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Rouen sous la IIIe République

 | 
Loïc Vadelorge

Conclusion

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Géographique :

France

Texte intégral

11880, 1939, 2005, que de différences et que de similitudes dans le paysage culturel de Rouen et de son agglomération. Au premier abord, ce sont les différences qui sautent aux yeux. Alors que la culture se limitait aux débuts de la IIIe République à quelques institutions et associations du centre-ville, elle occupe, en ce début de xxie siècle, une place centrale dans le quotidien des habitants de l’agglomération rouennaise. L’offre des bibliothèques, des théâtres, des écoles de musique s’est considérablement développée, touchant toutes les communes. Ce mouvement, amorcé à Rouen dans les années 1950 pour le théâtre d’art dramatique, s’est développé dans les années 1970 et 1980, profitant de l’essor du socioculturel (Maisons des jeunes et de la culture, Mille-Clubs, etc.). La fondation en 1966 de l’université de Rouen a contribué à ressourcer l’activité savante locale, tombée en léthargie après 1940. La décentralisation des années 1980 est venue conforter la dynamique, en plaçant la culture au centre des enjeux politiques locaux. Les années 1990 ont vu s’édifier de grandes salles de spectacle à l’instar du Zénith, du Rive Gauche de Saint-Étienne-du-Rouvray ou de l’Espace culturel François-Mitterrand de Canteleu. Le tissu associatif s’est densifié et étendu, contribuant à diluer les frontières du loisir. Des festivals comme Octobre en Normandie, Art et Déchirure ou Viva Cité ont enrichi le rythme culturel local, aux côtés des célèbres fêtes Jeanne d’Arc.

2Pourtant, au-delà de la liste des différences entre les époques, force est de constater qu’un certain nombre de parallèles témoignent de la formidable capacité d’inertie du système culturel établi sous la IIIe République. À bien des égards en effet, les phares de la culture locale d’aujourd’hui sont les mêmes que ceux d’hier : le Théâtre des arts, le musée des beaux-arts, la bibliothèque municipale mais aussi les sociétés savantes (Académie, Société d’émulation, Société des amis des monuments rouennais) focalisent l’attention de la presse et du public. Le feuilleton des difficultés de la première scène lyrique rouennaise alimente dans les années 1990 les pages culturelles de Paris-Normandie comme naguère celles du Journal de Rouen. Les conférences de Connaître Rouen remplissent régulièrement la grande salle Sainte-Croix des Pelletiers – environ un millier d’auditeurs en deux séances – comme aux meilleurs jours des cours d’archéologie du commandant Quenedey. La maîtrise Saint-Evode ou la Commission départementale des antiquités affichent une santé plus que centenaire, en dépit des difficultés économiques.

3Au-delà des lieux, c’est aussi le système de valeurs qui leur est attaché qui semble perdurer. Le rejet ou plutôt la méfiance par rapport aux courants modernes (art contemporain, musique sérielle, architecture post-moderne) témoignent aujourd’hui comme hier, de la vigueur d’une acception traditionnelle de la culture. On trouvera dans les galeries d’art de Rouen, le même type de peinture que dans l’entre-deux-guerres, même si certaines s’aventurent vers le pop art ou l’abstraction. Au-delà des années de Reconstruction et de l’indéniable bouleversement de la physionomie urbaine des années 1960-1970, les Rouennais semblent revenus au scepticisme de leurs aînés face à tout ce qui de près ou de loin s’apparente au « moderne ». Les admirateurs de Marcel Duchamp en sont réduits au happening en rebaptisant sauvagement dans les années 1990, la place Thiers en esplanade Marcel Duchamp. L’anecdote, qui put faire sourire pourrait aussi faire pleurer. Car l’inertie culturelle engendre aussi celle des problèmes de la culture rouennaise.

  • 1 Nobecourt René-Gustave, Rouen désolée, 1939-1944, Paris, Médicis, 1949, p. 61-88. L’entrée à Rouen (...)
  • 2 Sur le second xxe siècle rouennais, cf. Gay François, Sibout Cécile-Anne et Vadelorge Loïc, Rouen (...)

4Comment en effet ne pas noter l’opposition réitérée entre le centre et la périphérie, dont ni les destructions de la Seconde Guerre mondiale1, ni l’élan du quartier Saint-Sever dans les années 19702, ni le volontarisme des élus locaux dans les années 1980 n’ont eu finalement raison ? Quelques exemples suffisent à s’en convaincre. À la centralité du Théâtre des arts dont la façade reconstruite en 1962 s’ouvre sur la Seine, s’oppose la périphérie du Zénith de Rouen, inauguré aux portes de l’agglomération à la fin du xxe siècle. L’art contemporain, un temps accueilli dans le centre de la cité avec le centre d’art contemporain de la place de l’hôtel de ville, est aujourd’hui relégué en périphérie sur les communes de Mont-Saint-Aignan (galerie du Bellay, gérée par l’université) et de Sotteville (FRAC). La mise en place, à partir de 1998 et au sein du District de l’agglomération rouennaise, d’une réflexion sur le patrimoine commun de l’agglomération se heurte à la volonté de la ville centre, pourtant dirigée par une équipe proche de la majorité d’alors, d’établir sa propre signalétique patrimoniale. L’État lui-même, en décidant d’implanter dans les années 1980, son musée national de l’Éducation au cœur même de la cité, acceptait la logique patrimoniale de l’hyper-centre. C’est dire qu’en dépit d’une réelle émergence culturelle de la banlieue, les ségrégations rouennaises ont la vie dure.

  • 3 Cf. Donnat Olivier et Cogneau Denis, Les pratiques culturelles des Français. 1973-1989, Paris, La (...)

5On a dit plus haut combien ce clivage géographique traduisait dans l’espace l’insuffisance de la démocratisation culturelle. Cette question, posée dès la Belle Époque reste aujourd’hui d’actualité. Certes, le problème dépasse largement le cadre rouennais3, mais le développement de l’offre culturelle ne s’est pas non plus accompagné ici d’une extension des publics. Le cas de la scène du Rive Gauche, implantée à Saint-Étienne-du-Rouvray est exemplaire. En choisissant de tabler sur une production de qualité, le Rive Gauche a réussi à attirer loin du centre-ville et dans un quartier populaire le public des classes moyennes, mais au prix d’un parking surveillé pendant la durée du spectacle. La mobilité des publics à l’échelle de l’agglomération ne signifie pas loin de là, la mobilité sociale de la culture.

6Ces indéniables blocages peuvent s’expliquer de différentes manières. D’aucuns pointeront peut-être la circularité des cycles économiques du xxe siècle. Si la phase de croissance des années 1950-1980 a permis le développement socioculturel, le retour de la crise économique, très sensible à partir des années 1980, dans une région vouée à l’industrie, produit d’inévitables effets pervers : paupérisation des classes populaires, réflexes sécuritaires et distinctifs des classes moyennes, repli des politiques sur les valeurs sûres de la culture. À bien des égards, la problématique culturelle locale de la fin du xxe siècle rappelle donc celle des années trente. Pour autant, l’histoire ne saurait s’interpréter comme un éternel retour. Elle est aussi affaire de choix dont la signification s’éclaire avant tout par un contexte. La période qui court de 1880 à 1940 est particulièrement propice à certains de ces choix, qui engagent durablement la vie culturelle locale.

7C’est à cette époque en premier lieu que se fixent les hiérarchies culturelles contemporaines. Confrontées dès les années 1890 à l’émergence des nouvelles formes de loisirs que sont les industries culturelles et le sport, les institutions et la société culturelle locale font bloc pour défendre une certaine idée de la culture, restreinte au domaine des beaux-arts. Cette résistance décisive contribue à sédimenter l’échelle des priorités culturelles rouennaises. Présentant en 1996 à la presse les orientations culturelles de la ville de Rouen, le nouvel adjoint aux affaires culturelles évoque cet héritage :

  • 4 Ragache Jean-Robert, Les orientations culturelles de la Ville de Rouen, conférence de presse, 27 m (...)

« Longtemps, pour satisfaire les demandes des citoyens en matière de culture les villes se contentaient de construire un théâtre ou une salle des fêtes et de nommer un concessionnaire. Ainsi, par un subtil panachage des ressources locales et des gloires parisiennes, on montait un programme qui n’avait pour objet que de divertir, ce qui dans un temps d’autarcie était déjà un beau projet. Il reste ici même quelques traces de cette vision des choses4. »

8Cette « vision des choses » n’a rien d’inné. Elle résulte de la mobilisation séculaire des institutions (Théâtre des arts, musée des beaux-arts, bibliothèque) et plus encore de la société culturelle locale, qui font objectivement pression sur les pouvoirs publics pour maintenir la hauteur des subventions qui les font vivre. Les alternances politiques de 1929 et de 1995 ne remettront pas fondamentalement en cause la hiérarchie culturelle locale. Doit-on d’ailleurs le regretter ? Comment en effet ne pas souligner l’écart de programmation entre une scène dite « bourgeoise » comme le Théâtre des arts et une scène dite « populaire » comme le Zénith ? Ne doit-on pas au contraire rendre grâce aux élus rouennais d’avoir réussi à sauver l’art lyrique et plus largement les beaux-arts et le patrimoine du raz de marée de la culture de masse ? Certes, mais encore faudrait-il s’assurer que la qualité artistique revendiquée par la ville centre est bien accessible au plus grand nombre. Force est de constater que ni les tarifs d’entrée des expositions du musée des beaux-arts, ni les tarifs prohibitifs du théâtre des arts ne favorisent une hypothétique démocratisation culturelle. Les visites scolaires, qui prolongent une politique née dans l’entre-deux-guerres, ne font que donner bonne conscience à la société culturelle sans pour autant donner la culture en partage. Par manque de réflexion globale sur la démocratisation culturelle, les institutions contribuent donc à fossiliser le rapport entre culture et société. L’État de son côté, via la DRAC ou l’Université a préféré recentrer ses missions sur ses prérogatives patrimoniales – dont a vu la montée en puissance dans les années 1890 – et sur la création artistique.

  • 5 Cf. le poids de la séquence Front populaire dans l’analyse du cas dijonnais (Poirrier Philippe, Mu (...)

9L’étude a aussi révélé tout le poids tenu par le politique dans l’histoire culturelle contemporaine. Dès les années 1880 émerge une conscience municipale des enjeux culturels. D’abord limitée à la ville centre et à l’exception sottevillaise, elle touche ensuite la plupart des communes de l’agglomération. Les communes se saisissent donc très tôt des affaires culturelles et se positionnent par rapport aux décideurs naturels que sont l’Église et l’État. Cette mobilisation permet le développement précoce de l’enseignement artistique – en particulier de la musique – mais aussi la création d’équipements d’éducation ou de loisirs (bibliothèques, salles de spectacle, stades, piscines, etc.). L’enjeu de l’encadrement de la jeunesse est posé dès l’entre-deux-guerres. Le second xxe siècle ne fera ici que développer les attendus de politiques parfaitement énoncées avant 1940. L’analyse a confirmé la précocité du débat culturel local et sa modernité. La IIIe République constitue bien un laboratoire des politiques culturelles contemporaines, même si l’exemple rouennais atteste d’une chronologie différenciée5. C’est moins l’impulsion des gauches frontistes qui engendre l’institutionnalisation de la culture que la constitution progressive d’un groupe de pression au sein des municipalités successives, des années 1880 aux années 1930. Ce groupe ne relève pas d’une famille politique en particulier. Certes, les solidaristes des années 1890 comme les radicaux-socialistes des années 1929-1935 seront de farouches défenseurs de la démocratisation culturelle mais ils ne seront pas les seuls. Certains conservateurs, au nom du prestige de la cité ou au nom de son cachet patrimonial sauront aussi défendre la culture et rejeter une ligne strictement libérale, en des termes qui font honneur au service public en général et aux communes en particulier. Le soutien municipal aux institutions culturelles, constant jusqu’en 1936, contribue à assurer leur pérennité. À partir des années trente, nul ne remet en cause les subventions, pas plus que la hiérarchie, qui s’est progressivement établie entre la trilogie culturelle rouennaise (Théâtre des arts, musée des beaux-arts et bibliothèque) et le reste. Un demi-siècle après, on ne peut que constater à quel point cette sédimentation culturelle influence les choix contemporains. Les deux premiers chantiers de rénovation lancés dans les années 1980 ont concerné le musée des beaux-arts et le Théâtre des arts. Le troisième, retardé par la récession du début des années 1990, concernera la bibliothèque municipale. Les institutions secondaires (Muséum d’histoire naturelle, musée des Antiquités, Centre d’art contemporain, etc.) restent en souffrance durablement voire même scandaleusement eu égard au poids de la cité. En banlieue même, l’accent a d’abord été mis sur les institutions anciennes, héritées de l’entre-deux-guerres (le Trianon à Sotteville-lès-Rouen) ou des Trente Glorieuses (théâtre Charles-Dullin à Grand-Quevilly, théâtre Maxime-Gorki à Petit-Quevilly). Cette mobilisation politique représente à la fois un atout et un obstacle pour le développement culturel local. À qui s’étonnerait de voir la culture rejetée du domaine de l’inter-communalité, l’histoire apporte une explication cinglante. Les politiques culturelles municipales, malgré la jeunesse du concept, existent depuis trop longtemps pour qu’un élu accepte aujourd’hui de s’en dessaisir. Comment en effet ne pas voir dans un festival comme Viva Cité, l’héritage d’une spécificité sottevillaise, née un siècle plus tôt sous les auspices de la municipalité socialiste d’Eugène Tilloy ? Comment encore ne pas comprendre les réserves avec lesquelles Rouen accueille les projets culturels de l’agglomération, lors même que l’histoire révèle que sa politique culturelle s’est toujours arc-boutée contre la périphérie industrielle ? Pourtant, certains problèmes culturels locaux – comme la place de l’art contemporain, des musiques actuelles et plus encore de la démocratisation culturelle – semblent aujourd’hui relever d’une approche inter-communale. La réponse du Zénith, à la fin du xxe siècle, ne saurait être suffisante. L’histoire éclaire l’étroitesse du chemin à parcourir dans cette direction.

  • 6 Cette question relève aujourd’hui d’une approche pluridisciplinaire. Pour les historiens nous avon (...)

10L’étude a enfin permis de rejeter, après d’autres, l’un des mythes les plus tenaces de la culture contemporaine, celui de l’identité des lieux6. La présence entêtante et narcissique de la ville, de ses monuments, de son histoire et de sa grandeur réelle ou passée, tient à la fois lieu de préalable et d’horizon à toute action culturelle locale, qu’elle soit d’origine politique ou d’origine associative.

11On a pu identifier, chemin faisant, les principaux vecteurs de cette exaltation du local. Des dioramas du Muséum d’histoire naturelle à la récupération du jubé de la cathédrale par le musée des beaux-arts, de la création d’un fichier normand à la bibliothèque centrale au culte de Boieldieu du Théâtre des arts, l’esprit de clocher conforte sa place centrale au sein des institutions rouennaises. Les associations traditionnelles sont parfaitement en phase avec ce projet localiste. Les créations musicales des œuvres de Raoul de Montalent, Paul Paray ou Raymond Chanoine-Davranches par les orphéons rouennais font écho aux projets scientifiques (cartographie de la flore et de la faune normande) ou historiques des sociétés savantes (histoires des monuments religieux ou des institutions, congrès johanniques). Les nouvelles associations, caractéristiques de l’essor des loisirs urbains, célèbrent la grandeur de la cité. Les fêtes du Ventre de Rouen comme celles de la jeunesse rappellent, en beurre ou en papier, les tours signalétiques de la cathédrale de Rouen.

  • 7 Cf. Chaline Jean-Pierre, « Ségrégations urbaines à Rouen. De la fin de l’Ancien Régime aux années (...)

12Il est cependant un secteur du culturel plus spécialement prédisposé à la profération de ce mythe local : le patrimoine. Le thème de la « ville-musée », propagé par les sociétés savantes, les historiens locaux ou le Syndicat d’initiative, se veut un résumé commode des valeurs culturelles de la cité. La notion de patrimoine s’étend opportunément dans l’entre-deux-guerres des monuments historiques, désormais pris en charge par l’État, aux maisons à pans de bois7, voire aux arts, aux lettres et aux sciences. La célébration de la grandeur locale ne néglige pas au besoin la récupération des « grands hommes » qui, de Gustave Flaubert à Charles Nicolle, ont eu la bonne idée de naître à Rouen. À bien des égards Narcisse en Seine ne s’embarrasse pas des imperfections du miroir culturel qu’il se tend à lui-même.

13Doit-on pour autant accepter l’idée d’une irréductibilité des cultures locales ? En d’autres termes est-il raisonnable de prendre pour argent comptant la translation, tacitement effectuée par la société culturelle, entre l’exaltation patrimoniale (« ville-musée ») et l’identité locale (« esprit des lieux », « génie de la race ») ? La réponse est négative, sans ambiguïté et pour deux raisons.

  • 8 Gasnier Thierry, « Le local. Une et divisible », Nora Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, III : L (...)
  • 9 L’exemple de Dijon, capitale « historique » de la Bourgogne est particulièrement détaillé dans Poi (...)

14La première relève de la comparaison régionale. Le narcissisme culturel rouennais, pour être sans doute développé, ne relève d’aucune spécificité. Les particularismes homogénéisent la France8. Chaque capitale provinciale célèbre, souvent de la même manière, ses grands hommes et ses grandes heures, historiques ou culturelles9. C’est dire que le localisme voire le régionalisme constituent une construction sociale, clairement identifiable. Le repérage des thèmes fondateurs d’une culture locale doit s’accompagner de celle des groupes sociaux qui la transmettent et la modèlent en fonction de leurs intérêts.

  • 10 On s’étonnera sans doute de l’absence d’évocation de Simone de Beauvoir ou de Paul Guth, en poste (...)

15L’histoire culturelle de Rouen dans l’entre-deux-guerres démontre la richesse et la complexité de ce type d’approche. La force du mythe narcissique local tient en effet dans la collusion des différents acteurs de la société culturelle. Si le xixe siècle avait pu opposer la culture du peuple à celle de l’élite, l’entre-deux-guerres constitue indéniablement une phase de transition, au cours de laquelle l’acculturation des classes moyennes se réalise. Ce sont elles, plus que les bourgeoisies rentières en perte de vitesse (Louis Deglatigny ou Henri Gadeau de Kerville forment les rares survivants dans l’entre-deux-guerres rouennais de ces collectionneurs à temps complet) qui portent le mythe culturel local. On trouve là tout d’abord les groupes professionnels à fort capital scolaire, naturellement membres des sociétés savantes. Parmi eux, les professionnels de la médiation culturelle se distinguent. Les architectes (Pierre Chirol), les conservateurs (Henri Labrosse, Fernand Guey), les enseignants du lycée Corneille (Georges Diard)10, les journalistes diplômés (Jean Lafond) dament bientôt le pion aux anciennes capacités. Les juristes, amateurs de belles-lettres (de Lucien Valin à André Marie), les chanoines diplômés (Édouard Coutan) comme les médecins (de Raoul Brunon à Eugène Richard en passant par Joseph Payenneville) prolongent cependant la tradition d’un amateurisme culturel bourgeois en plein cœur du xxe siècle. Dans une ville en pleine mutation économique, cette upper-middle-class scolarisée s’attache à préserver les traditions de l’éloquence et de la distinction. Les descriptions monumentales, rédigées pour la Commission départementale des antiquités, les bulletins des Amis des monuments rouennais ou L’Architecture et la construction dans l’Ouest disent, sur le mode académique, la nécessité d’une classe érudite, dépositaire de la mémoire de l’urbain. Ce passéisme, qui ne néglige pas l’utilisation de vecteurs modernes (diapositives, cinéma, conférences radiophoniques), se trouve en phase avec l’affirmation des classes moyennes à faible capital scolaire et à capital économique moyen. On a dit plus haut le rôle essentiel des commerçants et des artisans, animateurs des orphéons, des comités des fêtes et du Syndicat d’initiative. Ils savent contrôler le conseil municipal ou inventer de nouveaux lieux de pouvoir (comités de quartiers) pour affirmer la nécessité d’une politique patrimoniale à vocation touristique. Par leurs exigences, ils imposent une scénographie culturelle urbaine (emplacement des statues, parcours des orphéons, dimensions et opportunités des expositions ou des commémorations). En récupérant à leur profit le mythe de l’identité culturelle locale, ils contribuent à le pérenniser au-delà de l’effacement séculaire d’une bourgeoisie cultivée.

16Les cultures locales relèvent donc bien d’une « histoire sociale des représentations » dont le but est de repérer le cheminement et la réappropriation des mythes par les différents groupes sociaux. Loin d’être dépassée ou passéiste, l’histoire culturelle du local apparaît donc aujourd’hui comme une voie d’analyse privilégiée de l’évolution du monde contemporain. Face au manichéisme intellectuel ambiant, l’urgence d’une réflexion capable de conjuguer identité et démocratie s’impose d’elle-même.

Notes

1 Nobecourt René-Gustave, Rouen désolée, 1939-1944, Paris, Médicis, 1949, p. 61-88. L’entrée à Rouen des troupes allemandes le 9 juin 1940 marque en apparence la fin d’une époque. Les destructions massives de la guerre n’épargnent pas le culturel. Au Théâtre des arts, touché dès 1940, s’ajoutent bientôt les édifices patrimoniaux martyrisés à l’image de Saint-Vincent puis de la cathédrale de Rouen. Avec le Théâtre des arts et le Théâtre français disparaissent deux des plus grands symboles de la vie culturelle locale. Le Français ne sera jamais reconstruit et il faudra quatre décennies pour qu’un nouveau Théâtre des arts soit réédifié. Ce troisième Théâtre des arts fut inauguré le 12 décembre 1962. Sur la Reconstruction de Rouen, cf. Gay François, « D’aujourd’hui à demain (1940-1978) », Mollat Michel (dir.), Histoire de Rouen, Toulouse, Privat, 1979, p. 401-426.

2 Sur le second xxe siècle rouennais, cf. Gay François, Sibout Cécile-Anne et Vadelorge Loïc, Rouen 1900-2000. Un siècle de vie, Fécamp, Éditions des Falaises, 2002. On pointera notamment la création du théâtre Duchamp-Villon au sein même du nouveau centre Saint-Sever dans les années 1970. Par son nom même, l’institution signalait une intention de rupture qui ne sera finalement guère concrétisée depuis.

3 Cf. Donnat Olivier et Cogneau Denis, Les pratiques culturelles des Français. 1973-1989, Paris, La Découverte, 1990 et Donnat Olivier, Les pratiques culturelles des Français. Enquête 1997, Paris, La Documentation française, 1998.

4 Ragache Jean-Robert, Les orientations culturelles de la Ville de Rouen, conférence de presse, 27 mars 1996, dactyl., p. 1.

5 Cf. le poids de la séquence Front populaire dans l’analyse du cas dijonnais (Poirrier Philippe, Municipalité et culture au XXe siècle : des Beaux-Arts à la politique culturelle. L’intervention de la Municipalité de Dijon dans les domaines artistiques et culturels, 1919-1995, Dijon, université de Bourgogne, 1995, thèse de doctorat d’histoire, dir. Pierre Lévêque) comme des communes de la banlieue parisienne (Rab Sylvie, Culture et banlieue. Les politiques culturelles dans les municipalités de la Seine, 1935-1939, Paris, université Paris VII-Denis Diderot, 1994, thèse d’histoire, dir. Michèle Perrot, multigr.).

6 Cette question relève aujourd’hui d’une approche pluridisciplinaire. Pour les historiens nous avons notamment utilisé les travaux de Agulhon Maurice, « Conscience nationale et conscience régionale en France de 1815 à nos jours », dans t. 2 de Histoire vagabonde, Paris, Gallimard, 1988, p. 144-174 ; Daigle Jean-Guy, « La culture en partage. Grenoble et son élite au milieu du xixe siècle », Études dauphinoises, 5, 1977 ; Guillaume Pierre, « La trace girondine ou la culture politique d’Aquitaine », Vingtième siècle, revue d’histoire, 44, octobre-décembre 1994, p. 95-102 ; Lagree Michel, Religion et cultures en Bretagne 1850-1950, Paris, Fayard, 1992; Thiesse Anne-Marie, Écrire la France, Le mouvement littéraire régionaliste de langue française entre la Belle Époque et la Libération, Paris, Presses universitaires de France, ethnologie, 1991 ; et le controversé Weber Eugen, La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale 1870-1914, Paris, Fayard, 1983 (éd. originale, Stanford, 1976). Pour les sociologues et les politologues, ont été utilisés Gaulin André, « Le verbe au pouvoir. Quand le prince ne parle pas la langue de l’artiste », Wallon Emmanuel (dir.), L’artiste et le prince. Pouvoirs publics et création, Grenoble, musée de la Civilisation de Québec-Presses universitaires de Grenoble, 1991 ; Badie Bertrand, « Culture », Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Paris, Hachette, Cursus, 1994 ; Urfalino Philippe, « La municipalisation de la culture », Chazel François (dir.), Pratiques culturelles et politiques de la culture, Bordeaux, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1990 ; Bozon Michel, Vie quotidienne et rapports sociaux dans une petite ville de province. La mise en place des différences, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1984 ; pour les ethnologues enfin, « Cultures régionales, singularités et revendications », Ethnologie française, juillet-septembre 2003 ; Alphandery Pierre et Bergues Martine, « Territoires en questions », Ethnologie française, janvier-mars 2004.

7 Cf. Chaline Jean-Pierre, « Ségrégations urbaines à Rouen. De la fin de l’Ancien Régime aux années soixante : Réalités et représentation », Fourcaut Annie (dir.), La ville divisée. Acte du Colloque de Saint-Cloud, 27-28 janvier 1994. Réalités, évolutions et représentations des ségrégations urbaines en France de la fin de l’Ancien Régime aux années soixante, Paris, ENS Fontenay-Saint-Cloud (CHU)-GDR 55-PIR VILLES, Créaphis, 1996.

8 Gasnier Thierry, « Le local. Une et divisible », Nora Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, III : Les France, 2 : Traditions, p. 462-525.

9 L’exemple de Dijon, capitale « historique » de la Bourgogne est particulièrement détaillé dans Poirrier Philippe et Vadelorge Loïc, « La statuaire provinciale sous la Troisième République. Une étude comparée : Rouen et Dijon », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 42-2, avril-juin 1995, p. 240-269 et dans Poirrier Philippe, « Les “heures bourguignonnes”, une relecture communiste de l’histoire locale (1937-1939) », Baridon Laurent et Poirrier Philippe (dir.), Gothiques. Le Moyen Âge bourguignon et ses relectures modernes et contemporaines, Actes de la table ronde du 18 janvier 1992, Dijon, Éd. EUD-Histoire au présent, 1992, publiés dans Sources/travaux historiques, 27, 1991, p. 63-79.

10 On s’étonnera sans doute de l’absence d’évocation de Simone de Beauvoir ou de Paul Guth, en poste à Rouen à la fin des années trente. Ces ancêtres des « turbo-profs » contemporains, qui regardèrent, à l’image de Sartre pour Le Havre, la vie culturelle provinciale avec des oeillères parisiennes, constituent ici l’exception qui confirme la règle.

© Presses universitaires de Rennes, 2005

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