Problèmes de sources

Une approche délicate

1Les registres de capitation, la prise en compte des renseignements fournis par les registres paroissiaux1 mais aussi les registres des classes, les rôles d'équipage, nous laissent dresser des tableaux convenables des populations urbaines. Les registres paroissiaux permettent de trouver ceux que les registres de capitation ignorent le plus souvent, les journaliers, les matelots, ceux qui travaillent la terre enfin les militaires2 Les registres fiscaux, sans en méconnaître les inconvénients, autorisent des comparaisons d'une ville à une autre, d'une époque à une autre. À quelques lacunes près, nous les possédons pour l'ensemble des villes3. Ils constituent la source la plus complète et la plus homogène en Bretagne au xviii^e siècle. Ils ont été établis suivant les instructions des intendants ou des États selon des critères identiques aux différentes périodes et les changements se firent en parallèle d'une ville à l'autre. À la fin du xvii^e et au début du xviii^e siècle, on classait les capités suivant les corps de métiers, puis l'on opta pour un recensement par paroisse ou par quartier, rue par rue, maisons par maison, étage par étage. Ces registres constituent une masse documentaire que seule l'informatique permet de traiter. Ils comportent des inconvénients qu'il convient de préciser. En premier lieu, les registres ne concernent que les capités, les membres du clergé et les pauvres n'y apparaissent pas ou rarement. Les nobles avaient leur propre registre, de même que les membres des cours souveraine. Il arrive néanmoins qu'un registre comprenne le descriptif complet de la ville avec tous ses habitants4. La qualification des métiers laisse aussi à désirer. Que de fois ai-je pensé aux discussions qui à la fin des années soixante portaient sur la division des gens de service en trois ou quatre catégories5, peu de

2registres autorisent de telles distinctions et nous sommes heureux quand nous allons au-delà d'une désignation asexuée (domestique) pour trouver servante et valet. de plus, les registres des petites cités souffrent de l'attitude des enquêteurs-répartiteurs qui, connaissant beaucoup de gens, en particulier ceux de leur milieu, ne voyaient pas la nécessité de préciser, après le nom, une situation professionnelle connue de tous. Le registre d'Antrain de 17536 ne comporte qu'une liste de noms. Celui de Quintin de 1720, fournit très peu d'indications pour des rues entières : Guenefolle, 27 capités, 3 métiers, faubourg de la Rochouas, 141 capités, 35 indications. Dans les deux cas, nous avons à faire à des quartiers populaires, habités surtout par des journaliers et des tisserands. Nous avons peu de renseignements professionnels sur la population des rues populaires en raison de la modicité des contributions et sans doute aussi parce que beaucoup de ces gens vendant leur force de travail, n'avaient point toujours une activité bien définie. Une autre difficulté concerne les rentiers dont la détermination à partir de ces registres n'est pas évidente et nous ne pouvons les connaître que grâce à des listes spécifiques.

3D'autres documents de qualité inégale nous renseignent sur le statut social et professionnel des citadins : répertoires de nobles, d'artisans, de marchands, listes de mobilisables au titre de la milice bourgeoise, recueils de contribuables, rares dénombrements de pauvres, plus rares encore de l'ensemble des citadins. L'enquête démographique entreprise dans les années soixante-dix apporte aussi ses renseignements. Ces documents, moments de la vie citadine, ne permettent pas, ou mal, ou trop rarement, de suivre une évolution, de déceler des changements sauf pour des secteurs limités et à des distances de temps qui n'autorisent que des estimations grossières. Ils laissent échapper les mouvements plus courts, conjoncturels. En Bretagne au cours du xviii^e siècle nous possédons une série d'enquêtes portant sur les métiers répartis en jurande et métiers libres7. Elles ne concernaient en principe que les maîtres et non l'ensemble de ceux qui exerçaient une profession (compagnons, apprentis) mais l'examen montre qu'en quelques localités, il s'agissait bien de la totalité des travailleurs : là où la structure professionnelle écartait la maîtrise. Établis pour des raisons fiscales, ces états nous donnent le nombre théorique des maîtres autorisés et non leur nombre réel. Enfin, dans le monde des actifs, les gens de mer avaient une place très importante que nous restituent les registres de classes, complétés par les rôles d'équipages et les rapports des capitaines. Les sources notariales, l'enregistrement des actes, les inventaires après décès nous permettent d'analyser niveaux et compositions des fortunes, des patrimoines8.

Essai de classement

4L'étude des catégories socioprofessionnelles d'un ensemble de villes et non d'une ville particulière se doit d'éviter un double écueil : l'éparpillement et l'utilisation de sources à ce point différentes d'un lieu à un autre, d'une période à une autre que les comparaisons n'aient plus aucun sens. À la recherche d'un système de classement simple recouvrant la totalité des situations sans pour autant masquer les individualités, j'ai orienté les présentations des sociétés urbaines en ensembles qui se recoupent et se complètent : le rappel de la société d'ordres, la mise en évidence des secteurs d'activités regroupant des métiers, des professions, des fonctions, enfin l'examen de quelques catégories particulières de citadins. Deux remarques préliminaires : la première concerne les ordres, la seconde la distinction entre actifs et non actifs. En ce qui concerne les deux premiers ordres, faire l'impasse de la présentation du clergé et de la noblesse dans les villes serait une erreur et les isoler du tiers une autre9. Nos sources ne nous permettent pas d'une manière vraiment satisfaisante d'étudier l'ensemble des non actifs qui regroupe des gens issus de milieux distincts, dans des situations différentes : nobles, bourgeois vivant de leurs rentes10, chômeurs, infirmes, grabataires etc. Comment mesurer l'importance des non actifs sans risques graves d'erreurs ? Le fait qu'aucune indication professionnelle n'accompagne le nom d'un contribuable ne signifie pas qu'il s'agissait d'une personne vivant de ses rentes ou assistée par sa famille. Dans bien des cas force est de les compter dans la catégorie des « sans indication ». Ici, seules les sources notariales laissent dessiner les contours de la bourgeoisie rentière11. de même la présence de beaucoup de veuves fait penser qu'une partie vivait de maigres biens mais combien ? Les archives hospitalières nous fournissent les noms de tous ceux qui ne pouvaient travailler, mais ceux qui habitaient avec leurs familles ? Seul le registre de capitation de Morlaix en 1770 nous permet pour cette ville, d'en saisir l'importance12. La comparaison satisfaisante de cité à cité est impossible et nous aboutissons à une impasse, sauf à extrapoler dangereusement à partir de quelques cas particuliers. Les problèmes liés aux femmes et aux retirés plutôt que retraités, ne sont pas non plus entièrement résolus. Dans la plupart des études, ils ne sont même pas mentionnés et J. Dupâquier propose de les mettre à part13. Or, ils surgissent de nos sources par milliers et s'imposent à notre étude, surtout les femmes, dames, demoiselles, filles, veuves. L'examen des milieux actifs nous réserve aussi quelques insatisfactions : l'étude du milieu des marchands, rencontre les difficultés soulevées par bien d'autres chercheurs14. La distinction entre salariés et patrons disparaît souvent des sources alors qu'elle est une réalité sociale partout présente. Les compagnons apparaissent quand ils habitent avec leurs maîtres, quand ils sont désignés comme tels dans les registres du début du siècle en particulier15, mais, dans la plupart des cas, maîtres et compagnons se confondent sous la dénomination du métier et les côtes fiscales ne constituent pas un indice suffisant pour distinguer les uns des autres. Les apprentis ne sont que rarement signalés. Rien n'empêche de croire que l'organisation des métiers, le nombre des compagnons et des apprentis par atelier diffère d'ailleurs comme les règlements des corporations nous le confirment pourtant, force est de constater que les sources fiscales rendent mal compte de cette réalité. Or les salariés constituent une réalité urbaine incontournable, par leur nombre, par leur situation dans le mode de production, par leur place dans les sociétés urbaines.

5Au bout du compte, travaillant à la suite d'auteurs remarquables, il serait facile de s'appuyer sur leur autorité pour dresser un tableau d'ensemble satisfaisant si les classements proposés par les uns et par les autres ne différaient sensiblement dans la mesure ou leurs travaux concernent des villes singulières16. Des divergences concernent les métiers rangés dans un secteur ou un autre, dans les professions libérales, administratives, de la justice. Avocats, notaires, procureurs sont ici comptés avec les gens des professions libérales et là avec ceux des officiers de justice17. Regrouper les secteurs d'activités et les professions autour d'un matériau consiste à mettre ensemble des systèmes de nature différente et aboutit à des incohérences. Ainsi, les menuisiers doivent apparaître dans les métiers du bois et dans le secteur du bâtiment donc dans deux systèmes de classement distincts. Il en est de même pour les cuirs, les tanneurs et chamoiseurs fournissent aux cordonniers, tabletiers, savetiers, carrossiers, selliers, bridiers, bourreliers, tapissiers, relieurs, gainiers, coffretiers, gantiers, culottiers, boursiers, des produits pour des secteurs d'activité différents, pompes pour navires, harnois, selles, équipages, chaussures, souliers, bottes, brodequins, guêtres, tapisseries, sofas, fauteuils, bureaux, couvertures de livres, portefeuilles, petits meubles, gibernes. Le secteur des transports se trouve quasiment ignoré. Outre sa réelle importance18, il permet de prendre en compte une série de métiers souvent classés dans les divers dont les porteurs, les manutentionnaires. Cette catégorie des divers souvent pléthorique doit être diminuée.

6D'autres systèmes de classement mettent en évidence, les rapports des hommes avec le travail, leur place dans le procès de production. Un classement datant du xviii^e siècle concernant La Guerche, place les marchands non artisans en tête suivis des marchands et artisans vendant et produisant, puis les artisans ne s'occupant que du travail qu'on leur fournissait (texiers, sergers19 etc.), ensuite ceux qui ne travaillaient qu'à la journée (maçons, charpentiers, mais pas les menuisiers placés dans la seconde catégorie), enfin les métiers de la santé, les perruquiers qui constituent avec d'autres un ensemble de divers20. La logique de cette répartition se retrouve plus élaborée dans les distinctions ultérieures entre artisans dépendants et indépendants, entre artisans marchands et marchands artisans largement étudiées par Albert Soboul. Jean-Claude Perrot distinguait trois groupes à Caen : les productifs, les gens des services et les inactifs, proposition tentante qui rencontre dans son établissement à l'échelle d'une province des difficultés. On ne peut établir le groupe III d'une manière satisfaisante. La répartition professionnelle rennaise montre qu'il s'agit ici d'une impasse : sur 6588 capités on dénombre 92 rentiers désignés comme tels (1,39 %) mais 1037 personnes au statut indéfini (15,74 %). Le registre de la capitation de Vannes de 1701, ne signale aucun rentier et la part des indéterminés est de 6,86 %. Par contre, 156 « bourgeois », c'est-à-dire rentiers vivaient à Lorient en 1789. À l'inverse les registres de Concarneau, nous permettent d'établir qu'il y avait 5,2 % des capités vivant de leurs rentes en 1720, 5,4 en 1739, 6,4 en 1780, 3,5 en 1788. Néanmoins à titre indicatif, voici les résultats obtenus pour quelques villes.

7Dans ces villes, petites ou moyennes, services et production à quelques points s'équilibrent (sauf à Lamballe et à Montfort). Le pourcentage penche du côté des services à Aurai, Concarneau, Montfort et en sens inverse à Dinan, Josselin, Lamballe, Vitré. La présence de tous ceux qui s'occupaient de manutention dans le groupe Il déforme la structure professionnelle des deux villes maritimes. L'importance du groupe III (22,99 % à Auray, 4,91 % à Lamballe) dépend de l'imprécision des sources.

8Faute de mieux, rabattons-nous sur le certain, prenons en compte les indications précises, laissant de côté les indéterminées, abandonnons toute comparaison reposant sur des sources trop incomplètes sauf à les recouper, ne déterminons pas des taux de progression, des pourcentages sur des échantillons ridicules ou en nombre par trop limité.

Les citadins

Les deux premiers ordres

Le clergé

9La présence du clergé en Bretagne s'inscrit dans le cadre des 1440 paroisses dont 120 urbaines, circonscriptions religieuses réparties entre les neuf évêchés de Dol, Nantes, Rennes, Quimper, Saint-Brieuc, Saint-Malo, Saint-Pol-de-Léon et Tréguier. La présence de collégiales donnait à d'autres villes telle Lannion, prestige et fierté. Matignon pourtant simple trève en tirait un tel orgueil qu'elle ne réclamait même pas d'être érigée en paroisse. Dans chaque ville épiscopale existait un certain nombre de dignités. La cathédrale de Dol possédait 31 chapelles, celle de Saint-Malo, 11. Il existait à Saint-Brieuc « une église collégiale avec 10 prébendiers21 ». Mais l'archidiacre de Dinan résidait à Saint-Malo, celui de Châteaudun à Chartres. Au-dessous de ces dignitaires vivait un personnel séculier nombreux et leur présence, leurs besoins, quelquefois leurs prétentions marquaient la vie des cités. Il est bien difficile de savoir combien de prêtres vivaient dans un diocèse et dans une ville22 bien que nous sachions qu'ils suffisaient pour desservir les cures et garnir les chapitres23. Berthelot du Chesnay, Jean Meyer pense de même, estimait que les villes bénéficiaient de la présence d'un nombre en proportion plus élevé de prêtres que les paroisses rurales, car « beaucoup de prêtres d'origine bourgeoise en particulier montraient peu d'empressement à y vicarier » mais que toutes ne possédaient pas le même attrait. Les paroisses de Rennes et de Nantes donnaient aux jeunes habitués sortant du séminaire, aux non bénéficiers l'espérance d'y trouver des revenus.

10Le nombre total d'ecclésiastiques en Bretagne (séculiers et réguliers) fut chiffré en 1696 à 17 789, Béchameil de Nointel24 n'en décelait que 13 116. En 1666-1667, les réguliers étaient un peu plus de 5 000. Alain Croix considère qu'il faut accepter les dires de l'intendant ce qui donnerait quelques 8 000 prêtres25, soit un pour 212 habitants, près de six par paroisse en moyenne avec une répartition très inégale. Étudiant cinq diocèses, Berthelot du Chesnay calculait qu'ils possédaient 3 370 prêtres diocésains à la veille de la révolution26, ce qui correspondrait à 5 000 prêtres pour l'ensemble de la Bretagne. Jean Meyer de son côté décompte 4 698 prêtres pour sept diocèses (manquent Saint-Pol et Tréguier) ce qui ferait un prêtre pour 450 ou 500 habitants soit un encadrement inférieur de moitié à celui constaté pour les années 1660. Si à Josselin, le nombre des séculiers parait stable dans la plus grande partie du xviii^e siècle, un prêtre pour 291 habitants, la baisse était forte par rapport au xvii^e siècle : en 1633, Sainte-Croix avait cinq prêtres, deux seulement en 1789, Notre-Dame, 13 en 1671, huit en 1789. À l'inverse, le nombre des paroissiens montait à 238 à Saint-Nicolas et à 407 à Saint-Maitre. Les indications portant sur le nombre de prêtres fournies par les registres de capitation ne concernent qu'un nombre de villes limité et la seconde moitié du siècle néanmoins, il en ressort l'extrême inégalité de la répartition entre les villes avec un prêtre pour 1428 habitants à Brest, un pour 70 à Tréguier en 177427. Dans un ordre décroissant, nous trouvons : Saint-Brieuc (1/96), Guérande (1/108), Lamballe (1/120), la Roche-Bernard (1/245), Montfort (1/163), Hédé (1/300), Saint-Malo, Saint-Servan (1/357), Guingamp (1/450), Ancenis (1/498), Port-Louis (1/514) le Croisic 1/600, et Morlaix 1/633. La tendance au moindre encadrement dans la seconde partie du xviii^e siècle existait à Lamballe, le rapport passait de 1/120 en 1774 à 1/157 en 1780, à Dinan de 1/127 en 1742 à 1/200 en 1789, à la Guerche de 1/319 à 1/37528. Disparité d'une ville à une autre correspondant à celle des sénéchaussées mise en évidence par Alain Croix et R Neveux dans l'Atlas de Bretagne29. L'importance de l'encadrement clérical dans les villes, son évolution, n'est pas sans conséquences. Le clergé intervenait en matière politique à un haut niveau aux États de Bretagne, plus symboliquement au Parlement et à la Cour des Comptes, partout où existaient les communautés de ville, plus encore là où il n'y avait que les généraux des paroisses, il influençait les décisions prises et la destinée de leur province et de leurs paroissiens30. Berthelot du Chesnay soulignait à juste titre leur rôle d'auxiliaires de l'administration et de la justice, les circonscriptions religieuses servant de cadre fiscal. La répartition des fouages, de la capitation et autres impôts se faisait par diocèse31, et l'administration des États reposait sur le découpage diocésain. L'évêque le plus élevé et le plus ancien en dignité, présidait les commissions des États, chaque évêque, la commission diocésaine de son ressort32, l'évêque de Rennes siégeait à la tête de la Commission intermédiaire. Ils avaient donc la charge, à ces postes, de la capitation, des travaux publics, des étapes. Dans ce système, le diocèse de Rennes, c'est-à-dire Rennes, avait une prééminence de fait33.

11Nous trouvons monastères et abbayes ailleurs qu'en ville, certains ordres fuyant les risques d'amoralité que l'on croyait y courir, mais, l'on sait que le mouvement de renouveau fut essentiellement urbain34.Très tôt, les villes, surtout les plus riches reçurent religieux et religieuses en leur sein pour des raisons spirituelles, charitables, éducatives. L'installation d'un ou plusieurs ordres mendiants n'appartenait pas au hasard mais provenait d'une politique pastorale étudiée par Hervé Martin qui montre l'importance des mendiants « par excellence les religieux de la ville » devenus au xv^e siècle les « rentiers de la prière35 ». Mais quels que fussent les avantages de leur présence dans une ville, encore fallait-il qu'ils puissent s'y installer et s'y développer. La communauté, le général, de riches chrétiens, devaient donner les assises matérielles de leur implantation : terrains, maisons, dotations en argent, en rentes. Il fallait une population nombreuse, assez riche pour attirer les ordres nouveaux et retenir les anciens. L'implantation des Mendiants et des autres ordres médiévaux traditionnels se terminait au début du xvi^e siècle quand apparurent les récollets et les Capucins issus de la Stricte Observance franciscaine. Enfin, les autres ordres s'installèrent au xvii^e siècle, les autres congrégations se trouvaient en place à la fin du xvii^e siècle, 34 de 1600 à 1650 et 11 de 1650 à 1700. Elles se partageaient entre 28 observances différentes : 20 installations de Capucins, 16 de Récollets, 16 de Carmes (avec les Carmes déchaussés et les Grands Carmes), 13 de Cordeliers, 9 d'Augustins, 6 de Grands Augustins et 4 d'Augustins Trinitaires, 1 d'Augustins de la Ste Croix, 4 Minimes36. Les frères des Écoles chrétiennes furent les seuls à fonder des maisons au xviii^e siècle. L'installation, le maintien des ordres dans une ville peuvent être considérés comme un signe de dynamisme. Comme avait pu être des signes de leur action envers les populations démunies, la création, la multiplication des hôpitaux et des hospices. Trinitaires et Pénitents ne limitaient pas leur action à la seule prédication, ils remplissaient des missions d'entraide et Capucins et Cordeliers intervenaient au moment des incendies et l'on sait le rôle des Jésuites.

12Le mouvement conventuel breton masculin se développa essentiellement avant le xviii^e siècle. Combien y avait-il à ce moment-là d'ordres ? de religieux ? de religieuses ? Béchameil de Nointel estimait à 42 le nombre d'abbayes d'hommes auxquelles il convient d'ajouter quelques établissements féminins. Mais il ne prenait en compte que les plus importants ayant plus de 4 000 L de revenus37. Or nous savons la crise qui frappa le clergé régulier, en particulier les ordres mendiants médiévaux, au cours du xviii^e siècle, le déclin des effectifs accompagnant un relâchement de la règle, s'y ajouta la suppression des Jésuites38. La Bretagne ne fut pas épargnée par la suppression des ordres réguliers en 1768 qui prévoyait la fermeture de monastères aux faibles effectifs des chanoines réguliers de Sainte-Croix de Guingamp, des bénédictins de Dinan, de Vitré et aussi des Minimes de Saint-Fiacre de Morlaix et de Saint-Pol, des Augustins de Beaulieu de Dinan et de Montfort, des Grands Augustins et des Carmes déchaussés de Carhaix, des Grands Carmes de Pont-l'Abbé. Il n'en restait pas moins 802 moines des ordres médiévaux anciens plus les Récollets et les Capucins répartis en Bretagne dans 100 maisons. Le dictionnaire d'Ogée de son coté mentionne 170 groupes religieux très inégalement répartis entre 53 villes39. 120 communautés masculines se répartissaient entre 45 cités d'une manière fort différente. il ne restait plus que cinq Capucins à Hennebont en 1790, mais 25 à Rennes et à Saint-Malo, 29 réguliers à Josselin contre 59 au début du siècle. Il y aurait en 1789 : 39 abbayes d'hommes, 138 communautés masculines, 6 de filles, 189 couvents, 2 chartreuses, 19 collégiales et 350 prieurés qui abritaient de 420 à 450 moines, 250 moniales. Les effectifs avaient donc chuté par rapport à la période d'apogée (1666) où l'on estime à 900 le nombre des moines et de 700 à 750 celui des moniales40. Le seul diocèse de Nantes comprendrait 250 hommes, abbés non résidents compris, et 532 femmes41.

13Toutes les villes ayant 6 000 habitants et plus, recevaient religieux et religieuses. Les deux principales villes concentraient 19,16 % des ordres masculins (Nantes, 14, Rennes 9), venaient ensuite Dinan et Vannes, sept chacune, Quimperlé, six. Cinq villes en possédaient quatre : Auray, Brest, Dol, Morlaix et Vitré ; Malestroit, Rhuys et Tréguier, trois. Toutes les autres n'en accueillaient qu'un ou deux (22,5 %). Il n'y avait pas d'implantation dans les villes de moins de 1 000 habitants, le Faou excepté. Les ordres les plus anciennement installés, en particulier les mendiants de la période médiévale (Carmes, Dominicains, Cordeliers), ne se retrouvaient ensemble que dans trois villes : Nantes, Rennes et Vannes.

14Notons que les sièges épiscopaux se trouvaient très inégalement fournis

15La situation des ordres féminins ne se présentait pas de manière identique. Ils concernaient plus de villes (51), légèrement plus de congrégations (33) dont cinq dominaient par le nombre de leurs installations : les Ursulines loin devant, réparties entre 41 villes, puis les Filles de la Sagesse, 23 villes, les Hospitalières, 15, les Bénédictines 13, les Calvairiennes 942. Le xvii^e siècle avait connu 101 fondations et le xviii^e 23, dont les Filles de la Sagesse (7), du Saint Esprit (2) et l'accroissement des Filles du Bon Pasteur (1/2), des Dames de la Retraite (1/3), des sœurs de la Croix (2/3), des Hospitalières de saint Thomas (5/7), des Filles de la Charité (4/7) et des Ursulines (1/23).

16La répartition des ordres religieux féminins présentait un éventail plus ouvert que celui des ordres masculins ce qui ne manquait pas d'avoir des conséquences dans tous leurs domaines d'intervention : charité, assistance, enseignement, mais aussi vie religieuse.

17L'univers des petites écoles évolua profondément du xv^e au xviii^e siècle. La décision de Louis XIV (13 décembre 1698) d'établir des écoles dans toutes les paroisses pour enseigner le catéchisme, la lecture et l'écriture ne fut pas partout suivie d'effet, encore en 1724, l'on réaffirmait la nécessité de cette ouverture et le statut du diocèse de Rennes publié en 1726, ordonnait la création de petites écoles pour garçons et pour filles. Pour les garçons l'on prévoyait un prêtre ou un laïc expérimenté, pour les filles, une fille âgée, de vertu certaine, suffisait. Dans une vingtaine de paroisses de cet évêché les écoles s'ouvrirent et le plus souvent l'enseignant fut un prêtre43, seules les communautés possédant des revenus suffisants assuraient un enseignement gratuit. Mais les registres de la capitation nous montrent que dans la plupart des villes des laïcs assuraient aussi l'enseignement à des niveaux divers. En fait, il existait, en Bretagne comme ailleurs, une tradition d'enseignement charitable que les souverains et les évêques, ne faisaient qu'amplifier et systématiser. L'enseignement féminin le prouve. Les Ursulines, les Visitandines et les femmes de la congrégation Notre-Dame s'établirent en Bretagne dès le début du xvii^e siècle44, justifiant l'opinion du prieur de Bazouges et de Hédé : « les filles vont aux religieuses ». Or, il écrivait cela en 1678, dans une ville où les Ursulines n'arrivèrent qu'en 169045. En 1697, Marie Gigon ouvrit à Fougères, une école de charité pour les filles, reconnue par l'évêque en 1728 sous le nom de Filles de l'instruction chrétienne. Les Gigonnes créèrent une seconde maison à Louvigné-du-Désert46. Partout, des religieuses ou des femmes de vertu s'occupaient des jeunes filles surtout pauvres. Mais dans un temps où l'instruction dépendait des familles, où l'arrivée des religieux et des religieuses résultait davantage de l'initiative privée que de l'effort des collectivités, cette instruction première, élémentaire nous échappe en partie. Plus encore d'ailleurs pour les garçons instruits par les frères des Écoles chrétiennes qui ne s'établissaient que dans les villes où on les appelait47. Le xviii^e siècle fut celui où les municipalités se préoccupèrent plus attentivement de « civiliser la jeunesse turbulente », de la catéchiser, de la moraliser. Phénomène général qui créa, aux yeux de certains un quadrillage scolaire de la ville48, enseignement dans la ville, libre à côté de celui qui enfermait pour éduquer largement développé dès la seconde moitié du xvii^e siècle avec la création des Hôpitaux généraux et la fondation de confréries telle celle du Saint-Sacrement. Dans ces écoles « carcérales » se donnait un enseignement technique pour les filles comme pour les garçons.

18Le niveau au-dessus, celui des collèges, concernait un nombre de villes beaucoup plus limité et il est loin d'être vrai ici qu'il n'était pas une ville sans création de collèges49. Les Jésuites dirigeaient les collèges Saint-Thomas de Rennes depuis 1604, Notre-Dame de Bon Secours de Quimper (1621), Saint-Yves de Vannes (1629), et pour peu de temps de Nantes en 1664, les Oratoriens les remplacèrent en 1669. En 1611, les Malouins confièrent le leur aux bénédictins anglais. Parmi les plus anciens, le collège de Tréguier, sans doute antérieur à 1560, existant bel et bien en 1626, recevait en 1786, 36 pensionnaires et 183 externes dont une quarantaine de la ville. Les autres logeaient chez des particuliers, le recteur de Minihy en hébergeait une douzaine en 1782-1784. Un professeur de philosophie, un de rhétorique et cinq autres enseignants encadraient enfants de nobles, de bourgeois de Tréguier et de ruraux. Dans ce collège, une partie des élèves de Morlaix trouva refuge. Mais, il existait dans d'autres villes, d'autres écoles auxquelles l'on donnait le nom de collège qui n'étaient en réalité que des « écoles publiques » par exemple à Antrain où l'abbé de Rillé nommait les maîtres, à Ancenis, à Châteaubriant, à Châteaugiron, à Guérande, à Machecoul. Ces établissements, à la différence des collèges qui assuraient l'ensemble des classes de la sixième à la rhétorique, ne possédaient qu'une partie du cursus et n'employaient quelquefois qu'un maître de latin. Le collège de Dol, fondé par Louis Bouchet de Touches, n'était pas au départ mieux loti, pas plus que celui de Morlaix, à son ouverture en 1700 simple école de lecture et d'écriture50. Des enseignements particuliers s'ouvrirent à l'initiative des Oratoriens. Ils assuraient un cours de mathématiques à Brest, deux à Nantes, des cours de physique à Quimper, Vannes et Rennes. Les Dominicains enseignaient la théologie dans leur couvent. La formation des futurs prêtres ne peut être dissociée des collèges. Toutes les études, y compris celle de théologie, se faisaient dans leurs murs. Avant d'entrer au séminaire de Saint-Brieuc, le postulant devait suivre, au collège, deux ans de philosophie et une année de théologie. Il recevait ensuite la tonsure, les ordres mineurs et se perfectionnait encore deux ans en théologie. Il effectuait des stages de septembre à décembre et le passage au séminaire avait lieu de juillet à septembre. Le cursus comprenait quatre années d'études théologiques (deux de philosophie, deux de théologie proprement dite), Pour entrer au séminaire de Saint-Méen, le niveau d'étude ne dépassait pas, en 1715, la connaissance élémentaire du latin. En 1744, les élèves apprenaient la théologie au collège de Dinan où ils trouvaient un enseignement convenable51. En 1583, après la décision prise par la province ecclésiastique de Tours de créer un collège dans chaque diocèse, l'on pensa qu'il fallait accueillir les futurs prêtres dans les séminaires après les études de philosophie et non plus à douze ans. Les « grands séminaires » désormais correspondaient à une formation différente de celle que l'on pouvait donner dans les « petits » séminaires tridentins. Il y en eut neuf en Bretagne : les Lazaristes prirent en charge celui de Tréguier en 1648, de Saint-Brieuc en 1666, de Saint-Pol en 1679. Les Sulpiciens s'occupèrent de celui de Nantes à partir de 1649 et les Eudistes de ceux de Rennes en 1670 et de Dol après 170152. Le séminaire de Vannes fondé en 1680, passa aux Lazaristes en 1701. Celui de Saint-Malo fut d'abord à Saint-Méen (164853). Les Jésuites s'occupèrent du séminaire royal de la Marine de Folgoët ensuite transféré à Brest. Le Grand séminaire de Rennes resta entre les mains des Eudistes jusqu'en 1791, quant au Petit séminaire fondé en 1708 et situé à Saint-Hélier, il recevait les écoliers pauvres. Par la suite le bâtiment qui l'abritait devint en 1770, un dépôt général des mendiants de la province. Il revint aux Dominicaines de Sainte-Catherine54. Les collèges constituaient dans la chaîne de formation, un maillon important entre les petites écoles et les séminaires ainsi que les Universités. Ils entraînaient partout où ils s'installaient des concentrations d'élèves dont tenaient compte les règlements de Police tel celui de Quimper. Pourtant l'étude systématique des articles de la Biographie bretonne de Paul Levot nous montre les itinéraires divers des Bretons célèbres, nombre d'entre eux vinrent dans les collèges sans être passés par les petites écoles et l'attirance des collèges de prestige par exemple parisiens, enlevait aux collèges bretons une partie de leur clientèle. La situation des collèges n'apparaît pas brillante au cours du xviii^e siècle : le nombre des collégiens passa à Rennes de 3 000 à la fin du xvii^e à moins de 500 à la veille de la Révolution55. Nous constatons une évolution semblable à Nantes : 1 200 élèves en 1669, 1 000 en 1705, moins de 600 en 1765 et quelque 100 à 200 en 178556. Par contre, les 500 élèves du collège de Dinan constituaient une forte concentration si l'on compare l'importance de cette ville aux deux précédentes. Tréguier recevait 157 élèves dans son collège. L'explication la plus communément avancée met en avant la concurrence des petits collèges et le développement des cours privés qui détournaient une partie des élèves. Cependant, les petits collèges bretons connurent aussi cette crise : celui de Morlaix se trouvait en ruine et sans principal en 1760, celui de Dol ne restait ouvert qu'avec peine, celui de Quimper ferma en 1730 et nous retrouvons, 10 élèves originaires de cette ville en classe de seconde au collège de Saint-Brieuc en 177557. Le vieux collège de Fougères, dont on sait la création de fait au xvi^e siècle, ne put résister à la concurrence des Jésuites et à l'ouverture de l'Hôtel des Gentilshommes de Rennes. Il ferma en 1747. En 1768, la municipalité voulut le rouvrir, des prêtres remplacèrent les Récollets sans plus de succès et les portes se refermèrent en 177458.

L’enseignement en Bretagne

19Longtemps, en Bretagne, le monde universitaire se limita à l'Université nantaise fondée en 1460 où l'on dispensait les enseignements dans les cinq Facultés. Celle de médecine y était moribonde. Un premier changement important survint quand on ouvrit au séminaire un enseignement de théologie (en 1716) et quand on créa un cours de philosophie au petit séminaire. On passait dès lors sa maîtrise es arts au collège des Oratoriens59. Cette université n'avait pas grande réputation et souffrait de la concurrence de ses voisines, d'Angers surtout. Plus tard, la capitale bretonne mit à profit l'incendie de 1720 pour proposer d'accueillir la faculté de droit, afin de limiter les effets de cette catastrophe60. La présence du Parlement, du présidial, de très nombreuses juridictions justifiait cette demande. Elle obtint satisfaction, bientôt quelques 200 élèves s'installèrent61.

Répartition de l'effectif mendiant en Bretagne (fin xv^e - début du xvi^e siècle)

20Des discussions s'engagèrent pour que fussent aussi déplacées les facultés de théologie et de médecine. Pour la première, l'on invoqua la tranquillité, l'orthodoxie des ordres rennais que l'on opposait aux disputes des nantais ; pour la seconde, l'existence d'un collège d'agrégation « qui s'était toujours distingué dans le choix des sujets », de la seule école de chirurgie civile de Bretagne62. Il n'y eut pas de suite. La présence des étudiants, leurs besoins favorisaient l'artisanat et le commerce et obligeait à développer un système d'accueil pour les héberger63.

21Jean Quéniart64 nous présente une Bretagne faisant partie des régions « particulièrement déprimées » à la fin du xvii^e siècle et le restant un siècle plus tard, malgré une légère progression du pourcentage de gens signant les actes (sauf dans le Morbihan). Il souligne l'avance des villes sur les campagnes, l'inégale situation d'une cité à une autre, d'un quartier à un autre, d'une couche sociale à une autre et propose de distinguer les capitales régionales (économiques, ecclésiastiques, administratives) et les petites villes, les villes aux fonctions administratives multiples et celles aux fonctions économiques ; les premières étant plus instruites que les secondes, Quimper plus que Brest, et Rennes davantage que Nantes. Dans cette dernière ville, l'arrivée des frères des Écoles chrétiennes, d'une population immigrante de qualité joua contradictoirement avec l'afflux des gens non qualifiés à la recherche d'un travail. Saint-Malo tranche dans cette présentation : à la fin du xvii^e siècle, 57,60 % des époux signaient, ils furent 64,20 % de 1701 à 1750 et 64,50 % à 56,80 % enfin à 56,01. Jean Delumeau souligne : « le haut niveau de l'instruction de Saint-Malo ». Dans ces conditions, l'on peut parler d'une hiérarchie du savoir. Elle dépendait de l'équipement culturel (nombre d'imprimeurs et de libraires) de l'encadrement médical. Daniel Roche lie l'accession à la fonction académique à la grandeur, à la richesse de la population, ajoutant « la magnificence des cités dépend de leur population nul ne le niera » et en particulier, il souligne l'importance du seuil de 10 000 habitants. Tout ceci explique la présence des métiers que nous avons rencontrés et leur inégale répartition, de même que l'existence dans une vingtaine de villes seulement, parmi les plus importantes, mais aussi les plus anciennes, de sociétés littéraires, de correspondants académiques et de loges maçonniques qui se développent dans la seconde moitié du siècle, les premières apparaissant à Rennes et à Nantes.

22Les congrégations hospitalières s'installèrent au cours du xvii^e siècle : d'abord les Hospitalières de la Miséricorde (vers 1635), puis celles de Saint-Thomas (1656 ?), les Filles du Cœur Immaculée de Marie. Elles se développèrent plus ou moins pendant le xviii^e siècle, les Hospitalières de Saint-Thomas eurent cinq fondations entre 1720 et 1740, de même les Filles de la Charité, aux activités polyvalentes, continuèrent à se développer avec quatre fondations par ailleurs espacées. Proches des hospitalières, les Filles du Refuge, les Dames de la Retraite, les Filles du Bon Pasteur renforçaient l'action des prêtres et des religieux et des religieuses. Ainsi à Rennes, le bureau des sœurs de la Charité travaillait avec le recteur de Saint-Aubin au soulagement des pauvres65. Il en était de même partout où nous constatons leur existence. Le personnel des hôpitaux dépendait surtout de leurs ressources66 Dans l'Hôpital Général de Rennes vivaient une quarantaine de personnes dont quatre prêtres, une douzaine de sœurs aidées par les Demoiselles de Saint-Thomas, secondés par une quinzaine de domestiques et quelques artisans. Le prêtre de Saint-Méen servait en même temps de gardien et ne disposait que de deux religieuses et d'une demoiselle de Saint-Thomas67. Les structures hospitalières à la fin du xviii^e siècle, toutes confondues, plaçaient la Province parmi les moins favorisées avec de 0,3 à 0,9 établissements pour 10 000 habitants68. Ces religieuses aidées des confréries charitables assuraient depuis longtemps les secours aux miséreux voire aux femmes « misérables » qui trouvaient dans leurs couvents des asiles forcés.

La noblesse

2322,7 % des familles nobles bretonnes habitaient en ville au début du xviii^e siècle69. Souvent propriétaires d'un ou plusieurs domaines, elles avaient fait le choix de la ville comme domiciliation fiscale sans que nous puissions affirmer qu'elles y habitaient en permanence. Rurales plus souvent qu'urbaines, certaines de ces familles n'étaient pas plus citadines que n'étaient rurales celles des riches malouins possédant une maison des champs. Nous trouvons les nobles dans des registres spécifiques de la capitation, mais aussi dans ceux du tiers, soit ajoutés en fin de rôle avec les ecclésiastiques et les pauvres à titre d'information, soit mentionnés avec les membres du tiers à leur lieu d'habitation, soit enfin quand, nouveaux nobles, ils payaient leur capitation en déduction de celle du tiers comme au début du siècle à Saint-Malo 32 sur 36 familles nobles (88,88 %) et à Nantes 127 sur 418 (30,38 % 70).

Noblesse et tranches fiscales

24Qu'ils habitent la ville ou qu'ils y viennent de temps en temps, les nobles y cherchaient la douceur des rencontres, le brillant des réceptions, des cérémonies à prestige surtout lors de la réunion des États de Bretagne. Ils avaient l'occasion d'y vivre à moindres frais profitant des tables ouvertes des grands seigneurs, du gouverneur et de l'intendant, ils avaient la chance de pouvoir s'y divertir voire s'y cultiver, d' y fréquenter les sociétés de lecture, d'aller au spectacle71 mais aussi de trouver des structures pour une éducation qu'ils ne pouvaient plus négliger. Il y avait aussi l'occasion de participer et de tirer profit de l'expansion outre mer. Ils y cherchaient à l'occasion sécurité en fuyant leurs paysans révoltés72. L'attrait de la ville, ici de Nantes et de Rennes, à la fin de l'Ancien Régime supplanta en partie celui de la campagne, favorisant des va-et-vient bien connus73. Habitant hôtels ou châteaux, une partie de ces nobles tenait le haut du pavé. Non seulement les plus riches qui entretenaient une domesticité nombreuse et faisaient vivre un artisanat de luxe, chose point négligeable dans une province où ils détenaient un tiers des revenus fonciers, mais encore tous ceux qui exerçaient des fonctions, qui percevaient des droits. Ces nobles là occupaient dans la presque totalité des villes bretonnes, le sommet de la hiérarchie sociale et politique urbaine. Leur influence était d'autant plus grande que la même personne pouvait être seigneur et évêque de la ville. Certains, en tant que seigneurs (avec le roi et l'Église) possédaient la propriété éminente du sol urbain. Ils n'en tiraient certes pas des ressources considérables mais cela les autorisait à intervenir dans les affaires des villes, en particulier en matière d'urbanisme. Dans une province où la liberté municipale mit longtemps à s'affirmer, où les structures communales se dégagèrent lentement et pas partout, d'une organisation seigneuriale, ils contrôlaient en bien des cités et disputaient souvent ailleurs, le pouvoir municipal à la bourgeoisie74. Sans doute les robins dominaient-ils de plus en plus les assemblées, mais quelques uns provenaient des cours seigneuriales, et comment négliger le poids des seigneurs sur leur cité, surtout quand il s'agissait de grandes familles présentes à la cour. Bien sûr, l'intérêt qu'ils y prenaient, variait selon les personnes, les agents qui les représentaient sur place, mais, suspendu ou non, leur pouvoir existait. 1008 nobles capitaient, y compris ceux qui payaient avec le tiers dont 245 payaient 10L et moins (24.30 %) et peuvent être considéré comme pauvres. Nous les trouvons dans toutes les villes, plus nombreux à Nantes (58) et Rennes (27) composant une partie non négligeable de la noblesse de ces villes. Quimper (32), Lamballe (16) et Fougères (14) suivaient.

25Il n'est pas raisonnable d'opposer systématiquement noblesse et bourgeoisie pour le contrôle des villes en Bretagne avant que n'éclatent les grands conflits qui précèdent la Révolution. En quelques rares villes, la bourgeoisie tenta, quelquefois très tôt, de secouer des tutelles devenues insupportables, ce fut le cas de celle de Saint-Malo75. À l'inverse, le plus souvent, les élites bourgeoises cherchaient et obtenaient l'appui de leurs seigneurs pour défendre leurs intérêts, ceux de leur cité, devant les ministres voire devant le roi. La lutte se mena plutôt au niveau de l'exercice des charges détenues par les nobles qui pesaient sans contrepartie réelle sur les finances municipales, entravaient le bon fonctionnement des institutions, blessaient l'orgueil des maires et des échevins. Ainsi, les gouverneurs gardaient au nom du roi et non en tant que seigneurs, la disposition des « murailles, remparts, fossés et autres lieux », et les afféageaient sans trop tenir compte de l'avis des municipalités76. Ils prétendaient participer et présider à la vie politique des cités, ils touchaient divers droits et des indemnités importantes de logement. À Rennes, l'arrêt du conseil du 19 mars 1627 fixa le nombre et la qualité des membres de l'Assemblée générale et mit au premier rang : le gouverneur, son lieutenant et les deux connétables. Le premier percevait 1 500 L à titre d'indemnité, plus 50 L de loyer de la tour dite du magasin près la porte blanche qui servait de prison77. Les connétables survivants sans pouvoirs de la période médiévale78, s'attachaient à préserver les apparences. Ils protestèrent en 1757 lors de la réforme municipale bien que l'intendant leur ait rappelé dès 1740 que leurs prérogatives se bornaient à présider les assemblées et à marcher à la tête du corps de ville79. Tous les ans la communauté de Rennes fournissait à ces gens — nommés par le roi — mais qui se succédaient souvent dans la même famille, 200 L pour le logement et 150 L de gages (Règlement de 1681). En 1724, le comte de Lannion rappelait que le gouvernement de la ville d'Auray appartenait depuis 150 ans à sa famille, le comte de Rivière possédait celui de Saint-Brieuc et le comte de Coigny, celui de Fougères. Ces problèmes concernaient quelques personnages investis propriétaires de charges, riches de pouvoirs anciens mais irritaient les échevins. La réalité de la présence nobiliaire dans une ville se faisait en définitive sentir à plusieurs niveaux : là où la ville dépendait d'une famille par l'influence de celle-ci. Comment la petite ville de Pontivy malgré l'ancienneté de sa communauté, pouvait-elle échapper à la toute puissance des Rohan qui l'écrasaient de leurs bienfaits ? La révolution municipale de 1717, eut ici pour conséquence de chasser artisans et petits boutiquiers des assemblées de ville. Elle se fit en accord entre la bourgeoisie locale et les Rohan dont le représentant se trouvait par ailleurs à la tête du corps de ville80. Châteaubriant, Landerneau, Combourg, Josselin nous fourniraient à l'occasion d'autres exemples.

26Tous les nobles habitant une ville n'y exerçaient pas un pouvoir : leur présence plus ou moins nombreuse présentait des caractères d'une autre nature. À Nantes, à Saint-Malo, une partie, la plus nombreuse, du second ordre, anoblie de fraîche date provenait du monde des marchands et des négociants81. Il y avait selon les mots d'André Lespagnol : « une étroite et puissante oligarchie d'origine bourgeoise qui tendait à se fermer sur elle-même et à se couper des autres couches de la population82 ». Il s'agissait là d'une noblesse aisée, riche même, qui tranchait avec celle besogneuse, si nombreuse en Bretagne, cantonnée sur ses terres, ou cherchant dans des emplois plus ou moins modestes de quoi vivre. Les États de Bretagne n'employaient-ils pas tout un personnel de gentilshommes pauvres ? En 1728, 253 d'entre eux dont 64 surnuméraires, trouvaient dans la perception des impôts et taxes diverses de quoi subvenir plus ou moins chichement à leurs besoins83. Carrière civile qui avait un pendant plus prestigieux dans l'armée de terre et surtout dans la marine royale ouverte ici aux chercheurs de fortune et de gloire, noblesse active exerçant une fonction et un métier dans les cours souveraines. Quant à l'importance de la noblesse dormante, débarquée, il parait inutile de revenir encore sur ce qui est bien établi par Jean Meyer. Les registres de la capitation nous font constater une très inégale répartition des nobles dans les villes bretonnes. Certaines n'accueillaient pas ou accueillaient peu de familles nobles84 : dans le diocèse de Quimper en 1760, aucun noble déclaré à Châteaulin, à Châteauneuf, Concarneau, à Pont-l'Abbé, à Rostrenen, une famille à Corlay, deux à Carhaix et à Gourin. En 1769, la situation avait un peu évolué : deux à Châteaulin, Corlay, Le Faouët, une à Pont-l'Abbé. Ici, Quimper dominait avec 50 familles en 1742, 17 ( ?) en 1760 et 77 en 178985. En dehors de Saint-Malo, Nantes, Morlaix et Rennes abritaient les groupes les plus nombreux avec respectivement : 418, 145 et 112 familles. Des villes à la population moins importante attiraient beaucoup de familles nobles : 92 à Vitré, 51 à Lamballe, 30 à Fougères et à Guérande, 25 à Hennebont. Confirmation d'une installation nobiliaire dans les cités petites et moyennes du Léon, du Vannetais, du nord de la Bretagne, de la région de Rennes que soulignait Jean Meyer. La domination de Rennes et de Nantes s'explique par la présence des cours souveraines, le Parlement dans la première, la Chambre des Comptes dans la seconde. Mais, il était à Nantes, nous l'avons déjà dit une autre noblesse que celle née de la robe. Le cas de Brest se présente différemment : un peu plus d'une dizaine de familles y vivaient, sans tenir compte de celles qui appartenaient à la Marine. Les 56 officiers qui capitaient dans l'évêché de Léon en 1767, habitaient pour la plupart à Brest. Il y avait 21 officiers dans l'évêché de Quimper, 20 dans celui de Saint-Brieuc, 6 de Tréguier, 4 de Saint-Malo et de Vannes, aucun dans les évêchés de Rennes et Dol. L'état ne nous fournit aucune précision pour le diocèse de Nantes, si ce n'est le montant de la capitation payée, 141 L ce qui correspond à la présence d'une dizaine d'officiers86. Entre le début et la fin du siècle, la répartition se modifia au profit de la Haute-Bretagne. Cela apparaît clairement en comparant les chiffres fournis par la capitation de 1710 et ceux de 1789. Cette évolution se fit avec de grandes variations dans le temps. Ainsi, trouvons-nous 38 familles à Saint-Brieuc en 1739, 61 en 1741, 45 en 1774, 27 en 1789. Évolution plus régulière à Lamballe toute proche : 40 en 1737, 49 en 1738, 50 en 1741, 55 en 1742, 90 en 1770 et 93 en 178487. Le nombre de familles dans les petites villes changea peu : à Moncontour, 6 en 1740, 7 en 1780, 5 en 1789, à Josselin 9 en 1740 autant en 1749. Le poids de la noblesse urbaine ne doit être ni négligé, ni sous-estimé quoiqu'il ne représente qu'un faible pourcentage de la population des villes.

27La composition de la noblesse bretonne habitant les villes, les différences de fortune, ses alliances n'en faisait point une caste totalement fermée, isolée. Ses activités, son genre de vie empêchent de la dissocier des bourgeoisies auxquelles elle se trouvait liée souvent par son origine par des rapports de domination ou de dépendance88.Cet ordre n'était homogène ni par son origine, ni par son ancienneté, ni par sa richesse, ni même par ses aptitudes à saisir des chances nouvelles. Il n'en détenait pas moins des relations avec les autres membres de son ordre qui faisait de lui un acteur non négligeable de la vie des cités.

Le tiers état

Les métiers dans la ville

28Les artisans-fabricants constituaient un des noyaux originels des habitants d'une cité89 dont ils satisfaisaient les besoins en vendant les objets qu'ils fabriquaient. Installés les uns à côté des autres, ils présentaient leurs produits aux chalands qui les voyaient travailler dans leurs échoppes ouvertes sur des rues plus ou moins spécialisées dont la toponymie garde le souvenir. Avec le développement des villes, la demande s'accrut, se diversifia et ils ne constituèrent bientôt qu'un des éléments de l'appareil productif et commercial. Ils cédèrent la place à des artisans-marchands, à des marchands non producteurs tandis qu'une masse de gens trouvaient leur gagne-pain dans l'exercice d'une foule de petits métiers inorganisés mais indispensables à la vie et au confort des citadins. La présence ancienne des métiers se traduisait de différentes manières : dans l'organisation en corps privilégiés, hiérarchisés selon l'honorabilité ou l'importance qu'on leur reconnaissait. Leur existence se manifestait dans le cérémonial urbain, lors des fêtes, des processions où ils suivaient leurs bannières. Nous connaissons leurs confréries, leurs chapelles. Une longue évolution, dans la plupart des villes, en Bretagne comme ailleurs, les éloigna des responsabilités municipales accaparées par les officiers et les marchands90.

29Les besoins d'une collectivité humaine (urbaine ou rurale) se situent à deux niveaux principaux. Nous trouvons dans chaque ville un ensemble d'occupations communes à toutes parce qu'elles couvraient des besoins élémentaires, essentiels. L'augmentation du nombre des habitants les multipliant et les diversifiant dans chacune des branches considérées. La multiplication des artisans, des boutiquiers les plus divers a, à son tour, pour conséquence accroissement et diversification de la demande. Mais le particularisme des cités se retrouve dans l'existence de champs professionnels propres et surtout dans le gonflement de certaines activités. Qui ne sait le poids de la présence des parlementaires à Rennes : multiplication des officiers inférieurs, des avocats, des procureurs, des notaires, des avoués, existence d'imprimeurs spécialisés dans l'impression d'arrêts, d'attendus, de mémoires, des perruquiers, des bijoutiers, des tapissiers, d'ébénistes, des porteurs de chaises, de nombreux domestiques spécialisés. Tout un monde vivait des bonnets carrés. Ailleurs la marine, l'armée, avaient besoin de métiers spécifiques. Les universités attiraient les étudiants, clients des pensions, des chambres garnies, des auberges mais aussi des libraires et des papetiers91.

30Pour desceller les secteurs d'activité communs ou spécifiques nous disposons des registres de la capitation, des enquêtes sur les métiers, des textes régissant le renouvellement ou la création des maîtrises, de la vaste recherche entreprise sur la situation des artisans au milieu du siècle qui répertoria 17 207 artisans de conditions diverses répartis en 56 agglomérations.

31Notons d'emblée le peu de métiers en jurande dans cette province. Les états dressés lors du renouvellement des maîtrises au début du siècle, en 1750, en 1767 (elle concernait les paroisses de 250 feux et plus92) et en 177693 le montrent. Six villes possédaient des corps de métiers jurés : Brest, Dinan, Morlaix, Nantes, Rennes et Saint-Malo et dans chacune, une partie seulement des métiers possédait des jurandes. 24 à Rennes contre plus de 70 libres. Au cours du xviii^e siècle, leur nombre diminua. À Rennes, l'évolution conduisit au regroupement en 1726 des sergers et des drapiers94. En 1755, bonnetiers, fabricant d'éperons, de balles pour jeu de paume se rassemblèrent. L'inexistence de métiers jurés ne signifiait pas que les artisans bretons ne connaissaient pas des formes d'associations professionnelles et, au moins depuis François 1^er, des confréries, excluant les compagnons, organisaient la discipline du métier, possédaient des caisses d'entraides diversement alimentées95 et tendaient à devenir de fait des corporations déguisées96. L'existence d'une communauté limitait, en Bretagne comme ailleurs, les possibilités d'accès des compagnons à la maîtrise en même temps qu'elle facilitait la carrière des fils de maîtres qui payaient moins lors de la réception et qui remettaient un chef-d'œuvre souvent simplifié quand il n'était pas supprimé97. En 1767, la crainte de voir fuir les ouvriers à l'étranger conduisit à créer quatre maîtrises par corps de métiers dans les villes où il y avait un siège de sénéchaussée. Ce brevet donnait le droit d'exercer « sans payer de frais ni de réception, ni de faire aucun chef-d'œuvre98 ». Les métiers réglés se trouvaient à mi-chemin entre les métiers jurés et les métiers libres. Ils tenaient aux premiers par l'existence de maîtrises mais ils ne faisaient pas partie des corporations. Nous devons être très prudents dans l'emploi des états dont les listes des métiers en jurande couvraient une fiction fiscale. L'exemple d'Auray suffit à le prouver. Dans 18 cas sur 30, le nombre réel des maîtres était inférieur au nombre théorique, dans 12 identique, dans un seul, supérieur99.

32L'édit de février 1776 supprimant les corporations ne fut pas appliqué en Bretagne et la Révolution empêcha la mise en place de la réforme projetée en 1781 qui ramenait l'organisation de l'ensemble des métiers à celle des métiers libres après 1767100. En jurande ou non, les artisans indépendants ou dépendants travaillaient dans le cadre d'ateliers, entourés de compagnons et d'apprentis. Les ordonnances de police réglementaient la production, la vente des marchandises. Mais selon le régime juridique, ils bénéficiaient ou pas, d'une protection contre la concurrence, possédaient ou pas, le monopole d'une activité, pouvaient s'installer ou pas, sans tenir compte d'un numerus clausus. Néanmoins, le cadre artisanal correspondant à des techniques de production anciennes, enfermait le maître et le compagnon dans des relations à la fois de solidarités et de conflits, comme le démontrent tous les règlements tendant à attacher l'un à l'autre101. Sous une forme ou une autre la ville reste un lieu professionnellement protégé et le règlement de police de Brest du 4 août 1764 en défendant : « à tous étrangers, gagne petit et rabilleurs de faïence et autres gens de même espèce, d'entrer, séjourner et fréquenter cette ville et surtout d'y exercer la dite profession que par permission du dit siège », préservait ceux des pauvres brestois qui vivaient de ces petits métiers. L'enquête de 1767 permet de calculer la répartition de 3717 professionnels entre les différents secteurs d'activité.

33En 1778, une autre enquête, partielle, dénombrait les maîtres dans quelques villes102 : 2 461 à Rennes, 340 à Antrain, 280 à Saint-Aubin-du-Cormier, 232 à Châteaugiron, 227 à Bazouges la Pérouse. Les registres de capitation remettent ces chiffres en cause et nous conduisent à regarder de plus près la répartition des artisans entre les différents secteurs et entre les villes, tout en gardant en mémoire que seuls les imposés apparaissent.

34Les métiers de l'alimentation : Outre les bouchers et les boulangers puisque partout présents, les épiciers n'apparaissent que dans 30 villes, suivis des aubergistes, des débitants, des cabaretiers. Il n'y avait de poissonniers que dans une douzaine de cités, maritimes en majorité, ce qui étonne quand on sait l'importance du Carême et le nombre de jours maigres, mais que l'on comprend un peu mieux en constatant l'extrême diversité des systèmes de vente du poisson103. Les charcutiers ne se détachaient des bouchers que dans cinq cités, les pâtissiers dans six, les tripiers et les « lardiers » dans trois. On ne trouve de « boudiniers » qu'à Landerneau et à Hennebont, de volaillers que rarement. Dans quelques villes, existaient des commerces plus particuliers, plus spécialisés. Ainsi, à Saint-Malo des marchands de beurre et d'huile, de beurre et de savon, d'herbes et de lard, de beurre et de chandelles, d'huile et de lard, des « graissiers104 ». À Morlaix, vivaient des marchands de bouillie, des liquoristes. Ici ou là, la présence de marchands de crêpes dénonce les habitudes alimentaires. Nous pouvons sortir de l'ensemble des documents, une quarantaine de dénominations propres aux métiers de l'alimentation. Aucune ville ne possédait la totalité de ces professions et certaines paraissent même avoir été médiocrement équipées. Les registres de la capitation en 1767 montrent un éventail ouvert dans des villes comme Tréguier, Rennes, Lamballe, Josselin, Saint-Brieuc qui possédait 20 professions alimentaires.

35Les métiers liés à la boisson et à l'hébergement, apparaissent largement dans l'ensemble des villes. On peut dénombrer 47 marchands de vin à Brest, 12 à Recouvrance, 105 à Nantes, 64 à Rennes y compris les marchands de cidre, 22 à Landerneau, 16 à Morlaix, 8 à Tréguier, 3 marchands de vin et d'eau-de-vie à Hennebont. À Lamballe, un marchand de vin et un marchand de cidre assuraient le ravitaillement des citadins, des aubergistes et autres débitants. Nous trouvons des producteurs-marchands : un brasseur et un distillateur à Hennebont, trois brasseurs à Morlaix. Ce monde se répartissait en plusieurs catégories : hôtes, aubergistes, débitants, cabaretiers, vendeurs au bouchon, limonadiers, cafetiers, tenant cantine, tenant pension. 14 cafetiers apparaissent à Nantes, 5 à Morlaix et trois à Rennes au milieu du siècle, ils seront 13 en 1789. Mais, il existait une certaine confusion dans les registres de la capitation, le même individu se trouvait qualifié différemment d'une année à l'autre. Seuls les cantiniers et les cantinières se rencontrent à Brest, à Morlaix, aussi à Rennes, ils dépendaient d'une clientèle essentiellement militaire.

36La présence de ces débits de boissons, des auberges et pensions correspondait à des nécessités multiples, satisfaisant des besoins de nature très différente. La capacité d'accueil d'une ville peut être mesurée par elle, elle fournit un signe de sa vitalité. Ces lieux de rencontre où les citadins se retrouvaient pour discuter de leurs affaires ou les oublier, constituaient des pôles de sociabilité qu'il était vain d'interdire mais que l'on surveillait très étroitement105. À Saint-Malo, l'évêque rappelait, le 10 septembre 1733, que les prêtres ne devaient pas fréquenter ces établissements et notamment les cabarets de Saint-Servan où l'on buvait en fraude. On ne peut séparer l'équipement des villes en débits de boisson de celui, complémentaire, des paroisses avoisinantes. Pour des raisons fiscales bien des cabarets se fixaient hors des limites des cités et les registres de capitation dévoilent des variations importantes. À Saint-Malo, il y avait 56 débitants en 1740, seulement 49 en 1786 et 16 débitants en cidre contre 6 entre ces deux dates. Nous avons à Rennes des variations semblables106.

37Parlant des métiers de la boisson et de l'alimentation, l'on est tenté de signaler la présence des potiers de terre ou d'étain, des dinandiers, des « pintiers », des faïenciers de Dol, Rennes, Quimper, des verriers et marchands de verrerie ainsi que des tonneliers.

38Habillement, parure et entretien du linge : La confection, la réparation, le lavage du linge procuraient du travail partout. Tailleurs, tailleuses, couturiers, couturières, dominaient par leur nombre le monde de la vêture. Quelquefois un adjectif précisait la clientèle masculine ou féminine d'un tailleur d'habit. À Hédé, trois tailleurs fournissaient les domestiques et, à Morlaix, travaillait une culottière de peau. Sans doute, devaient-ils à l'occasion, retoucher, ravauder les vêtements comme à Douarnenez où trois tailleurs n'effectuaient que des raccommodages. Ils se plaçaient néanmoins au-dessus des multiples vendeurs et fripiers dont nous avons la trace à Nantes, à Rennes (136), à Morlaix (29), à Brest et Recouvrance (15), à Hennebont (8). Dans cette dernière ville, ils étaient aussi brocanteurs. Les revendeurs de hardes (hardiers) s'adressaient à une clientèle modeste, populaire. Ici encore le même mot cachait des activités polyvalentes souvent complémentaires. Les marchands de mode de Pontivy coiffaient leurs clientes et les fripiers brocanteurs de Hennebont, rappellent les actuels marchands des puces. La revente les caractérisait davantage que la nature de l'objet revendu. Des artisans, des « faiseurs de mode » s'adressaient à une clientèle aisée et se fournissaient en tissus et garnitures auprès des bonnetiers, des passementiers, des galonniers. Là où ils n'existaient pas faute d'une clientèle suffisante, des forains les suppléaient les jours de marché de même que des colporteurs dont les registres ne nous laissent malheureusement aucune trace mais dont nous savons l'existence. L'entretien du linge, des vêtements concernait les lingères, le plus souvent absentes des registres fiscaux : à Morlaix en 1770, 18 sur 41 ne payaient pas l'impôt. À Saint-Malo, à Nantes, à Rennes à Morlaix vivaient des repasseuses dont des repasseuses de chapeaux. Quant aux ravaudeuses, une seule gagnait assez pour être capitée à Hennebont107. Toutes ces pauvres femmes cachées par nos sources travaillaient à la pièce ou à la journée. Les cordonniers constituaient un groupe très important travaillant dans de petits ateliers, seuls ou quelque fois aidés par des compagnons. En 1750, à Quimper on compte frairie Saint Crépin 54 maîtres pour 33 compagnons. Nous rencontrons plus rarement les savetiers, les sabotiers et les bottiers. Plus rares encore les éperonniers : un à Morlaix, pauvre, un à Guingamp, un à Nantes, un cordonnier éperonnier à Pontchâteau. Les sabotiers de Corlay et de Malestroit vendaient aussi des objets de bois et un cloutier de souliers travaillait à Saint-Brieuc en 1780.

39Le monde de la coiffure (perruquiers, chapeliers et barbiers) complète ce groupe, les uns trouvaient une clientèle de basse qualité, par exemple à Corlay, les autres, au contraire, s'occupaient des hommes de loi, des militaires, des prêtres. Fabriquaient-ils ces perruques ou les revendaient-ils seulement ? Ils les entretenaient sûrement, de même que les rares coiffeurs. En dehors des manufacturiers de Rennes et de Landerneau, même incertitude pour les chapeliers qui fabriquaient ou vendaient des chapeaux de feutre ou de castor, d'hommes ou de femmes. Orfèvres, bijoutiers, horlogers travaillaient pour une clientèle aisée et il fallait qu'elle fût assez nombreuse pour qu'ils pussent s'installer. Aussi, nous ne les trouvons seulement dans une dizaine de villes avec les gantiers (13 à Nantes), les épingliers, les brodeurs qui doublaient les merciers et les passementiers.

40Les métiers du textile : La production des textiles n'avait pas un caractère nettement ou seulement urbain. Une partie des actes productifs de cette industrie aux formes d'organisations multiples, s'opérait en ville, ceux de la finition essentiellement. de même, la commercialisation y trouvait ses centres108, les bureaux de contrôle aussi. Il n'existait pas de villes sans travailleurs du textile, sans quelques tisserands, filassiers, filandriers, et surtout filandières travaillant la laine ou le lin pour la clientèle locale. Mais, dans d'autres cités connues pour l'importance de cette branche industrielle, les cités lainières, toilières, plus tard cotonnières, spécialisées dans un produit ou au contraire ouvertes davantage, vivait un personnel nombreux composé de maîtres artisans, de compagnons, d'ouvriers, de chambrelans, de gagne-deniers pour la plupart non imposables. Ainsi à Morlaix, le larmier, les tricoteuses, les 2 dévideuses, 5 fileuses sur 20, 23 tisserands sur 62, ne payaient rien, mais 13 « empeseuses » sur 19, 8 buandiers sur 11 étaient assujettis109. Les enquêtes de Caillaud et Lambert au début du siècle110, de Watier à la fin pour la seule région nantaise111, l'enquête de 1767112, gommant les variations intermédiaires, rendent mal compte des évolutions et ne laissent pas paraître la création par du Sel des Monts de sa manufacture à Rennes qui occupa plusieurs centaines de travailleurs pendant une décennie. Ajoutons que la conjoncture gonflait ou dégonflait les effectifs des travailleurs du textile, rejetant les journaliers vers d'autres occupations ou vers le chômage. Néanmoins, leurs chiffres soulignent l'existence de fortes concentrations de travailleurs du textile dans quelques villes lainières anciennes et connues que Ricard Samuel citait dans son Traité général du commerce : Rennes et sa manufacture de toile et de fil retors, Dinan, Fougères, Morlaix, Quintin, Noyal et Vitré. Le Dictionnaire de commerce de 1767, répartit 800 métiers tissant la laine, entre Rennes, Nantes, Dinan, Saint-Brieuc, Lamballe, Châteaubriant, Redon, soit une vingtaine d'agglomérations. Les mêmes enquêtes attestent l'existence d'un textile linier, en particulier à Quintin, Moncontour, Uzel, Loudéac, mais aussi à Saint-Brieuc, Morlaix. Le travail du chanvre concernait à peu près les mêmes villes. La présence de nombreux teinturiers à Rennes, tout au long du siècle montre la spécialisation de cette ville, de même celle des faiseuses de bas de Vitré et de Saint-Malo souligne une production que les dictionnaires et enquêtes oubliaient, tout au moins pour la première de ces cités113. L'enquête de 1767 ne concernait que les maîtres et quelques marchands. Ainsi, trouvons-nous de grandes différences avec les chiffres cités par Caillaud :

41Par ailleurs, Caillaud citait : Loudéac (32), Pontivy (12), Landivisiau (14), Dol (9), Bazouges (6), Antrain (10), Fougères (156), Dinan (169), villes qui ne sont pas mentionnées en 1767. À l'inverse, cet état dénombre des tisserands toiliers à Hennebont (15), Nouvoitou (19), Malestroit (5), Lesneven (5), Lamballe (10), Montauban (9), Lannion (16), Guingamp (30), Rennes (64114), Quimperlé (9), Morlaix (69), Tréguier (17), le Faou (1), et Châteaubriant (17). Les registres de la capitation nous laissent la trace de ces professions, de leur importance, et dans une certaine mesure de leur évolution. Par exemple, ceux de Vitré.

42À Quintin, ville toilière célèbre, 400 tisserands travaillaient au début du siècle et encore 350 en 1793115. Leur misère ressort des registres fiscaux : 165 tisserands imposés en 1720, 141 en 1780. Ajoutons : 7 et 41 filandriers et filandières, 2 blanchisseuses, trois noueuses en 1780, soit à ces dates respectivement, 79 et 196 ouvriers divers, plus 102 façonniers en 1780. Même réduit par la faiblesse de sa participation fiscale, ce secteur domine encore nettement les autres métiers : en 1740, les artisans constituaient 45,52 % des imposés, les gens du textile 73,74 %. Au même moment à Saint-Brieuc, 207 personnes représentaient 46 % du secteur artisanal. Le registre de Josselin de 1695 concernait 256 artisans drapiers imposés avec seulement 9 tisserands, les métiers du textile fournissaient 81,83 % des artisans de la ville, et les drapiers à eux seuls 71,30 %116. En, 1789, il n'y avait plus que 89 drapiers, un marchand de drap, deux tondeurs, cinq tisserands six fileuses et quatre filandières.

43Les métiers du cuir : Cette matière essentielle à la fabrication de beaucoup de produits concernait les tanneurs, corroyeurs qui travaillaient la matière première, les cordonniers, les gantiers auxquels nous pouvons ajouter les selliers et les bourreliers dont les activités ressortaient pour les uns à l'habillement, pour les autres aux transports. Nous rencontrons tanneurs et corroyeurs dans la plupart des villes souvent concentrés proche des rivières, par exemple à Redon près du ruisseau le Tuet. Les 64 de Rennes montrent une petite activité, les 30 de Vitré, 32 de Malestroit, 24 de Moncontour et 22 de Guingamp prouvent l'existence d'une industrie du cuir importante, Les 5 tanneurs de Saint-Malo, traitaient en 1778, 300 peaux diverses pour un chiffre d'affaire de 6 000 L. Les 21 de Nantes défendirent les intérêts de leur profession avec assez de force pour que nous rappelions leur existence.

44Le bâtiment et les travaux publics : Toutes les villes possédaient les travailleurs indispensables à l'entretien du bâti et à son renouvellement. Leur nombre limité correspondait à un marché restreint ou quelques ouvriers spécialisés suffisaient pour répondre à la demande. Les tapissiers, les fabricants de meubles, les chandeliers et autres gens du luminaire, les décorateurs équipaient la maison en fonction des possibilités de la clientèle. Je n'ai trouvé qu'un ébéniste et quelques coffretiers et chaisiers. La part respective des différents métiers correspondait aux habitudes de construction. Partout où les maisons de bois, à colombage, à pan de bois dominaient, les charpentiers tenaient le haut du pavé. Là où s'élevaient des maisons de pierre, les maçons approvisionnés par les tailleurs de pierre, intervenaient en plus grand nombre. L'évolution du bâti lié aux interdictions diverses pour combattre les incendies tendait à les favoriser. Il en était de même des couvreurs dont quelques uns se spécialisaient dans les couvertures de chaume, mais qui travaillaient généralement l'ardoise bien qu'il existât des couvertures en tuiles à Hédé. Briquetiers et carreleurs aux fours souvent proches des portes des villes trouvaient un débouché suffisant dans l'habitude de construire les murs de derrière et les conduits en briques, de carreler les sols. Les ouvriers du gros œuvre se rencontraient partout, il n'en était pas de même des vitriers présents seulement dans 24 villes, des tourneurs, dans 13. Les taillandiers qui préparaient les outils de tous ces gens, ne sont signalés que dans une vingtaine de cités. Il n'est pas de maison construite sans terrassements. En dehors de quelques professionnels, terrassiers, vidangeurs, lamballais spécialistes du pavement117, le travail pénible de remuement des terres était le fait de petites gens, de gagne-deniers, de journaliers, voire de femmes et d'enfants attirés par centaines sur les gros chantiers et recrutés au coup par coup.

45À la tête de tous les chantiers de construction, le maître d'œuvre : un charpentier autrefois, de plus en plus un maçon. Quelquefois, pour une clientèle riche, un architecte prenait la direction des travaux. Ils étaient peu nombreux à se parer de ce nom, nous les avons trouvé à Rennes lors de la reconstruction bien que des artisans du gros œuvre, des dessinateurs se donnaient ce titre à l'occasion. Il ne s'agit pas ici, des architectes, des ingénieurs du roi qui intervenaient à la demande et venaient d'ailleurs, comme Robelin ou les Gabriel à Rennes ou encore Vauban et Garengeau. Les ingénieurs des ponts et chaussées, tel Chocat de Grandmaison, les ingénieurs militaires domiciliés dans les villes sièges de leur ressort se déplaçaient en fonction des demandes et des chantiers à l'appel des municipalités ou sur injonction des États ou de l'Intendant.

46Parmi les fournisseurs de matériaux, les marchands de bois. Peu de précisions les concernent sauf si un événement particulier les met en évidence, vendaient-ils du bois d'œuvre ou du bois de chauffage, ou les deux ? Les sources ne le disent point, sauf pour le bois de latte indispensable à la couverture et au maintien du torchis. Les marchands d'ardoises et les cloutiers parmi les plus fiscalisés, se trouvaient au sommet de la hiérarchie des gens du bâtiment.

47Transports et manutention : Une partie des activités urbaines tendait à faciliter le déplacement des hommes, le transport de leurs biens, la diffusion des nouvelles. La plupart des manutentions urbaines nous échappent parce qu'elles étaient le fait de non spécialistes, mais certains secteurs concernaient des travailleurs qui s'organisaient pour en garder le monopole : porteurs d'eau, les plus connus, porte-balles, portefaix, darbareurs, voire des porteurs de pâte, rares il est vrai118. À Rennes, les porteurs de chaise se trouvaient au sommet du monde du portage. Dans les ports, des ouvriers, des journaliers mais aussi souvent les bateliers, les gabariers, les darbareurs, les marins assuraient le chargement et le déchargement des navires, le transbordement des marchandises, des approvisionnements. Tout aussi indispensables, les professionnels des chevaux, des ânes, des voitures diverses, litières, charrettes, chariots. Il n'existait pas de ville sans un ou plusieurs maréchaux-ferrants, sans charron, sans sellier ou bourrelier, sans vendeur ou loueur de chevaux quelquefois des agriculteurs. Ici ou là apparaissent, cochers, postillons, palefreniers voire maîtres de postes présents dans un nombre de villes croissant au xviii^e siècle. de 47 en1748, ils passèrent à 69 entre 1748 et 1760, le duc d'Aiguillon en fit créer neuf de plus. Le service de la malle et des diligences mis en place en 1776, Nantes posséda dès 1777, une petite poste qui employait 6 facteurs et 58 buralistes, sans compter ceux de la campagne proche119. Ajoutons le personnel des transports fluviaux à Rennes, Messac, Redon, la Roche-Bernard sur la Vilaine, Châteaulin sur l'Aulne, Dinan sur la Rance, Ancenis, Nantes, Paimbœuf sur la Loire. Nous ne pouvons dissocier ces métiers de ceux de l'emballage, emballeurs, pacqueurs, ou de récipients, tonneliers, chaudronniers, seillotiers, verriers120.

48Les agriculteurs : Si nous ne prenons en compte que le territoire strictement urbain, faubourgs compris, peu d'agriculteurs vivaient dans les villes bretonnes. Les jardiniers se rencontrent presque partout. En 1780, il y en avait 81 à Rennes, 83 à Guérande, 55 à Redon, 40 à Auray, 29 à Lannion, 27 à Quimperlé, mais le nombre des habitants différait très sensiblement d'une de ces cités l'autre. Laboureurs, ménagers, fermiers, métayers, ouvriers et domestiques agricoles, paysans au sens large du terme, pouvaient néanmoins former, ici ou là, des groupes plus importants. Ils constituaient une part non négligeable des Briochins : sur 37 déclarants de la rue Notre-Dame, il y avait 27 laboureurs et un jardinier ; rue des Forges, 24 sur 35 ; rue Cordier, 12 sur 31. 113 laboureurs et 6 jardiniers représentaient 9 % de la population fiscale121. Il en était de même à Landerneau en 1773, avec 58 jardiniers et 43 domestiques agricoles sur 961 capités (10,5 %), à Lesneven où vivaient 10 ménagers et 47 laboureurs, à Quimper, 24 fermiers en 1781. Par contre, à Morlaix en 1770, ils ne dépassaient pas 3 % de la population active. Nous pouvons raisonnablement affirmer que la population agricole cantonnée dans les faubourgs n'excédait pas 10 % de la population active urbaine. Seules quelques petites villes liées à la terre dépassaient ce pourcentage122. Nous ne trouvons pas ici de petites cités presque exclusivement rurales telles que les rencontre Christine Lamarre en Bourgogne123.

49Les professions de santé : Une enquête ordonnée par Bertrand de Molleville en 1776124 conduisit à l'envoi d'un questionnaire aux subdélégués : 47 répondirent sur 65. D'après leurs réponses, il y aurait eu alors 62 médecins dont 59 citadins, 255 chirurgiens et 185 sages femmes jurées. Peut-être sous-estimaient-ils l'encadrement médical pour obtenir des secours125, en tout cas ils ne faisaient pas entrer en ligne de compte le personnel médical marin et notamment les chirurgiens de marine qui travaillaient à la santé de tous, une fois débarqués126. Ils ne classaient pas non plus dans le personnel de santé, comme on le faisait à Vannes, barbiers et surtout perruquiers. La consultation des registres de capitation fait effectivement apparaître un nombre de médecins plus élevé : une centaine, mais pour 63 villes, plus de 200 chirurgiens (dans l'enquête sur les artisans, plus ancienne, ils étaient 160, plus 83 apothicaires et 6 dentiste, (1 à Moncontour, 1 à Morlaix, 3 à Rennes, 1 à Saint-Brieuc), sans compter les plus ou moins nombreux barbiers. À la veille de la Révolution, la Bretagne posséderait 500 praticiens dont 85 médecins au plus, 415 chirurgiens, 50 à 65 chirurgiens navigants soit 700 à 750 personnes. Les autres enquêtes dont celle de Calonne en 1786, donnent d'autres chiffres (64 médecins, 87 chirurgiens). L'encadrement médical breton était inférieur en nombre à celui de bien des régions françaises, à celui de l'Anjou proche, inférieur même à la moyenne obtenue pour les cinq généralités d'Amiens, Caen, Dijon, Rennes et Tours127. La densité médicale bretonne selon J.-P Goubert et F. Lebrun était 2.2 pour 10 000 habitants et la Bretagne périphérique, littorale et orientale, s'avérait plus « médicalisée128 ». Il y avait dix fois plus de médecins et 3,8 fois plus de chirurgiens dans les villes que dans les campagnes et les grandes villes et les moyennes étaient plus médicalisées que les petites. Au-delà de ces disparités, soulignons qu'il n'y avait pas dans cette province d'enseignement médical de qualité. La faculté de médecine de Nantes se mourait faute d'étudiants, l'école de chirurgie civile de Rennes vivait pauvrement au 4^e étage Tour le Bât, chassée en 1775 pour laisser la place aux prisonniers, les États lui accordèrent 6 000 L pour un terrain et la construction d'un amphithéâtre et le collège sollicita du Roi, 25 000 L. Le collège de médecine ne pouvait délivrer de grades permettant d'exercer. Par contre, il existait une intéressante formation des chirurgiens de marine à Brest et à Lorient. Comment juger la valeur de ces médecins qui allaient pour certains chercher leurs diplômes dans des Universités voisines ou lointaines129 ? L'efficacité de l'action médicale au cours du xviii^e siècle se pose après les travaux de Jean-Pierre Goubert et de François Lebrun. En matière d'accouchement on sait les efforts entrepris et les résultats obtenus pour recycler matrones et sages-femmes et les enseignements obstétricaux du sieur Brione Me chirurgien qui demanda aux États en 1762 de créer une « place de démonstrateur d'accouchement » et ensuite de madame Du Coudray130. Les officiers de santé n'apparurent qu'en 1794.

50Les métiers de l'instruction, des arts et des loisirs : Les ecclésiastiques n'étaient pas les seuls à exercer une profession enseignante. Dans toutes les villes vivaient des maîtres et des maîtresses au maigre savoir, les uns payés par les municipalités, les autres à leur compte, tous miséreux. Il y avait peu d'enseignants spécialisés : quelques maîtres d'écriture, de latin, des hydrographes, des mathématiciens surtout dans les grands ports et les villes possédant des collèges. Il convient d'y ajouter les maîtres d'armes à une époque où l'escrime ne constituait pas seulement un sport de loisir, les professeurs d'équitation et les musiciens. À Rennes, nous trouvons en 1767 16 joueurs d'instruments parmi les capités et huit maîtres de danse131 Ils étaient respectivement 17 et 9 à Nantes132. Lorient en possédait un certain nombre : un violoniste en 1780, un autre en 1788, un maître de harpe en 1789133. Ils assuraient les bals qui se développaient, bals mondains, bals masqués, surveillés par la police, bals privés. La mode des concerts, des compagnies particulières telle celle du duc d'Aiguillon qui réunit des symphonistes interprétant des morceaux de circonstance. de nombreux concerts publics eurent lieu à partir de 1740. Pour toutes ces manifestations musicales, Nantes avait de l'avance sur Rennes, la société musicale fondée en 1727 envoyait de ses musiciens dans la capitale bretonne qui en faisait aussi venir de Paris. La société musicale rennaise fut fondée en 1761, après un accord avec le fermier détenant le monopole de l'Académie royale de Musique sur le chant et la musique instrumentale.

Équipements culturels

51Dans une province qui accusait un retard certain en imprimeries134, imprimeurs et libraires se rencontraient surtout dans les villes universitaires et judiciaires, dans les cités ayant développé leur enseignement et dans les villes épiscopales. La présence des imprimeurs correspond à l'histoire déjà ancienne de l'édition en Bretagne. Au xviii^e siècle, les dernières presses installées le furent à Port-Louis, Lorient, Redon et Saint-Pol135. Brest présentait la particularité de ne pas avoir été mentionné dans l'arrêt du 31 mai 1789 qui limitait le nombre des ateliers bretons à 13. La famille Cormard qui y était installée depuis 1661, fut remplacée par les Malaisis, arrivés de Quimper en 1675. Le dernier, Romain Nicolas Il, resta de 1757 à la Révolution. Il employait alors cinq compagnons. Il y avait au moins quatre libraires (trois en 1774) dans cette ville136. En 1784, sept libraires ou libraires imprimeurs travaillaient à Rennes, tels les Vatar, concurrencés par des bouquinistes137, ils faisaient outre l'impression et la vente d'écrits autorisés, de livres, d'écrits officiels, arrêts du conseil, du Parlement etc, la vente d'almanachs, de l’Almanach de Bretagne de gazettes, des « Affiches de Rennes », des « Petites annonces ». Les progrès culturels de la petite et de la moyenne bourgeoisie qui se marque par le nombre d'ouvrages littéraires et autres dans les bibliothèques, l'apparition de la Chambre de lecture de Nantes, des sociétés de lecture, celle de Rennes en 1776, multipliait les publics et les demandes. Les cartiers, présents ici ou là, s'adressaient à une autre clientèle, celle des tripots et des salons mondains.

52Le monde du jeu, des loisirs, donnait naissance à des métiers particuliers, aux tenants de jeu de paume, aux billardiers. Les seize billardiers lorientais soulignent la vitalité de cette ville en 1784, la sociabilité de ses élites qui se retrouvaient au théâtre, d'abord salle Kerdamet, où l'on jouait aussi aux boules et au billard, puis dans un nouvel édifice en 1779138. Cette ville possédait depuis 1741, un établissement officiel de jeux (billard, cartes, trictrac). Le duc de Penthièvre en avait accordé le privilège à son valet de chambre Constans. Le privilège fut renouvelé en 1786139. On accorda dans cette ville quatorze autorisations d'installation en 1784140. Les acteurs itinérants des compagnies nous échappent, des spectacles donnés à Brest nous ne savons pas grand-chose si ce n'est que les officiers de la marine choisissaient les acteurs et musiciens et que l'on envisageait en 1768 de l'augmenter pour payer 27 acteurs, chanteurs, danseurs et musiciens141.

53Les registres de capitation fournissent, nous le voyons, des indications précises, comparables mais limitées sur la part relative des métiers artisanaux dans les villes à des moments donnés. Ils soulignent des évolutions dues à la conjoncture ou plus durablement à des évolutions économiques. Dinan nous en fournit l'exemple. La ville possédait en 1753, 70 métiers artisanaux pour 624 déclarants, en 1776, 74 et 463, et en 1788, 73 et 400. Notons la stabilité des métiers recensés et à l'inverse la chute du nombre des artisans capités. Celle-ci concernait ceux du cuir qui passèrent de 87 à 84 puis 63, pour 5, 7 et 8 métiers déclarés, et surtout du textile, 294, 146, 110 traduisant la crise profonde de cette industrie à Dinan. Nous retrouvons la même possibilité à trouver des renseignements dans l'étude du monde du commerce, amplifiée par le niveau de ressources de ceux qui le constituaient.

Le monde du commerce

54À un moment ou la production se parcellise de plus en plus ou l'ouvrier participe à une chaîne qui va de la matière première à l'objet fini, tout artisan qui fabrique un objet et le vend remplit une fonction commerciale. Marchands-fabricants d'étoffes les plus diverses, en passant par les boulangers, les brasseurs, les faïenciers, pour aboutir aux sergers, tisserands, tout au moins ceux qui n'étaient pas de simples salariés. Tous transforment, produisent des marchandises qu'ils vendent eux mêmes. Leur horizon dépendait de leur situation dépendante ou indépendante, de leur clientèle locale ou plus large. Ces artisans à la base du commerce local, indissociablement liés au monde de la boutique gardaient une grande place dans la vie commerçante de leur cité, mais se trouvaient dépassés par ceux qui vendaient la marchandise qu'ils ne produisaient pas, qu'ils trouvaient sur place, qu'ils faisaient venir ou qu'ils allaient chercher dans les foires et les marchés. Les registres de la capitation, ceux du vingtième, les listes de métiers nous restituent une hiérarchie de ces marchands. Sous la pression de particularismes professionnels ou de besoins fiscaux, le mot « marchand » non accompagné d'un qualificatif recouvrait des professions différentes. On le trouve comparé à celui de négociant donné le plus souvent à l'élite du commerce dégagée des grossistes polyvalents au monde plus réduit, aux techniques peu évoluées. Mais quand à Rouen 244 marchands s'octroyèrent en 1772, le titre de négociants, le pas franchi trahissait plus le sentiment de la réussite qu'une différence professionnelle liée à des transactions nationales ou internationales142. À l'inverse les négociants d'Amiens rassemblaient les marchands aux fortunes les plus considérables, utilisant les techniques les plus modernes, monde de progrès issu de celui de la routine143. Dès le milieu du xvii^e siècle, ils tentèrent d'accéder directement au second ordre par l'achat de lettres de noblesse et d'offices anoblissant. Anoblis, ils continuèrent pour partie d'entre eux à pratiquer le commerce. À Marseille, le négociant, marchand en gros, se détachait du « marchand », commerçant au détail, mais la ligne de partage entre les deux restait floue144. Savary, Ricard soulignaient cette situation et le nantais Descazaux du Hallay déplorait en 1701, que l'on confondît « depuis l'artisan, jusqu'au premier négociant du royaume145 ». Pourtant, le monde du négoce apparaît isolé dans nos sources, à Saint-Malo dès l'aube du xviii^e siècle. Le registre de la capitation de Lorient de 1739, distingue les quatre négociants des 36 marchands. L'enquête de 1767 ne nous renseigne que très peu sur cette élite : 32 négociants à Morlaix, 13 à Redon, 7 à Tréguier et si nous complétons avec les registres fiscaux, 14 à Port-Louis, 16 à Landerneau, 10 au Croisic, 7 à Roscoff, 5 à Saint-Brieuc. Ils ne dépassent la vingtaine que dans les principales villes maritimes, atteignant 400 à Nantes, 108 à Lorient, les registres de capitation de Saint-Malo, aussi bien celui de 1737 que celui de 1770, ne désignent que très peu de négociants alors que nous les savons nombreux, les listes fiscales de 1701 en dénombrant 121. Nous n'en trouvons à Rennes, ni dans le registre de la capitation de 1706, ni dans celui de 1721. À ces dates, les marchands et les « marchands de » occupaient le sommet de la hiérarchie commerçante. Par contre, en 1786, 15 Rennais se déclarèrent négociants ; Gournay en dénombrait 14 en 1788. En Bretagne, l'emploi du terme ne semble avoir été définitivement installé qu'à la fin du xviii^e siècle. En 1762, on parlait des « négociants de Bretagne faisant le commerce du Levant ». Tandis que les tarifs de 1691 et de 1725 concernaient le premier la réception des « marchands et artisans », et le second la confirmation des « marchands et négociants, celui de 1729, confondait le rôle des marchands et des boutiquiers. Après tout, vouloir différencier à tout prix le grand commerçant international polyvalent du commerçant national ou régional ressort quelquefois à l'exercice de style. Le négociant, le malouin Magon de la Balue en donne l'exemple, était à la fois, celui qui trafiquait au niveau mondial et régional, spéculait, jouait le rôle de banquier, d'assureur, au gré des opportunités. Cette possibilité de choix le plaçait au sommet du monde du commerce. Il était honorable parce que l'exercice du grand commerce ne dérogeait pas, mêlant roturiers et nobles, surtout anoblis ce qui amène à ne pas tenir compte de ceux qui, faiblement capités, se targuaient d'appartenir à ce milieu. Le négociant se plaçait par sa fortune, ses activités et son prestige, au sommet de la hiérarchie sociale roturière.

55L’Almanach général du commerce fournit à la veille de la Révolution quelques indications sur ce monde. À Châteaulin, il y avait cinq marchands tenant magasins, au Croisic, deux négociants, à Dinan, neuf, à Lannion, un seul, 35 à Lorient et 14 à Rennes. À Landerneau, sept personnes seraient, à la fois, négociants armateurs et commissionnaires. Outre les marchands de Morlaix, Gournay citait 18 commerçants et « sociétés », ainsi que deux banquiers (Hamelin et Sermanfau). Cinq marchands rennais seraient aussi banquier146. D'autres sources, en particulier les successions, nous montrent des différences entre marchands et négociants : les premiers laissaient surtout des marchandises, peu d'effets de commerce et de l'argent en caisse, les seconds, seulement un fonds de roulement, de nombreuses créances et des billets sous seing privé. Il y avait souvent coïncidence entre négociants, marchands et armateurs. Nous le constatons au début du siècle, quand l'activité d'armer n'apparaît pas isolée du commerce, ne constituait pas une activité professionnelle distincte mais l'exercice d'une fonction technique147. Il n'y avait pas alors de spécialistes au sens où des gens auraient exercé cette profession uniquement ou essentiellement. Le commerçant, sous son nom ou en société, armait un ou plusieurs bâtiments pour des opérations ponctuelles. Antoine de Bombart, contrôleur au bureau du port de Saint-Malo, arma deux navires, Antoine Bidault de Jattignay, fermier des droits de l'ancienne coutume, cinq corsaires148. Quelques professionnels de la mer, des capitaines, armaient aussi. L'armateur, responsable technique et juridique de l'opération, déposait la caution, s'occupait de la société d'armement. Rarement seul, il pouvait n'être qu'un prête-nom. Jean Meyer souligne qu'à Nantes « l'armement des navires n'est qu'une forme de commerce parmi d'autres », il décrit le va-et-vient entre familles de négociants et d'armateurs, reconnaissant implicitement que ces dernières existent. Les registres de Saint-Malo nous montrent des « armateurs » une année, devenus « marchands » une autre, et l'inverse. Il y aurait à Nantes 76 armateurs en 1772, possédant 121 navires, en temps de paix 200 familles armaient de 100 à 200 bâtiments149. Saint-Malo en possédait 36 au même moment. Le monde du commerce ne se réduisait pas à cette élite.

56Entre le monde aux contours flous des boutiquiers, détaillants et regrattiers divers et celui des marchands en gros non spécialisés possédant des magasins et des entrepôts, il existait une catégorie de « marchands de » s'occupant de la vente d'un produit, marchands de blé, de beurre, d'herbes, de vin, d'eau-de-vie, de cidre, de bétail, de sel, épiciers, marchands de draps, de toiles en gros ou en détail, de drap et soie, de lin, de chanvre, bien d'autres encore. Ce qui les caractérise dans nos sources ce n'est pas tant le niveau de leurs revenus très divers que l'objet de leur commerce. Saint-Malo possédait en 1770, un monde très large de ce type, pas moins de 43 dénominations différentes : vendeurs de drap, d'étoffe, d'indienne, de laine, de toile, de coton, de chapeaux, six marchands de fournitures, dix de linge, sept de mode. Dans l'alimentation, en dehors des classiques marchands de vin ou ici des attendus vendeurs de morues, des spécialistes en « savon et huile », en beurre, en beurre et chandelles, en lard, en sucre et café, beaucoup de marchands de blé (13), de cidre (12), de graines (13), quelques-uns d'herbes, au total 91 personnes. Le personnel commercial de Fougères était beaucoup plus réduit. Phénomène confirmé tout au long du siècle avec une chute des « marchands » capités entre 1720 où ils étaient 25, et 1780 où ils tombèrent à moins de dix, le nombre des « marchands de » resta stable pendant cette période (13 et 15). À Vannes, 127 personnes remplissaient les listes de marchands en gros et en détail ayant boutiques ouvertes. À Vitré, il y avait à côté de 6 négociants, 61 marchands, 79 « marchands de » et boutiquiers divers. À Saint-Brieuc, les 29 catégories marchandes regroupaient 71 personnes et celle du textile dominait l'ensemble. Dans toutes ces cités moyennes, le monde du négoce était assez largement représenté. Par contre, dans les petites agglomérations, il était réduit. Lesneven nous en fournit l'exemple. Sur 461 déclarants, un seul négociant, huit marchands et cinq « marchands de », y constituaient l'élite du commerce au-dessus des gens de l'hôtellerie et de la restauration beaucoup plus nombreux (22 imposés).

Les officiers et les administrateurs

57Il existait en Bretagne des milieux d'inégale importance composés des officiers et agents du Roi, des États, des seigneurs, des communautés de ville. Par le nombre élevé de leurs officiers, Rennes et Nantes se trouvaient en tête de toutes les villes bretonnes, suivies par Vannes et Quimper où siégeaient deux présidiaux150. Si toutes les cités possédaient un personnel judiciaire, la plupart n'abritaient pas des officiers des justices royales et ne connaissaient que ceux des seigneurs151. En dehors des deux plus grandes villes bretonnes, nous pouvons donner quelques exemples de cette population. Ainsi Vannes avait un sénéchal, un procureur du roi, deux greffiers. Venaient ensuite les gens du Présidial : un sénéchal, un alloué, deux lieutenants, un juge, dix conseillers. Nous y trouvons aussi : un inspecteur des Eaux et Forêts, les officiers de l'Amirauté, plus ceux du régaire et des justices seigneuriales152. Leur présence entraînait celle de 5 avocats, 6 notaires, 28 procureurs, 15 clercs et commis, 28 huissiers et sergents, 2 archers et 2 geôliers. Tout ce monde de la chicane dominait la cité et la domina plus encore pendant les quelques années où le Parlement de Rennes s'y trouva exilé. Au cours du xviii^e siècle, leur importance décrut légèrement : en 1709, ils constituaient 5,5 % des capités, 13 % en incluant les professions libérales, en 1733, ensemble, ils n'étaient plus que 8,84 %, en 1760 7,43 % et remontèrent à 8,51 % en 1783. La ville de Saint-Brieuc bien que moins importante dans la hiérarchie judiciaire, possédait 7 hauts magistrats qui côtoyaient le procureur du roi, celui de la communauté, le contrôleur des Actes, le commissaire des États, 10 procureurs, 3 procureurs et notaires, 15 avocats, des huissiers, des greffiers, le sergent des régaires, le geôlier, soit une cinquantaine de personnes. À Hennebont, il y avait un contrôleur général des devoirs, un buraliste, un ambulant, des commis dont un aux exercices, mais aussi un sénéchal, un sergent royal, un auditeur des Comptes, un receveur des Consignations, un directeur des postes, 3 huissiers, 2 greffiers, 6 procureurs, 5 procureurs et notaires et 6 avocats. Ils ne constituaient que 6,3 % des professions derrière celles du bâtiment (7,3 %), de l'alimentation (7,4 %) et surtout du cuir (10,2 %). Mais leur importance sociale dans la ville était bien plus forte et n'était disputée que par celle des marchands et négociants. Nous trouvons les mêmes élites à Ploërmel, à Montfort, à Josselin dont le registre de capitation de 1701 commence par la liste d'une trentaine de personnes privilégiées153.

Employés des Devoirs. Officiers royaux

58Toutes ces cités de taille petite ou moyenne, nous rappellent d'autres villes où les gens de justice tenaient le haut du pavé roturier, Châteaudun avec les magistrats du comte154, ou Bayeux155. Présents partout, leur poids différait d'une ville à une autre et l'équilibre entre les corps d'officiers dépendait à la fois du passé de la cité, de l'importance des seigneurs, de l'existence des communautés, de la politique royale. Obligés d'acheter leurs charges, ils formaient des corps, des compagnies aux solidarités puissantes. Quelquefois leur rôle était moindre ainsi à Saint-Malo où nous ne distinguons qu'une vingtaine d'officiers et d'auxiliaires de justice. Il est vrai qu'il n'y avait là que l'Amirauté et le régaire. Dans cette ville, les couches moyennes ne trouvaient pas leur compte pour accéder à des offices trop limités. À Lorient, la faiblesse du monde des officiers royaux se fit sentir en période de crise et à Vannes, le déclin de ce secteur entraîna celui des corps de métiers dont il constituait la clientèle.

59Le monde des avocats, des notaires, des procureurs dépendait de l'importance judiciaire des cités, de la quantité, de la puissance de leurs justices. À Rennes, le tableau des avocats au Parlement de Bretagne en août 1754, présente 164 noms auxquels il convient d'ajouter l'ensemble des notaires et tout le petit personnel gravitant autour des 28 juridictions seigneuriales et autres cours royales156. Les procureurs, les plus nombreux et les plus riches, intervenaient à tous les niveaux de la justice et de l'administration. Représentant les particuliers, ils peuplaient les prétoires et fournissaient souvent une partie des échevins. Quelques-uns exerçaient le double métier de procureur et de notaire. Avec les notaires et les avocats, ils jouaient un rôle dans l'administration de l'État, des États, des villes, ce qu'explique l'habitude du langage, le niveau d'instruction et la fréquentation des textes juridiques. L'intendant choisissait le plus souvent les subdélégués parmi eux et les états leurs correspondants157. Dans les petits ports au négoce limité, ils se trouvaient naturellement au sommet des notables roturiers.

60L'administration des impôts à côté de celle de la justice, quelquefois se mêlant à elle, ne peut en être séparée. Il fallait pour lever les impôts directs et indirects, les taxes les plus diverses, une armée d'agents fiscaux attachés à la capitation, aux devoirs, à la ferme du tabac et du cuir, au Domaine. Armée d'agents, hiérarchisée et dispersée sur tout le territoire breton, occupant les endroits stratégiques, tous ceux par où entraient et sortaient les marchandises, villes, gros bourgs, ports et havres. Plusieurs centaines de personnes trouvaient là du travail, des niveaux de rémunération, l'exercice de pouvoirs non négligeables. Partout présents, ils déchaînaient à l'occasion hargne et colère et faisaient les frais de bien des émeutes. Chaque administration avait ses directions, ses subdivisions, ses agents répartis selon les besoins. Ainsi les bureaux généraux de Rennes, Dinan et Saint-Brieuc dirigeaient les entreposeurs de Guichen, Fougères, Vitré, La Guerche, Dol, Saint-Malo, Combourg, Saint-Méen, Bécherel, Plancoët, Lamballe, Uzel, Corlay. L'administration du Domaine avait ses responsables à Rennes, Nantes et Morlaix. Dans les ports, un personnel disposant de canots, de pataches surveillait le trafic, percevait les droits de la Ferme, des devoirs du tabac, s'y ajoutaient les officiers de l'Amirauté. Le personnel des États se répartissait entre 39 cités et nous le trouvons dans les registres de capitation, souvent isolé en fin de registre. Les officiers des ponts et chaussées varièrent en nombre au cours du siècle. Ils furent de plus en plus tenus à résidence et, en 1757, l'ingénieur en chef vivait à Rennes avec trois ingénieurs et deux sous-ingénieurs : Vannes, Saint-Brieuc, Hennebont abritaient chacune, un ingénieur et un sous-ingénieur, Landerneau seulement un ingénieur. Ajoutons le personnel payé par les communautés : concierges, tambours, trompettes, réveilleurs, escopateurs, gardes divers, hérauts, sergents, chasse-gueux, pompiers, horlogers, jardiniers outre avocats, médecins, chirurgiens et organistes.

61Les militaires échappent en grande partie à nos sources fiscales. Seuls les gradés apparaissent sur les états du Roi158. La décision des États du 24 novembre 1762, de réunir la fortune et les appointements pour le calcul des impôts et de ne taxer dans les rôles de la province que ce qu'ils pouvaient exiger au-delà de ce que les officiers versaient directement au Roi, eut pour conséquence que peu d'entre eux se retrouvèrent sur les registres. Heureusement, nous les trouvons dans les registres paroissiaux des mariages quelquefois des décès, rarement des naissances. Si nous comparons les registres de capitation et paroissiaux de Hennebont nous constatons que, en 1737, le premier mentionne un officier de la Compagnie des Indes, trois marins, trois matelots, le second : 85 matelots, 24 soldats dont 11 de marine vivant à Saint-Caradeuc, à Hennebont : 130 soldats, plus 40 soldats de marine, 11 caporaux, 10 sergents, six capitaines, un lieutenant colonel d'infanterie, huit officiers de marine. Un état des officiers de terre et de mer pour l'année 1767 dénombrait 693 marins et fantassins ou cavaliers dans les neufs évêchés, un autre 2364 soldats et officiers dont 111 nobles. Nous pouvons ajouter à Brest, le nombreux personnel de la Marine, une trentaine de personnes, du directeur à de simples « bas employés d'entretien ». Au début du siècle, nous rencontrons à Port-Louis et à Hennebont quelques officiers et fonctionnaires de la Compagnie des Indes. Nous les trouvons ensuite à Lorient dont, dès 1740, les nombreux employés exempts du casernement159. Ils restèrent là jusqu'en 1770, date à laquelle ils furent licenciés. Une partie des employés supérieurs avait gardé l'habitude d'habiter Port-Louis où ils louaient ou construisirent de beaux hôtels160.

62La présence des officiers constituait une force pour les villes, elle créait, maintenait, développait des systèmes de relations, des liens, une hiérarchie de pouvoirs. Certes les offices détournaient hommes et capitaux des secteurs économiques riches d'une extension ultérieure161, mais ils étaient en bien des cités la seule ou la principale possibilité d'ascension sociale, la plus sûre en tout cas162. Nantes nous fournit l'exemple d'une ville dominée par son expansion économique où offices et négoce faisaient bon ménage. Notons enfin que si la majorité des officiers vivaient en ville ou y allaient pour siéger, bon nombre de bourgs bretons, une quarantaine de châteaux gardaient leurs juridictions163.

Les domestiques

63Les domestiques fournissaient un grand nombre d'actifs. Il y avait de grandes différences entre les petites gens mal logés, mal nourris, mal vêtus et ceux qui servaient dans les bonnes maisons bourgeoises ou les grandes maisons nobles où secrétaires, valets et régisseurs pourvus de responsabilités laissaient à leur mort assez d'argent à leurs enfants164. Huissiers, laquais à livrée, portiers dont l'unique fonction ou presque consistait à paraître, gens spécialisés tels les cochers, les palefreniers, le personnel de cuisine constituaient à côté des polyvalents plus ou moins misérables un monde bien différencié. En Bretagne nous les connaissons peu. Les registres de la capitation nous laissent des traces inégales. Parce qu'ils payaient en fonction du nombre des domestiques, les déclarations des maîtres nous en fournit le nombre dans 98 % des registres. Mais le versement pour les domestiques pouvait se confondre avec celui de leur patron comme à Saint-Malo et à Lorient pour les registres consultés. de plus, un seul mot se trouvait le plus souvent utilisé par les égailleurs « domestique » sans autre précision de sexe ou de spécialité. Heureusement quelques registres sont beaucoup plus détaillés : ceux de Rennes au début du siècle, de Vannes, de Lamballe et de Morlaix en 1770. On y distinguait valet et servante, maître d'hôtel, cuisiniers, cochers, nourrices domiciliées, gouvernantes, intendants et régisseurs. Bien que nous sachions que le service constituait pour les femmes un des débouchés les plus importants, le mot « domestique » non accompagné d'un article est gênant pour distinguer le sexe. J. Depauw a démontré à Nantes que la domesticité n'était pas pour l'homme l'occupation par excellence bien que certains métiers fussent masculins : portier, porteur, cocher, postillon. Lorsqu'il y avait un seul domestique dans une maison, il s'agissait dans la plupart des cas d'une femme165, Jean-Pierre Gutton distingue la domesticité des maisons « pratiquement limitée aux familles nobles » où la présence de domestiques masculins est « le signe d'une maison relevée » de l'ensemble du monde des serviteurs, de celle au service de maîtres moins attachés à l'apparence.

64Une enquête partielle qui ne concernait que treize villes bretonnes, comparait le nombre des domestiques à celui des maîtres artisans166.

65Selon les registres, le nombre de domestiques déclarés à Moncontour passa de 13,8 % en 1742, à 13,04 % en 1780. À Lamballe, ils constituaient 15,82 % de la population active en 1720 et 18,21 % en 1780, à Saint-Brieuc 17,90 % et 24,43 %, alors que ces deux cités connaissaient de nombreuses difficultés économiques. Il n'y pas de lien déterminant automatique entre le niveau de service d'une cité et sa richesse. Ancenis avait un taux supérieur à celui de Nantes. Châteaubriant, la Roche-Bernard, en étaient proches. En comparant le nombre des domestiques et celui de la population, nous constatons un rapport de 5 % à 10 %. Douarnenez avec 19 % et Saint-Malo avec 18 % constituaient des exceptions167. Mais nous ne connaissons pas avec exactitude la domesticité noble, à Morlaix, les 147 serviteurs des nobles représentaient 24,87 % de la domesticité totale. Cette remarque corrective ne concerne qu'un petit nombre de cités. On admet généralement que l'immense majorité des patrons n'employait qu'un domestique. Rares, ceux qui en avaient deux et plus encore à en posséder davantage. À Josselin, 10 % des patrons avaient plus d'un domestique, ils étaient 13,38 % à Lamballe, 14,49 % à Ploërmel, 34 % à Montfort et 39,28 % à Quimper dont 16,32 %, trois et plus. Parmi les familles nobles, celles des parlementaires usaient d'une domesticité nombreuse. En 1718, 34 parlementaires employaient un seul domestique, 11 en ayant deux168, mais14 % des 107 conseillers, 10 domestiques et plus, soit 14 % des 107. Quant aux 10 Présidents à Mortier, la domesticité très nombreuse qu'ils déclaraient, comprenait sans doute tous ceux qui les servaient dans leurs différentes propriétés mais ce n'est pas certain. À Morlaix, l'éventail de la domesticité noble allait de un à onze domestiques169.

66D'autres milieux offraient plusieurs places, les couvents, en particulier féminins. Par exemple, les Ursulines de Lamballe, employaient 10 domestiques, les Augustines, quatre. Au moins 10 % des domestiques de Montfort servaient des gens d'église. Partout où existaient des couvents, des hospices, il y avait un personnel attaché à l'entretien, aux cuisines, aux jardins.

67D'une manière générale, les bourgeois n'employaient pas de domesticité de prestige. Le nombre de gens capables d'embaucher ne constituait pas la majorité des fiscalisés, ici pas plus qu'ailleurs : à Paris en 1764, un quart seulement des familles inscrites sur les registres d'impôts employaient des domestiques. Par contre, en moyenne, les hôteliers utilisaient deux à trois personnes dont une pour s'occuper des chevaux. Mais, en bien des boutiques, les apprentis effectuaient des travaux de nettoyage. Les gens du bâtiment, les cordiers, ceux du secteur alimentaire n'avaient pas de serviteurs, ou alors peu. Je n'ai compté parmi les domestiques, ni les clercs, ni les commis, ni les facteurs qui appartenaient au monde des employés. Par contre, il existait en Bretagne, une domesticité particulière qu'il convient de ne pas oublier celle des esclaves. Une enquête de l'intendance en dénombra 90 entre 1776 et 1778170. Nous savons où trouver 70 % d'entre eux : ils se répartissaient entre 16 villes, toutes maritimes à l'exception de Châteaubriant. Quatre dominaient cet ensemble : Brest (22 esclaves), Lorient (15), Saint-Malo et Saint-Servan (16), Port-Louis (7), Landerneau venait ensuite avec six. À l'exception des cinq plus jeunes esclaves, tous les autres travaillaient : 65 domestiques, 6 laquais, 5 cuisiniers, 4 lingères dont une apprentie, un perruquier et un apprenti coiffeur enfin 3 interprètes aux services de quelques riches citadins. Le trésorier de la municipalité de Concarneau, possédait un esclave de 9 ans acquis en 1769, il le gardait encore en 1777. Le nombre relativement élevé d'esclaves préoccupait l'intendant qui rappelait les restrictions à leur immigration171.

68L'examen des métiers, nous permet quelques constatations. Il existait partout un ensemble de professions répondant aux besoins élémentaires des citadins. Leur mise en évidence est facile dans les petites villes. À Montfort, vivaient quelques officiers, sept avocats, notaires et procureurs, un chirurgien, mais surtout des artisans et boutiquiers qui procuraient les services et les entreprises indispensables à la vie d'une cité.

69Nous trouvons à la Roche-Bernard, cité de même importance, les mêmes professions. Ici, la présence de la Vilaine grossit le secteur commercial (29 marchands et 3 négociants), Ploërmel à la population plus nombreuse (4 000 habitants) possédait un éventail plus ouvert.

70Situation à peu près identique à Hennebont, où nous rencontrons aussi un buandier, un mercier, un orfèvre, un blanchisseur. Il n'est pas étonnant de trouver davantage de métiers dans les grandes villes que dans les petites. Par contre l'existence de cet ensemble professionnel élémentaire dans les bourgs, tel celui de Landivisiau parait plus intéressant.

71Présence réduite, mais présence quand même des métiers de base auxquels s'ajoutaient des tisserands, des tanneurs, cinq marchands, et aussi un organiste, des officiers (un sénéchal, un contrôleur, un directeur des droits réunis, quatre procureurs fiscaux, un commis à la direction, un receveur et un buraliste). Existait-il une structure professionnelle et sociale urbaine typique ? Ce qui supposerait la rencontre de situations atypiques, alors se poserait la question de savoir s'il s'agissait d'une « anomalie ». En étudiant les métiers du bâtiment, nous avons démontré le nombre réduit de charpentiers. La présence de 208 « charpentiers » payant la capitation à Lorient en 1739 constituerait donc une « anomalie », si le mot charpentier ne s'appliquait ici aussi bien aux charpentiers de maisons qu'aux charpentiers de marine, et sachant qu'il y avait un arsenal, c'est leur absence en foule qui poserait problème. L'anomalie, l'atypique présentent l'intérêt d'attirer l'attention, de mettre en évidence une activité qui aurait pu nous échapper autrement. Le nombre élevé de « faiseuses de bas » à Saint-Malo, a mis à découvert une production locale cachée par les autres sources. À l'inverse la capitation de Guérande, cité du sel, nous laisse voir que paludiers et sauniers n'habitaient pas la ville et vivaient dans les paroisses voisines172. Il en était de même au Croisic.

72La comparaison des villes montre des équilibres ou des déséquilibres entre leurs secteurs d'activité. Rennes, capitale de la Bretagne, possédait un nombre d'officiers, d'administrateurs, qui faisait de la fonction tertiaire la première, cachant par son poids des secteurs productifs pourtant non négligeables. C'est dire que nous pouvons déterminer des cités à fonction dominante.

73La répartition des métiers dans des villes proches dont nous connaissons les activités complémentaires souligne la spécialisation de chacune.

74Le rôle maritime de Brest, celui plus commercial de Landerneau, apparaît clairement dans ce tableau. La faible importance du nombre des agriculteurs dans la première de ces cités caractérise les villes à développement récent.

75Nous ne connaissons pas le nombre des domestiques employés à cette date à Lorient173, pas plus que les journaliers sur lesquels les renseignements étaient trop imprécis. Nous remarquons d'abord l'inexistence des agriculteurs dans les deux villes récentes, le pourcentage très élevé des gens du bâtiment dans une ville en construction. Aucune de ces cités n'apparaît avoir un secteur textile développé. Le niveau des autres secteurs est somme toute assez semblable sauf ceux des marchands et des négociants.

Etudes de groupes sociaux

76Trois groupes de citadins n'ont pour seul dénominateur commun que de poser au chercheur l'obligation de les isoler : le premier pour des raisons professionnelles propres aux pays maritimes, le second parce que les sources en imposent l'étude, le troisième parce qu'il constitue par définition un groupe isolé.

Métiers de la mer et métiers paramaritimes

77Le monde maritime comprend les gens embarqués et ceux qui exercent une profession paramaritime. Le premier concerne les officiers, la maistrance c'est-à-dire l'ensemble des maîtres d'équipage et le personnel subalterne d'exécution constitué de marins, de mousses et de novices. Les pêcheurs, les maîtres de barques, de chaloupes entrent dans cette catégorie ainsi que les pilotes. Tous possèdent une qualification plus ou moins poussée de navigants. Ils sont des professionnels de la mer174. Embarquent aussi des personnels techniques : les cuisiniers, des médecins nombreux sur les négriers175, les écrivains nécessaires sur les navires de commerce ou de pêche au grand large, voire les aumôniers. Ajoutons les charpentiers, voiliers, calfats chargés de l'entretien et des réparations. À l'occasion, des combattants : canonniers et soldats. Enfin sur les morutiers s'engageaient tous ceux qui pêchaient le poisson et le préparaient : pêcheurs, décolleurs, habilleurs, saleurs de qui dépendait en partie le succès de la campagne. Certes les navigants assumaient ou pouvaient assumer ces tâches, mais il s'agissait le plus souvent de spécialistes débarqués à la fin de la campagne et retournant comme passagers à Saint-Malo tandis que le morutier cinglait vers les côtes espagnoles ou les ports méditerranéen conduit par un équipage réduit aux seuls navigants. Cuisiniers, ouvriers des constructions navales trouvaient là des débouchés limités mais intéressants par les salaires touchés et par les possibilités de promotions qu'ils offraient. Nous sommes en présence d'une société socialement hiérarchisée où la séparation entre les hommes d'équipage et ceux du commandement constituait une réalité vécue aussi bien en mer qu'à terre.

78Tous ceux qui exerçaient une profession paramaritime constituaient le second groupe. Le personnel des ports comprenait outre les officiers de l'Amirauté, les capitaines à terre, tous les travailleurs qui œuvraient à maintenir en état bassins et chenaux (cureurs, plongeurs, maîtres de machines à curer, équipages des chaloupes d'entretien). Le trafic entraînait l'existence d'un personnel de manutention qui chargeait et déchargeait les navires, arrimait provisions et marchandises, les entreposait dans les magasins : porteurs, portefaix, darbareurs, canotiers tous ceux qui s'occupaient du chargement. Les arrimeurs avaient été organisés en jurande en 1584 et les lettres confirmées en 1626 et par la suite, mais leur présence en Bretagne n'est attestée que dans certaines villes telles Nantes et ils n'existaient point à Brest, Saint-Malo et Morlaix où les équipages exécutaient ce travail176. Au xviii^e siècle, l'on décida d'établir des maîtrises dans toutes les villes maritimes où le trafic exigeait leur présence177. Le nombre prévu donne une idée de l'importance relative du trafic dans ces villes : Nantes, 12 ; Saint-Malo, 8 ; Redon, Vannes, Auray, Hennebont, Port-Louis, Morlaix, 2 ; Le Croisic, Pouliguen, Quimper, Quimperlé, Audierne, Pont-l'Abbé, Roscoff, Lannion, Tréguier, Saint-Brieuc, 1. Les consuls de Nantes demandèrent à Orry le 11 décembre 1734, d'augmenter les effectifs des arrimeurs de 4 à 20 ou de supprimer la maîtrise. Ils représentèrent cette requête le 5 juin 1736. Les arrimeurs n'étant plus que 3, les consuls proposèrent que ces derniers pussent nommer 20 particuliers qui seraient reçus maîtres arrimeurs par les officiers de l'amirauté. Je n'ai pas trouvé la trace de l'exécution d'ensemble de cette décision, mais Nantes possédait 14 arrimeurs en 1770. Outre ses aspects juridiques ou réglementaires, la manutention avait grande importance dans tous les ports où les marées rythmaient chargement et déchargement. Un personnel de gardiennage nombreux surveillait à bord et à terre : gardiens de magasins, gardiens de vaisseaux, gardiens « volants ». Charpentiers de marine, perceurs, calfats, cordiers, voiliers, pouliers, avironniers, masteurs, inscrits sur les registres de classe, vivaient de la construction et de la réparation des navires. Ils pouvaient certes travailler à l'occasion pour une autre clientèle : les scieurs de long et les charpentiers sur des chantiers du bâtiment, les voiliers devenir toiliers et les cordiers se tourner vers les marchés urbain. Ce personnel constituait à Brest et Lorient, un ensemble d'hommes spécialisés dont les effectifs variaient en fonction des besoins.

79Pour étudier ces deux groupes d'hommes, nous disposons d'une documentation abondante mais aux séries souvent discontinues : registres de classes, registres de la capitation, complétés à l'occasion par les BMS, les actes notariés. Les plus précis, les rôles d'équipages n'existent que pour quelques ports et pas toujours sur une longue durée et les rapports des capitaines rendus obligatoires par l'ordonnance de marine de 1681178. Ils permettent de rendre compte de l'évolution du nombre de marins embarqués par tonneau qui tend pour les navires importants à diminuer au cours du siècle et de l'évolution du marché du travail maritime en fonction de la conjoncture internationale et des destinations, ainsi que Jean Meyer l'a montré dans son étude sur L'armement nantais. ou Gaston Martin pour la traite négrière (de 1 h/3 tx à 1 h/5 tx). Quelle que soit la source, le problème du vocabulaire se pose. En général les officiers étaient bien isolés, de même que certaines catégories de travailleurs tels les pouliers, les avironniers. Pour d'autres que d'imprécisions : outre les charpentiers que dire des navigants ? En quoi se différenciaient-ils des marins et ceux-ci des matelots ? Certes nous savons que les mariniers naviguaient, comme les bateliers, sur les fleuves et les rivières et qu'il ne faut pas les confondre avec les officiers mariniers, mais bien des fois les registres, surtout ceux de la capitation, laissent l'impression désagréable d'une inscription approximative. D'autres problèmes surgissent de l'existence simultanée de la flotte de guerre et des flottes marchandes et de pêche. Isoler les officiers du Grand Corps de ceux de la marchande ou mieux encore des maîtres de barque ne présente pas de difficultés parce que nous possédons des états différents bien que le passage par la Royale fut une obligation pour tous. Le personnel navigant subalterne provenait de la population civile arrachée pour un temps à ses occupations pacifiques par le système des classes ce qui entraînait de vastes mouvements de populations. Tout de même l'installation de la Royale dans une ville donnait à la population maritime une allure que ne connaissaient pas dans les simples villes de commerce ne serait-ce que par la présence des officiers nobles qui tranchaient sur l'encadrement ordinaire des navires marchands.

80Nous pouvons classer les villes portuaires en trois ensembles qui se distinguent par le nombre des gens impliqués dans les métiers de la mer, par la diversité des qualifications rencontrées, par le statut social de ceux qui les exerçaient. D'abord, des petites villes ports de cabotage et de pêche où le poids des gens de mer était relativement fort : Concarneau et Audierne appartenaient à cette catégorie. Les maîtres et maîtresses de barques et de chaloupes, constituaient à Concarneau, le groupe professionnel le plus important : 33 à 40 % de fiscalisés. À Douarnenez, les seuls matelots représentaient en 1709, 29,07 % des capités 24,30 % en 1719 et s'y ajoutaient 23 portefaix. À Sarzeau, un monde de pêcheurs misérables (9 % des imposés) vivait presque uniquement de la pêche. Dans toutes ces petites villes, l'activité maritime concernait pratiquement toute la population soumise au rythme de la pêche et du petit ou moyen cabotage. Les petits ports d'embarquements céréaliers si nombreux en Bretagne, se rattachent à ce premier ensemble, comme tous ces ports ramasseurs élémentaires qui approvisionnaient les grandes villes maritimes. Au dessus nous plaçons les villes moyennes à l'activité plus différenciée où les habitants avaient divers secteurs d'embauche et d'affaire. Le personnel de manutention apparaît nettement dans le registre de la capitation de Hennebont de 1789 : huit porteurs, un portefaix et 14 bateliers assurant la liaison avec Lorient. Parmi la dizaine de charpentiers quelques-uns travaillaient sans doute dans les chantiers navals, ainsi que les six scieurs de long. Un seul calfat parmi les imposés représente cette catégorie professionnelle indispensable à tout port. Les 54 marins enregistrés constituaient le seul groupe nettement déterminé. Au bout du compte peu de monde, situation identique à celle qui existait en 1740, meilleure même, puisque l'on dénombra alors sept matelots, trois marins et cinq pêcheurs. Nous faisons la même constatation à Saint-Brieuc en 1720 où il n'y a parmi les imposés qu'un marin et cinq matelots, en 1780, seulement deux portefaix et quatre porteurs. À Dinan, au début du siècle, nous avons trois marins, 24 matelots et quatre portefaix, à Auray en 1740 : treize marins, deux bateliers, à Landerneau en 1753, cinq matelots, un marin, deux bateliers, trois maîtres de barques, deux emballeurs. L'imprécision des sources, la pauvreté de la plupart de ces gens, expliquent leur faible nombre dans les registres de la capitation comme le prouvent les registres de classe de Quimper qui contiennent les noms de 115 matelots (87 seulement en 1780, 82 en 1784), 5 maîtres calfats, 19 cordiers, 12 charpentiers, 14 scieurs et scieurs de long, 5 chefs de sciage, un forgeron et un armurier, plus quelques bosseman. Au maximum 200 personnes179, ce qui n'est pas négligeable comparé à la population de la ville. Il en était de même à Morlaix.

81Dans ces villes moyennes le poids de la mer sur les métiers est relativement faible.

82Le troisième groupe comprend Saint-Malo, Nantes, Lorient et Brest. Le croisement des trois sources principales, registres de la capitation, des classes et rôles d'équipage, y souligne l'importance du secteur maritime. En 1770, année de paix, 294 marins et matelots furent inscrits sur les registres de la capitation et 122 pratiquaient une autre profession une fois débarqués ou vivaient avec des femmes qui exerçaient des petits métiers. Il faut ajouter les 212 matelots de Saint-Servan. On rencontre aussi quelques cuisiniers navigants, une quinzaine à Saint-Malo et cinq tonneliers navigants. Les novices échappaient en grande partie à la fiscalité puisque 609 étaient inscrits sur les registres des classes en 1780180. Quant à l'encadrement, les chiffres montrent leur importance.

83Le personnel paramaritime, réduit dans les registres fiscaux, était plus fourni d'après les états dressés pour la période 1786-1816181.

84On pourrait comptabiliser aussi les 74 charpentiers, les trois perceurs, les cinq cordiers, le scieur de long de Paramé. Le port était servi par un capitaine de port, quatre gardiens à quai, deux de navires ainsi que par treize portefaix. Les 33 armateurs, dont 31 vivaient dans la cité malouine coiffaient l'activité portuaire.

85La comparaison avec les autres secteurs professionnels est significative de l'évolution de cette ville.

86Note :182

87Entre ces deux dates, la baisse fut de 6 %. Les métiers de la mer en pourcentage de plus deux points soit un déclin de 9 %, ceux du commerce, 3 points 38 et 24 %. L'artisanat traditionnel, les officiers et les professions libérales connurent un taux de progression de 46 %.

88La population maritime nantaise différait assez dans sa composition de celle de Saint-Malo183.

89Lorient se rapprochait de la population brestoise grâce à la présence de la Compagnie qui demandait un nombreux personnel navigant aux qualifications multiples, l'existence de l'encadrement et de tout le personnel des chantiers navals, certes moins important que celui de Brest, mais concentré dans les ateliers de l'enclos. Population variable dans le temps avec 116 matelots en 1740, 71 en 1752, 131 en 1758, 217 en 1784 et 117 en 1789.

Officiers de la Compagnie

90Par contre le personnel de gardiennage et de manutention, de la construction navale était plus nombreux. Outre les gens de l'arsenal, il convient aussi de prendre en compte ceux de Landerneau, l'ensemble constituant un potentiel humain important.

91La population maritime des rôles de la capitation de Brest et de Recouvrance rend mal compte du rôle de cette cité, Il n'y avait là, payant l'impôt, que 18 capitaines et officiers navigants ce qui correspond au faible trafic marchand, les officiers de la Royale (nobles) payaient ailleurs184. Il faut ajouter tous ceux qui venaient travailler dans cette ville pour un temps ou s'y embarquer185.

92Le système des classes fournissait une partie des travailleurs des arsenaux. Les charpentiers, menuisiers, perceurs, pouliers, avironniers, sculpteurs, tonneliers, tous ouvriers du bois, dominaient par leur nombre. Ceux de la voilerie et de la corderie, fileurs, peigneurs, cordiers, goudronneurs, voiliers venaient ensuite. Les forges d'ancres et de construction rassemblaient les travailleurs des métaux. On trouvait aussi des peintres, des armuriers, des maçons, tous les maîtres des ports. L'examen des comptes des arsenaux montre qu'il s'agissait de travailleurs qualifiés. En 1755, sur 259 personnes occupées dans l'atelier de mâture de l'arsenal de Brest, trois étaient contremaîtres, 147 maîtres charpentiers, 13 apprentis, 56 maîtres perceurs et seulement 13 journaliers (5 % des effectifs). Il n'y avait aucun journalier dans la salle d'armes, par contre ils étaient nombreux dans l'atelier de tonnellerie (22 %)186. À peu de choses près, nous trouvons la même situation sur les chantiers : moins de 7 % de journaliers sur la Mutine, de 5 % sur le Tonnant. En 1784, les ouvriers se répartissaient entre vingt chantiers d'inégale importance : 263 travaillaient sur le duc de Bourgogne, (4 contremaîtres, 178 charpentiers, 28 apprentis, 50 perceurs et 3 journaliers) ; sur 1 047 ouvriers employés sur les chantiers en janvier, 11 seulement étaient non qualifiés187. Dans quelques ateliers, des femmes exerçaient des travaux précis : étoupières pour le calfatage, fileuses et cordagères188. Les ouvriers se trouvaient à Brest comme à Lorient selon les commandes. Le seul chantier du Bretagne représentait 117620 journées de travail. Aussi cette population mouvante très dépendante gonflait ou dégonflait les effectifs des travailleurs de Brest et de Lorient selon les besoins. Enfin, les registres rendent mal compte des besoins en hommes.

Les femmes dans la ville

93La population féminine urbaine constituait à peu près un tiers des capités (33 %), pourcentage qui tendit à augmenter au cours du siècle. Il passa à Fougères de 27,73 % en 1720 à 33,32 % en 1763 et 33,49 % en 1787 ; à Morlaix de 24,73 % en 1740 à 32,05 % en 1789 ; à Quimper de 30,17 % à 32,38 %. Bon nombre de femmes étaient enregistrées comme veuves sans autre indication. Quelquefois, rarement, l'on donnait des précisions d'ordre familial : mère de, fille de, sœur de, nièce de, dames, femmes, demoiselles. Il y avait des « filles » et des « demoiselles » mariées et pourvues d'enfants, des « demoiselles » veuves. Le mot fille correspondait souvent à une occupation subalterne : « fille lingère ». D'une manière générale, la fille avait un statut social moins intéressant que celui d'une demoiselle189, mais celle-ci n'était pas toujours une bourgeoise : telle la demoiselle Beaulieu petite épicière de Fougères190.Dans cette ville, les demoiselles payaient suivant la période entre 50,52 % et 74,98 % de la capitation féminine alors qu'elles ne constituaient que 35,40 % des actives ; 69 % habitaient les quartiers riches.

94Le problème de l'occupation de ces femmes se pose. Une partie vivait de rentes, mais outre qu'il s'agit d'une catégorie difficile à cerner, la non indication professionnelle n'implique pas que la femme d'un boutiquier ne l'aidait pas à la vente191. Jusqu'à une période récente, la reconnaissance juridique du travail féminin chez les artisans et à la ferme posa problème. La proportion des renseignements utiles varie d'une ville à une autre et dans le temps. Au fur et à mesure que le siècle avance, la part d'imprécision diminue, elle passe de 33,64 % en 1757, à 25,68 % en 1763, à 19,67 % en 1780192. À Morlaix de 13,46 % en 1740 à 6,60 % en 1789 ; à Quimper de 11,09 % à 11,01 %. À l'inverse la part des femmes dans la vie active croît : de 18,07 % en 1737 à Fougères à 20,59 % en 1763, à 27,26 % en 1787. À Morlaix, l'évolution va dans le même sens : de 20,59 % à 27 % et 26 %, à Quimper de 26,30 % à 31,67 %. On pourrait penser à des registres mieux tenus, si les renseignements concernant l'activité masculine ne montraient une évolution inverse, faible néanmoins puisqu'ils passent de 88,40 % en 1763 à 87,66 % en 1787 dans les registres de Fougères, de 90,22 % à 89,01 % dans ceux de Morlaix et de 93,83 % à 89,87 % à Quimper. Les égailleurs furent-ils plus attentifs pour un sexe que pour l'autre ? il y aurait eu alors plus d'hommes rentiers et de femmes au travail. Une telle affirmation mériterait d'autres confirmations. Les femmes exerçaient 143 métiers à Fougères, très peu (matrones et tricoteuses) l'étaient exclusivement par elles. Pour les autres professions, la part respective des hommes et des femmes dépendait des secteurs d'activité. Nous trouvons les mêmes résultats à Quimper et Morlaix.

95La présence féminine était très forte dans les métiers se rattachant à des fonctions ménagères et alimentaires. Beaucoup de femmes veuves étaient boutiquières, bouchères, boulangères, cantinières, fruitières. Le secteur du transport et de l'hébergement mérite notre attention. À Saint-Malo, aucun logeur entre 1740 et 1776 mais des logeuses et, parmi elles des veuves : en 1740, seulement des logeuses, sept sur neuf en 1763, huit sur neuf en 1770. À Saint-Malo comme à Morlaix, beaucoup de matelots avaient pour femmes des débitantes ou des tenancières de débits-cabarets. On n'y mentionne de couples que dans 24 % des cas, dans 11 % des débits cabarets à Rennes où la plus capitée (35 L en 1789) était une veuve.

Femmes maîtresse de chaloupe à Concarneau ( %)

Tenanciers rennais ( %)

96À Saint-Malo, 27 % des femmes tenaient seules un débit entre 1740 et 1776, avec un sommet en 1763 (32,07 %) et un étiage en 1778 (21,81 %). À Rennes, elles étaient 43,7 % en 1751 dans les auberges et 43,9 % dans les débits de boisson, mais en 1789, la situation s'inversait avec 36 % et 51,2 %. La présence de « patronnes » était plus forte dans les petits établissements.

97Je rapprocherai de ce type d'activité ce que la tradition appelle « le plus vieux métier du monde ». Ne pas en parler serait ignorer un travail payé à l'acte alors typiquement féminin et urbain. Il constituait une solution à bien des problèmes, permettait souvent d'échapper au vagabondage mais pas toujours à la prison ou à la déportation193. Nous le connaissons grâce aux romans et aux archives judiciaires. À Rennes, sur 1 020 femmes poursuivies, 500 furent arrêtées pour « putanisme », 119 pour grossesse illégitime, 98 à la suite de lettres de cachet, ajoutons, six « logeurs douteux », onze tenanciers de maisons de débauche, et 31 maquerelles. 62 filles furent transférées à Rennes individuellement et 138 collectivement194. L’Encyclopédie présente la prostitution comme : « l'acte par lequel une personne s'abandonne à servir aux plaisirs d'une autre par la jouissance de son corps dans les cas défendus par les mœurs ». Définition morale, très large alors que le Dictionnaire de Police ne retenait que les femmes qui faisaient un trafic public de leurs faveurs. Vaste champ d'exercice, aussi varié que le vocabulaire employé195.

98La prostitution qui s'épanouit en milieu urbain, y revêtait les formes les plus complexes196. Les itinérantes trouvaient clientèle les jours de foires et de marchés, en suivant le déplacement des troupes, lors des grands rassemblements de pêcheurs. Cette prostitution nomade, vagabonde, faisait escale dans les villes où elle concurrençait une prostitution sédentaire, installée, hiérarchisée des « mendiantes débauchées » aux femmes galantes plus difficiles à trouver parce que protégées. La célèbre Marion du Faouët évita le pire tant qu'elle fut jeune et belle. Toutes ces femmes n'étaient pas « des paysannes perverties ». Sur 114 jugées à Rennes, 28 (24,5 %) déclarèrent être originaires de la ville, 14 de paroisses limitrophes ou se trouvant dans un rayon de 30 km, les autres venaient de très loin, de Nantes, de Quimper, de Brest et aussi de Normandie et du Maine. Certaines s'expliquèrent lors des interrogatoires, elles venaient dans la capitale pour échapper à la pauvreté, parce qu'on leur avait dit qu'on y gagnait sa vie mieux qu'ailleurs197. Sans doute s'ajoutait pour quelques-unes, le désir de travailler hors de chez elles. Aventures individuelles de filles séduites, de veuves enceintes réfugiées dans une grande ville et tombant entre les mains de maquerelles entreprenantes, matrones des enfants illégitimes198. Parmi nos condamnées, sur 37 filles mères sept possédaient encore leurs parents, mais l'existence d'une mère ne garantissait pas, dans certains cas, la vertu d'une fille : quand l'économe de l'hôpital Saint-Yves se présenta chez la « dite Boulays », il rencontra la mère qui n'était ni prostituée, ni maquerelle, « à laquelle nous lui avons remontré qu'il n'était pas de bon ordre d'une fille d'être hors la maison à l'heure présente qu'une mère doit avoir le soin de retenir sa fille auprès d'elle199 ». En général, ces femmes provenaient d'un milieu modeste, douze filles étaient filles d'artisans, deux de commerçants, une de paysans. Celles qui pratiquaient ce métier, hors les mères piégées ou entraînées, avaient ou avaient eu une activité professionnelle pénible et mal payée. Elles passaient d'un libertinage occasionnel à la prostitution permanente : 42,25 % venaient du secteur textile, 21,13 % des métiers du vêtement200, la domesticité en fournissait un bon contingent, 29,58 %. Quelquefois le chômage poussait au libertinage. Olive Collet, âgée de 38 ans, originaire de Dinan, arrêtée à Rennes, déclara qu'elle y était venue pour travailler comme filandière mais n'y avait pas trouvé de travail. Mineures dans près de 51 des cas, mais pour la plupart âgées de 20 à 25 ans, célibataires, 101 sur 134, avec 2 veuves et 10 mariées, vulnérables, isolées, à la merci de leurs logeurs, elles entamaient une carrière éphémère. Toutes ne pouvaient, telle Julie Pavic, prostituée notoire, tenir le pavé pendant vingt ans. Elles dépendaient de la protection de leurs logeurs, de leur bonne volonté et 78,68 % travaillaient. sous la surveillance d'une maquerelle, les autres sous celle d'un maquereau. La clientèle rennaise très diverse, comprenait des bourgeois (22,80 %), des militaires (22,70 %), suivis des écoliers (17,56 %). Le clergé parait y avoir été sage201. Les cas de Rennes et de Nantes202 ne constituent que des exemples et la situation des autres villes, celle des grands ports, où existaient des arsenaux mériterait d'être regardée de plus près, mais il semble suffisant ici d'avoir évoqué ce problème somme toute marginal mais bien réel. Il ressemble d'ailleurs, par certains aspects, à celui d'une autre population, elle aussi marginale, celle des vagabonds et des prisonniers.

Prisons et dépôts

Vagabonds et prisonniers

99Il peut paraître paradoxal d'étudier en même temps une population par définition mouvante et une autre figée, fixée. Mais la première constituait une des sources les plus importantes de la seconde203. Les villes acceptaient leurs pauvres secourus, honteux ou non, grâce aux confréries charitables et aux bureaux des pauvres qui leur apportaient nourriture, vêtements l'hiver et parfois du travail mais la politique de l'État et des villes en matière de vagabondage a toujours oscillé entre la tolérance tacite et la répression. Le choix dépendant des circonstances, les édits et règlements fort nombreux donnant à l'occasion les instruments nécessaires à la politique choisie. La création des Hôpitaux généraux à la fin du xvii^e siècle, puis après l'arrêt du conseil du 3 août 1764, des dépôts de mendicité de Rennes, de Quimper et de Vannes agrandit les capacités carcérales de ces villes204 quoique à Quimper en 1766-1771, le projet de David n'ait pas totalement abouti. Il ne s'agissait pas seulement en l'occurrence d'augmenter les capacités d'incarcération et de tri mais bien de terminer une évolution dans la gestion de la misère qui fit passer des hôpitaux ordinaires gérés par le clergé, puis de plus en plus par les municipalités, aux dépôts dépendants des finances royales et sous la responsabilité des intendants. L'on cherchait à isoler les indigents du reste de la population, à faire travailler les valides et à empêcher les autres de gêner les braves gens. Nous avons quelques idées de ce que pouvait être cette population. Lorsqu'il s'agit de construire le dépôt de mendiants de Quimper, on prévit d'y recevoir 234 personnes : 81 hommes sains, 24 infirmes et 19 mutins, 96 femmes saines, 22 infirmes et 114 mutines205. L'on incarcérait au même moment 200 pauvres à Vannes. Quarante ans plus tard, le département de Quimper recevait 135 femmes de mauvaise vie206, celui de Vannes, 139 hommes en bonne santé, 28 infirmes, 100 femmes en bonne santé, 24 infirmes et 32 mises au cachot207.

100Isoler, faire travailler, semblaient les maîtres mots de cette politique, encore fallait-il en avoir les moyens. On préférait garder le moins possible de prisonniers au dépôt de mendicité de Rennes en plaçant les mendiants qui obtenaient leur sortie. Il fallait des garants qui signaient une soumission « promettant de veiller à ce que... ne mendie plus, qu'il travaille et se conduise en... de bien, et même de lui procurer de l'occupation si n'en peut trouver ailleurs me soumettant en outre dans le cas ou l. dit serait trouvé mendiant, de payer la dépense de sa nourriture et entretien dans le dépôt, pendant tout le temps qu'... y sera retenu...208 ». Cette attitude permit effectivement de faire sortir des dépôts des mendiantes que nous retrouvons installées et travaillant à façon pour des entrepreneurs en textile209. Les « incendiés » formaient des mendiants d'un type particulier : ils avaient perdu tous leurs biens lors d'un sinistre et obtenu des officiers de police un certificat leur donnant le droit de faire appel à la charité. L'abus de ces certificats délivrés même à des étrangers, l'élargissement du droit de mendier accordé pour la province tout entière au lieu du simple ressort des officiers, les faux qui circulaient, tout concourait à réglementer ce droit. Après enquête, on décida de le limiter en 1773210 au moment où, en raison de difficultés financières, de l'évolution de la pensée, l'on cherchait davantage à trouver du travail pour les miséreux. Le résultat fut la mise en place des « travaux de charité » qui se développèrent sous Louis XVI, mais qui existaient avant et qui faisaient affluer vers les villes des centaines voire des milliers de miséreux. Phénomène ancien maintes fois décrit de ces malheureux ruraux venant chercher travail et secours en ville. Solution qui faisait craindre qu'ils y trouvent aussi le vice. La déclaration du Roi prise lors des épidémies de 1692-1693, servit de référence « pour obliger les mendiants valides d'aller travailler à la campagne ». Elle accrédita le thème de la ville lieu de perdition des pauvres ruraux. Ils y trouvaient : « tant de douceur à gagner par la mendicité dans une vie libertine et fainéante beaucoup plus qu'ils ne pouvaient recevoir par le travail le plus rude ». Bref, installés dans l'oisiveté, bénéficiant des distributions des bureaux des pauvres, ils ne retournaient plus dans leurs paroisses une fois la situation améliorée s'ils n'étaient obligés par des peines prescrites contre eux et contre ceux qui les hébergeaient, à revenir dans le lieu de leur naissance ou dans celui où ils habitaient auparavant. Les hôpitaux généraux recueillaient les femmes ayant « enfant à la mamelle » et les orphelins. Quant en 1719, les pauvres venus de toute la Bretagne, du Maine, d'Anjou, de Normandie affluèrent dans les villes, en particulier à Rennes, ils furent accusés de débaucher les esprits211. La crainte des pauvres grandissait lors des crises, par exemple après la dissolution catastrophique pour les travailleurs de la Compagnie des Indes qui accrut le nombre des chômeurs et des vagabonds. À Lorient, à Port-Louis, ils s'assemblaient, vols, incendies s'y multipliaient. À Caudan, à Quéven, ils formaient des bandes armées qui ravageaient les campagnes, coupaient les arbres pour les vendre à Lorient. Devant cette situation qui dura deux à trois ans, on souhaita : « un homme vigilant » pour les faire arrêter et un dépôt pour « les détenir un, certain temps » où les « appliquer à travailler ».

101Un arsenal d'ordonnances, d'arrêts pris par l'État, le Parlement, de règlements des communautés réactivés en 1720, autorisait l'arrestation des mendiants, l'envoi des valides dans les colonies et des invalides dans les hôpitaux, il aurait du permettre de s'en débarrasser. Mais, les colonies refusèrent de recevoir de nouveaux arrivants et les hôpitaux faute d'argent, ne purent accomplir leur tâche. L'intendant dut, dès lors, ordonner de cesser les poursuites et que les valides, en état de porter les armes, fussent enrôlés si des officiers les réclamaient. Tous les autres furent refoulés dans leur paroisse d'origine. En 1724, l'on rappelait la division de la Bretagne en quatre départements : Rennes, Nantes, Vannes et Quimper où devaient être envoyés tous ceux qui n'étaient pas passibles des galères, les mendiants de profession pris à deux lieues de leur domicile. Cela concerna alors 1 143 pauvres, chiffre porté à 1 828 en 1729, répartis en huit centres choisis en 1724 pour des raisons financières212.

102Note*

103En 1787, selon les mois, il y eut entre 581 et 645 personnes mais quelques dizaines en 1769.

104D'une manière générale, les périodes de crise connaissaient un engorgement des lieux de détention d'une capacité fort inégale. Rennes, devint le centre d'emprisonnement principal en Bretagne dès le début du xviii^e siècle, la prison Saint-Michel recevait 137 détenus en moyenne. Il n'y avait que 120 places, on enferma 251 personnes en 1764 et 800 en 1787. Toutes ces mesures tendaient à chasser les pauvres venus de l'extérieur et à concentrer en quelques villes, ceux que l'on voulait rendre inoffensifs soit en les enfermant dans des Hôpitaux généraux, politique choisie au xvii^e siècle213 et maintenue le siècle suivant, soit (et) en les regroupant dans des dépôts de mendicité, solution préconisée au xviii^e siècle214. Cette population de gens à qui on ne pouvait reprocher que leur malheur, accompagnait celle des prisons où l'on jetait aussi les droits communs. La plupart des 27 prisons bretonnes ne pouvaient d'ailleurs recevoir que quelques prisonniers215. Les libertins, les femmes de bonnes familles et de mauvaises mœurs, les déments, entre 70 et 90 personnes étaient enfermés par lettres de cachet dans des maisons religieuses. Les galériens se trouvaient au sommet de cette population carcérale, ils furent les hôtes de la Bretagne dans la seconde moitié du xviii^e siècle et Brest les accueillit216. Le passage de la chaîne obligeait les prisons à les recevoir le temps de l'arrêt.

105La présence de ces citadins d'un type particulier devait être signalée, parce qu'ils constituaient dans quelques cités des groupes plus ou moins importants qui fournissaient à l'occasion une main d'œuvre à bon marché, et parce qu'ils permettent d'étudier l'évolution de la criminalité au cours du xviii^e siècle. Rappelons que sur les 1150 cas qui vinrent en appel devant le Parlement de Rennes : 78 accusés furent condamnés à mort, 266 aux galères (dont 75 à perpétuité et 191 à temps), 231 au bannissement et 49 femmes envoyées en prison ou à l'hôpital. Les autres obtinrent soit un sursis (144), soit des peines infamantes, soit des amendes. de 1768 à 1777, l'on mena aux dépôts, 111 836 personnes dans le royaume dont 71 019 furent élargis (63,5 %), 610 furent engagés au service (0,5 %), 21 339 moururent (19,08 %) et 11 337 s'évadèrent (10,14 %). 1 280 avaient été incarcérées après jugement (1,2 %) et 86 720 (77,54 %.) par simple application d'une ordonnance. 1 131 devinrent galériens (1,01 %), 369 s'évadèrent (0,3 %), 26 moururent et 15 477 furent relâchés (14,54 %). L'étude des condamnations montre le passage d'une criminalité contre les personnes à une criminalité contre les biens commise en ville par des citadins et l'évolution de la justice vers un système moins grossier, plus affiné, tentant de faire correspondre les peines aux infractions, de les graduer selon leur gravité, ce qui entraîna une modification de la hiérarchie carcérale avec une spécialisation des lieux de détention qui eut des effets en Bretagne. Les chiffres fournis par Charles Paultre montrent que la généralité de Rennes comparée aux autres, aurait été peu répressive : 3,53 % des arrêtés, 3,83 % des condamnés. Quant aux 2 892 mendiants et vagabonds dans les dépôts en 1773, ils représentaient 4,03 % des 71 700 personnes entrées dans les dépôts des généralités du royaume. 6,42 % moururent cette année là et 7,9 % s'évadèrent. Restaient 475 enfants, 2417 y étaient passés217.

106Dans une province frontière maritime, ajoutons les prisonniers de guerre qui constituaient une population qui s'entassait lors des conflits dans les citadelles. Les plus riches, les officiers, obtenaient souvent le droit d'habiter la ville. À Fougères, Dinan, châteaux et tours de l'enceinte les recevaient. Dans la première, il y avait 300 anglais en 1707, 2000 en 1757 que gardaient une centaine d'officiers invalides218 et monsieur de Pomerol fit aménager les locaux en 1779 pour en recevoir davantage. Les citadelles servaient aussi à enfermer les prisonniers militaires condamnés pour des manquements divers à la discipline et les déserteurs. Ainsi, l'on paya à Brest du 1^er octobre 1772 au 1^er mars 1773, l'équivalent de 2683 journées de détention (à 5 s par jour et par détenu), en 1781, de septembre à décembre : 2 840 journées. Il ne s'agissait pas d'une population stable : 1 089 journées en septembre 1781, 898 en octobre, 367 en novembre et 326 en décembre219.

De la misère à l'abondance

Détermination des niveaux de revenus

107Pouvons nous utiliser la fiscalité pour déterminer le niveau de fortune des individus ? Albert Soboul faisait remarquer avec raison que l'on ne peut comparer niveau de fortune et cote fiscale, en particulier d'une ville à une autre et que le paiement d'une livre n'a pas la même signification sociale ici ou là220. Néanmoins, les cotes fiscales nous donnent une idée de la hiérarchie des niveaux de vie dans une cité et même d'une cité à une autre. J. Dupâquier a proposé de partir de la catégorie la plus basse (le niveau de la mer d'Ernest Labrousse) ou de la moyenne des revenus déclarés afin d'en finir avec les échelles traditionnelles, l'écart relatif lui paraissait l'indice le plus important221. Les avantages de ce système sont indéniables. Mais seul, le premier permet des comparaisons avec la grande majorité des travaux existant. Rappelons, une fois de plus, que le niveau des salaires, celui de la richesse ne rendent pas totalement compte de la place sociale d'un individu. Certains métiers étaient « nobles » et d'autres « avilissants », on avait plus de respect pour un boucher riche que pour un pauvre, mais tous deux se trouvaient isolés dans la ville et bien au-dessous de la considération portée à un officier de judicature qui accédait à l'échevinat. Gardons à l'esprit que la richesse n'entraînait pas la notabilité, mais permettait de l'obtenir. À l'inverse, la pauvreté ne se traitait pas de la même façon selon la naissance et les alliances.

108Le tarif de 1695 instituait un système où les contribuables se trouvaient divisés en 22 classes et répartis en 569 rangs. Les 11 dernières classes regroupaient 363 rangs (63,79 %). Quatre critères expliquaient ce classement : dignité, pouvoir, fortune et considération222. Des changements intervinrent par la suite, augmentant ou diminuant la part des uns et des autres, puisque les capitaines de vaisseaux payèrent 201 L pour ceux de « haute paie », au lieu de 150 L, 151 L pour 1800 L de traitements, les enseignes 31 L au lieu de 20 L. D'autres professions donnant lieu à paiement d'un salaire, connaissaient des prélèvements fiscaux proportionnels à celui-ci : les agents des Fermes, les officiers de la Compagnie des Indes.

109Ce système rigide, connut en Bretagne des arrangements qui tenaient à la transformation de cet impôt en impôt de répartition. Les citadins chargés d'établir les rôles regardaient de près l'état réel des capacités des contribuables et la pratique des registres montre qu'il y avait pour nombre d'entre eux modification d'une année sur l'autre qui s'explique par la prise en compte de l'évolution de la situation réelle des citadins.

Les pauvres

110Le monde de la pauvreté n'est pas plus facile à connaître en Bretagne qu'ailleurs d'autant plus que les opinions divergent sur le seuil à partir duquel l'on peut considérer que quelqu'un appartient à cette catégorie. L'attitude des égailleurs qui tendait à faire porter l'impôt par le plus grand nombre de gens possible pour en diminuer le poids par individu, fournit une indication que l'on ne peut négliger. La séparation entre les fiscalisés et les autres constitue une première estimation somme toute acceptable. En effet, les tentatives pour faire peser sur les personnels aux ressources les plus faibles un surcroît d'impôt, même minime, aboutissait à des échecs dont la répétition avait valeur dissuasive. Grâce aux non-valeurs, nous pouvons nous faire une idée de ce qui se passait. Une non-valeur correspondait à un non recouvrement, soit parce que la personne avait disparu de la ville (morte, partie), soit parce qu'elle avait réussi à se faire exempter partiellement ou totalement, soit enfin, parce qu'elle ne pouvait payer ce qui lui était demandé. Si la variation du nombre des contribuables sur une période assez longue peut s'expliquer par l'évolution du nombre des citadins, par l'augmentation ou la diminution des affaires, par les variations de la fiscalité, il en va différemment d'une année sur l'autre, sur le court terme où une demande imprévue, soudaine se traduit par une multiplication des non-valeur. Prenons l'exemple du faubourg Saint-Hélier de Rennes. Là vivaient, côte à côte, jardiniers, agriculteurs, menuisiers, artisans, journaliers223. On leur demanda 659 L en 1752 et 777 L en 1763, soit une augmentation de 18 %. Pendant la même période, le nombre des ménages avait peu changé : 206 ménages imposés en 1752 et 208 en 1763 soit + 0,9 %. Or en 1752, 628 L furent réellement perçues (- 31 L) et 701 en 1763 (- 76 L). Il y eut donc une perception supplémentaire de 73 L, mais le nombre de personnes solvables passa de 206 à la première date à 163 à la seconde. Le seuil d'imposition était ici fixé à 1 L. En regardant de plus près, nous constatons de fortes variations de la demande entre ces deux dates extrêmes avec un maximum en 1157 de 1029 L, mais malgré un allégement de 10 L, ils ne purent payer que 756 L. L'année suivante, on tenta d'en obtenir 939 L, mais ils ne purent en payer que 840 ! En 1757, sur 225 ménages imposés, 104 (46,22 %) se déclarèrent hors d'état d'acquitter leur quote-part et deux demandèrent un allégement. Les deux années suivantes, sur 226 et 217 contribuables, le nombre des incapables fut respectivement : 43 et 44. L'exemple de Saint-Hélier ne correspond pas à une situation exceptionnelle, il suffit pour s'en convaincre de consulter les registres de la capitation qui rendent bien compte de la précarité des situations individuelles : tel jardinier paya d'abord une livre en 1752, quatre en 1753, sept en 1756, ce qui le plaçait parmi les artisans aisés. Cependant, il ne put rien verser en 1757 et se retrouva à une livre en 1758.

Structures hospitalières

111En prenant comme ligne de partage, celle qui sépare les fiscalisés des non fiscalisés, nous obtenons le seul chiffre incontestable ou le moins contestable et nous pouvons le comparer avec le nombre des habitants. Nous aboutissons à des indications que nous pouvons compléter avec les listes des pauvres qui nous sont parvenues. Trois exemples montreront que les renseignements apportés différaient sensiblement d'une ville à une autre, d'une année sur l'autre. À Moncontour, les rédacteurs du registre répartirent l'impôt entre 465 articles, ajoutèrent la liste de ceux qui ne payaient pas : 10 ecclésiastiques, 7 nobles, 4 employés dans le Tabac et 7 pauvres, chiffre insoutenable, à moins qu'il s'agisse seulement des pauvres honteux secourus. Au même moment à Saint-Brieuc, une liste de 216 pauvres complétait les 1253 articles (14,70 %). À Quintin, l'on soulignait simplement le nombre considérable des pauvres du à la chute du commerce trois ans de suite et à la maladie épidémique de 1779 qui avait tué plusieurs chefs de famille. Cependant, ici ou là, il existe des listes de pauvres acceptables : telles celles de Saint-Malo. On recensait dans cette ville en 1740, 617 personnes hors d'état de payer soit 21,13 % des capités effectifs. L'année suivante, leur nombre tombait à 585 dont 268 hommes et 317 femmes. À Carhaix, l'on en dénombrait 134 en 1775, 172 à Hennebont. La misère qui régnait à Pontivy se traduisit par l'existence de 1000 à 1200 pauvres soit 36 % de la population de la ville. Morlaix nous apporte une fois de plus des renseignements précieux. Sur une population estimée à près de 9 000 personnes, 2702 ne payaient pas la capitation (+ 30 %) parmi elles : 17 infirmes, 29 invalides, 81 personnes à la charge de leurs parents et 150 pauvres. S'y ajoutaient, 240 indigents. 1770 fut une année difficile, il y en eut de pires et de meilleures d'où des variations dans le temps. À Josselin, l'on dénombrait en 1740, 33 pauvres et 91 en 1741, l'on précisait qu'il s'agissait de « nouveaux pauvres », de gens qui après avoir vendu tous leurs biens se trouvaient obligés de recourir à l'aumône ; en 1789, l'on en comptait 180. À Ploërmel, l'évolution fut inverse : 127 en 1740 et 49 en 1741. Il en fut de même d'ailleurs à Lamballe 156 et 100. Cette ville, mais aussi Quintin et Saint-Brieuc, nous donne, l'image de ces changements en fonction de la conjoncture.

Ploërmel

112Les listes des pauvres se présentent soit seulement nominatives et alors elles ne nous apportent que des nombres, soit nominatives et professionnelles. Dans ce cas, nous y voyons apparaître les artisans d'un certain nombre de métiers et surtout des journaliers.

113La seule utilisation du seuil fiscal fait émerger des couches populaires pauvres ou très pauvres qui atteignaient le tiers de la population en périodes difficiles et qui ordinairement se situaient autour du cinquième. Mais faut-il croire que les capités qui payaient entre une et quelques livres, se trouvaient au-dessus du monde de la pauvreté ? Ce n'est pas le sentiment de bien des auteurs224 ni celui des contemporains. D'une manière générale, l'on considère que tous ceux qui payaient 3 L et au-dessous vivaient une situation fragile. Une enquête entreprise sur ordre de l'intendant sépara les contribuables en deux catégories : celle des pauvres et celle des aisés225. Les résultats parvenus concernent 31 villes qui se répartissaient ainsi : 5 avaient moins de 30 % de contribuables qui payaient 3 L et au-dessous (de Loudéac, 21,69 % à Audierne, 29,89 %), 6 entre 30 et 40 % (de Combourg, 32,08 à Gourin, 39,83), 4 entre 40 et 50 % (de Le Faou, 41,72 à Châteauneuf, 47,58), soit 15 cités au-dessous de 50 %. Une petite majorité de villes, 16 se trouvaient au-dessus de ce pourcentage : 8 entre 50 et 60 % (de Plourin, 50,19 % à Rohan, 59,85 %), 7 entre 60 et 70 % (de Pont-l'Abbé, 60,59 % à Pontivy, 66,87 %), Rostrenen au sommet de ce palmarès de la misère atteignait 70,88 %. 1490 foyers à Rennes étaient pauvres, en 1788. En dehors de situations particulières, individuelles qui pouvaient entraîner des gens issus des couches aisées dans le monde des miséreux, il y avait des métiers porteurs d'infortune. Morlaix nous en fournit l'exemple : 39,9 % des personnes qui exerçaient une activité professionnelle dans les secteurs du textile et de l'habillement ne payaient pas l'impôt et 38,70 % se trouvaient dans la tranche de la pauvreté, soit 78,6 %. Parmi les plus pauvres : les laveuses, les fripiers, les passementiers, les boutonniers, les tricoteuses, les faiseurs de mode, les culottiers, les larmiers, les fileuses, les éperonniers qui tous vivotaient. Dans le bâtiment, 31,7 % ne contribuaient pas et 49,59 % ne dépassaient pas les 3 L (81, 29 % ensemble), parmi les plus mal lotis, les fendeurs de bois, les barbouilleurs. Par contre il n'y avait que 21,42 % et 18,57 % des officiers (39,99 %), 11,25 et 46,87 % (58,12) des gens des professions libérales et des marchands. Les boutiquiers constituaient la base de la hiérarchie du commerce, de même que les facteurs (tous entre 1 et 3) et les 21 commis, aucun négociant de cette ville à cette date n'appartient à cette catégorie. Nous retrouvons la même situation partout à quelques nuances près. L'enquête sur le niveau de « fortune » d'après l'activité professionnelle confirme cette répartition de la pauvreté.

114Si nous nous reportons à la capitation payée par les paysans en ville, une grande majorité vivait chichement dans la plupart des cités. À Saint-Brieuc : 101 payaient 1L, trois 1 L 5 s, un 2 L, deux 2 L 5, un 3 L. Trois dépassaient cette somme mais aucun n'allait au-delà de 6 livres. Il y avait néanmoins des agriculteurs aisés à Ploërmel en 1775, un payait 35 L 16 s, et si à Morlaix, une large majorité était pauvre, quelques uns se trouvaient dans la tranche de 9 à 30 L.

115Le monde des professions maritimes comprenait une foule de pauvres gens capités à moins de 3 L. À Saint-Malo, aucun des 289 matelots et marins capités en 1770 ne dépassait ce seuil, sauf un matelot débitant capité à 5 L. Neuf navigateurs étaient pauvres sur treize, 20 bateliers sur 22. Quant aux officiers, 18 dépassaient 3 L, aucun n'allait au-delà des 10 Livres. Si nous trouvons 10 capitaines pauvres, 200 autres payaient plus de 31 L et se plaçaient parmi les personnes aisées de la cité. Nous rencontrons la même situation dans toutes les villes maritimes. Partout les travailleurs des chantiers, les marins, se situaient dans leur immense majorité dans la tranche de la pauvreté : à Lorient en 1740 : 52 calfats sur 57, 11 cordiers sur 12, 264 charpentiers sur 266, 117 matelots sur 118, ou encore à Hennebont en 1789, 54 marins et 14 bateliers versaient entre 0,1 et 3 L.

116Une étude portant sur 36 communes du district de Loudéac en 1790226, concernant 64 503 personnes distinguait les assistés10, 24 %, les mendiants, 2,48 % et les malades, 2,04 %, soit au total 14,76 % de gens considérés « pauvres ». Ils étaient 22,9 % à Loudéac, 19,6 % à Corlay, seulement 8,9 % à Uzel, mais 21,3 % à Plumet, 21, 5 % à Causson, 22,8 % à Trévé, 25,6 % à la Motte, 28,3 % à Saint-Gilles, 28,7 % à Mur. Avec 57,6 % des 1846 habitants, Saint-Caradec détenait le record. La campagne ne déversait jamais qu'une partie de ses malheureux dans les villes.

117Nous avons rencontré le peuple décrit par Foulé de Montargis en 1716, cette multitude d'hommes destinés à vivre uniquement de leurs mains, ou celui de Voltaire composé de ceux qui n'avaient que leur force pour vivre227, les domestiques, les manœuvres, les artisans. Condorcet, Meslier, bien d'autres encore, les voyaient ignorants, sans éducation, incapables d'acquérir des lumières, ajoutant à leur pauvreté matérielle une grande pauvreté intellectuelle ; foule de travailleurs étrangers à tout excepté aux fabricants qui les employaient, aux parents ou pays qui les accueillaient, renouvelée par des immigrants misérables. Pourtant, ces gens se trouvaient au-dessus du monde hétéroclite des chômeurs, mendiants, vagabonds, marginaux composant la « populace » que l'on cherchait à chasser, à enfermer dans les mailles des filets d'une charité le plus souvent répressive. Nos sources ne nous permettent pas de bien connaître ces infortunés ; anonymes, sans travail permanent, sans domicile fixe, ils échappent pour la plupart à nos investigations, seuls sont retrouvés ceux qui intéressaient la justice qui nous livre leurs noms et quelquefois leur vie pitoyable.

Les aisés et les riches

118À l'autre bout de l'échelle sociale se trouvaient les citadins aisés ou riches. L'emploi des registres de la capitation en ce qui les concerne est discuté dans la mesure où l'on sait que les plus riches, roturiers ou nobles, versaient proportionnellement moins que les autres imposables, et les seconds moins que les premiers. Néanmoins, toute augmentation fiscale sur une ville entraînait une charge que seuls partageaient ceux qui pouvaient la supporter. Nous considérons donc que les registres de la capitation nous fournissent une échelle, une indication sur la hiérarchie de la richesse des citadins. C'est l'opinion défendue par Guy Chaussinand-Nogaret et par Jean Meyer qui, après avoir critiqué l'emploi des registres, les utilisent pour isoler les contribuables aisés, c'est-à-dire ceux qui étaient imposés de 20 à 100 livres, et les très riches à qui l'on demandait davantage228. Jean Meyer en tire un classement des cités : à la base, celles où la catégorie supérieure (+ 100 L) n'existait pas ou était faiblement représentée (moins de 5 %), au sommet celles où ce groupe atteignait 10 %, entre les deux, les cités où les aisés constituaient de 6 à 8 % des contribuables. Si nous restreignons ce classement aux seuls riches, nous tombons à 0 % pour le premier et de 0,5 à 0,7 % pour le dernier, fourchette très étroite qui traduit le faible nombre des gens appartenant à l'élite de la richesse. En gardant à l'esprit cette classification, examinons la situation de quatre villes sur lesquelles nous possédons une étude comparative entreprise à la demande de l'intendant229. Moncontour avait 2390 chefs de famille dont 1512 contribuaient (63,26 %). 633 versaient au plus 2 L ce qui correspondait à 1/100^e du capital des très riches contribuables, c'est tout au moins ainsi qu'il était estimé pour cette ville et aussi pour Guingamp. Quelques 21 personnes y constituaient l'élite de la fortune avec 104 L en moyenne, élite réduite à 2,92 % des contribuables tandis que 441 (61,4 %) payaient 2 livres et moins. À Tréguier, 561 chefs de familles étaient imposés sur 1292 (43,42 %) : 344 constituaient la base fiscale et 70 le sommet avec une moyenne de 27 L ce qui les plaçait à un niveau très inférieur aux cités précédentes. Il en était de même pour Lannion avec 28,62 L (29,98 % des contribuables, 84,84 % de l'impôt). Ici, 557 familles sur 797 (69,88 %) participaient à l'effort fiscal. Donc des situations fiscales bien différentes entre ces quatre villes moyennes dont la population se situait entre 3 000 et 10 000 habitants. Elles posent l'inégale répartition de l'impôt d'une ville à une autre sur laquelle nous reviendrons, mais aussi la question de la composition des couches aisées urbaines. Morlaix nous apporte une première réponse.

Répartition de la capitation à Nantes et Lorient

119Le registre de 1777 fait état d'un plus grand nombre de contribuables : 1985. Plus précis, il permet de constater que 19 versaient 100 L et plus : les négociants accédaient collectivement à cette catégorie puisqu'ils payaient en moyenne un peu plus de 128 L, le plus riche déboursant 320 L. Un banquier donnait 130 L. Ici peu d'officiers et d'administrateurs, seulement un secrétaire du roi, ancien négociant (204 L). Le sénéchal et un échevin (100 L). Au total 0,95 % des capités, tandis qu'il y avait 69 personnes entre 20 et 100 L, soit 88 au-dessus de 20 L (4,43 %), 91 professions n'arrivaient pas aux 20 L. Les marchands de draps et de toile (de 20 à 25 L), les marchands (moyenne 36,36 %), un marchand de fer (55 L), un mercier (40 L), un chapelier (20 L), un serger (30 L), un tanneur (40 L), un orfèvre (21 L), un meunier boulanger (21 L), disputaient la prééminence aux officiers et membres des professions libérales.

120Morlaix, d'importance moyenne, se trouvait à la fin du xviii^e siècle au même niveau de population que Saint-Malo intra-muros où beaucoup d'anciens négociants appartenaient désormais au monde des rentiers, des inactifs230. Ce qui constituait un changement par rapport au début du siècle. Il s'agissait pourtant des mêmes familles riches : 23 sur 25 à 80 ans d'intervalle. Parmi les plus aisées, 16 familles payaient plus de 100 L à ces deux périodes. L'enrichissement considérable du début du siècle, une douzaine de millionnaires, 25 fortunes au-dessus de 500 000 L paraît dans le registre de 1701 alors, 121 négociants versaient de 50 à 375 L.

Capitation de l'aristocratie malouine de la fortune

121Nantes présentait une physionomie bien différente, une image sociale plus contrastée. Au sommet, parmi les plus riches, les nobles 285 L en moyenne, semblable à Saint-Malo, 220 L. Ils étaient suivis de quatre négociants (185 L), des rentiers roturiers (hommes 136 L, femmes 76 L), d'une dizaine de marchands et de 19 officiers. La majorité de ces derniers versait entre 20 et 100 L (92,42 % du groupe et 25,46 % de l'ensemble des aisés et des riches) ; au-dessous, les marchands (95,26 % et 22,63 %), enfin les dames et les demoiselles (92,98 % et 11,93 %). 60,33 % des négociants payaient de 20 à 100 L. Aucun avocat, aucun procureur n'atteignait la tranche supérieure, ni d'ailleurs personne parmi les divers. Par contre, des constructeurs de navires, des gens engagés dans des métiers de l'alimentation, du textile, des transports, dans les industries du verre et de la faïence, dans la métallurgie parvenaient à cette tranche. Leur présence traduit la diversité des activités nantaises, élément déterminant du développement de la cité qui la différencie de Saint-Malo à la même date (1737).

Oligarchie nantaise en 1754231

122En 1754, 67 négociants (sur 112 nantais) payaient plus de 100 L. Il y avait au même moment 64 malouins qui se trouvaient au même niveau fiscal : 875 nantais contre 251 malouins versaient de 20 à 100 L. Compte tenu des populations de ces villes, la proportion des aisés était à peu près semblable (3,48 % et 4 %). Tous les travaux indiquent un quasi doublement du nombre des négociants nantais entre 1725 et 1788. Ensuite, comme à Saint-Malo, les familles les plus puissantes, les plus riches disparaissent du cahier du Tiers232. Neuf secrétaires du roi, deux fils de secrétaires du roi possédaient un patrimoine de 18 à 120 millions233. À Lorient, l'on peut recenser 1655 personnes dans la tranche des 3 L et moins (70,72 %), 512 dans celle des plus de 3 à moins de 20 (21,88 %), 166 de 20 L à moins de 100 L (7,09 %) et 7 dans la tranche supérieure (0,29 %).

123Dans les grandes villes maritimes bretonnes, la hiérarchie entre marchands et négociants se traduisait par une participation fiscale plus élevée des seconds. Il en était de même ailleurs. À Quintin, en 1720, dix négociants versaient de 40 à 120 L, les marchands aisés de 21 L à 110 L, deux boutiquiers, 20 et 30 L, quatre débitants de 22 à 40 L. En 1780, la supériorité des négociants était ici plus manifeste, avec 85 L en moyenne six sur dix-huit payaient plus de 100 L. Ils employaient 31 domestiques. Les marchands plafonnaient à 110 livres avec l'un d'entre eux, mais le plus modeste se retrouvait à 7 L. Nous constatons des chevauchements entre commerçants et négociants. Des contribuables qualifiés « négociants » versaient peu. En 1720, à Concarneau, ils payaient d'une livre à 19 L 5 s. L'éventail tendit à s'ouvrir davantage par la suite : de 1 L. à 39 L 5 s en 1753, de 1 L à 49 L en 1788 (pour 49 marchands et négociants). En 1789, nous les retrouvons dans toutes les tranches imposables à Lorient de 2 L à 108 L : sur 32 négociants, 16 étaient dans la tranche de pauvreté, 13 parmi les aisés et 2 seulement au-dessus de 100 L. Quant aux marchands, 90 % (54 sur 60) étaient pauvres, un seul très riche : ses 300 L d'imposition le plaçait très largement au-dessus des plus fortunés des négociants. À Port-Louis, en 1779, 14 versaient comme les boutiquiers de une à deux livres et les plus « riches » 15 L ! Un armateur à 18 L les dépassait234. À ce propos, nous suivons l'analyse de Philippe Jarnoux selon laquelle de tels prélèvements fiscaux enlèvent toute signification à la qualification de négociant qui ne peut se situer que dans les tranches des aisés. Mais on ne peut tricher avec les sources et force est de les signaler. Nous pourrions multiplier les exemples pour arriver aux mêmes constatations : la richesse moyenne des négociants était plus élevée que celle des marchands mais le monde du commerce connaissait des diversités de fortunes qui ne coïncidaient pas toujours avec ce que les qualifications professionnelles auraient dû assurer.

124L'on comprend aisément que des commerçants et des fabricants composaient pour une large part l'aristocratie de la richesse roturière, surtout dans les villes maritimes ou industrielles mais, ni les uns ni les autres n'occupaient une position hégémonique dans l'ensemble des cités. Les officiers supérieurs leurs disputaient la suprématie. À Quimper, ville maritime et en même temps capitale religieuse et centre administratif, les officiers payaient certes moins en moyenne (60 L) que les négociants (83 L), mais plus que les marchands (38 L). Non seulement trois d'entre eux atteignaient le seuil de la fortune, mais le plus imposé de la ville était parmi eux : 180 L contre 141 L pour le premier négociant. À Saint-Brieuc, ville aux fonctions semblables, les magistrats et les administrateurs fournissaient les plus riches contribuables : le sénéchal (180 L), deux échevins (118 et 34 L), le correspondant des États (64 L), le subdélégué (70 L), le plus riche des cinq procureurs (107 L), un alloué (98 L). Dix avocats, un huissier, un greffier et un médecin venaient renforcer par leur aisance, la puissance de ce groupe. Lamballe nous fournit un autre exemple de cité de ce type. En 1720, il y avait onze officiers entre 40 et 100 L (sénéchal, 90 L) et trois « marchands de » dont un à 25 L. En 1767, la ville avait changé, entre les 17 officiers et membres de professions libérales et les 11 marchands, l'écart s'était réduit, mais l'avantage restait aux premiers. Par contre, le nombre des indéterminés passait de 6 à 22, le plus riche Lamballais avec 98 L était parmi eux. Dans une ville toilière comme Moncontour, nous retrouvons la même situation, les sept officiers y payaient en moyenne 51 L et les 32 marchands et négociants 39 L. Dans Ancenis, ville de passage assez pauvre, officiers et marchands aisés s'équilibraient : 4 officiers (21 L), 3 marchands (26 L). Il en était de même à Guémené et Châteaubriant, villes marchés et villes seigneuriales. Dans la première, le commerce local vivait surtout de la clientèle citadine, marchands et artisans n'y faisaient point fortune (un seul au-dessus de 25 L au milieu du siècle). L'on venait y vendre les produits d'un terroir aux bonnes terres et aux prairies verdoyantes. Le nombre de pauvres y était élevé, entre 200 et 300 selon la conjoncture. Ici, les officiers des seigneurs constituaient l'élite sociale. À Châteaubriant, il en était de même avec à la tête, le syndic de la communauté (55 L), suivi du Président des traites, du contrôleur des actes. Le médecin payait 22 L et le chirurgien 14 L. Seul, un marchand tanneur avec 17 L entrait dans ce cercle. La petite industrie lainière faisait vivre une population assez misérable : sur 132 ouvriers, 26 étaient capités. Ploërmel présentait un visage identique.

125Nous avons essentiellement examiné les richesses roturières, ou plutôt la situation fiscale des plus riches d'entre elles. Considérer que seuls peuvent être considérés comme bourgeois, tous ceux qui, capitaient au-dessus de 20 L ne correspond à aucune réalité sociale, la petite bourgeoisie urbaine, celle des boutiquiers, des officiers subalternes, des avocats et enseignants plus ou moins besogneux se trouvait en majorité au-dessous de ce seuil. Une partie de la noblesse par sa fortune appartenait aux oligarchies citadines. Guy Chaussinand-Nogaret estimant que leur capitation correspondait au centième du revenu global, divisait cet ordre en cinq groupes235. Dans 31 villes, vivait à la fois une noblesse besogneuse dont l'existence a déjà été signalée et étudiée par Jean Meyer236 et une noblesse aisée et riche. Dans cinq villes, habitaient des familles de la première tranche (+ 500 L) : Rennes (une famille), Saint Malo (cinq), Vannes (une), Pontivy (une) et Nantes (cinq). Il ne s'agit pas d'analyser cet ordre, ce fut fait, mais de souligner une fois encore sa présence et son poids. Si l'on admet qu'en 1768, il fallait 1 000 L de revenus pour qu'un noble échappe à la pauvreté, ce qui correspondait à 10 L de capitation, 26, 74 % (258) se trouvaient au-dessous de ce seuil237.

126Quant à la situation financière, matérielle du clergé, elle a été bien souvent analysée. Rappelons ce qu'en disait Charles Berthelot du Chesnay238. Au sommet, outre les évêques, chanoines et archidiacres n'étaient pas à plaindre quand ils appartenaient à un chapitre cathédral. Ils bénéficiaient d'avantages en nature (maisons, jardins), percevaient des portions de la dîme, quelques rentes, jouissaient d'un revenu de 1 500 L à 3000 L. À Dol, l'archidiaconat valait plus de 4 000 L de rentes. Par contre, les titulaires des chapellenies avaient un revenu médiocre. Quant aux curés, ils touchaient la dîme complétée par des dolats, des fondations diverses, les casuels. En ville, où la dîme était peu importante, ils optaient pour la portion congrue. Elle passa de 300 à 500 L en mai 1768, puis à 700 L en 1785. Ils étaient au niveau d'un bon maître artisan. Les vicaires reçurent 150 L, puis 200 L, 250 L en 1778, 300 L en 1786. Il convient d'y ajouter la pension viagère de 100 à 150 L liée au titre. Les professeurs et les habitués les plus pauvres ne pouvaient compter toucher qu'entre 150 et 550 L239. Une partie du clergé se trouvait au niveau des boutiquiers, des artisans. Une « classe moyenne », composée des chanoines prébendiers, de la plupart des curés, d'un grand nombre de chapelains et même de vicaires s'interposait entre le Haut Clergé et ceux qui vivotaient.

127Bien que l'analyse des registres de la capitation ne puisse remplacer celle plus complète, plus fine que fournissent les sources notariales, nous pouvons à partir d'eux, dresser un tableau convenable de la situation des populations citadines, desceller des évolutions, des modifications aussi bien des activités urbaines que des situations individuelles et collectives.

128Des villes gardèrent des rapports stables entre leurs tranches d'imposition. D'autres au contraire connurent des changements au cours du siècle en ce domaine. À Saint-Malo, les registres de 1737 et de 1770 montrent un équilibre avec un léger tassement des gens payant d'une à trois livres. Après un début du siècle où se constitua une oligarchie puissante, la ville entra dans une longue période d'immobilité apparente. La perte très sensible du nombre des fiscalisés (- 31 %) traduit non une crise économique profonde mais une chute démographique.

129À Saint-Brieuc, Aurai, Concarneau, Hennebont, il y eut une augmentation des imposés des tranches inférieures, une contraction de ceux de la tranche intermédiaire. Entre 1770 et 1778, le nombre des capités passa de 740 à 900 (1774) pour retomber à 651. En 1778, 324 contribuables (49,76 %) payaient 3 L et au-dessous. Indice des difficultés économiques dénoncées par les édiles et qui date du début du siècle. Alors que la population restait stagnante, les contribuables passèrent de 1200 en 1744, à 900 en 1774 (- 46' %).

130Dans ce tableau apparaissent les signes de la situation de ces cités : accroissement de la fiscalité des couches les plus défavorisées (sauf à Ploërmel), diminution de la tranche 3-9 L, augmentation ou diminution des tranches supérieures suivant l'évolution économique de chacune des villes.

131Les registres de la capitation nous permettent aussi de suivre les évolutions de groupes sociaux particuliers. Par exemple, à Dinan, celui des artisans dont la part sur le total perçu passa de 24,1 % en 1753 à 17,17 % en 1788, alors que l'impôt avait diminué de 8248 L à 7829 L. Cela traduit dans une ville au faible taux de croissance (8,9 %) où la population déclina dans la décennie 1770, un appauvrissement plus important des artisans en particulier de ceux du textile.

132Nous pouvons aussi comparer la part respective des différentes couches sociales dans le temps. La population de Concarneau doubla ou presque entre 1696 et 1774, Pendant cette période, nous voyons une diminution relative des officiers, rattrapés par les marchands et les négociants. Les gens de mer continuaient à fournir un tiers des imposés, ce qui signifie que leur nombre évolua au même rythme que celui des capités. À Moncontour dont la population décrût, la part des producteurs passa de 37,88 % en 1742 à 27 % en 1763 et à 24,74 % en 1780. Inversement, celle des services augmenta, de 26,18 % à 41, 6 %, fléchissant enfin à 31,1 %. Les indéterminés restèrent stables en pourcentage en 1742 et en 1763 (35,90 % et 31,4 %), par contre il y en eut 47,9 % en 1780, ce qui fausse en partie les comparaisons. D'une manière générale, les secteurs en forte progression ou en crise étaient liés aux secteurs productifs ou marchands métiers soumis à la conjoncture, ils en suivaient les effets, positifs ou négatifs. Sauf changement radical, le nombre des officiers et leur taux de fiscalisation ne variaient guère.