1Un demi-siècle ! L’espace qui nous sépare de la loi Debré est comparable à celui qui s’étend de la loi Guizot aux lois Ferry. Un temps largement suffisant pour autoriser des évolutions majeures. Peut-on les identifier et les évaluer ?

2Un premier constat ne donne guère lieu à débat : la loi Debré a incontestablement arrêté le déclin de l’enseignement privé, notamment secondaire. On a parfois tendance à l’oublier, mais l’enseignement public a été en concurrence directe avec le privé pendant tout le XIX^e et la première moitié du XX^e siècle. Tous deux étaient payants, la gratuité du secondaire public n’ayant été instituée qu’en 1930. Les lycées et collèges ne coûtaient pas toujours moins cher aux familles que les collèges privés, d’autant que ceux-ci avaient la possibilité de consentir aux élèves « intéressants » des rabais que ne pouvaient pratiquer leurs rivaux, astreints à respecter des règles uniformes. Les lycées et les meilleurs collèges l’emportaient pour l’instruction, les établissements privés pour l’éducation, ce qui donnait l’avantage à leurs internats. Globalement les effectifs se répartissaient pour moitié entre les deux réseaux. C’est la situation constatée par la commission Ribot en 1899 ; c’est celle que l’on retrouve en 1940.

3Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’équilibre se modifie car les scolarités s’allongent. Resté payant, alors que le public était gratuit, le privé ne peut réaliser les investissements nécessaires pour participer à la croissance des effectifs. De la moitié des effectifs secondaires, il tombe à moins du quart au moment de la loi Debré : 20,6 % dans le premier cycle et 23,7 % dans le second. Comme l’a montré en détail Gabriel Langouët, c’est le niveau auquel il se trouve aujourd’hui (21,4 % dans les deux cycles en 2008), alors que les effectifs globaux ont massivement augmenté depuis 1960. Il y a là une inflexion certaine par rapport à la loi Debré, car elle avait limité les subventions au fonctionnement des établissements existants pour éviter que ne s’en créent de nouveaux. L’enseignement privé a trouvé ailleurs le financement de sa croissance, et sans doute une partie des subventions a-t-elle permis, par transferts de charges, de dégager les fonds qui ont permis son développement. On l’avait déjà constaté en 1945 : le nombre d’écoles avait augmenté par rapport à 1940, alors que les subventions de Vichy étaient destinées au seul paiement des maîtres.

4Une seconde inflexion, plus décisive, a modifié l’économie d’ensemble de la loi Debré. Celle-ci reposait sur une logique de délégation de service public à des établissements. Assurément, cette logique n’était partagée ni par l’épiscopat, ni par les responsables de l’enseignement catholique, qui souhaitaient qu’il soit reconnu comme tel. Mais le législateur avait suivi Debré qui, dans la tradition du Conseil d’État, son corps d’origine, se faisait une haute idée des droits de l’État. Les subventions, dans le régime du contrat d’établissement, sont subordonnées à l’existence d’un besoin scolaire reconnu : là où les établissements publics auraient été capables à eux seuls de scolariser tous les élèves, le contrat aurait pu n’être pas signé. L’enseignement subventionné doit d’autre part accepter tous les élèves sans discrimination et donner l’enseignement dans le respect de la liberté de conscience, le caractère propre caractérisant l’établissement, c’est-à-dire l’éducation, mais non l’instruction.

5Force est de constater que nous sommes sortis de cette logique. L’enseignement privé catholique s’est structuré indépendamment de l’épiscopat, qui tente périodiquement d’en conserver un certain contrôle. Il s’est donné une administration centralisée, le Secrétariat général de l’enseignement catholique, là où n’existait en 1959 qu’une équipe de trois personnes. Il s’est organisé au niveau des académies. Les directeurs diocésains, qui sont pour la plupart des laïcs aujourd’hui, et sur lesquels l’État n’a aucun contrôle, tendent à constituer un pouvoir autonome. On n’est plus dans un régime où l’État ne voulait connaître que des établissements : il négocie désormais avec un système d’enseignement concurrent. La concession de service public a laissé progressivement la place à un service privé d’intérêt public, où l’État assure la rémunération de personnels de droit privé dont il n’est pas l’employeur.

6Mais l’enseignement privé a appelé l’État à participer à la formation, puis au recrutement de ses propres maîtres. Ceux-ci supportaient très mal de ne pas bénéficier des mêmes avantages sociaux, des mêmes retraites notamment, que leurs collègues du public. D’où le statut inédit que leur a donné la loi Censi (2005) : ce sont des agents publics, mis à la disposition des établissements privés, sans pour autant être des fonctionnaires. Il y a là une forme inédite d’association au service public ou de démantèlement du service public, comme on voudra, dont il n’est pas d’autre exemple en France. En fait, la principale différence entre le public et le privé, c’est l’autorité, le pouvoir du chef d’établissement.

7Ce service privé d’intérêt public fonctionnant avec des agents publics n’est pas obligé pour autant de respecter exactement les mêmes règles que le service public. Il y est tenu pour l’enseignement, et c’est pourquoi le Conseil d’État a refusé que les écoles Diwan puissent donner comme elles le souhaitaient tout l’enseignement en breton. Mais le législateur a considéré que le port du voile relevait de leur caractère propre, et la loi qui l’interdit ne s’applique qu’à l’enseignement public, dont elle définit en somme un caractère propre… Contrairement à ce que craignaient certains, cette exception n’a pas amené aux établissements privés des bataillons de jeunes filles voilées et la différence reste limitée entre public et privé sur ce point. Il n’en reste pas moins que ce cadre juridique laisse ouverte la possibilité de dérives communautaristes. On aimerait être certain qu’il n’y a pas d’établissement juif sous contrat où le port de la kippa soit obligatoire, et l’on peut craindre que les établissements musulmans qui se créent et demanderont demain le bénéfice de la loi Debré n’imposent à leur élèves, au nom de leur caractère propre, le port du voile.

8Cette évolution s’est accompagnée d’un double rapprochement. D’une part, les comportements des familles en témoignent, établissements privés et publics appartiennent désormais à un même espace à l’intérieur duquel les familles exercent leurs choix selon des conjonctures variables, comme A. van Zanten l’a montré. La table ronde des associations de parents d’élèves l’a confirmé. Les anathèmes et les exclusions sont marginales. Le choix ne se fait plus entre deux secteurs, les différences entre établissements à l’intérieur de chaque secteur étant négligées, mais entre des établissements qui ont une identité propre qu’ils soient publics ou privés. On choisit entre tel lycée public et tel autre, public également, ou tel autre privé, en fonction de considérations plus complexes que le seul niveau scolaire ou le milieu social supposé. On passe d’un établissement à un autre facilement, par un nomadisme analogue au zapping ou à la volatilité de l’électorat. Le rôle des allégeances idéologiques, confessionnelles ou républicaines, s’atténue et l’on sait qu’en 1984, une majorité de parents des établissements publics était opposée à la loi Savary car elle tenait à conserver la possibilité de faire passer ses enfants dans le privé si le public les décevait. Des parents laïcs ou musulmans inscrivent leurs enfants dans des écoles dites catholiques, en fonction de stratégies multiples. Les difficultés liées à la violence et aux incivilités apparaissent aussi bien dans le privé que dans le public. Bref, la perception des parents et des élèves n’est plus celle de deux blocs irréductibles, aux frontières claires, mais d’un ensemble diversifiés d’établissement, dont le caractère privé ou public n’est qu’un élément parmi d’autres.

9Un second rapprochement a contribué à gommer la frontière entre public et privé : celui des enseignements proprement dits. Donné par des maîtres presque tous laïcs – 97 % nous a dit Jacqueline Lalouette – il ne fait plus référence au catholicisme et d’ailleurs les motivations religieuses ne sont plus le fait que de 7 % des familles qui lui font confiance. L’histoire, la philosophie, la littérature diffèrent d’un professeur à un autre, mais il n’y a plus d’histoire ou de philosophie chrétiennes. La loi Debré a eu pour conséquence paradoxale de laïciser l’enseignement au sein même des établissements catholiques. Le caractère propre joue pour l’environnement éducatif, pour la vie scolaire, non pour l’enseignement. Edmond Vandermeersch en a témoigné, invitant les laïques à être fiers d’avoir amené l’Église à admettre la laïcité des savoirs. Certes il est possible qu’elle s’en repente parfois, mais dans le quotidien des classes, la différence entre les deux enseignements semble désormais résiduelle.

10Cette affirmation appelle cependant quelques nuances. On aimerait en savoir davantage sur les pratiques pédagogiques. C’est un peu la boite noire de l’enseignement. S’occupe-t-on des élèves d’une façon différente dans l’un et l’autre enseignement ? La mixité est-elle gérée de la même façon ici et là, notamment dans les cours d’EPS ? Y a-t-il des différences entre établissements des congrégations et des diocèses ? Entre établissements de la seconde chance et établissements d’excellence, la différence est certaine, mais sur quoi porte-t-elle au juste ? Si l’on ne considère plus l’enseignement privé comme un bloc, notre connaissance de sa diversité réelle reste très impressionniste. Il y a là un chantier qu’il serait intéressant d’ouvrir, si toutefois les directeurs d’établissements l’acceptent.

11De ce point de vue, le rapprochement des établissements privés et publics touche ses limites. Les deux systèmes ont chacun évolué. Le privé, on l’a dit, s’est donné une organisation d’ensemble et il a laïcisé son enseignement. Mais le public s’est largement décentralisé. L’autonomie des établissements s’est accrue, et l’idée est née que chacun devait avoir son projet propre. Il faut le souligner, cette évolution est née en 1982, avec le colloque de Souillac sur le projet d’établissement : les réflexions sur le « grand service public unifié » promis pas le candidat F. Mitterrand, avaient en effet conduit le ministre A. Savary à la conclusion qu’on ne pouvait intégrer les établissements privés dans l’Éducation nationale telle qu’elle était. La volonté d’unifier obligeait à reconnaître la légitimité de la diversité, pour le public comme pour le privé.

12Un quart de siècle plus tard, le changement est certain, mais il n’est pas complet. Les familles, nous a dit A. van Zanten, croient à l’effet d’établissement dans le privé, mais pas dans le public. Elles n’utilisent pas les mêmes critères dans le choix d’un établissement privé ou public : dans le premier cas, elles réagissent à une offre globale et complexe, où jouent plusieurs considérations ; dans le seconde, leur approche est polarisée par la question de savoir si l’établissement est bon ou mauvais. C’est dire que l’opinion publique a bien conscience de la diversité des établissements publics comme privés, mais que, pour elle, cette diversité n’est pas exactement de même nature. D’un autre côté, celui des professeurs et responsables de l’enseignement public, demeure une certaine nostalgie jacobine et la diversité est parfois davantage une concession aux difficultés du temps présent qu’une valeur.

13En fait, la question ne se pose pas de la même façon dans les deux secteurs. Les modes de nomination des enseignants et des chefs d’établissements, comme le rôle effectif des parents d’élèves créent des configurations d’équipes éducatives différentes. Mais surtout, pour des raisons qui tiennent à l’histoire, le secteur privé n’a pratiquement pas d’établissements dans les quartiers dits « sensibles » ou « défavorisés ». Il souhaiterait en avoir, mais le secteur public s’y oppose de crainte de voir son rival lui prendre ses élèves les moins défavorisés, et d’aggraver ainsi sa ghettoïsation. Il reste que ces établissements sont particulièrement difficiles, qu’ils tiennent sur le fil du rasoir grâce à l’énergie et au militantisme des professeurs et des autres personnels, et que malgré tous ces efforts, ils n’offrent pas à leurs élèves des chances de réussite comparables à celles des autres établissements. L’école à deux vitesses n’est pas une menace lointaine, mais un fait présent. Dire la différence, sociale et scolaire, de ces établissements, et pire encore l’accepter, est les stigmatiser. D’où cette question propre au secteur public, mais redoutable : l’acceptation de la diversité n’est-elle pas résignation à l’échec et à la marginalité ?

*

14En 1981, nous a dit J. Gasol, « les deux systèmes s’ignoraient ». Ils semblent toujours s’ignorer. Le colloque ne nous a apporté sur ce point aucun élément nouveau. Qu’ils se soient rapprochés est pourtant incontestable et le développement d’entreprises d’enseignement à but ouvertement lucratif les rapproche encore dans un même refus de considérer l’éducation comme une marchandise. Mais ce rapprochement, outre le fait qu’il bute sur des contraintes de contexte incontournables, ne débouche pas sur une meilleure connaissance réciproque. Professeurs du publie et du privé font passer le bac ensemble mais ne se fréquentent guère. Les suspicions et les préjugés demeurent, au point que poser une question à l’autre peut passer pour une agression, comme nous en avons eu un exemple au cours même de ce colloque. Le poids de l’histoire et des traditions reste décisif et il le serait resté même si la tentative d’unification d’Alain Savary avait réussi. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les réseaux rail et bus de la RATP, fondus dans une même entreprise en 1944, et qui pourtant conservent de fortes identités. Qu’on le regrette ou qu’on s’en félicite, les deux enseignements avancent chacun de leur côté sur des routes parallèles, mais qui restent statutairement distinctes et que sépare en outre une haie d’épineux.