qui parlent de « l’outrecuidance française », a sa source, il faut le reconnaître, dans des habitudes honorables de l’Allemagne. Elle s’attribue trop facilement un niveau moral supérieur à celui de plusieurs autres peuples, de la France en particulier ; mais il faut avouer qu’il règne dans son sein un respect de l’ordre moral qui n’existe pas chez nous. L’Allemagne, par exemple, honore ostensiblement et hautement la science et la vertu, tandis que chez nous, ces deux grandes choses sont trop souvent ridiculisées, sous le prétexte d’attaques contre le pédantisme et l’hypocrisie. […] C’est, par exemple, une des causes principales de la diffusion de l’instruction parmi eux et de l’étendue de leurs connaissances75. »

47Ce texte, très riche, montre bien d’autres aspects de la supériorité allemande, l’auteur nuançant toujours ses propos en indiquant que chaque peuple a ses qualités et ses défauts… De telles paroles sont, il est vrai, moins courants dans les discours commémoratifs. Néanmoins, ce sentiment d’infériorité place paradoxalement l’ennemi potentiel dans une position d’exemple, avec toute l’ambiguïté d’une défiance d’autant plus grande que l’autre est révéré. La blessure identitaire, la blessure nationale apparaît ici clairement. L’Allemagne devient, à partir de 1870, une référence aussi abhorrée que secrètement admirée. Une telle ambivalence existe bien, par exemple lorsque certains orateurs vont jusqu’à convoquer les figures militaires de l’ennemi pour garantir la bravoure et l’héroïsme des troupes françaises vaincues, comme le fait l’abbé Morancé au plateau d’Auvours, en février 1905 :

« En présence de la charge de notre cavalerie à Sedan, le roi de Prusse s’écriait « les braves gens ! » Naguère, Guillaume d’Orange plus brutal, bousculé par un impétueux coup de main, grondait : « les insolents ! » et le roi de Sardaigne voyant les régiments du Poitou planter leur drapeau sur des hauteurs qu’on regardait comme inaccessibles, ne pouvait s’empêcher de dire : « Il faut que ce soient des diables ou des Français ! » Messieurs, notre puissant et implacable vainqueur, le maréchal de Moltke ne parlait pas autrement que son Maître, il n’a pu se retenir de rendre hommage aux Zouaves Pontificaux, en signalant dans ses Mémoires les résultats inattendus de ce qu’il appelle, non sans mauvaise humeur, “un retour offensif des plus vigoureux”. »

48Le sentiment d’infériorité causé par la défaite ne se trouve en fait dépassé que dans la construction d’une image négative de l’ennemi. En le présentant comme un barbare, la situation de la France est comme inversée, la victime devenant championne du droit tandis que l’ennemi incarne la force brutale moralement condamnable.

Une mythologie nationale contre l’ennemi

49Ce sont sans doute l’expérience des combats et surtout de l’invasion, avec certaines violations du droit des gens considérées comme des violences illégitimes, qui vont ancrer des schémas d’interprétation dans les mentalités, ou au moins inscrire durablement la méfiance ou l’hostilité envers l’ennemi. La haine, dans ses divers degrés a pu se fonder sur des faits avérés, fussent-ils par la suite l’objet de récits exagérés. Cependant, l’imagination n’a pas fait que combler des lacunes probables. Dans les discours apparaissent en effet plus souvent des images, et une sorte de mythologie permettant d’identifier l’ennemi, plutôt que des faits tangibles. Comment l’ennemi est-il perçu et décrit ?

Aux sources de la haine

50Ce sont les exactions perpétrées pendant l’invasion, supposées ou avérées, qui constituent le creuset de cette haine ressentie par la suite comme atavique. Dès la fin août 1870 dans la Marne, les brutalités commises par les troupes allemandes ou les incendies allumés par ceux-ci sont rapportées dans la presse locale, alors qu’on se refuse encore à parler d’invasion : le mot apparaît le 28 août dans le Journal de la Marne alors que les troupes prussiennes occupent déjà une bonne partie du département. Plus loin dans l’Ouest, à l’intérieur du pays, le bombardement de Strasbourg fait figure pour la première fois d’atteinte à la civilisation, thème qui a de beaux jours devant lui. Le 3 septembre 1870, la presse s’en fait l’écho dénonciateur :

« À voir la façon odieuse dont les Allemands – car l’élément badois y est pour beaucoup –, à voir les moyens vandaliques dont les Allemands, disons-nous, se servent pour forcer Strasbourg à se rendre, on se demande ce que deviennent leurs étranges prétentions à la propagande civilisatrice de leur pédantisme d’école. Les voilà, les barbares frittés de métaphysique, ces Trissotins d’Université, ces idéologues démolisseurs qui prêchent les principes de régénération sociale et qui s’acharnent sur les chefsd’œuvre de l’art, de l’art gothique, de l’art allemand lui-même. Et ils ne le font que pour le simple plaisir de détruire ! »

  • 76 LS, des 18 septembre et 7 décembre 1870.

51À noter la surprise de constater que ce ne sont pas les Prussiens seuls, les responsables de ces méfaits, mais d’autres Allemands, d’où l’amalgame dès lors réalisé entre l’Allemand et le Barbare contre une France au visage uni d’une civilisation attaquée. Ce sont là encore des thèmes récurrents pendant 70 ans. Cependant, de la presse à l’opinion publique, il y a toujours une distance qu’il serait exagéré de franchir si facilement. Certes, à partir de ce moment, les journalistes vont fustiger la « barbarie tudesque » ou « les hordes d’Attila »76, mais c’est sans doute l’expérience de l’occupation dans la Marne et celle des incursions et des combats dans la Sarthe qui vont ancrer ces schémas d’interprétation dans les mentalités populaires, ou au moins inscrire durablement la méfiance ou l’hostilité envers l’ennemi, une image forcément négative du voisin dangereux.

Le barbare, l’inverse de soi

  • 77 Revue de la Société d’Agriculture Sciences et Arts de la Sarthe…, op. cit., p. 334.

52Le rapport Surmont, réalisé dans la Sarthe en 1872, dont il a été question auparavant, a l’avantage d’énumérer toutes les tares reprochées aux Allemands, avec des nuances visant à l’objectivité, qui ne parviennent pas à effacer une certaine rancœur, et même une défiance hostile envers l’ancien occupant. L’avocat reconnaît lui-même en conclusion : « La nature de ce travail, basé sur des observations faites en temps de guerre, nous a peut-être, malgré nous, fait insister davantage sur les côtés défavorables77. »

  • 78 Ibid., p. 310-334.

53Les caractères négatifs relevés par Surmont sont les suivants78. Certains Allemands sont voleurs : « On a été très frappé, dans la Sarthe, de tout ce que les Allemands ont pris, sous toutes les formes, mais surtout de ce qu’ils ont volé ». L’Allemand est avide : « L’Allemand n’est pas avare ; il n’est pas toujours économe ; mais il a développé à un haut degré, le goût du lucre, l’habitude de retirer des circonstances tout le profit qu’elles peuvent rapporter, et quoi qu’en ait dit, Mme de Staël, un esprit très pratique. » Surtout les abus sont selon lui la conséquence d’un système. « il faut remarquer que ceux-ci ne se bornent pas seulement à obéir passivement à des ordres supérieurs ; ils sont pénétrés eux-mêmes de l’esprit qui inspire le système. » Ce qui fait sortir l’Allemand de la douceur, c’est l’opposition à ses convoitises. L’Allemand fait preuve aussi de cruauté froide : « le plus souvent, peut-être, quand l’Allemand frappe, ce n’est sous l’empire d’aucune irritation, c’est tranquillement et de sang-froid. […] C’est au milieu de la victoire, des progrès méthodiques et sûrs de l’invasion, qu’ils les ordonnent, en pleine possession de leur calme habituel. » Pour « s’assurer à n’importe quel prix, une sécurité absolue », mais parfois aussi par « vengeance […] alors poursuivie longtemps, froidement et avec cruauté ». « Il y a enfin des actes qui ne sont inspirés que par une idée de divertissement bas ou cruel. » La violence est dans le caractère germanique : « Nous croyons, quant à nous, qu’un grand nombre des abus commis par eux, soit sous l’empire d’une passion, soit par calcul ou par pur amusement, s’expliquent, non pas par la dureté de cœur, mais par une disposition particulière de l’esprit. » La cause de cette violence et de cette cruauté réside dans l’absence de générosité et la haine envers la France, notamment de la part des officiers, qui incarnent l’ambition, l’ardeur guerrière, l’hypocrisie et la vanité.

  • 79 Un exemple de ce souci de vérité de la part de Surmont : « Parmi les témoins de l’enquête, il en e (...)

54Après avoir cité les exemples d’exaction qui prouvent les mauvais penchants du caractère allemand, Surmont reconnaît, avec un souci d’objectivité79, que les Allemands ne sont pas tant ivrognes qu’on l’a dit, ni irrespectueux des femmes, mais qu’ils sont aussi courageux, patriotes, intelligents, et portés vers la tranquillité de la paix.

55Le portrait finalement est dessiné en demi-teinte, et non sans contradictions. Surtout, l’avocat noircit le trait lorsqu’il évoque l’attitude des officiers, qu’il juge peu exemplaires pour les hommes de troupe. Il semble les désigner comme responsables du système qu’il dénonce, générant la cruauté froide, et la violence chez des hommes enclins à vivre paisiblement. Là réside, selon Surmont, la différence essentielle semblet-il entre Français et Allemands, puisque les Français ne sont guère meilleurs dans le fond que les Allemands. Pour être subtilement nuancée, l’analyse n’en aboutit pas moins à une définition de la barbarie, certes construite, plus qu’innée, mais inhérente malgré tout à l’organisation politique et sociale de l’Allemagne.

  • 80 JDLM, 29 août 1901.

56Ce rapport est révélateur d’un raisonnement que l’on retrouve, de façon simplifiée, dans bien des discours prononcés lors des commémorations, ou dans des articles. Par exemple, Henri Chrétien, délégué du Souvenir français de Sainte-Ménehould, reprend cet argument de la brutalité allemande, à Passavant, en 1901 : « Nous avons horreur de cette brutalité, qui sous de beaux noms d’ambition et de gloire, va follement ravager les provinces et répand le sang des hommes qui sont tous frères80. » Cependant, le barbare n’est qu’une image parmi d’autres de l’ennemi.

L’animalisation de l’ennemi : l’autre comme différent absolu

  • 81 JDLM, 26/27 août 1895.

57Dans certains cas, la description de l’ennemi va jusqu’à le réduire au rang d’un animal. L’autre n’est plus alors un être inverse : il devient l’incarnation de la différence absolue. Le commandant Duval, après avoir comparé en 1895 les soldats prussiens qui avaient perpétré le massacre de Passavant à des « hyènes, des tigres, sous faces de soldats prussiens avides de meurtres81 », réitère l’imprécation violente douze ans plus tard, en utilisant de nouveau un vocabulaire habituellement réservé à la description zoologique :

  • 82 DE, 29 août 1907.

« Ici, Messieurs, une lâche et sanglante besogne a été faite par des ulhans prussiens, leur oeuvre d’épouvante laissant derrière elle des souvenirs et des haines qui ne s’éteindront jamais. Horrible meute, hurlant à la mort, prise du vertige et de la rage, le sang de la bête primitive criant en eux, ils se sont rués sur nos camarades désarmés et prisonniers de guerre, les massacrant, les mutilant sans pitié ni merci82. »

58Dès lors, l’ennemi n’est plus tout à fait un autre individu, il est l’autre absolu, retranché en quelque sorte de la communauté humaine. Des descriptions comme celles-ci se fondent sur bien d’autres références et ressorts : une imagerie populaire, des comportements, et certainement sur la peur qui structure vraisemblablement la haine de l’ennemi.

De la haine à la violence ?

59Les mots ne sont pas tout en effet. Au cours des années 1870 à 1923/24 en particulier, bien d’autres aspects montrent l’existence d’une mémoire parfois investie contre l’ennemi potentiel, lors des commémorations, mais pas seulement.

Le rôle de l’imagerie populaire

  • 83 Reschef O., Rêves, symboles et mythes de la guerre franco-allemande 1870-71, thèse de doctorat, I. (...)

60En fait, pendant cette longue période de la Troisième République, une imagerie populaire de l’ennemi, manichéenne à souhait, jouant sur les ressorts de l’inconscient est bien diffusée par les caricatures et la presse, comme l’a montré Ouriel Reschef dans un travail passionnant83. Dans cette thèse, O. Reschef a démontré en effet à travers l’étude d’un important corpus de caricatures combien l’identité nationale a été remise en cause par le conflit : selon lui, « avant 1870, l’identité nationale française découlait d’une affirmation positive qui pouvait, dans une certaine mesure, ignorer superbement les autres peuples : 1870 marque ce réveil aux autres, et d’abord à l’Autre par excellence, l’Allemagne. » Un véritable arsenal iconographique est créé au lendemain de la confrontation, pour décrire l’ennemi, donner à l’inconnu qui vient d’humilier la nation, un visage et des contours plus saisissables.

61En effet, deux figures de l’ennemi, deux archétypes, se retrouvent dans maintes caricatures : tout d’abord l’Allemand bedonnant intéressé seulement par la bonne chair, aux attitudes animales, sans ce vernis de l’éducation et du savoir-vivre qui fait l’être civilisé, et ensuite le maigrelet odieux, arrogant et cruel, cachant son regard nerveux derrière des bésicles ou la visière sombre de son casque rigide enserrant son crâne étroit… Toute une imagerie manichéenne, mythologie populaire négative, apparaît dans une société sans repères, profondément bouleversée, mettant sans cesse face à face les deux peuples et leurs civilisations antagonistes. Ces images et les thèmes qu’elles véhiculent sont transmis par les romans populaires, les feuilletons publiés dans la presse, les chansons pour enfants, pendant cinquante ans, plus sûrement que par les commémorations qui ne rassemblent somme toute qu’une minorité sympathisante.

La haine par quelques actes

62Quelques exemples glanés çà et là au cours des lectures, des recherches, indiquent que les mots et les images décrits ci-dessus suscitent parfois des manifestations plus visibles, des actes hostiles envers un ennemi lointain, et cependant clairement identifié.

  • 84 « Les Prussiens à La-Ferté », in La Vie Mancelle, 1998, no 342, p. 13-14

63Dans la Sarthe par exemple, les angoisses vécues entre novembre 1870 et janvier 1871 ont laissé des traces durables dans les mémoires, et un certain ressentiment, difficile à mesurer certes, mais dont quelques exemples demeurent. La-Ferté-Bernard, par exemple, avait subi douloureusement les incursions allemandes en novembre et en janvier, 7 habitants ayant perdu la vie, de même que 4 gardes nationaux. La ville organisait chaque année une foire aux poulains. Au moins en 1872, cette foire fut rebaptisée, « foire aux Prussiens84 ». Voilà une autre façon de réduire l’ennemi à la bestialité qui lui est reprochée.

  • 85 JDLM, 17 novembre 1872. Article extrait de La Revue de la Marne.

64Dans la Marne, le départ des garnisons allemandes aurait donné lieu parfois à des comportements dictés par un profond ressentiment : ainsi à Sainte-Ménehould, l’une des dernières villes occupées du département, le 13 novembre 1872, « les habitants qui, les derniers, avaient eu à loger les soldats de passage, s’empressaient d’aérer leurs appartements pour chasser au loin les odeurs germaniques85. » Peut-être s’agit-il d’un propos exagéré.

  • 86 Les bataillons scolaires sont créés en 1881 par le ministre de l’Instruction publique, Paul Bert ( (...)
  • 87 Néant H. (dir.), La-Ferté-Bernard pendant la guerre de 1870-1871…, op. cit., p. 62.

65Plus intéressant encore, cette pratique des élèves des environs, près de vingt ans après le conflit, relatée par un historien local, en 1971 : vers 1889-1890, alors que la presse cantonale, avec Le Pays fertois, publie le feuilleton qui évoque les événements de la guerre dans la région, les « jeunes garçons appartenant aux « bataillons scolaires86 » font l’exercice dans la cour de l’école et défilent lors des cérémonies officielles. Et que font, parfois, ces mêmes jeunes garçons, quand l’envie leur prend de courir la campagne ? Ils quittent Saint-Antoine par la route de Mamers et se trouvent bientôt devant le cimetière, près de la porte, là où est enterré, dit-on, le Prussien abattu d’un coup de fusil. Et à ce moment, en partie par jeu, en partie par obéissance à une sorte de rite magique, ils piétinent la tombe, crachent et injurient avec le mort tous ces Allemands dont on leur répète presque chaque jour qu’ils ont fait le malheur de la France87. »

  • 88 « Surtout, il n’est rien, et jusqu’à l’illustration, dans les livres qui lui sont donnés qui ne te (...)

66Ces deux comportements n’ont bien sûr pas la même valeur. Dans le premier cas, il s’agit d’un comportement qui s’inscrit dans la sortie de guerre, alors que dans le second, on peut parler d’une transmission de souvenirs par l’école en particulier, et aussi par les familles. Pour autant, il ne faudrait pas en déduire que la haine est diffusée également partout, et en toutes circonstances. S’il existe une culture de la haine, celle-ci relève de milieux commémoratifs qui la portent, et dont l’influence sur l’ensemble de la société, comme on l’a vu, s’avère réduite. En fait, la culture diffusée par l’école, l’imagerie populaire, offrent les moyens d’identifier l’ennemi, sans que la haine induite par ces médiateurs soit systématiquement opératoire, ni mobilisée en permanence. Malgré tout, en cas de menace, il est fort possible que ces images, ces mots, ces comportements conduisent l’individu à identifier facilement la menace, l’ennemi, et à accepter le cas échéant le recours à la violence, d’autant plus que depuis le plus jeune âge, les enfants ont été éduqués dans l’idée d’accomplir leur devoir de soldat88. Néanmoins, de l’acceptation du recours à la violence à la haine, bien des nuances existent.

67Il semble en tout cas que dans les discours prononcés dans la Marne, les orateurs se laissent aller plus facilement à la violence des expressions et des images. Sans doute est-ce en raison de la proximité de la frontière, et par conséquent, par un sentiment accru de la menace, à moins que la cérémonie de Passavant ne soit qu’un exemple isolé et d’une représentativité relative. N’en déduisons pas malgré tout que la mémoire serve à nourrir une culture de la haine. Plus sûrement, ces discours reflètent une défiance maintenue envers l’Allemagne, envers toute nation dont l’activité est jugée préjudiciable à l’identité nationale, ce qui justifie l’esprit défensif, certes guerrier, mais non belliqueux : « Nous avons grand besoin que notre armée soit forte ; car là-bas, dans l’Est, l’ennemi veille ; il augmente chaque jour ses bataillons en attendant son heure ; et quand cette heure sonnera, nous aurons beau dire que nous ne voulons pas la guerre ; s’il la veut, il la fera », affirme le colonel Souviat, président du Souvenir français, à Tuffé, en février 1905.

  • 89 Paul d’Estournelles de Constant (1852-1924), petit-neveu de Benjamin Constant, député puis sénateu (...)

68Il serait exagéré de lier la haine au seul sentiment de la peur, aussi irrépressible soit-il. La conceptualisation du danger, et par là même de l’Ennemi, n’apparaît pas non plus ex nihilo. Elle se fonde essentiellement sur une mythologie populaire, irrationnelle et intériorisée par tous. Est-elle un élément du sentiment national qui se définirait aussi contre un ennemi ? Cela n’est pas exclu. Il ne faut pas négliger également l’existence d’une contre-culture de la paix, alors illustrée et diffusée dans les deux départements par de hautes figures luttant pour promouvoir la paix : Paul d’Estournelles de Constant dans la Sarthe et Léon Bourgeois dans la Marne89. Leur influence à l’échelle locale mériterait d’ailleurs une investigation.

  • 90 Santamaria Y., Waché B., Du printemps des peuples à la Société des Nations, Paris, La Découverte, 1 (...)

69Ces discours, ces images, doivent être replacés dans le contexte de l’achèvement de la nation, entre 1870 et 1914. Et c’est par l’altérité que se construit l’identité nationale durant cette période. La guerre de 1870-1871 représente dans ce processus un moment crucial, car désormais, dans les angoisses coupables de la défaite, l’image de cet ennemi, altérité absolue, va permettre de définir la conscience d’« être à la nation » pendant un demi-siècle et plus. « Nous qui élevions nos enfants dans un bienveillant respect des peuples étrangers, il faut changer tout cela… explique Littré en 1871. Il faut leur inculquer qu’ils doivent toujours être prêts à tuer et à être tués90. »

La constitution d’un « devoir mourir » pour la Patrie Faire accepter le recours à la violence

  • 91 Comme le réclamait Danton en juillet 1792 : « Jusqu’à quand une classe particulière s’arrogera-t-e (...)
  • 92 Ibid. p. 31.

70Le « devoir de mourir » au nom de la Patrie a sa source dans la Révolution française. D’une certaine manière, la citoyenneté pleine et entière était née en 1792 de la reconnaissance d’un « droit de mourir91 » pour la patrie. À partir de cette reconnaissance, les prérogatives du citoyen-soldat seraient fondées sur ces deux faces d’un même type d’implication sociale : le droit de voter et le devoir de s’armer92, soit, le cas échéant… de mourir. Les tentatives de levée en masse de 1870-1871 relèvent du même esprit de la part des républicains, Gambetta en tête. Puis, avec l’instauration du service national universel, en 1889, le « devoir de mourir » pour la patrie concerne l’ensemble des citoyens en âge de porter les armes. Comment ce devoir est-il justifié dans les discours ?

Sacrifice et citoyenneté : la dialectique du devoir

71Selon une logique très simple, trois arguments viennent justifier le sacrifice pour la patrie. Chacun d’entre eux constitue en quelque sorte un élément d’une dialectique qui les réunit tous, et garantit le rôle du citoyen-soldat, tout en légitimant le recours éventuel à la violence, sous le contrôle de l’État, dont la souveraineté provient de la nation. Ces trois arguments sont les suivants : le sacrifice est un devoir envers la patrie ; c’est une dette envers la nation ; le martyr aura la récompense de l’immortalité, civique ou religieuse. (Voir le schéma 1, p. 271)

Le devoir des citoyens envers la patrie

72Le devoir de se sacrifier se trouve régulièrement mis en valeur par les orateurs. Il peut paraître surprenant que les orateurs insistent davantage sur le devoir de mourir plutôt que sur le devoir de défense. Ce dernier est rappelé incidemment lorsqu’on évoque la menace. Le devoir de défendre la patrie est induit dans l’idée du sacrifice. La défense, comme le sacrifice se déclinent au futur, justement parce qu’ils furent illustrés dans le passé.

  • 93 LS, 17-18 août 1885.

73Le maire du Mans, en 1885, décrivant les bas-reliefs de la statue érigée à la mémoire du général Chanzy et à l’armée de la Loire résume en quelque sorte les vertus que le citoyen doit cultiver, et que chaque scène immortalise : « l’esprit de sacrifice, le mépris du danger, la religion du devoir et du drapeau, et celui qui les résume tous, l’amour de la patrie93. » Ces vertus passées, illustrées par la mort des soldats et mobiles de 1871, sont projetées dans le futur, les nouveaux citoyens devant se montrer capables d’égaler leurs devanciers.

74Ainsi le citoyen est-il appelé à accomplir éventuellement une fonction que lui confère son rôle, par l’acceptation d’un devoir intériorisé. Le préfet de la Sarthe en 1896 lors de la manifestation des conscrits lie sacrifice et devoir autour de cet appel de la France qui doit unir tous les citoyens. Il insiste indirectement sur la nécessité d’un devoir qui existe moins par discipline et soumission que par le consentement du respect de la discipline :

  • 94 LS, 23 mars 1896. Le Mans.

« […] le devoir se transforme et grandit et devient sacrifice ; l’autorité perd son apparence tyrannique et se nomme discipline, et pendant cette minute si heureuse et si courte que nous passons ensemble, nous sentons tous que nous sommes les fils du même sol et les soldats de la même cause, parce que tous nous entendons passer sur nos têtes et retentir dans nos cœurs ce mot d’ordre de « France » sous lequel tombèrent vos aînés de la Sarthe et qui nous rappelle sévèrement que nous sommes et que nous devons rester patriotes et frères94. »

75De cette manière, l’autorité perd son caractère arbitraire à partir du moment où elle est acceptée. L’intériorisation de ce devoir est telle qu’il n’est pas toujours nécessaire de le rappeler. Les discours prononcés au Prytanée National Militaire de La-Flèche en donnent un bon exemple. Pourtant, s’il est un lieu où le sacrifice devrait être présenté comme une vertu suprême, c’est bien celui-là. Le devoir, en général, faire son devoir, voilà le maître mot et le seul moyen de rendre à l’État, en hommage, un peu de la sollicitude accordée pour une éducation généralement fort coûteuse à l’époque. Pour autant, les incitations au sacrifice suprême qui pourraient sembler naturelles dans un tel établissement voué à la formation du futur état-major de la revanche à venir, eh bien, ces exhortations à mourir pour la patrie sont relativement marginales, présentes dans 4 discours sur 20 prononcés lors de la distribution des prix entre 1872 et 1915. Rare évocation de la mort d’honneur reçue au combat, ces quelques vers d’un poème déclamé lors de l’inauguration des plaques commémoratives en 1886 illustrent cette atmosphère qui dicte à ces jeunes candidats comme un ars moriendi pro patria :

  • 95 Revue prytanéenne, no 44, août 1886, p. 606-607.

« […] Nous oublierons le deuil et la fatalité,
Afin de la doter d’une immuable gloire,
La couvrir des lauriers sanglants de la victoire
Ou chercher dans la mort notre immortalité95 ! »

  • 96 Heiligenstein G, Mémoires d’un observateur-pilote, 1912-1919, Paris, l’Officine, 2009. p. 23.

76Toutefois, les incitations au sacrifice ne sont pas aussi inexistantes qu’il y paraît de prime abord. De nombreux tableaux rappellent les glorieux exploits des soldats de l’Année terrible, exposés dans l’Hôtel de Commandement et aussi dans les salles réservées aux élèves. Surtout, vers 1910, la mort du sous-lieutenant Richard, un ancien élève d’à peine 20 ans, tombé non loin de la-Flèche, le 24 janvier 1871, dans la défense de son ancienne école, est mise en valeur, par l’inauguration d’un buste installé dans la cour centrale, la Cour d’Austerlitz. L’exhortation à faire son devoir jusqu’au bout est davantage suggérée qu’exprimée. Elle n’en contribue pas moins à forger le caractère militaire des jeunes garçons pris en charge par l’État. Le « devoir de mourir » serait par conséquent complémentaire d’un droit à la sécurité et à la défense, assumés en démocratie, par les citoyens eux-mêmes. En outre, ce type de décor existe également dans les garnisons : faisceau d’armes, drapeaux, tableaux patriotiques sont identiques dans la chapelle du Foyer du soldat au Mans vers 1912-191496.

Le sacrifice comme dette envers la nation

  • 97 JDLM, 8 septembre 1913.
  • 98 JDLM, 29 août 1901. Cérémonie de Passavant.

77La dette se décline de deux manières : c’est une dette envers la nation ; c’est aussi une dette envers les soldats qui se sont sacrifiés pour sa survie. Les orateurs insistent surtout sur la nécessité de s’acquitter de la dette envers les morts en acceptant de se sacrifier soi-même. Ils expliquent simplement que le sens de leur mort se perdrait si les descendants ne suivaient pas l’exemple. « Devant nous, Messieurs, les Patriotes châlonnais, tous, nous faisons le serment de suivre votre exemple, d’être de bons et valeureux soldats ; c’est, pensons-nous, la meilleure façon de vous exprimer notre reconnaissance d’être venus si nombreux nous accompagner en ce champ de repos. », clame le conscrit Maurice Maître, à Châlons, en septembre 191397. En outre, il s’agit d’envisager la revanche en ne baissant pas la garde. Le commandant Duval, en 1901, affirme ainsi que « ces morts […] enseignent le sacrifice pour la France98 » C’est là une idée présente dans plusieurs discours, tel celui de Major, sept ans plus tard, toujours à Passavant :

  • 99 DE, 28 août 1908.

« En venant au pied de ce monument, ils apprendront à faire le sacrifice de leur vie pour venger ceux qui sont tombés il y a 38 ans, au cri de “Vive la France ! cri que l’on ne peut étouffer de nos cœurs et qui, comme un tocsin lugubre, montera sans cesse jusqu’au jour où notre chère patrie aura repris la première place dans le monde par la justice te la liberté99. »

78Ainsi, le sacrifice est dû à une patrie bienveillante qui accorde son rôle et sa puissance politique au citoyen.

L’immortalité, récompense du sacrifié

79Enfin, la mort au champ d’honneur confère aux soldats la survie, survie de l’âme selon les uns, survie dans la mémoire des citoyens, pour les autres. Dixsaut, maire de Passavant, exprime parfaitement cette réunion du soldat-citoyen au corps mystique de la nation :

  • 100 DE, 29 août 1907.

« Quand ces malheureux jeunes gens, victimes du devoir, tombent pour ne plus se relever, loin d’une mère, d’un ami, d’une famille, leur dernière pensée, leur dernier adieu doit être adressé à tous, mais surtout à la Patrie, à la famille française qui ne meurt pas et que tous vous représentez aujourd’hui ; aussi les défenseurs futurs ont les yeux fixés sur vous et se disent : “Si nous succombons, nous ne serons pas oubliés.”100 »

80Le corps civique devient en quelque sorte un corps mystique : la mémoire commune donne à voir une union constituée par la volonté générale des citoyens, union célébrée, et maintenue également par l’idée d’un sacrifice de l’unité (le citoyen) au profit du tout (la nation). On peut parler de corps mystique, dans la mesure où la patrie est devenue une valeur suprême, voire sacrée, de même que la nation. La nature de ce caractère sacré est l’immanence, dans la mesure où ce qui est sacré n’est pas l’État, ni une entité suprême quelconque. Ce ne sont pas non plus les citoyens. Ce qui est sacré, c’est le résultat de leur entente, et l’aboutissement de leur consentement exprimé librement par le droit de vote. En ce sens, l’unité – le citoyen – doit savoir se sacrifier pour la continuité du tout – la nation –, puisque cette continuité garantit l’existence même des droits acquis par la citoyenneté. Par la mort, la mémoire de l’individu rejoint la mémoire nationale, le citoyen se fondant en quelque sorte dans un corps mystique national et civique, son exemple servant à édifier tous ceux qui « entrent dans la carrière », pour reprendre les paroles de la Marseillaise : la carrière de citoyen qui est aussi carrière militaire.

  • 101 Le Courrier de Sézanne, 21 avril 1898.

81Édouard Morant, arrière-petits-fils d’un capitaine et chevalier de la Légion d’Honneur sous le Premier Empire, n’exprime pas autre chose à Faux-Fresnay, en avril 1898, lorsqu’il suggère aux parents des défunts que leur fils a reçu sa récompense : « Consolez-vous, pères et mères, qui êtes ici et qui pleurez vos enfants : ils ont reçu, dans le Ciel, nous l’espérons, la récompense due à leur sacrifice ; et sur cette terre, ce monument redira aux générations ce courage qui doit, à leur exemple, quand la Patrie l’exige, aller jusqu’à l’oubli de soi-même, jusqu’à l’immolation101 ! » Récompense ? Celle du chrétien, ou celle du citoyen ? Difficile à dire, dans la mesure où les catégories du sacré sont en cours de sécularisation.

Une mystique de la violence et de la mort au combat

  • 102 Mosse G. L., Fallen soldiers; Reshaping the memory of the Worl Wars…, op. cit., p. 27.
  • 103 DE, 28 août 1913.
  • 104 LS, 11 janvier 1896. Concernant l’abbé Morancé, voir la note 34 du chapitre V.

82Plus généralement, il semble que l’expérience de la guerre soit magnifiée à cette époque, tandis que se construit toute une imagerie du volontariat propre à assurer l’existence de la démocratie. L’historien américain George L. Mosse a mis en valeur deux mythes, que partagent les sociétés d’Europe occidentale en particulier au XIXe siècle et au début du Xe siècle : le mythe du volontaire et le mythe de l’expérience de guerre102. Aussi, la mort du citoyen est-elle indissociable d’une valorisation du combat et de la violence qui révèle : le mythe de l’expérience de guerre inscrit le citoyen-soldat dans un rapport mystique à la violence et au combat. Le sacrifice est parfois présenté également comme un gain : gain pour la communauté civique, mais également gain individuel. Dans certains discours, l’expérience du combat prend valeur d’initiation et de révélateur de soi. Le vétéran Géraudel, conseiller général, ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque en 1913 la mort des mobiles de Passavant, pour une fois présentés comme sacrifiés et non comme massacrés : « Braves petits mobiles du commandant Duval !! […] Enfants dont le devoir a fait des hommes, novices que la mort a sacrés soldats, debout103 ! » Si la mort consacre l’homme, elle sacre le citoyen qui a accompli son devoir jusqu’à l’extrême. La mort au combat, « mort au champ d’honneur », se décline en effet sous les couleurs de l’accomplissement de soi, accomplissement dans la patrie et pour la patrie : « Voilà pour ceux qui sont tombés, face à l’ennemi, et ont ressenti, en expirant, cette joie suprême faite de douceur et de gloire dont parlent les anciens : Dulce et decorum pro patria mori104. », affirme l’abbé Morancé à Auvours en 1896.

  • 105 LS, 31 janvier 1904. Manifestation patriotique des conscrits au Grand Cimetière du Mans.
  • 106 Cf. Roynette O., « Bons pour le service ». L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe s (...)

83Des conscrits expriment aussi au moment de leur départ vers la caserne l’acceptation du « devoir de mourir », sous le signe de l’accomplissement : ainsi Pecnard, en 1904 au Mans : « Rappelons-nous aussi cette devise. Mourir pour la Patrie. C’est un sort digne d’envie105. » De telles paroles surprennent certainement le lecteur actuel, et leur caractère stéréotypé donne à penser qu’il s’agit plutôt d’un discours convenu, qui n’est pas nécessairement pensé. Néanmoins, le jeune homme qui s’exprime ici, au nom des conscrits, n’a pas été sommé de prendre la parole. Il ne faut pas non plus oublier l’importance à l’époque que revêt le passage à la caserne comme rite de socialisation, comme rite de passage vers le monde adulte, par l’intégration à un monde viril d’hommes forts et prêts à assumer leurs responsabilités de soldats, puis de citoyens106. D’une certaine manière, la rencontre entre cette volonté d’agrégation au groupe et la présentation du combat comme expérience paradigmatique de l’existence, se croisent et s’assemblent dans l’idée du sacrifice à accepter pour la Patrie. Voilà l’un des ressorts de l’intériorisation du « devoir mourir ».

84Une fois de plus, l’abbé Morancé rappelle à ses jeunes auditeurs les raisons du sacrifice, reprenant l’ensemble des arguments mis en valeur jusqu’ici. D’abord, le « devoir de mourir » apparaît comme une façon d’affirmer et de sauvegarder ses droits de citoyen : l’acceptation du sacrifice doit assurer la continuité de la patrie, et de la nation, c’est-à-dire les droits acquis du citoyen par l’usage de la démocratie. Ensuite, l’acceptation du combat, dans la vie ou dans la fureur du combat militaire constitue aussi un accomplissement de l’existence. Enfin, l’agrégation de la jeunesse au monde adulte s’effectue par la preuve faite de sa capacité virile, à laquelle le passage aux armées donne accès.

  • 107 À Sougé-le-Ganelon. Voir Manifestation patriotique à Sougé-le-Ganelon, le lundi de Pâques 8 avril (...)

« À vous, pupilles, qui comptez bien, n’est-il pas vrai, faire de votre vie autre chose qu’une partie de plaisir, une chevauchée folle parmi les aventures où tant d’autres usent leur énergie et enlisent leur destinée…
Depuis Job jusqu’à Darwin, tous les penseurs définissent l’ensemble des activités dont ils ont pu saisir la marche, une lutte, la lutte pour la vie : “Vita militia”, dit le premier “struggle for life”, dit le second.
Voulez-vous donc vivre et ne pas vous contenter de paraître ; voulez-vous être des forces et non des ombres ; des activités et non des fantômes ; voulez-vous entrer en possession de votre vie morale, sociale, religieuse, être des Citoyens libres, respectés, jouissant en toute plénitude de leurs droits ?
Si oui, luttez. C’est à la sueur de votre front, c’est à la force de vos bras que vous entrerez dans la vie, que vous franchirez les portes de l’avenir.
Soldats de demain, il faut combattre et redresser l’épée trop longtemps tenue la pointe en bas ! À nous, les anciens, la défaite ; à vous, les jeunes, la revanche107 ! »

85Tout cela sur fond d’une morale à la fois humaniste et chrétienne, liée sans paradoxe apparent à un darwinisme social revendiqué… Sans doute est-ce là le secret de cette dialectique complexe : d’une part, la relation entre l’idée d’une libération de l’individu prônée depuis l’époque des Lumières, idée dont les racines sont plus anciennes encore et remontent à la définition humaniste d’un homme capable de construire sa propre existence, et d’autre part la nécessité de lutter, soit de recourir à la violence pour parvenir à la réalisation de soi, ou à la réalisation des conditions qui lui permettent de fonder sa liberté, dans la démocratie.

  • 108 Les Alpes Mancelles, 7 juillet 1901.
  • 109 Discours du 3 avril 1898, Fresnay, création de la 111e section de vétérans, dont Robert Triger est (...)
  • 110 Courrier de Sézanne, 21 avril 1898.

86Enfin, le sacrifice se fonde sur l’exemple qui propose en permanence à la méditation des citoyens les bénéfices de l’abnégation. De nombreuses fois lors des cérémonies commémoratives, les orateurs mettent en valeur l’attitude d’un citoyen qui s’est particulièrement distingué par sa combativité et son désintéressement. Donner en exemple les caractères des citoyens vertueux et braves devient un devoir nécessaire à l’existence de la Patrie : « Nous avons au contraire le devoir, nous autres leurs compagnons d’armes qui, plus heureux, sommes sortis indemnes de cette lutte homérique, de glorifier leur mémoire, et de les donner en exemple à nos enfants108 », explique le député Gaston Galpin à Saint-Denis-d’Orques en juillet 1901. Et les orateurs d’expliquer combien l’exemple fortifie le comportement civique des Français, comme le fait Robert Triger en 1898 avec sa coutumière pédagogie : « De tels exemples sont singulièrement salutaires. Ils contribuent, aussi bien que de glorieuses victoires, à faire aimer le drapeau, à exciter les courages et à entretenir les aspirations nationales109. » L’exemple sert l’injonction faite au citoyen d’accepter la mort au combat : « Soyons tous prêts à défendre la Patrie ; et tous, d’un même cœur, à l’exemple de nos chers disparus, de ceux dont nous honorons aujourd’hui la mémoire, nous marcherons au combat, en unissant dans le même amour la France et la République ! Vive l’armée110 ! » clame le docteur Masson, à Faux-Fresnay, en 1898.

87Cette injonction n’est pas dictée par une autorité. Elle est prononcée par un citoyen parmi d’autres, témoin ou acteur de la précédente guerre, s’exprimant collectivement – « Soyons » – pour les citoyens réunis.

88Par ailleurs, la valeur de l’exemple provient justement de la caution apportée par la mort du soldat. Et cette mort n’est pas présentée comme provoquée par une décision de l’État : c’est une mort acceptée, voire une mort voulue. Le commandant Duval le rappelle très clairement à Varimont, en rendant hommage au mobile Bourgeois, l’un des premiers morts du 4e bataillon des mobiles de la Marne, dans la retraite d’août 1870 qui devait s’achever par le massacre de Passavant et la captivité :

  • 111 Revue de la Marne, 10 octobre 1900.

« Nulle cause, après celle de Dieu, n’est ici plus belle que celle du patriotisme, et, parmi tant de témoignages, il n’en est pas de plus grand, de plus éclatant que celui de donner sa vie pour ses compatriotes et pour la Patrie.
Victime de sa bravoure et de son patriotisme, notre camarade est tombé en vaillant, face à l’ennemi, et pour lui les ombres du trépas ont été l’aurore d’une glorieuse immortalité.
Quels parchemins peuvent valoir ce bronze ! Quels titres de noblesse peuvent valoir ces inscriptions !
Le nom de Bourgeois restera, seulement comme un souvenir impérissable, mais aussi sa mémoire comme un exemple : pour vous, enfants, pour qui le drapeau sera toujours le symbole de la Gloire et le signe de l’honneur ; pour vous, Messieurs, qui, nés alors que vos mères tressaillaient au son du canon allemand, n’avez pas été les témoins de tant de drames sanglants : pour vous, mes camarades de Passavant et de Glogau ; pour vous vaillants, qui avez connu des jours de deuil et de larmes.
Et si un jour la France nous disait à tous : Voici l’heure, nous répondrions comme Bourgeois : Présents ! À toi notre vie et mort à l’ennemi111 ! »

89Le mobile Bourgeois n’est pas victime de la guerre, ou d’une décision de l’État, mais il est « victime de sa bravoure et de son patriotisme » : victime de lui-même, de son propre consentement à mourir pour la patrie. Que cela soit vrai ou non, peu importe. Ce qui intéresse, c’est la façon dont l’exemple est utilisé : par l’exemple un rôle est assigné aux citoyens présents et à venir impliquant cette oblation dont le bénéfice enrichit la communauté civique. Et, comme le laisse penser Duval, le sacrifice de soi est dû aux mânes du glorieux défunt qui a permis à la communauté civique de perdurer au-delà de la défaite.

  • 112 LS, 26 septembre 1921. Inauguration du monument de Savigné-l’Évêque.

90Dans les faits, ces discours ont pu susciter des vocations, et il n’est pas rare de constater notamment que les fils des vétérans se sont parfois engagés dans la vie militaire, suivant l’émulation du père, au moins dans les familles de notables où le devoir envers la Patrie constituait un idéal permettant d’accéder à une respectabilité, à un prestige susceptibles de conserver au groupe familial son rang social. Ainsi le capitaine Couturié, ancien commandant de la 1re compagnie du 33e Mobiles de la Sarthe, « dont le fils, suivant l’exemple paternel, s’est engagé dans les conditions que vous savez et après avoir fait brillamment son devoir, préside aujourd’hui votre section d’anciens combattants112 ». Une étude précise serait nécessaire afin de mesurer dans quelle proportion et dans quels milieux sociaux l’exemplarité a été suivie d’effet.

*

91Pour la période 1870-1914, le sacrifice revêt plusieurs caractéristiques souvent évoquées : il est lié à la nécessité de défense, permettant la continuité des droits civiques ; il est présenté comme dette envers la nation qui accorde ses droits et envers ceux qui se sont sacrifiés pour les maintenir, mais aussi comme moyen d’accéder à l’accomplissement d’une vie, la récompense étant l’immortalité reconnue par la communauté civique. Ce devoir fait accéder le citoyen au corps mystique de la nation. Enfin, l’acceptation intègre le jeune homme dans la communauté virile des hommes adultes

92À lire ces définitions du « devoir de mourir » pour la Patrie, on en déduirait facilement que les commémorations et le discours commémoratif sont foncièrement violents, et que l’usage de la mémoire cautionne un bellicisme qui ne veut pas s’affirmer ouvertement. Il est vrai que de tels propos se retrouvent dans de nombreux discours. Toutefois, ils sont toujours liés à l’idée de défense. L’affirmation de la nécessité du sacrifice ne légitime en aucun cas un discours agressif, et n’invite pas à recourir à la violence. Il ne fait qu’en préparer l’acceptation, au cas où la France serait agressée.

  • 113 Cf. Roynette O., « Bons pour le service ». L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe s (...)

93Est-ce à dire également que tout Français se coule parfaitement dans ce moule, en partage complètement les attendus ? Non, sans doute. Pour autant, au moins par l’intégration à la société militaire de la caserne, et par le passage à l’école, chaque homme a été confronté à ce cadre de pensée. Cela ne signifie pas que tous l’aient accepté. En revanche, beaucoup l’ont en partie intériorisé113. En cas de menace, et surtout en cas d’agression, cette intériorisation peut expliquer l’acceptation du recours à la violence.

Schéma 1. – L’esprit de revanche (1870-1914). Structures d’une culture guerrière

94Les discours de la période 1870-1871 se structurent autour des mêmes valeurs. En premier lieu, la patrie, le souvenir, l’honneur structurent l’ensemble du système de représentations. Le discours est construit ensuite autour de quelques valeurs secondaires, pouvant être associées ou déclinées à l’infini, comme le souvenir du devoir, le devoir du souvenir, l’honneur du devoir, le devoir d’honneur, le devoir de sacrifice, toutes ces idées s’incarnant dans le service de la patrie. L’engagement signifié constitue une réponse dans l’avenir à la question identitaire posée par la défaite.

Notes

1 132 pour la Sarthe et 103 pour la Marne. La majorité d’entre eux datent des années 1895 à 1913.

2 Tournouër H., « Robert Triger », in Revue historique et archéologique du Maine, 2e série, t. VIII, Le Mans, 1 928 p. 21-40, 127-141, 189-219, et t. IX, Le Mans, 1929, p. 39-49, 149-170.

3 Ces chiffres ne sont pas exhaustifs. Le dépouillement systématique des journaux cantonaux entre autre donnerait une vision plus précise du phénomène commémoratif sous la IIIe République. Cependant, la découverte des archives de Robert Triger n’a pas notablement accru le corpus des cérémonies, alors que l’érudit collectionnait tous les articles rappelant le souvenir de la guerre de 1870-1871. Certaines cérémonies communales qui n’apparaissent pas dans La Sarthe sont relatées dans des journaux catholiques de plus faible tirage comme Le Nouvelliste de la Sarthe ou L’Express de la Sarthe.

4 SF, 8 avril 1871.

5 US, 4 et 11 avril 1871.

6 SF, 22 avril 1871, p. 391.

7 US, 3 mai 1871 et SF, du 22 avril 1871, p. 405.

8 SF, 19 août 1871, p. 808.

9 SF, 26 août 1871, p. 838.

10 Néant H., (dir.), La-Ferté-Bernard pendant la guerre de 1870-1871…, op. cit., p. 62.

11 SF, 1er avril et 10 juin 1871.

12 SF, 28 octobre 1871, p. 1051.

13 SF, 20 janvier 1872, p. 173.

14 SF, 25 janvier 1873, p. 199.

15 JDLM, 7 novembre 1872.

16 JDLM, 17 novembre 1872.

17 JDLM, 13 novembre 1872.

18 JDLM, 17 novembre 1872.

19 Une lettre du Commissaire extraordinaire du Gouvernement français près le Commandement en chef de l’armée d’occupation au préfet de la Marne, datée de Nancy, le 5 décembre 1872, fait état de cette inquiétude. Plusieurs télégrammes codés sont adressés au préfet, qui réduit l’événement à sa juste mesure dans une réponse du 19 décembre suivant. Si le discours de l’évêque contient une phrase violente envers l’occupant, les allocutions prononcées au cours de l’année précédente avaient été plus passionnées, « et les Allemands n’avaient fait aucune observation ». (ADM, 33 M 12).

20 JDLM, 1er septembre 1873. Article issu de la Revue de la Marne.

21 ADM, CHP 5 739 et ADM, SA 89. Les archives municipales étant en trop mauvais état, les registres de délibération du Conseil municipal de Châlons n’ont pu être consultés pour cette période.

22 Il est possible que les cérémonies annuelles à Yvré-l’Évêque sur le plateau d’Auvours n’aient été organisées qu’à partir de 1895. M. Jehenne, ancien colonel des mobilisés d’Ille-et-Vilaine, rappelle lors des obsèques du général Gougeard en mars 1886 que c’est la troisième fois qu’il se trouve à Auvours après la journée du 11 janvier 1871, l’inauguration d’avril 1874. Or, les mobilisés d’Ille-et-Vilaine tenaient à manifester leur présence, leur action dans la reprise du plateau d’Auvours ayant été minimisée lors de l’inauguration en 1874. S’il y avait eu d’autres cérémonies régulières, on peut penser qu’ils se seraient fait un point d’honneur d’y assister.

23 Journal de l’abbé Fernand Duval…, op. cit., année 1913.

24 US, 20 août 1885.

25 Le Gaulois, des 16-17-18 août 1885, Le Figaro des 16-17-18 août 1885, et L’Echo de Paris du 18 août 1885.

26 Le Temps, d’après US des 17/18 août 1885.

27 ADM, 87 M 65 et 87 M 66.

28 NS, 12-13 novembre 1899, et 12 août 1912 (remise des diplômes de la médaille de 1870 par le colonel Gasselin).

29 Le Courrier de Sézanne, 21 avril 1898.

30 La Revue de la Marne, 21 juin 1899.

31 JDLM, 3 octobre 1906.

32 LS, 29 octobre 1878.

33 LS, 13 mai 1879.

34 À Tuffé, deux ans plus tard, l’église est trop petite est la foule venue de « Tuffé, Beillé, Sceaux, Duneau, Le Luart » (LS, 14 janvier 1902). Les sections de La Flèche, Sablé, Malicorne, Mézeray, assistent à la remise des médailles de 1870 à Noyen (LS, 14 février 1913).

35 JDLM, 29 août 1907.

36 DE, 27 août 1910.

37 À Tuffé, « l’office des morts est chanté à la mémoire des enfants du Luart » (LS, 10 janvier 1905). À Courceboeufs, en 1878, ce sont les vêpres des morts. (LS, 29 octobre 1878).

38 DE du 25 août 1896 et l’Indépendant rémois du 24 août 1896.

39 LS, 10 avril 1913.

40 US, 17-18 août 1885.

41 « On s’étonnera peut-être qu’un repas ait terminé cette fête des morts », commente le journaliste de La Sarthe à la fin du récit de l’inauguration du monument de Courceboeufs en 1878 (LS, 29 octobre 1878), en ajoutant que renseignements pris, ce sont les aubergistes seuls qui ont proposé d’organiser ces agapes auxquelles participèrent les députés Haentjens et Galpin, façon de justifier la présence du premier, fondateur et directeur du journal auprès des lecteurs.

42 LS, 29 octobre 1878.

43 Mayeur J.-M., La vie politique sous la Troisième République, Paris, Seuil, coll. « Points-Histoire », p. 115 sq.

44 Cf. Tison S., « Le Préfet Le Chevalier et les désordres de la guerre de 1870-1871 », in La Province du Maine, Tome CVII, p. 91-105.

45 URM, 18 août 1885.

46 LS, 17/18 août 1885.

47 US, 17/18 août 1885. Les journaux conservateurs déplorent aussi qu’aucun orateur n’ait rappelé la conduite des zouaves pontificaux et du général de Charette pourtant présent à la cérémonie.

48 Ibid. C’est au cours de cette année 1885 que la pensée de Paul Déroulède évolue vers une critique plus ferme du régime républicain, jugé trop libéral et peu capable de dépasser son manque d’autorité.

49 Le mot d’ordre pour cette contre-manifestation est publié le samedi 15 août 1885 en tête de colonne du Républicain et dans l’hebdomadaire Le Progrès de l’Ouest du 15-22 août. Y assistent les radicaux de la ville, le sénateur Rubillard, Eugène Caillaux, sénateur puis conseiller général de Mamers (1875-1892), père de Joseph Caillaux futur président du Conseil, la Loge les amis du Progrès (L’Union de la Sarthe). Cette contre-manifestation est qualifiée par ce dernier de « piteuse : c’est un avortement, et si ses initiateurs ont perdu une belle occasion de se tenir tranquille, ils n’ont eu garde de laisser échapper celle de se couvrir de ridicule. Le choix du monument n’est pas anodin, puisque l’obélisque érigé en 1873 place de la Lune n’a jamais été inauguré suite à un différend concernant le terrain entre la municipalité et l’État.

50 US, 17/18 août 1885, et JDLM, 14 septembre 1909.

51 En revanche, aucun officier, aucune délégation militaire n’est présente lors des cérémonies organisées autour de ce nouveau monument au cours des années suivantes. (LS, 11 janvier 1899 et 15 janvier 1900).

52 Ecl. E, 16 mai 1897.

53 Le Courrier de Sézanne, 16 avril 1898.

54 JDLM, 20 juin 1899.

55 Pour le Souvenir français, l’élément militaire est présent mais n’est pas systématiquement à la tête des différents groupes départementaux. Dans la Sarthe, le colonel Gasselin joue assurément un rôle essentiel. Dans la Marne, ce sont semble-t-il plu souvent des civils : à Châlons-sur-Marne, Émile Schmitt est un des chantres de la mémoire patriotique entre 1891 et 1929. Ses nombreux discours sont souvent imprimés et publiés ensuite.

56 Le général de Charette préside la société des anciens zouaves pontificaux jusqu’à sa disparition en octobre 1911. Les anciens du 33e Mobiles sont guidés par leur ancien colonel, le vicomte de la Touanne, puis par le commandant de Montesson, et à partir de 1913, le capitaine Tual. Quant aux mobiles de la Marne, ils sont représentés par le commandant Duval qui était à la tête du 4e bataillon en 1870.

57 Notamment en 1895, au jour anniversaire de Coulmiers, et en 1902, lors de la visite du président Loubet au Mans. (SHAM, archives Robert Triger).

58 LS, 15 janvier 1901.

59 Revue historique et archéologique du Maine, mars 1896.

60 SF, 31 août 1872 (p. 954), 21 décembre 1872 (p. 81), 14 mars 1874 (p. 380), 4 et 11 avril 1874 (pp. 437 et 461).

61 Voir infra p. 140

62 Sauf à Pontfaverger, en 1896, 1899, 1908, et Trépail, en 1908.

63 Une annonce, non suivie d’un récit, est publiée dans le Journal de la Marne, le 24 août 1885.

64 La Dépêche de l’Est est en général plus complète pendant cette période, raison pour laquelle elle a été privilégiée dans l’étude, ceci n’empêchant pas des repérages d’ailleurs peu fructueux dans le Journal de la Marne.

65 DE, 23, 26 et 28 août 1894.

66 DE, 28 août 1894 et Journal de la Marne, 29 août 1895.

67 DE, 27/28 août 1898.

68 JDLM, 3 décembre 1872. Cette tombe porte l’inscription suivante : « Aux victimes du 25 août 1872 ! Leurs familles, leurs amis, leurs compagnons d’armes. », suivie de 22 noms.

69 DE, 28 août 1912.

70 DE, 29 août 1907.

71 JDLM, 25, 26, 27 août 1902. DE, 30 et 31 août 1905, 29 août 1907, 29 août 1908.

72 Brochure publiée en 1874, et récit dans La Semaine du Fidèle des 18 et 25 avril 1874.

73 LS, 17-18 août 1885.

74 JDLM, 3 septembre 1871.

75 Revue de la Société d’Agriculture Sciences et Arts de la Sarthe, t. XIV, Le Mans, impr. Monnoyer, 1873-1874, p. 334.

76 LS, des 18 septembre et 7 décembre 1870.

77 Revue de la Société d’Agriculture Sciences et Arts de la Sarthe…, op. cit., p. 334.

78 Ibid., p. 310-334.

79 Un exemple de ce souci de vérité de la part de Surmont : « Parmi les témoins de l’enquête, il en est qui relèvent avec indignation toutes les brutalités ou les grossièretés par eux commises, et qui leur attribuent un caractère violent et mauvais. Mais le plus grand nombre, au contraire, se loue de leur conduite. Quelques-uns reproduisent même, comme un écho de l’opinion populaire, ce jugement : “Ils sont meilleurs que les Français”. » (Ibid., p. 315).

80 JDLM, 29 août 1901.

81 JDLM, 26/27 août 1895.

82 DE, 29 août 1907.

83 Reschef O., Rêves, symboles et mythes de la guerre franco-allemande 1870-71, thèse de doctorat, I.E.P. de Paris, 1981, 283 p.

84 « Les Prussiens à La-Ferté », in La Vie Mancelle, 1998, no 342, p. 13-14

85 JDLM, 17 novembre 1872. Article extrait de La Revue de la Marne.

86 Les bataillons scolaires sont créés en 1881 par le ministre de l’Instruction publique, Paul Bert (Ministère Gambetta). Les écoliers en fin de scolarité, vers 11-12 ans, étaient équipés par leur instituteur de fusils en bois, et s’exerçaient chaque semaine au maniement d’armes et à la marche. La mesure fut rarement appliquée, et tombe en désuétude une dizaine d’années plus tard.

87 Néant H. (dir.), La-Ferté-Bernard pendant la guerre de 1870-1871…, op. cit., p. 62.

88 « Surtout, il n’est rien, et jusqu’à l’illustration, dans les livres qui lui sont donnés qui ne tende à rappeler au jeune écolier qu’il sera soldat : les grands souvenirs de notre épopée guerrière, et ceux, plus douloureux et plus récents de la défaite, y sont sans cesse évoqués ; la nécessité et la grandeur du service militaire s’y trouvent constamment soulignées. », souligne Raoul Girardet, dans Le nationalisme français. Anthologie, 1871-1914, Paris, Seuil, 1983, p. 71.

89 Paul d’Estournelles de Constant (1852-1924), petit-neveu de Benjamin Constant, député puis sénateur de la Sarthe (1895-1924), Prix Nobel de la paix 1909 pour son rôle, entre autre, dans la création d’une cour d’arbitrage internationale (conférences de La Haye de 1899 et 1907). Léon Bourgeois (1851-1925), député puis sénateur de la Marne (1885-1925), théoricien du solidarisme, défenseur de l’arbitrage international, premier président de la Société des Nations, Prix Nobel de la paix en 1920.

90 Santamaria Y., Waché B., Du printemps des peuples à la Société des Nations, Paris, La Découverte, 1996, p. 108.

91 Comme le réclamait Danton en juillet 1792 : « Jusqu’à quand une classe particulière s’arrogera-t-elle le droit exclusif de sauver la patrie ? » (J.-P. Bertand, guerre et société de Louis XIV à Napoléon, op. cit., p. 31). Affirmer la nécessité du sacrifice correspond aussi à justifier la souveraineté du citoyen par le partage du droit régalien d’user de la violence, auparavant détenu par la minorité aristocratique et en dernier lieu, par le roi.

92 Ibid. p. 31.

93 LS, 17-18 août 1885.

94 LS, 23 mars 1896. Le Mans.

95 Revue prytanéenne, no 44, août 1886, p. 606-607.

96 Heiligenstein G, Mémoires d’un observateur-pilote, 1912-1919, Paris, l’Officine, 2009. p. 23.

97 JDLM, 8 septembre 1913.

98 JDLM, 29 août 1901. Cérémonie de Passavant.

99 DE, 28 août 1908.

100 DE, 29 août 1907.

101 Le Courrier de Sézanne, 21 avril 1898.

102 Mosse G. L., Fallen soldiers; Reshaping the memory of the Worl Wars…, op. cit., p. 27.

103 DE, 28 août 1913.

104 LS, 11 janvier 1896. Concernant l’abbé Morancé, voir la note 34 du chapitre V.

105 LS, 31 janvier 1904. Manifestation patriotique des conscrits au Grand Cimetière du Mans.

106 Cf. Roynette O., « Bons pour le service ». L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, 2000.

107 À Sougé-le-Ganelon. Voir Manifestation patriotique à Sougé-le-Ganelon, le lundi de Pâques 8 avril 1901, Silléle-Guillaume, impr. Fr. Deslandes, 1901, 20 p. (SHAM, archives Triger, dossier « 111e section de vétérans – Fresnay-sur-Sarthe »).

108 Les Alpes Mancelles, 7 juillet 1901.

109 Discours du 3 avril 1898, Fresnay, création de la 111e section de vétérans, dont Robert Triger est le vice-président, sans être pour autant un vétéran lui-même. (SHAM, archives Triger).

110 Courrier de Sézanne, 21 avril 1898.

111 Revue de la Marne, 10 octobre 1900.

112 LS, 26 septembre 1921. Inauguration du monument de Savigné-l’Évêque.

113 Cf. Roynette O., « Bons pour le service ». L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, op. cit. Chap. « Profondeur et limite de l’acculturation ».

Table des illustrations

Légende Schéma 1. – L’esprit de revanche (1870-1914). Structures d’une culture guerrière
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