Version classiqueVersion mobile

Rouen sous la IIIe République

 | 
Loïc Vadelorge

Deuxième partie. La culture en débats

Chapitre V. La culture comme rempart

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Fraigneau Amédée, Rouen bizarre, Rouen, Schneider Frères, 1888, rééd. Éditions du P’tit Normand, 1 (...)
  • 2 Renaudin André, Océanic Bar, Rouen, s. éd., 1984, rééd. illustrée de dessins de Pierre le Trividic
  • 3 Fraigneau encore note : « Et si, par une belle soirée, au sortir d’une représentation à succès, qu (...)

1Avec l’ouvrage Rouen bizarre, que le journaliste conservateur Amédée Fraigneau publie en 1888, on dispose d’un témoignage assez rare sur la société et la culture locale aux débuts de la IIIe République. L’auteur note tout d’abord le fort clivage social qui oppose la ville des « soleils », c’est-à-dire des mendiants, forts nombreux selon lui, et le « high-life » rouennais qui se pique de loisirs cultivés. Il note cependant que l’une et l’autre classe fréquentent le Théâtre des arts : « Il y a toujours devant le théâtre, à l’heure de l’ouverture, une queue de pauvres diables qui font des infidélités au cabaret et se payent, moyennant cinquante centimes, en même temps que toutes les joies du paradis, le plaisir de casser de temps en temps une noix sur le crâne, quelquefois insuffisamment garanti, d’un spectateur de l’orchestre1. » La mention, confirmée par d’autres essais littéraires de l’entre-deux-guerres2 témoigne sinon de l’existence d’une culture commune, du moins d’une culture partagée entre différents groupes sociaux. Aux mélodies de Fauré ou de Debussy qu’on chante dans les salons mondains, accompagnées du piano, répondent les airs d’opéra ou d’opéra-comique joués par le carillon de la cathédrale de Rouen ou fredonnés par les couche-tard des quartiers populaires3.

2Mais si une certaine fluidité existe effectivement entre les normes de la culture populaire et celles de la culture bourgeoise (cliché 33), elle n’est pas pour autant acceptée comme allant de soi. L’enjeu majeur de la période qui court de 1890 à 1940 est à la fois celui de la démocratisation des arts et celui du statut culturel des nouvelles formes de loisirs comme le sport ou le cinéma. La réponse locale à cette question est complexe et contradictoire, reflétant ainsi des débats nationaux. Pourtant, une esthétique dominante finit par se dégager à l’échelle locale, qui diffère sensiblement du vent de modernité de la Belle Époque ou des années vingt.

  • 4 Abbad Fabrice, La France des années vingt, Paris, Armand Colin, Cursus, 1993, p. 179. Cf. le chapi (...)

3On en précisera ici les contours, en s’appuyant principalement sur la période de l’entre-deux-guerres où le contraste semble le plus accusé. Si la vie culturelle locale ne décline pas en effet au cours de la période, on chercherait néanmoins en vain la trace des « passionnantes et riches heures des années folles4 ». Pourtant située à moins d’une heure de train de la capitale, la ville de Rouen demeure hermétique à son foisonnement esthétique (Dada, cubisme), littéraire (surréalisme), musical (jazz) et architectural (Mallet-Stevens, Le Corbusier). La métaphore fondatrice autour de laquelle gravite la vie culturelle locale dans les années vingt n’est pas la « prospérité » mais la « Belle Époque », c’est-à-dire la volonté du retour à la situation d’avant guerre. Mais ce retour à la normale se confond localement avec un retour à l’ordre, c’est-à-dire à un ensemble de normes culturelles, forgées au xixe siècle par la bourgeoisie cultivée qui décide de prendre en main les affaires de la cité.

4Très tôt, la ville identifie sa quête d’identité à une quête de qualité. La culture rouennaise, telle qu’elle s’affiche dès les années 1880 et jusqu’au Front populaire peut d’abord se lire comme l’expression d’un repli sur soi, voire d’un rejet global de la modernité. Néanmoins, le sens aigu du local que partagent les Rouennais et qui constitue bien un fil conducteur de leur histoire culturelle contemporaine, ne saurait être lu dans un sens uniquement conservateur. Il se veut aussi expression de balises, qui bornent l’horizon des possibles artistiques. La vie culturelle ne dérive jamais jusqu’à l’affirmation régionaliste, souhaitant simplement digérer les apports de la modernité, en fonction d’un rythme propre. La saga des monuments aux morts, principal projet culturel de la période et de surcroît projet qui concerne l’ensemble de l’agglomération témoigne ici des frontières et du contenu de la culture locale.

La barrière et le niveau5

  • 5 Pour reprendre une formule sociologique de l’époque. Cf. Goblot Edmond, La barrière et le niveau, (...)

5À bien des égards, le soupçon de provincialisme qui pèse sur la vie culturelle locale vue de la capitale, trouve de quoi se nourrir sous la IIIe République. Contrairement à l’effervescence qui touche les arts, les lettres ou les sons des grands centres de production, Rouen, à l’image des autres villes provinciales semble toujours en retard d’une mode et rétive aux avant-gardes. La culture provinciale apparaît avant tout comme un système de valeurs, forgées par la bourgeoisie du xixe siècle et transmises jusqu’aux années 1960. Ce système se donne à voir à travers une succession de refus, qui sont autant de barrières que posent les décideurs face aux transformations culturelles, économiques et sociales de la cité. La première de ces barrières, la plus transparente pour l’historien, est la censure.

La voie de la censure

  • 6 Cf. Ory Pascal (dir.), La censure en France à l’âge démocratique. Survivance ou déclin (1848-1994)(...)

6La censure ne disparaît pas sous la IIIe République, malgré l’évident développement de la démocratie, symbolisée notamment par la grande loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse6. Aux termes d’une autre grande loi, celle du 5 avril 1884 sur les libertés communales, les municipalités et les maires peuvent appliquer leur veto sur certains spectacles jugés inopportuns. Cette censure potentielle s’exerce en particulier contre le cinéma, spectacle populaire par excellence, qui met en cause la hiérarchie culturelle locale.

  • 7 Salabert Louis, « Le film corrupteur », Paris, 1921, cité dans Abbad Fabrice, La France des années (...)
  • 8 AMR, bulletin municipal de Rouen, juillet-août 1920.

7La dénonciation du « cinéma corrupteur » n’est bien sûr pas propre à Rouen. C’est même un lieu commun des années vingt, à en croire les assertions d’un Louis Salabert dénonçant un cinéma « inspirateur du crime, propagateur de mauvaises mœurs, dangereux même pour la foi7… ». C’est dire que les conseillers municipaux rouennais ne brillent pas par leur anticonformisme. Lors d’un discours de remise des prix prononcé en 1920, Jean Baudouin, ailleurs plus inspiré, pourra marteler : « Le cinématographe est sans doute l’adversaire le plus redoutable de l’éducateur. Il risque d’étendre jusqu’à nos régions les limites du far-west quand il n’impose pas pour cadre de toute existence heureuse les appartements somptueux et les jardins luxuriants des palaces nord ou sud américains8. »

  • 9 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 27 février 1925.

8L’argumentaire participe d’abord d’un rejet moral, celui d’une civilisation où les loisirs sont assimilés à des plaisirs faciles, accessibles sans aucun bagage culturel. En ce sens, on doit rapprocher le propos de Baudouin des multiples dénonciations d’affiches « licencieuses ou pornographiques » qui ponctuent les délibérations du conseil municipal. Un conseiller rouennais pourra ainsi en 1925 exiger l’interdiction des Chevaux de bois projeté au cinéma Renaissance sous prétexte du scandale d’une affiche évoquant une scène de viol9. Le texte de l’affiche est cité dans la délibération :

« Un scandale/Un patron veut abuser d’une ouvrière/Il fait arrêter le père/Alors qu’elle était occupée à son travail habituel, une jeune ouvrière de 19 ans a été l’objet d’un attentat de la part de son patron. Le père travaillant sous les ordres de ce même individu, entendant le bruit de la lutte, veut intervenir et, ne pouvant faire lâcher prise à l’odieux personnage, sort son couteau pour l’intimider. Profitant de la circonstance le patron appelle un agent et fait arrêter le brave ouvrier. »

9Le texte de protestation du conseiller Burel est également éclairant : « Je considère qu’une telle affiche est une véritable provocation et je demande comment il se fait que la police n’en interdise pas l’apposition. C’est un défi au bon sens ; c’est une provocation non déguisée. On se sert de la publicité du cinéma pour mener une œuvre d’un goût fort douteux… »

  • 10 Cf. Mollier Jean-Yves, « Le roman populaire dans la bibliothèque du peuple », La lecture et ses pu (...)
  • 11 AMR, bulletin municipal de Rouen, juillet-août 1920.

10On le voit, au-delà de la dénonciation pornographique c’est aussi l’imaginaire social proposé par le cinéma qui est en cause. On retrouve ici les mêmes réflexes conservateurs utilisés au xixe siècle contre la littérature romanesque10. Aux yeux de certains édiles, l’image, en autorisant l’évasion risque d’ébranler l’ordre social. Là encore, Jean Baudouin le dit clairement : « L’éducateur doit apprendre à ses élèves à maîtriser leur imagination cette folle du logis, aimable quand elle s’amuse, précieuse quand elle suggère, perverse et tyrannique quand elle commande… le bonheur se trouve plus généralement dans la limite d’un horizon tracé à la mesure de chaque individu11… »

  • 12 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séances du 17 février, 18 février e (...)
  • 13 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 25 novembre 1926, décisio (...)
  • 14 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 novembre 1928.
  • 15 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séances du 20 juin 1919 (500 francs (...)

11Cette lutte contre l’imaginaire cinématographique était perdue d’avance. Les réactionnaires du début des années vingt en avaient sans doute pleinement conscience. Aussi, ils s’évertuèrent à multiplier les tracasseries administratives contre le cinéma comme pour mieux contrôler l’environnement moral du spectacle. En 1922, on rappelle ainsi l’interdiction formelle de fumer et on limite les sonneries électriques extérieures considérées comme racoleuses12. En 1926, on interdit l’entrée des chiens dans les cinémas13 et en 1928 on multiplie les inspections de sécurité et d’éclairage « particulièrement dans les cinémas pendant les représentations14 ». Un dernier biais de régulation est envisagé par le conseil municipal au début des années vingt : le soutien au cinéma scolaire. Lancé par l’inspecteur primaire Beaufils en 1919, l’organisation de séances cinématographiques dans les écoles primaires rouennaises sera largement subventionnée par la ville de Rouen. Les édiles y voient la possibilité de moraliser les loisirs de la jeunesse populaire et acceptent de multiplier par trois la subvention au cinéma scolaire15.

  • 16 AMR, 2R6, « Théâtre français », arrêté municipal du 16 juin 1920.
  • 17 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 25 novembre 1926.
  • 18 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 30 décembre 1926.
  • 19 Ibidem. Parmi les défenseurs de Louis Stréliski et de sa programmation éclectique, on trouve les r (...)

12On aurait tort cependant de croire que la réaction morale des édiles rouennais et derrière eux de la société culturelle traditionnelle qu’ils représentent, ne s’adresse qu’au cinéma. Les autres vecteurs du spectacle payent également leur tribut au retour à l’ordre, à l’image du Théâtre français. Après avoir accepté difficilement, au début des années vingt le principe d’une subvention à l’art dramatique et à l’opérette, les conseillers conservateurs la remettent en cause à la première occasion. Examinant à la loupe la programmation du Français, certains élus s’indignent de la présence de pièces légères lors même que la survie du théâtre dépendait d’un éventail élargi de l’opéra-comique à la comédie de boulevard. Là encore, les arguments moraux sont mis en avant pour justifier la censure. Ainsi la municipalité Bleu-Horizon de 1920, soucieuse de l’ordre moral de la cité interdira une pièce intitulée Nini l’Arsouille, programmée par le Théâtre français, « considérant qu’à la simple lecture de ces affiches, cette pièce s’annonce comme étant contraire aux bonnes mœurs16 ». Six ans plus tard, un groupe de trois conseillers (Maurisset, Facque, Delivet) « considérant que les pouvoirs publics ont le devoir de prendre toutes mesures pour sauvegarder, autant que cela dépend d’eux, la moralité publique, et notamment d’exercer une surveillance active à l’égard des spectacles publics », réclame la suppression de la subvention accordée au Théâtre français17. La proposition étant repoussée par la majorité du conseil, le groupe la précise lors du vote du budget. Il s’agit bien de refuser alors « un répertoire de music-hall18 ». Cette fois, le vote divise le conseil municipal en deux camps, onze conseillers exigeant une diminution de la subvention, dix-huit autres refusant d’hypothéquer ainsi le sort de la deuxième scène rouennaise19.

13La vigilance du conseil municipal s’applique également au Théâtre des arts, dont la subvention est d’un autre ordre que celle du Français. Dès 1873, la commission consultative du Théâtre des arts souhaite

  • 20 AMR, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 29 août 1873, citée dans la séance (...)

« […] exclure l’opérette, car elle désire écarter absolument ce genre de la scène des Arts. Si quelques pièces se rapprochent assez de l’opéra-comique pour procurer des représentations convenables, il ne renferme pas assez d’œuvres de ce genre pour alimenter une troupe durant toute une saison ; il serait donc à craindre que le directeur ne fut contraint à recourir à des pièces moins acceptables dans l’intérêt de l’art et des mœurs…, c’est une tentation dont il faut prévenir jusqu’à la possibilité20. »

14Cinquante ans plus tard les mêmes arguments sont repris par le conseil municipal.

  • 21 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 avril 1926, interventi (...)
  • 22 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 avril 1926, interventi (...)
  • 23 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 avril 1926, interventi (...)
  • 24 Cf. la description des systèmes de censure de l’époque moderne à la IIIe République dans Chartier (...)
  • 25 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 avril 1926.

15La programmation en 1926 de deux pièces dramatiques, l’une « dont le caractère patriotique est évidemment très contestable », l’autre de « caractère nettement grivois, léger et même obscène21 » suscite le tollé d’une grande partie du conseil municipal de Rouen, y compris des radicaux-socialistes. Certains n’hésitent pas à réclamer que le directeur soumette au conseil la liste des comédies qu’il projette de programmer : « Le Théâtre des arts est subventionné, il est naturel que l’administration donne son avis sur les pièces qui y sont représentées22. » Le maire clôt même le débat par une formule sans appel : « Il faut qu’il y ait une certaine herse qui empêche les choses trop grosses de passer sur la scène du Théâtre des arts23. » L’opportunité d’une censure théâtrale heurte toutefois la sensibilité démocratique de nombreux conseillers. Le contrôle a priori de la programmation n’est pas sans évoquer les pratiques de censure des régimes autoritaires du passé, voire du présent24. Le radical André Marie se pose ici facilement en héritier de Malesherbes : « Malgré le sentiment que j’ai des prérogatives de l’administration, je ne voudrais pas que M. l’adjoint chargé du théâtre nous dise : vous, Rouennais, vous ne verrez pas telle pièce, mais je vous autorise à en voir telle autre25. »

  • 26 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 26 novembre 1925, proposi (...)

16Le théâtre n’en demeure pas moins le vecteur essentiel de la moralisation du loisir, entreprise par la municipalité rouennaise dans les années vingt. Si les pièces censurées sont rares (un cas cependant pour le Théâtre des arts en 1925), la pression est maintenue notamment par le biais du cahier des charges. Derrière ces sorties récurrentes et pudibondes s’exprime bien un lobby moralisateur. La plupart du temps, les propositions d’initiatives visant à condamner, censurer ou interdire tel ou tel spectacle émanent en effet des mêmes personnalités politiques et renvoient aux mêmes groupes de pression. Ainsi dans les années vingt, le trio Maurisset-Facque-Delivet, qui multiplie les recours contre la programmation licencieuse ou commerciale du Théâtre français, appartient au parti démocrate populaire et rappelle le poids de la démocratie chrétienne en Seine-Inférieure. L’avoué Robert Facque est membre de la Société d’économie sociale de Paris, président de la section économique de l’École sociale de Rouen et secrétaire général de la Fédération des ligues de familles nombreuses du département. De son côté, Gaston Maurisset préside le comité départemental de l’ACJF, tout en se consacrant à de nombreuses œuvres d’éducation sociale. Derrière eux s’expriment, plus largement, les lobbies catholiques et familiaux de la cité. En matière culturelle, leur première revendication est la création d’une « commission extra-municipale de vigilance comprenant des membres de l’administration municipale, du conseil municipal, de la Ligue de la moralité publique et des associations qui ont pour but de protéger la famille26 ».

17En fidèles praticiens de l’encyclique Rerum Novarum, les catholiques sociaux rouennais rejettent à la fois le matérialisme (c’est à l’État de trancher) et la gestion libérale du culturel (c’est au public de trancher). Ils définissent une nouvelle forme d’intervention politique dans le champ culturel. Elle trouvera d’autant plus d’écho que les questions démographiques, entendues au sens large (dénatalité, logement) hantent la politique sociale locale et nationale de l’époque. C’est par exemple l’Aide aux familles nombreuses de Joseph Payenneville, qui détermine les familles à loger dans le Foyer ouvrier inauguré dans le quartier des Sapins en 1922.

  • 27 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 mars 1891.

18La tentation de censure peut même, dans certains cas limites déboucher sur la formulation d’une utopique autarcie culturelle. À la Belle Époque, on pourra ainsi projeter de modifier le cahier des charges du Théâtre des arts en précisant que « les musiciens de nationalité étrangère ne pourront être admis à faire partie de l’orchestre que s’ils justifient au maire, de dix années consécutives de résidence en France27 ». Cette proposition xénophobe, inspirée sans doute par l’importance du chômage à la fin de la grande dépression, ne sera cependant pas validée par le conseil. Soucieux de qualité artistique pour son théâtre, celui-ci avait bien compris que l’aire musicale locale n’était pas nécessairement suffisante pour fournir une troupe de qualité.

19La censure cinématographique et théâtrale demeure cependant un cas limite d’expression de la culture locale. Ce n’est pas la seule forme ni le seul front du refus global de la modernisation. D’autres secteurs comme le patrimoine, se prêtent aussi à la formation d’un statu quo culturel. Le cas rouennais est ici particulièrement révélateur de l’ambivalence avec laquelle se structure la conscience patrimoniale.

Le rejet de la ville industrielle

20Contrairement à de nombreuses régions françaises qui entrent sous la IIIe République dans une époque de stabilité, l’agglomération rouennaise connaît de grands changements. Sous l’impulsion économique et démographique le paysage champêtre et boisé de la boucle de la Seine régresse au profit d’une autre forêt, de cheminées d’usines et d’entrepôts. Le brassage de population que vivent certaines communes de banlieue engendre une crise naturelle de « représentation » de l’espace local. De l’analyse du changement, l’élite rouennaise glisse globalement vers le sentiment de la différence entre l’ancien et le nouveau. Certains iront jusqu’à rêver d’une frontière à la fois naturelle (ceinture verte) et monumentale (cœur historique), séparant la vieille cité médiévale de son environnement industriel.

21Évoquant au début des années 1890, les mutations en cours du « ravissant village » de Saint-Étienne-du-Rouvray l’historien Pierre Duchemin s’interroge sur l’arrivée massive d’ouvriers provenant de Petit-Quevilly ou du quartier Martainville de Rouen :

  • 28 Duchemin Pierre, Histoire de Saint-Étienne-du-Rouvray, Rouen, Lestringant, 1892, p. 357.

« À côté des ouvriers de la culture, des artisans de la truelle et du marteau…, dont les familles étaient fixées à Saint-Étienne depuis l’origine même de la paroisse, vint ainsi s’établir une population qui y apporta des idées nouvelles, des goûts et des mœurs qui contribuèrent sensiblement à modifier l’esprit de la vieille bourgade…, tandis que les uns cherchent à conserver au milieu d’eux les vieilles traditions de l’antique village, les autres essaient au contraire d’y créer une vie nouvelle en rapport avec leurs idées et leurs principes28. »

22L’auteur indique l’absence de fusion entre ces deux cultures, tout en prédisant au bourg un avenir radieux.

  • 29 AMR, registre de délibérations du conseil municipal, séance du 7 novembre 1884, intervention de M. (...)

23Quelques années plus tôt, un conseiller municipal rouennais défendant la création d’un « musée d’histoire locale » s’appuyait sur une analyse similaire, en rapprochant le mouvement de la société de celui de la ville : « Nous assistons et presque sans nous en apercevoir à une révolution ; disons mieux, à une évolution sociale qui se fait presque à notre insu, l’aiguille marche et rapidement ; mais comme la marche est régulière, la réflexion seule nous permet de la constater29. » Le musée proposé, et finalement non accepté, devait non seulement garder la trace de l’ancien, mais assurer l’instruction historique des classes nouvelles.

  • 30 Cf. Ferry Luc, Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Paris, Grasset, 1992.
  • 31 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 20 octobre 1922, interven (...)

24À l’échelle de l’agglomération, on est souvent plus sceptique face aux conséquences du progrès. Le développement brutal des activités portuaires rouennaises pendant la Première Guerre mondiale engendre une réflexion qu’on pourrait qualifier de pré-écologique. Dire que l’écologie, au sens contemporain du terme30 constitue dans l’entre-deux-guerres une préoccupation, même mineure, des politiques publiques locales constituerait indéniablement un contresens et un anachronisme. La majorité des conseillers municipaux rouennais adoptent en matière de gestion de l’espace, une ligne libérale. La priorité est donnée aux entreprises, ressorts du développement économique de la région de Rouen : « Vous avez un port qui est le premier port de France quant au tonnage ; on n’arrive pas à un résultat pareil sans qu’il en coûte quelque chose à l’hygiène et à l’esthétique31. » Certaines questions permettent cependant de mettre en cause le primat du développement économique et occasionnent des regroupements singuliers au sein du conseil municipal, signe que les préoccupations patrimoniales traversent l’échiquier politique traditionnel. L’affaire du Cours-la-Reine est de celles-là. Cette promenade traditionnelle des Rouennais du xixe siècle, située au bord de Seine, fait l’objet d’un échange passionné au conseil municipal en 1922. À l’origine de ce débat, on trouve la volonté municipale de céder à l’administration des Ponts et Chaussées, le Cours-la-Reine pour aménager des entrepôts. Pendant la guerre en effet, le quai promenade avait été réquisitionné par l’armée, qui y avait installé des bâtiments et détruit les plages naturelles. Appuyé par la Chambre de commerce, le conseil votera à une large majorité la cession à l’État. Pourtant, une opposition se fit jour lors du débat. Elle regroupait trois conseillers municipaux : Frédéric Kopp, Ferdinand Charmois et Raoul Brunon. Leurs arguments préfigurent sans aucun doute les thèmes de l’écologie contemporaine.

  • 32 Ibidem, intervention de Brunon.

25Les notions complémentaires de la décentralisation et du régionalisme sont au cœur de l’intervention d’un Raoul Brunon s’insurgeant contre les prétentions – culturelles ou autres – de l’État : « Si vous faites intervenir le fait du prince, je vous dirai : Ce n’est pas la peine d’être en république. Si la ville n’a pas le droit de défendre son propre patrimoine, je ne comprends plus… Est-ce que ce n’est pas une occasion de résister à l’État32 ? »

26Le refus d’une croissance libérale et anarchique de l’urbain est ensuite avancé par Frédéric Kopp :

  • 33 Ibidem, intervention de Kopp.

« Je me demande si la série des abandons va continuer… Petit à petit, pour une raison ou pour une autre nous renonçons à tous nos espaces libres. Il me semble que nous en avons la phobie ; nous ne pouvons pas en voir un sans avoir tout de suite l’envie d’y construire quelque chose, d’y mettre des briques, de le réduire à néant… Nous avons une belle ville, remplie de beaux monuments, mais en réalité notre siècle n’ajoute rien à ce patrimoine, au contraire, il supprime33. »

  • 34 Murard Lion et Zylberman Patrick, L’hygiène dans la République. La santé publique ou l’utopie cont (...)
  • 35 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 20 octobre 1922, interven (...)

27L’argument hygiéniste, traditionnel depuis les enquêtes sociales du docteur Villermé et classique dans une ville industrielle34, est également avancé : « Nous ne demandons pas des centaines de milliers de francs pour faire une promenade fleurie ; nous demandons à le conserver pour l’avenir, quand nous serons moins pauvres, pour que les enfants puissent venir y jouer sans avoir de l’acide fluorhydrique dans les poumons. » Cet argumentaire, logiquement pris en charge par les lobbies médicaux et familiaux rouennais servira à nouveau, on le verra pour défendre les fêtes de quartier et les colonies de « plein air35 ».

  • 36 Ibidem, intervention de Kopp. De tels propos témoignent de l’avancée d’une réflexion sur l’aménage (...)

28Le thème de la maîtrise de la croissance urbaine enfin révèle que certains édiles prennent conscience des dangers d’une expansion continue de l’agglomération rouennaise : « Une ville comme Rouen qui s’étend, qui devient une “cité-région”, qui pousse ses maisons jusqu’à 10 kilomètres au-delà de son centre, doit conserver le plus possible, et à espaces réguliers des jardins publics… Il ne faut pas qu’une ville, parce qu’elle devient un centre industriel ou commercial s’enlaidisse36. » Le fil directeur de cette intervention en faveur du sauvetage du Cours-la-Reine demeure cependant le patrimoine, érigé en véritable rempart contre les dérives supposées de la croissance urbaine : « Nous n’avons pas été élus pour vendre les richesses de la ville, mais plutôt pour les sauvegarder. »

  • 37 Cf. Saunier Pierre-Yves, « Haut-lieu et lieu haut : La construction du sens des lieux. Lyon et Fou (...)

29On retrouve de tels propos pour défendre la colline Sainte-Catherine. Cette colline, dite aussi de Bonsecours, domine en effet la cité haut-normande et offre, au détour de sa route d’accès, des vues remarquables. De son sommet on peut contempler l’ensemble de la boucle de la Seine. La proposition, en 1925, de classement de la côte révèle la prise de conscience de l’intérêt écologique, économique et esthétique des sites. Elle participe plus généralement à l’invention du panorama touristique37. Le souci patrimonial en est le corollaire évident :

  • 38 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 6 mars 1925, proposition (...)

« Sous la pression des sociétés touristiques, gouvernement et municipalités sortant de leur torpeur semblent vouloir s’intéresser aux routes en corniche qui, en certains endroits privilégiés, permettent aux yeux d’embrasser ces paysages splendides que la nature offre à l’admiration de ceux qui veulent les comprendre… Il faut donc en prévoir et conserver leur caractère et leur charme à celles qui existent38. »

  • 39 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 26 novembre 1925.

30Cette proposition municipale de protection du site fera son chemin puisque le préfet de la Seine-Inférieure, après en avoir saisi la Commission départementale des sites interdira « l’édification de panneaux réclames dans un périmètre suffisant autour de ce site39 ».

  • 40 La plupart des arguments développés par les conseillers Kopp et Brunon dans les années vingt se re (...)

31Le moindre des paradoxes n’est pas de voir cette argumentation, qui lie écologie et patrimoine, passer de la droite à la gauche de l’échiquier politique local40. C’est moins ce constat, au demeurant banal, qui intéresse l’historien que son corollaire conceptuel. En soutenant une politique de protection des sites contre le développement industriel et urbain, certains élus locaux ouvraient la voie à une définition large, voire hégémonique du patrimoine. Ainsi peut commencer le temps de la « ville-musée », où une société prend le risque de la sacralisation de son cadre de vie.

  • 41 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 19 août 1881.
  • 42 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 novembre 1884.

32Dans un premier temps, les amoureux du vieux Rouen se contenteront d’en conserver les traces, sous la forme d’esquisses, de gravures, de plans. En 1881, le collectionneur Nicolle offre ainsi à la municipalité trois gravures à l’eau forte représentant la vieille ville, en demandant que les documents similaires soient réunis dans un « local spécifique41 ». Trois ans plus tard, cette requête débouche sur un projet de musée que le conseiller Fauquet présente clairement comme une réponse aux transformations que connaît la cité : « À une époque où les exigences de l’alignement et de l’hygiène, aussi bien que les besoins d’une circulation de plus en plus active, font disparaître jusqu’aux derniers vestiges de tant et tant de nos antiques monuments et de nos vieilles demeures, n’est-ce pas une réelle bonne fortune pour les artistes et les archéologues, d’en retrouver l’image et le souvenir dans cette nouvelle collection municipale42 ? » De ce projet de « musée du vieux Rouen » on déboucha rapidement sur l’idée de muséifier la ville centre, du moins certains de ses quartiers, devenus les garde-fous de la croissance industrielle locale et de ses incidences architecturales.

33Défendant au début des années vingt, le principe du classement du 71, rue Grand-Pont, le docteur Brunon se situe dans cette veine anti-moderniste :

  • 43 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 31 mars 1922.

« Cette maison est une de celle que les Rouennais, amoureux de leur ville, aiment à contempler ; c’est une de celles que les étrangers recherchent avec curiosité, et devant laquelle on s’arrête pour admirer la grâce des vieux logis de nos pères. Ces vieilles demeures tendent à disparaître, aussi les villes comme Honfleur, Lisieux, Strasbourg, etc. font des efforts pour les conserver. Ce charmant logis est menacé par le modernisme. On a le projet de recouvrir sa façade de motifs quelconques de style moderne. Si on peut employer le mot style accolé au mot moderne43. »

  • 44 Dominique Poulot note : « Pas de monuments historiques au sens moderne du terme sans obsession de (...)

34La logique patrimoniale locale est donc inséparable d’un sentiment du péril44 et d’un scepticisme voire un rejet de l’urbanisme contemporain. En ce sens, il est intéressant de rapprocher les propos de Raoul Brunon de ceux de Georges Ruel, architecte rouennais de la Belle Époque, s’élevant avec d’autres contre le projet de destruction de la vieille maison de la rue Saint-Romain :

  • 45 L’Architecture et la construction dans l’Ouest, 2, septembre 1897, p. 17.

« Je sens disparaître le charme mystérieux des choses que parfois l’on devine plutôt qu’on ne les voit. Des règlements ont supprimé le hasard ; la salubrité et l’intérêt commercial ont tué le pittoresque ; la médiocrité de nos conceptions modernes nous privera de la collaboration du temps. Conservons donc avec un soin jaloux notre patrimoine d’œuvres où l’imagination fertile de nos ancêtres s’est épanouie en pleine liberté. Je sais qu’il est des transformations inévitables ; aussi ne devons nous réclamer que le privilège de rester belles que pour deux ou trois rues de notre ville ; mais celles-là, du moins, entourons-les d’une sollicitude attendrie, conservons-les pieusement, à l’égard de nos plus purs chefs-d’œuvre. L’État, les villes, pour certaines voies et places publiques, ont imposé des façades d’une uniformité souvent regrettable, serait-ce causer une gêne moins justifiée à la propriété individuelle, en classant une rue entière comme monument historique45 ? »

  • 46 Choay Françoise, L’allégorie du patrimoine, op. cit., p. 103.
  • 47 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 27 août 1920.
  • 48 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 19 novembre 1920.
  • 49 Chaline Jean-Pierre, « Transformations et mutations », Mollat Michel (dir.), Histoire de Rouen, To (...)

35La notion de secteur sauvegardé, préfigurée ici par Ruel, n’est pas socialement neutre. Comme toute culture, la culture du patrimoine est d’abord une composition, une mise en scène. Le sauvetage des vieilles pierres s’accompagnera souvent du nettoyage, éminemment social, de leur environnement46. Cette option hygiéniste du patrimoine architectural, développée dès le Second Empire connaît un regain d’intérêt au début des années vingt. Le débat patrimonial est alors intimement lié à celui du sort urbain des immondices, de la question récurrente de l’adduction d’eau, de l’obsession du toilettage de la cité. Il touche aussi bien les « vieilles fontaines » que les monuments classés. À propos des premières, le conseiller Reuillard déclarait « qu’il y avait urgence à prendre tout au moins des mesures de propreté pour l’enlèvement de la poussière et surtout des mousses47 ». Pour les seconds, le docteur Brunon, infatigable pourfendeur de l’inertie municipale, s’insurgeait devant la banalisation monumentale : « Nos monuments sont entourés d’immondices, les trottoirs ne sont plus balayés. Je demande que les règlements soient appliqués48. » Les débats sur l’emplacement des chalets de nécessité à la fin des années vingt, ceux, plus anciens, sur l’aménagement du quartier Martainville49 confirment cette association thématique et sociale. La question des taudis a une incidence culturelle, dans la mesure où le quartier Martainville, vecteur des maux urbains est aussi l’écrin de plusieurs monuments rouennais (église et aître Saint-Maclou, couvent des Capucins, Croix-de-Pierre, sans compter les vieilles demeures à pans de bois).

  • 50 Cf. De Caso Jacques, David d’Angers : L’avenir de la mémoire. Étude sur l’art signalétique à l’épo (...)
  • 51 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 3 décembre 1920.

36Ainsi derrière la poétique du passé se dessine sa recomposition idéale, nettoyée des stigmates du temps. En ce sens, le patrimoine est bien une invention de la bourgeoisie des capacités et on ne s’étonnera pas de rencontrer au chevet de sa naissance aussi bien des médecins que des hommes de l’art. L’exigence hygiéniste conduit paradoxalement à nier toute historicité au monument historique. Dégagé dès le xixe siècle de ses abords populaires, le monument historique, à Rouen comme ailleurs, est neutralisé, écarté de son devenir urbain. Il n’appartient plus à l’espace urbain mais à un espace idéal qui le transcende et lui donne sens. À travers la réflexion sur les abords du monument, amorcée bien avant 1870, s’esquisse un « art signalétique50 » qui isole en différents points de la cité, les emblèmes de sa grandeur historique. Dès lors, peu importe la forme de ces abords, pourvu qu’ils contribuent à la sacralité du monument et à sa protection. Intervenant, en décembre 1920, en faveur de l’église Saint-Ouen, le docteur Brunon n’hésite pas à réclamer « que des mesures soient prises pour protéger les vitraux de Saint-Ouen. Chaque jour, les gamins du quartier lancent des pierres contre ces vitraux. Peut-être pourrait-on sur tout le terrain desservant l’église goudronner le sol, et par là même, agglomérer les petits cailloux qui servent de projectile51 ». Cette sacralisation du pourtour des monuments historiques n’a pas pour vocation de s’étendre à l’ensemble des « vieux quartiers ». La patrimonialisation contribue ici à une partition de la ville.

37Dans une large mesure, le patrimoine devient en effet le levier par lequel la bourgeoisie conforte sa conception ségrégationniste de l’espace urbain. Protéger le vieux Rouen de la menace industrielle, c’est aussi l’isoler davantage de sa périphérie populaire. Au-delà du centre historique, la vie culturelle, au sens traditionnel du terme, ne semble pas exister. Les guides touristiques, les rubriques des annuaires comme les délibérations des conseillers municipaux, s’accordent pour une fois sur un silence aussi révélateur que problématique. S’il existe des formes de vie culturelle, elles n’ont ici aucune adresse institutionnelle. Du nord au sud (rive gauche), de l’est à l’ouest, on cherche en vain des salles ou des scènes pouvant servir de support à une décentralisation culturelle à l’échelle locale.

  • 52 Cf. Deschamps Philippe, « De Mont-Saint-Aignan à la Grand Mare. Histoire des plateaux nord de Roue (...)
  • 53 Villerme Louis-René, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactur (...)
  • 54 « La rivière, qui fait de ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise, coulait en bas, so (...)
  • 55 Quoist Michel, La ville et l’homme. Rouen. Étude sociologique d’un secteur prolétarien, Paris, Éd. (...)
  • 56 Gracq Julien, La forme d’une ville, Paris, José Corti, 1985, rééd. Pléiade, t. 2, p. 830.
  • 57 Quoist Michel, La ville et l’homme. Rouen. Étude sociologique d’un secteur prolétarien, op. cit., (...)

38On objectera que certains de ces quartiers sont issus d’une urbanisation récente. Ainsi du quartier des Sapins, situé sur le plateau au nord de la ville, et siège d’opérations immobilières, comme la cité du Foyer ouvrier, destinée aux familles nombreuses52. Mais l’ouest de la cité (quartier du Mont-Riboudet) et plus encore l’est (quartier Martainville et au-delà du Mont Gargan) sont urbanisés de longue date. Déjà au cœur du xixe siècle, les observateurs sociaux, Louis-René Villermé, Adolphe Blanqui ou l’ouvrier Noiret dénonçaient les taudis de ces quartiers populaires53. Personne n’a ici oublié, le mot de Flaubert pourfendant « l’ignoble petite Venise », entendons la rue Eau de Robec54. Pourtant, un siècle après Flaubert, au début des années cinquante, le sociologue Michel Quoist pourra faire le même constat de la désolation du quartier Martain­ville55. Et Julien Gracq encore en 1985 évoquera « la ligne de démarcation rigide entre le noyau de la cité et les dépendances de Sotteville56 ». La ségrégation est aussi et avant tout culturelle comme l’indique Michel Quoist : « Il faut bien avouer que, dans l’ensemble, l’équipement culturel du secteur est assez réduit. Aucun lieu d’audition, aucune salle de conférence57. »

  • 58 Spalikowski Edmond, Âme et aspects de Rouen, Rouen, Maugard, 1934, p. 113.

39À ces constats correspond incontestablement un état d’esprit local, qui veut que la ville se limite à son centre patrimonial. Edmond Spalikowski, précieux chroniqueur du paysage culturel rouennais de l’entre-deux-guerres, note significativement dans son tableau de la ville en 1934 : « Pour certains Rouennais, la ville se termine aux ponts. Saint-Sever semble une seconde cité, qui au fond, je crois, eut bien voulu former un bloc autonome, tellement l’ambition grandit avec la prospérité58. » Cette prospérité, c’est celle du commerce (le port) et de l’industrie (le coton, la chimie), qui caractérisent depuis le milieu du xixe siècle la rive gauche de Rouen. Paradoxalement, l’industrie agit comme un repoussoir pour la société culturelle locale qui accepte et justifie, dès la première révolution industrielle, une géographie cloisonnée, peu différente de l’urbanisme fonctionnel du second xxe siècle : au centre, un espace culturel suréquipé et surpâturé, au nord, à l’ouest et à l’est des quartiers d’habitation à la personnalité sociale bien définie, au sud un hinterland industriel en vigoureuse croissance, à peine ponctué de zones vertes (Jardin des plantes, aérodrome de Saint-Étienne du Rouvray). Dans le premier xxe siècle, la ville n’aura de cesse de renforcer la spécialisation de ses espaces, de dénier toute capacité culturelle à sa rive sud et de lui ôter les rares éléments symboliques (promenades, statues) qu’elle possédait encore à la Belle Époque.

  • 59 Des Vignes Rouges Jean, Rouen l’orgueilleuse, Paris, Albin Michel, 1926, p. 179.
  • 60 Enlart Camille, Rouen, Paris, H. Laurens, les villes d’art célèbres, 1928, p. 20.
  • 61 Delarue-Mardrus Lucie, Rouen, Rouen, Henri Defontaine, 1935, p. 109.
  • 62 Chirol Pierre, Rouen. 1939, Grenoble, B. Arthaud, 1946, p. 173-174.
  • 63 Spalikowski Edmond, Âme et aspects de Rouen, op. cit., p. 193.

40Les témoignages littéraires de l’entre-deux-guerres ignorent superbement la rive gauche de Rouen. Dans Rouen l’orgueilleuse (1926) de Jean des Vignes Rouges, un professeur de lycée se livre « aux suggestions de la ville59 » pour régler un dilemme cornélien. L’auteur fait arpenter la ville à son héros, mais ses parcours s’arrêtent toujours au seuil du port. Dans son tableau de Rouen (1928), l’académicien Camille Enlart est encore plus clair : « Sur la rive gauche de Rouen, le faubourg industriel de Saint-Sever, n’a d’intéressant pour nous que le Cours-la-Reine avec ses larges allées d’ormes d’où l’on a une très belle vue de la ville60. » Mêmes échos chez Lucie Delarue-Mardrus qui, dans son essai consacré à Rouen (1935), évoque la « grandeur rébarbative » d’un « territoire éminemment commercial61 ». Les illustrations de cet essai, réalisées par le peintre Robert-Antoine Pinchon disent, à l’image des lignes de la cathédrale surmontant l’architecture métallique des grues du port, que la rive gauche forme, par contraste, un faire-valoir pour la rive droite. L’architecte Pierre Chirol enfin, dans son Rouen 1939 (1946) ne consacre que 4 pages à la rive gauche sur les 192 que compte l’ouvrage. Il note aussi : « La rive gauche, pour certains Rouennais, semble située aux extrémités de la terre ; traverser le pont pour y parvenir provoque en ces citadins incorrigibles les appréhensions d’une expédition lointaine… Aussi pour nombre de gens imbus de tradition, la rive gauche n’est pas tout à fait Rouen62. » Edmond Spalikowski, lui-même, a peu de chose à dire sur les périphéries rouennaises. Son tableau de Rouen, est avant tout une promenade d’amateur d’art, soucieux de bons motifs architecturaux. Il ne consacre que quelques lignes à la périphérie, mentionnant, en guise de conclusion, le nouveau quartier des Sapins « avec son groupe scolaire remarquable et son église dédiée à Jean-Eudes, aux lignes originales et artistiques à la fois, beau succès pour l’école architecturale moderne63 ».

  • 64 Il faut attendre l’administration de Jean-Lecanuet, maire de Rouen de 1968 à 1992, pour voir une r (...)
  • 65 La rive droite représente une superficie de 1 400 hectares. Cf. Archives Acad.R, candidature au pr (...)

41Témoin de cet a priori est la carence en équipements culturels du faubourg Saint-Sever. Pourvu des éléments nécessaires à l’implantation d’établissements culturels (public nombreux, dessertes ferroviaires, transports en commun), il n’en demeure pas moins le parent pauvre de la vie culturelle locale64. En tout et pour tout, sur ses 400 hectares on a recensé une seule salle de cinéma, l’Olympia, inaugurée en 1920 et détruite par les bombardements de juin 194065.

42On le voit la formation d’une conscience patrimoniale procède à la fois d’un rejet de l’industrialisation de la cité et d’un repli sur l’hyper-centre. Pour l’élite cultivée rouennaise, la physionomie idéale de la cité est celle, romantique, de la forêt de clochers et de la trame médiévale. Cette culture passéiste nourrit naturellement une conception régionaliste de l’architecture.

La tentation régionaliste

43Outre la production littéraire, déjà étudiée, le régionalisme touche entre la Belle Époque et les années trente, l’architecture. L’utilisation affichée du pan de bois et de la ferme débordante expriment clairement le refus des solutions modernes, telles que certains architectes normands les perçoivent au tournant du siècle. C’est par exemple le cas de Lucien Lefort, l’une des figures marquantes de la Belle Époque, maître de Pierre Chirol et inspirateur de toute une génération d’architectes du premier xxe siècle. Sa description pour L’Architecture et la construction dans l’Ouest, organe de la très sérieuse Société des architectes de la Seine-Inférieure et de l’Eure, des premiers gratte-ciels américains est sans appel :

  • 66 « Les maisons monstres en acier aux États-Unis », L’Architecture et la construction dans l’Ouest, (...)

« Ces gibbosités de la construction ne nous semblent nullement désirables pour nos cités. Elles projettent des ombres bien loin autour d’elles ; si deux de ces masses sont rapprochées l’une de l’autre, elles se condamnent à l’obscurité perpétuelle et au régime à vie de la lumière artificielle : elles et leurs voisins ont pu adresser un éternel adieu au soleil. Au point de vue hygiéniste elles présentent, par suite de l’agglomération de leurs habitants et de la suppression des rayons solaires pour le voisinage, des dangers réels. Dira-t-on que la beauté de leurs aspects compense ces inconvénients ? Les reproductions que nous en avons nous les montrent comme de gigantesques parallélépipèdes : les étages, sauf de très rares exceptions, par l’uniformité de leurs destinations, de leur hauteur présentent une désolante uniformité de physionomie. À dire vrai, ces constructions sont aussi laides qu’audacieusement construites66. »

  • 67 Lefort Lucien, La décentralisation dans l’enseignement pratique de l’architecture, Congrès interna (...)
  • 68 Cohen Jean-Louis, Années 30. L’architecture et les arts de l’espace. Entre industrie et nostalgie, (...)

44À l’inverse du courant moderne qui s’appuie sur l’utilisation de matériaux industriels (acier, verre, béton armé) et sur l’esthétique de la verticalité et du surdimensionnement, Lefort souhaite une architecture intégrée à son environnement et respectueuse de la tradition. En 1899, il écrit : « Il est indispensable que l’architecte réside dans le milieu où il travaille sinon il le méconnaît, et son œuvre, comme importée dans un sol qui lui est étranger sera dépourvue de ce goût du terroir caractéristique67. » Cette optique régionaliste qui s’affirme dès la Belle Époque dans certains quartiers bourgeois (Saint-André et le vieux Bihorel notamment) fait figure de référence pour de nombreux architectes locaux des années 1920-194068. Des réalisations remarquables jalonnent cette histoire, qui sont autant de manifestes en faveur d’un « style » local.

  • 69 Cf. le cliché in Ragon Michel, Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes, t. 2 : Naiss (...)

45C’est cette manière de construire qui est d’ailleurs choisie pour incarner l’architecture normande lors des expositions parisiennes de 1925 et 1937. Le pavillon normand de l’Exposition internationale des arts décoratifs, conçu par deux architectes rouennais, Victorien Lelong et Pierre Chirol est l’une des premières manifestations de ce courant. La couleur locale volontairement mise en avant dans ce pavillon, aussi bien par l’utilisation de matériaux traditionnels (bois, tuiles) que par l’usage des volumes évoquant les manoirs ou les fermes bas-normandes se veut aux antipodes d’un style international, bien représenté par le pavillon que Tony Garnier réalise, pour le compte des départements du Rhône et de la Loire69. Douze ans plus tard, les architectes Robinne, Dureuil, Dufour et Feray réalisent dans une veine similaire le pavillon normand de l’Exposition internationale parisienne. Le tract de présentation décrit l’objectif du pavillon en ces termes :

  • 70 Archives municipales de Mont-Saint-Aignan, dossier subvention aux associations, Exposition interna (...)

« Le sol a toujours conditionné les réalisations artistiques. La traduction de nos besoins modernes ne saurait échapper à cette loi bienfaisante. Le pavillon sera donc construit en normand moderne, c’est-à-dire avec la représentation de nos matériaux suivant nos besoins actuels. Façades de belles lignes, couvertures en tuiles témoignent de l’emploi indispensable et ingénieux de l’argile ; incrustations raffinées de silex, charpentes vigoureuses et largement moulurées évoquent les rivages et les forêts. Les formes rappelleront par l’inclinaison aiguë des pignons, par la note dominante des toits, cette pluie inéluctable et fécondante qui fait brumeux le ciel de Normandie et follement verdoyants ses généreux herbages. Traitées selon des volumes simples, rationnels, à l’instar des architectures paysannes sans être tourmentées comme tant de villas sur des plages mondaines, les trois divisions du pavillon contiennent les programmes les plus divers70… »

  • 71 CAUE/Communauté de l’agglomération rouennaise, Architecture du 20e siècle dans l’agglomération rou (...)

46À Rouen même et dans l’agglomération, de nombreux édifices sont restaurés dans ce sens. La réfection de l’auberge de l’Écu de France, effectuée en 1929 par André Robinne en est un bon exemple. La planche publiée dans L’Architecture et la construction dans l’Ouest, dit assez par son didactisme dérisoire (serveuses en costumes folkloriques aux fenêtres) les liens ambivalents noués entre le mouvement régionaliste et l’industrie touristique, véritable aiguillon de la diffusion de la couleur locale en architecture. D’autres exemples de restaurations viennent confirmer ce lien. Ainsi l’hôtel de la Couronne (architecte Robinne) (cliché 1) ou le manoir d’Amfreville la Mivoie (architecte Pierre Chirol). Ailleurs ce sont des constructions nouvelles qui adoptent cette facture. L’école Pauline Kergomard de Saint-Étienne-du-Rouvray, édifiée en 1930 singe l’architecture de certaines villas bourgeoises en utilisant faux pans de bois et ces fameux bow-windows qui signent l’élégance des commanditaires. Même grammaire régionaliste pour la mairie-école de La Bouille, due à Roger Pruvost71. Ce petit manoir réalisé en 1933 est comme un écho au manoir proche de Saint-Pierre-de-Manneville. On y retrouve colombages, tuiles normandes agencées au gré de la fantaisie de l’architecte. Ces réalisations rencontrent un écho très favorable à Rouen, dans la mesure où certains tenants du régionalisme y disposent de positions établies. On retrouve ici la figure clé de Pierre Chirol.

  • 72 ADSM, 97J27, arrêté de nomination du 20 novembre 1923.
  • 73 Cf. ADSM, 97J29.
  • 74 Cf. ADSM, 97J24.
  • 75 Cf. ADSM, 97J21.

47Architecte régional des PTT72, Pierre Chirol construit des bureaux de poste dans toute la Normandie. Des préfectures (Caen, Rouen, Éreux) aux bourgs ruraux (Les Andelys, Flers, Mortagne, Tinchebray), la plupart des cités normandes ont eu affaire à lui, soit à l’occasion de constructions nouvelles (Trouville, Deauville, Caen, Rouen) soit à l’occasion de fréquentes restaurations. Ce parcours régulier de la région normande, Pierre Chirol le fit aussi à l’occasion de constructions d’églises également remarquées (Pont-d’Ouilly dans le Calvados, Fauville-en-Caux, Clères, Yvetôt)73. Il en acquiert une fine connaissance du « style » architectural « normand », qu’il formalise très tôt en esthétique. Membre correspondant de la Société des antiquaires de Normandie, basée à Caen, il écrira, pour le compte du Journal de Rouen de nombreux articles sur Caen, Bayeux, Coutances, Cerisy ou Le Mont-Saint-Michel. Sur les 35 articles comptés dans le Journal de Rouen, 9 concernent la Basse-Normandie. En 1934, il consacre même un cycle d’articles aux églises bas-normandes74. Conférencier renommé, il évoque ses sujets de prédilection (l’architecture normande et l’architecture religieuse) pour l’Association des amis du Vieux Havre, la Société libre de l’Eure ou des associations similaires à Lisieux (1933) ou Coutances (1938)75.

  • 76 ADSM, 97J24, Chirol Pierre, « L’architecture va-t-elle mourir ? », Journal de Rouen, 2 janvier 193 (...)
  • 77 Journal de Rouen, 17 janvier 1929.

48Partout il défend et propage ses conceptions architecturales. Son analyse part tout d’abord d’une critique mesurée de la modernité. Ouvert aux nécessités d’une architecture contemporaine, il n’en rejette pas moins les architectes les plus novateurs de son temps. En 1934, un an après la proclamation de la Charte d’Athènes, il emboîte le pas à Camille Mauclair pour dénoncer dans le Journal de Rouen l’architecture des « termites bolcheviques », entendons celle de Le Corbusier76. Dans un autre article, il écrit toutefois : « Une machine à habiter ont prononcé quelques-uns, le terme ne doit pas effrayer… cette transformation incessante est la loi de l’art et de l’art français. Ne la redoutons aucunement… il serait stupide de se rejeter dans une réaction architecturale77… » Mais s’il accepte quelques concepts du Mouvement moderne, il n’en récuse pas moins l’idée de rupture formelle. Pour lui : « Qu’un art normand moderne soit possible, en demeurant autochtone et fils légitime du passé, voici un fait certain. »

  • 78 Cf. ADSM, 97J9.
  • 79 Le Régionalisme normand, 3, juin 1929, p. 4.

49Cette conception l’amène naturellement à collaborer au mouvement régionaliste, relancé en Normandie par Henri Tournouër, conseiller général de l’Orne. Dès 1925, Pierre Chirol est vice-président de la Fédération des sociétés normandes, fondée par Tournouër en 1923. En 1947, au congrès de Rouen, il en deviendra président. Dans son sillage, il attire à la Fédération nombre de ses amis intellectuels rouennais (Edmond Spali­kowski, Fernand Guey, René Fauchois, Charles Leroy, Paul Louis Robert)78. Le bulletin de la Fédération, Le Régionalisme normand, créé en 1926, publiera de nombreux textes de Pierre Chirol. En 1929 par exemple, ce dernier proteste contre « les fantaisies d’un pseudo régionalisme artistique qui sévit particulièrement en Normandie79 ».

  • 80 Cf. ADSM, 97J27.
  • 81 ADSM, 97J19, discours autographe de Pierre Chirol, s. d.
  • 82 Fondée en 1889, l’Association provinciale des architectes (AP) regroupe 33 sociétés régionales. El (...)

50Ce courant esthétique est également inséparable des revendications professionnelles des architectes. Pierre Chirol illustre parfaitement l’imbrication des réseaux régionalistes et des réseaux corporatistes en voie de structuration. Il adhère dès sa fondation en 1923, à l’Association des architectes des PTT qui réclame une amélioration des conditions matérielles (téléphone gratuit, frais de transport)80. Cette action syndicale s’inscrit plus largement dans un vaste mouvement de revendication de statut juridique pour les architectes. Pierre Chirol se trouve à la charnière des différentes associations intéressées à ce projet. Membre de la Société des architectes de la Seine-Inférieure et de l’Eure dès 1911, il en devient secrétaire en 1919 puis président en 1927. La même année son discours à l’assemblée générale reflète le militantisme ambiant : « Nos groupements, en contact permanent constituent un des éléments des plus rigides de ces professions libérales dont la fédération devient indispensable dans la lutte actuelle si nous voulons léguer à l’avenir la civilisation dont nous avons hérité81. » Parallèlement, il suit la structuration nationale du mouvement, adhérant à la Société centrale d’architecture en 1931. Deux ans plus tôt il avait présidé aux cérémonies du congrès annuel de l’Association provinciale des architectes82. Les bulletins de ces différentes associations (L’Architecture et la construction dans l’Ouest, L’Architecture) sont autant de tribunes pour lui.

  • 83 Sur la question de la dérive du régionalisme des années 1930 vers l’engagement vichyste des années (...)
  • 84 Dictionnaire national des contemporains, article Pierre Chirol, s. d., p. 139.

51C’est sans doute grâce à cette double casquette de militant et de régionaliste que la carrière de Pierre Chirol va connaître une brutale inflexion sous Vichy83. Lors de la création de l’Ordre des architectes, fruit des propositions associatives de l’entre-deux-guerres, Pierre Chirol est nommé président du conseil régional de Haute-Normandie. En 1944, il sera l’un des quatre représentants de la Province au Conseil supérieur de l’Ordre des architectes siégeant à Paris84.

52La vigueur du courant traditionaliste à Rouen s’explique donc par l’influence d’hommes comme Pierre Chirol, qui sauront aussi former une cohorte de disciples, d’André Robinne à Alain Gaspérini, fervents défenseurs du patrimoine local. Cette option esthétique, fondée sur la mobilisation d’une vaste culture architecturale, traduit aussi une conception de la société. Là où le Mouvement moderne prônait la table rase, pour mieux produire l’architecture de masse, les régionalistes vénèrent le respect de l’ordre des choses, c’est-à-dire entre autre de la hiérarchie sociale.

Une conception paternaliste de la culture

53La culture telle qu’on l’entend à Rouen sous la IIIe République est moins affaire de création que de distinction, de savoir que de savoir-faire. Les pratiques élitistes et bourgeoises se perpétuent au cours de la période, en dépit de la montée en puissance de nouveaux modes de consommation culturelle.

  • 85 AMR, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 8 juillet 1881.
  • 86 Trintzius René, « Le musée de Rouen ou une demi-heure avec Mr Guey », La Normandie illustrée, janv (...)

54On est en premier lieu surpris du maintien et de la transmission des codes vestimentaires ou du langage qui entourent les pratiques culturelles locales. Au moment de l’élaboration du règlement du nouveau musée des beaux-arts, le comité consultatif des Beaux-Arts émet l’avis que « l’entrée fût permise aux personnes munies de cannes et de parapluies85 ». Ce vœu vise évidemment à satisfaire la bourgeoisie rouennaise, qui réclame moins la privatisation de l’art que la possibilité de le goûter selon ses propres modalités. Le plus surprenant est la persistance de cette tendance. Fernand Guey, en rénovant le musée des beaux-arts dans l’entre-deux-guerres saura ainsi satisfaire son public bourgeois. Derrière « l’ambiance intimiste » des nouveaux salons du musée86, il y a la volonté de retrouver l’atmosphère des cabinets d’amateurs voire de recréer artificiellement une sociabilité élitiste. Le processus culmine lors d’organisation de concerts au beau milieu des salons de peinture. Le cadre d’apparat est bien entendu réservé à une clientèle triée sur le volet. Les expositions régulières (Société des artistes rouennais ou Société des artistes normands) ou exceptionnelles qui se déroulent entre 1919 et 1940 s’inaugurent ou se clôturent généralement par un de ces concerts privés.

  • 87 La Dépêche de Normandie, 11 octobre 1923, article d’Edmond Spalikowski.
  • 88 ABMR, règlement de la bibliothèque municipale de Rouen, article 909. La première version de cet ar (...)

55Le souci d’élitisme habite également la bibliothèque centrale de prêt. Il n’est qu’à relire la description qu’en donne Edmond Spalikowski, un de ses habitués : « Il n’est pas jusqu’aux garçons en redingote, serviteurs zélés d’un public difficile et exigeant auxquels nous ne soyons habitués87. » Cet apparat n’est qu’une métaphore de la reproduction sociale à laquelle est destiné l’établissement. Ainsi le règlement de la bibliothèque municipale, modifié en 1925, autorise le bibliothécaire à « refuser l’entrée à quiconque s’y serait mal comporté ou n’offrirait pas de garantie suffisante pour la bonne conservation des livres88 ». Tout est fait pour préserver un cadre soigné favorable à l’étude.

  • 89 ADSM, 97J12.

56Les pratiques de sociabilité des sociétés savantes témoignent de la même manière d’un goût prononcé pour le respect des formes qui font de certains discours de réception des exercices de style qui peuvent sembler désuets dans l’entre-deux-guerres. Dans son discours de réception à l’Académie de Rouen, prononcé en 1919, Pierre Chirol cite ainsi 23 artistes (architectes et sculpteurs) en 6 pages89 ! L’éloge des grands anciens implique ici une conception de l’organisation sociale, fondée sur le respect de la tradition et l’hommage aux pairs. Pierre Chirol encore :

  • 90 ADSM, 97J12.

« Le premier mot dont vos élus ont coutume de vous saluer est une parole de reconnaissance. Admis au sein de votre Compagnie, témoignage public de leurs labeurs féconds, ils se reconnaissent encore débiteurs de votre bienveillance, et leur gratitude redoute seulement de revêtir d’une forme trop pâle leurs remerciements émus… nul ne saurait donc s’étonner qu’au début de ma carrière… je n’aie ressenti profondément combien l’insuffisance de ma jeunesse devait m’interdire l’accès de votre seuil90. »

57On n’attendra guère de révélation scientifique dans ce type de prestation. Le fond n’a ici aucun intérêt. Il s’agit simplement de témoigner de la maîtrise de références communes à la société cultivée locale, c’est-à-dire de l’aptitude de l’impétrant à transmettre une culture. Cette culture, qui suppose le temps nécessaire à l’accumulation de ses principaux repères, est bourgeoise par nature. Elle ne répugne donc pas à flatter ce qui peut lui servir à assurer sa survie. Ainsi s’explique l’allégeance à la rente, qu’on saura ici mobiliser jusqu’au cœur des années trente. Deux exemples permettent d’éclairer son rôle, celui du Muséum d’histoire naturelle et celui du musée des beaux-arts. L’un et l’autre mettent en avant deux grands mécènes de la période : Henri Gadeau de Kerville et Joseph Payenneville. Le premier vient opportunément au secours du Muséum d’histoire naturelle, tandis que le second épaule la politique novatrice de Fernand Guey au musée des beaux-arts.

  • 91 Journal de Rouen, 27 juin 1936.
  • 92 Centre de Documentation du Muséum d’histoire naturelle de Rouen, dossier Henri Gadeau de Kerville.
  • 93 Journal de Rouen, 13 mars 1937.

58La crise économique des années 1930 ébranle profondément la recherche scientifique locale. Elle se lit d’abord dans la récession du budget ordinaire du Muséum d’histoire naturelle. Sur l’ensemble des années vingt, ce budget avait bénéficié d’une croissance honorable s’élevant à 25 % en francs constants. Dans les années trente au contraire, il accuse un déficit de 7,5 %. Dans le détail, cette restriction budgétaire correspond à la période où la crise s’installe. De 1929 à 1932 en effet, le Muséum d’histoire naturelle put bénéficier d’une croissance régulière de son budget ordinaire (+39%). Mais l’apogée atteint en 1932 laisse ensuite la place à des compressions successives (–13% en 1933, –15% en 1936, –10% en 1937, –6% en 1938). Dans ces conditions le financement de la recherche biologique et anthropologique locale devenait problématique. Comment réaliser en effet les expériences nécessaires ? Comment assurer la publication des travaux effectués par le laboratoire du Muséum ou la station d’entomologie ? La solution du mécénat fut alors caressée par Robert Régnier, le directeur de l’institution. Pour ce faire, on réactiva la vieille Société des amis des sciences naturelles de Rouen, fondée par le docteur Blanche en 1865 et présidée dans les années trente par le riche rentier Henri Gadeau de Kerville (cliché 10). En juin 1936, la société se lia davantage avec le Muséum qu’elle soutenait en ajoutant à son titre : « du muséum de Rouen ». Ce faisant « les dirigeants de cette société ont voulu ainsi montrer leur désir d’en élargir le cadre et souligner l’intérêt qu’ils prenaient au développement de notre vieux muséum qui depuis plus de cent ans a rendu tant de services à la cause scientifique91 ». Dans la dot de cette alliance entre l’institution et l’association, on trouvait un bulletin et une conférence annuels, une plaquette bisannuelle illustrée, une bibliothèque et un laboratoire dont disposait Henri Gadeau de Kerville ainsi que diverses installations expérimentales dans l’agglomération de Rouen mis à la disposition du Muséum de Rouen92. De fait, tous les travaux de Régnier paraîtront dans les années trente dans le bulletin de la société dont l’apogée se situe avant la Seconde Guerre mondiale. Le 4 février 1937, l’association obtenait d’ailleurs le décret de reconnaissance d’utilité publique. Le Journal de Rouen note à ce propos : « Le développement pris par la société pendant ces dernières années, son caractère régionaliste et son entente étroite avec les institutions officielles comme le Muséum et le Jardin des plantes de Rouen justifient pleinement la décision du Conseil d’État93. » C’est dire le caractère décisif de l’intervention de Gadeau de Kerville. Dans un autre cadre, le lien entre culture et évergétisme traditionnel eut l’occasion de s’exprimer via l’action originale de Joseph Payenneville (1877-1949).

  • 94 Ambar, catalogue de l’exposition Les Fleurs, les animaux dans l’art français du XVIIe-XVIIIe siècl (...)
  • 95 ABMR, 92N Joseph Payenneville, concert célébrant le centenaire de la mort de Beethoven le 15 févri (...)

59Ce médecin renommé et actif consacre sa vie à la « lutte prophylactique contre le péril vénérien » ce qui lui vaut en 1940 le prix de l’Académie de médecine. Parallèlement à ces recherches médicales il a fondé en 1921, une association locale d’Aide aux familles nombreuses. Pour subventionner la construction de logements sociaux, Payenneville, fin lettré, imagine d’associer peinture et bienfaisance. Il s’agit selon lui de « mettre l’art au service de la charité, le beau au service du bon94 ». Aussi, dès la fin des années vingt il organise pour le compte de son association et en accord avec la ville de Rouen des galas de danse et de musique au Théâtre des arts95. C’est pourtant de sa rencontre avec Fernand Guey, le directeur du musée des beaux-arts, que naîtront les projets les plus ambitieux. En accord avec la ville et le musée, Payenneville monte en effet une série d’expositions à thèmes regroupant des œuvres historiques, littéraires et plastiques venues de toute l’Europe :

  • 1929 : L’art du xviiie siècle
  • 1931 : L’art religieux ancien
  • 1931 : Jeanne d’Arc et ses compagnons
  • 1934 : Napoléon et son temps
  • 1936 : Les Fleurs, les animaux dans l’art français du xviie-xviiie siècle

60Le musée, la société culturelle et l’Aide aux familles nombreuses y trouvent chacun leur compte. Payenneville souhaitant mobiliser le mécénat local organise en effet réceptions, concerts privés et autres conférences au cœur du musée des beaux-arts et fait éditer des catalogues luxueux. Il est difficile d’évaluer le bilan social de ces manifestations. Quelles étaient les recettes ? À quoi ont-elles servi ? En revanche l’impact culturel est considérable. Seules véritables créations artistiques des années trente, les expositions Payenneville suscitent une émulation au sein des arts plastiques locaux comme en témoigne l’organisation, dans le sillage de l’exposition L’art religieux ancien, d’une exposition d’art religieux moderne en 1932 à l’initiative de la Société des artistes rouennais. Dans ce cas on peut légitimement s’interroger sur le couple culture/bienfaisance. Lequel des deux était le prétexte de l’autre ?

61On le voit, l’action caritative d’origine culturelle est inséparable d’une action caritative à vocation culturelle. Expositions, concerts et soirées de galas ne se contentent pas de renflouer un système culturel fragilisé par la crise ; ils le confortent aussi dans ses attendus sociaux. En ce sens, la lutte contre la crise s’avère particulièrement efficace. Au demeurant, l’autre raison de cette efficacité tient dans la capacité à ressourcer, quelles que soient les circonstances économiques, un discours sur la qualité culturelle.

Les normes culturelles locales

62Le système de représentation qui fait référence à Rouen sous la IIIe République ne saurait être limité à la seule apologie frileuse du local. En permanence, la tentation du repli sur soi est compensée par le souci de participer au monde de son temps et de partager le système de valeurs de la nation. Parmi ces valeurs, deux semblent régulièrement servir de bornes au développement du régionalisme à Rouen : l’adhésion au régime républicain et donc à ses valeurs ; le souci d’associer à la modernité économique locale une modernité esthétique, tempérée cependant par l’exigence traditionnelle de qualité.

Un panthéon local conforme au modèle républicain : noms de rues et statues

63Partisans de l’ordre établi, les Rouennais soutiennent sous la IIIe République le régime républicain, exactement comme ils ont soutenu la monarchie de Juillet ou le Second Empire. Cette adhésion politique, qui ne fait aucun doute y compris dans les communes ouvrières de la rive gauche, implique de partager un certain nombre de références, qui pour être localisées n’en participent pas moins du panthéon républicain. En donnant, via la loi du 5 avril 1884, aux conseils municipaux et plus encore aux maires, le droit de choisir des noms de rues et d’accepter l’érection de statues en place publique, le régime leur accordait un pouvoir symbolique considérable. L’histoire de ces choix, plus que tout autre, témoigne de l’intensité du ralliement du pays à la République.

  • 96 AMR, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 3 juin 1881.
  • 97 Arrêté municipal du 8 mai 1899.
  • 98 Une délibération de 1918 la nomme toutefois « commission des souvenirs historiques ». AMR, registr (...)

64Dès juin 1881, la Ville de Rouen se dote d’une commission municipale de six membres « pour l’examen de la dénomination des rues de la ville96 ». En 1899, elle sera rebaptisée « commission extra-municipale des inscriptions rouennaises97 ». Composée d’une quinzaine de membres elle fut renouvelée régulièrement, lors de la mise en place des nouvelles équipes municipales. Elle fonctionne toujours sous le même vocable dans l’entre-deux-guerres98 et s’occupe des dénominations de voies publiques ainsi que de l’apposition de plaques commémoratives. L’adhésion républicaine passe, ici comme ailleurs, par un certain nombre de choix symboliques. On rebaptise ainsi les rues de l’Impératrice et Impériale en rue Jeanne-d’Arc et rue de la République. Tout au long de la période, on procédera à de nouvelles attributions, dont le catalogue dessine les limites de l’imaginaire intellectuel de la cité. L’approche de cet imaginaire a été ici effectuée pour la période de l’entre-deux-guerres.

  • 99 Cf. ADSM, 4T140 (pour la période 1919-1936 : 96 dénominations) et AMR, registre des délibérations (...)
  • 100 Milo Daniel S., « Le nom des rues », Nora Pierre (dir.), Les Lieux de Mémoire, II, La Nation, Pari (...)

65De 1919 à 1939, 100 voies publiques, places ou écoles sont (re)baptisées à Rouen99. L’échantillon se répartit en trois secteurs principaux : la philanthropie, le progrès scientifique, les gloires artistiques. Il est parfaitement conforme aux choix effectués sur l’ensemble du territoire national à la même époque100. Depuis le xviiie siècle en effet, la pensée des Lumières, dont les républicains se disent les héritiers, encourage la célébration des « grands hommes », citoyens idéals qui mettent leur talent au service de la nation.

  • 101 Marec Yannick, « Le monde ouvrier, santé et protection sociale à Rouen du milieu du xixe siècle à (...)
  • 102 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 21 mars 1924.
  • 103 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 août 1929. Il s’agit d (...)
  • 104 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 30 mars 1933.

66De nombreux noms de rues seront donc attribués à des philanthropes locaux. On connaît les caractéristiques propres à la ville de Rouen en ce domaine101. La politique de prévention (alcoolisme, pollutions industrielles) s’accompagne d’une main mise du catholicisme social sur la mutualité, corollaire de la vigueur du paternalisme normand. Sous l’angle de la protection sociale, l’entre-deux-guerres constitue une charnière essentielle à la fois nationale et locale. Confrontées à l’émergence de l’État providence (assurances sociales de 1928-1930, allocations familiales de 1932, Code de la famille de 1939) puis à la crise, les solutions locales traditionnelles (caritatives, assurantielles ou mutuellistes) semblent remises en cause, au moment même où de nouvelles zones se peuplent à Rouen (quartier des Sapins). Ce sont justement ces nouveaux espaces urbains que les municipalités successives, conservatrices et radicales, décident de placer sous le signe de l’économie sociale traditionnelle et du patronage. Ainsi de la rue du Foyer, dans le quartier des Sapins, qui rappelle « l’initiative philanthropique d’un groupe d’hommes qui a pensé que si l’on voulait restaurer la famille, y introduire plus de tenue et plus d’union, il fallait avant tout lui fournir un cadre sympathique, propre, aéré et sain et la soustraire aux promiscuités physiques et morales du garni misérable et coûteux102 ». Les radicaux-socialistes après 1929 ne renieront guère cette ligne paternaliste. La place des associations de familles nombreuses dans l’économie sociale locale de l’entre-deux-guerres est en effet incontournable. Statuant sur le nom de six nouvelles voies des Sapins, le conseil municipal choisit « les noms des bienfaiteurs de la ville ayant eu plus particulièrement en vue l’amélioration de la situation sociale de la population modeste103 ». Ces mêmes radicaux honoreront encore dans les années trente, Henri Vermont, le célèbre fondateur de l’Émulation104.

  • 105 Cf. à titre de comparaison le panthéon statuaire établi par Gardes Gilbert, Le monument public fra (...)
  • 106 Le centenaire pastorien de 1995 rappelle combien le mythe Pasteur fut orchestré par la République (...)
  • 107 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 19 mai 1922.

67Les dénominations scientifiques, très répandues dans les villes de province105, répondent à des motivations plus complexes. Il ne s’agit pas seulement de verser un tribut local à l’universalisme caractéristique de la culture officielle de la IIIe République106 mais aussi d’affirmer les potentialités scientifiques régionales. Souhaitant l’attribution à une rue de la ville, du nom de Jean Pecquet, célèbre anatomiste dieppois du xviie siècle, découvreur des voies lymphatiques profondes, le docteur Brunon expliquait ainsi : « Nous ne devons pas oublier que la Normandie est toujours restée une province autonome par l’esprit107. »

  • 108 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 24 octobre 1924.
  • 109 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 28 novembre 1929
  • 110 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 17 octobre 1935.
  • 111 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 24 octobre 1924. Notons q (...)

68Pour l’entre-deux-guerres, un clivage assez net oppose les dénominations techniques des années vingt – témoignant de l’ampleur du mouvement « art déco » – à celles, plus théoriques des années trente. Les municipalités conservatrices mettent à l’honneur les « inventeurs », pères de l’industrie haut-normande. En tête vient évidemment le textile avec Horace Koechlin, inventeur de nombreux procédés de fabrication et créateur de toiles peintes108 ou Louis-Henri Bréviaire, inventeur de la gravure sur cylindre109 voire John Holker, tisseur rouennais du xviiie siècle110. L’industrie mécanique est également citée avec l’attendu Delamare Debouteville, inventeur de l’automobile111.

  • 112 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 30 janvier 1936.

69Ces dénominations rappellent la vocation industrielle de la cité et de son agglomération mais aussi l’âge d’or de l’artisanat. À l’heure des grandes mutations de la vallée de la Seine, consécutives à l’implantation des industries chimiques et pétro-chimiques, les édiles mettent sciemment l’accent sur la tradition industrieuse, le savoir-faire, le tour de main. En plein cœur de la crise économique, les radicaux-socialistes ne diront pas autre chose en choisissant d’honorer avec Masséot Abaquesne la céramique rouennaise du xvie siècle112.

  • 113 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séances du 28 novembre 1929 et du 2 (...)
  • 114 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séances du 29 août 1930 et du 31 ma (...)
  • 115 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 30 décembre 1931.
  • 116 Rappelons ici que depuis 1816 tout hommage municipal doit obtenir le consentement de l’État.

70Il faudra cependant attendre les années trente – années du cinquantenaire de la République et des travaux de Louis Pasteur – pour voir la ville glorifier la science pure avec François Arago (physique) et Pierre Curie (chimie)113. À ces non-Rouennais, la ville attache des gloires locales. Ainsi d’Auguste Houzeau, fondateur du laboratoire de chimie à l’École supérieure des sciences, de Jean Guardin, enseignant dans cette même école la chimie agricole114. En revanche, la proposition municipale115 de baptiser une école, du nom de Charles Nicolle se heurte à un refus ministériel116, le scientifique étant encore vivant à cette date.

  • 117 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 30 janvier 1936.
  • 118 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 5 février 1936.

71On n’a semble-t-il pas attendu les années soixante-dix du xxe siècle, pour affubler des lotissements, de noms de musiciens, d’écrivains ou de peintres en renom. Dès la IIIe République, la culture « classique » est à l’honneur dans les dénominations de voies publiques. L’année 1936, patrimoniale par excellence, donne le ton de cette célébration locale des Beaux-Arts. Les édiles rouennais choisissent en effet Anatole France, Camille Saint-Saëns, Paul Baudouin, Camille Pissaro et Claude Monet117 puis Barbey d’Aurévilly et Eugène Boudin118. On aura noté le lien régional de la plupart des noms cités. Si aucun de ces artistes n’est rouennais, la plupart ont illustré la province (impressionnistes notamment), certains ayant même travaillé à Rouen (Saint-Saëns, Pissaro, Monet, Baudouin). Plus déterminant en revanche est l’hommage donné en 1930 à l’École de Rouen, à l’heure où ses premiers maîtres disparaissent. La ville honore ainsi Joseph Delattre (mort en 1930) et Albert Lebourg (mort en 1928). C’est la première reconnaissance officielle de l’École de Rouen. Elle doit être mise en parallèle avec le travail de mémoire entrepris par la Société des artistes rouennais (rétrospective Delattre et Lebourg au Salon de Rouen). Cette caution municipale, qui n’allait pas de soi avant 1914, témoigne de la respectabilité dont jouit l’École de Rouen dans l’entre-deux-guerres et de son académisation progressive.

  • 119 On notera ainsi l’attribution par la municipalité Dubreuil du nom de Gustave Robert, conseiller co (...)

72Ainsi l’onomastique participe pleinement à la construction de la ligne culturelle patrimoniale de la cité. Les références, pour être pédagogiques ou moralisatrices n’en demeurent pas moins à la fois inscrites dans la sphère culturelle de proximité tout en étant conformes à la hiérarchie des valeurs républicaines. En changeant le nom de ses rues ou en baptisant de nouvelles rues, Rouen alimente donc clairement un recentrage idéologique. La valse des plaques trouve cependant rapidement ses limites quand elle court le risque de devenir une manie, insuffisamment respectueuse des traditions, voire du simple bon sens. D’autant qu’aux changements de nom de rue des années 1880 s’ajoutent bientôt les dénominations politiques119 et plus encore la nécessité de commémorer les généraux et les batailles de la Grande Guerre.

  • 120 Dictionnaire indicateur des rues et places de Rouen, Rouen, 1819.
  • 121 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 26 juillet 1918.
  • 122 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 8 novembre 1918.

73On s’aperçoit alors que les dénominations successives engendrent une perte de mémoire du tissu urbain. Les reconstitutions historiques deviennent des casse-tête pour les érudits locaux. En 1870, Nicétas Périaux fait d’ailleurs paraître son Dictionnaire indicateur et historique des rues et places de Rouen réactualisant le vieux recueil de Peraux120. La critique des changements de nom apparaît dès novembre 1918 à propos d’une délibération du conseil municipal débaptisant une partie de l’ancienne rue de l’École pour rendre hommage au compositeur Charles Lenepveu121. Deux pétitions sont envoyées au conseil municipal, l’une émanant des habitants de la rue de l’École, l’autre de la Société des architectes de la Seine-Inférieure et de l’Eure. La première, « qui porte la signature de tous ceux des intéressés qui sont présents à Rouen », met surtout l’accent sur les aspects pratiques du changement de nom (correspondances, origines de titres de propriété…) tout en soulignant l’importance des « souvenirs historiques et archéologiques attachés au nom de cette rue122 ». Cet argument patrimonial est celui sur lequel se fonde la pétition des architectes. Dans sa séance du 26 juillet 1918, la société des architectes de la Seine-Inférieure et de l’Eure se déclare ainsi « soucieuse de conserver à notre cité dans leur intégralité tous les souvenirs qui la rattachent au passé ». Rappelant que l’Académie de Rouen et la Commission départementale des antiquités se sont déjà prononcées sur « le principe de la conservation des noms anciens de nos voies », les architectes suggèrent un code des dénominations publiques reposant sur trois postulats :

  1. Qu’à l’avenir aucun nom de rues ne soit changé, soit dans leur étendue, soit même dans une portion de celle ci ;
  2. Que les noms nouveaux ne soient donnés qu’à des voies nouvelles ;
  3. Qu’aucun nom de personne ne soit donné à une rue de Rouen avant qu’un espace de cinquante années au moins ne se soit écoulé depuis sa mort123.

74Ce programme ambitieux sera nettement rejeté par le conseil municipal. La problématique ouverte rebondit cependant un an à peine après sa formulation.

  • 124 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 31 août 1867.
  • 125 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 26 novembre 1919.

75En 1922 en effet, à l’heure où s’ouvre le Musée cornélien, la question de la restauration du nom originel de la rue natale de Pierre Corneille se pose. En 1867, cette rue de la Pie avait été rebaptisée rue Pierre Corneille124. Après avoir rappelé l’importance des dénominations cornéliennes rouennaises (statues, lycée), le rapporteur déplore l’abandon du nom historique de la rue en ces termes : « Dans l’univers entier on sait que la maison où est né le grand homme se trouvait rue de la Pie. C’est un nom qui appartient à l’histoire et le plus bel hommage que nous puissions faire au plus illustre des enfants de Rouen, c’est de restituer aux lieux qui l’ont vu naître la dénomination sous laquelle ils ont été de tous temps connus125. »

  • 126 Ibidem.
  • 127 Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, Société libre d’émulation du commerce et d (...)
  • 128 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 19 mai 1922.
  • 129 Ibidem

76Cette révision historique de la toponymie cornélienne doit, toujours selon le rapporteur, faire jurisprudence : « En les faisant disparaître pour leur substituer des noms d’homme dont bien souvent la gloire quelque peu éphémère ne méritait pas de survivre beaucoup à la génération qui les a connus, nos prédécesseurs ont commis un véritable crime contre l’histoire de notre ville126. » Pour mieux appuyer son vote de restitution patrimoniale, le conseil municipal de Rouen sollicite d’ailleurs la caution de la société culturelle locale. Cinq sociétés savantes127 donnent un avis favorable. Ainsi, en mai 1922, on débaptise la rue Ampère pour lui rendre son nom ancien de rue du Petit-Salut128. À cette occasion, Raoul Brunon réaffirme le principe patrimonial énoncé lors de l’affaire de la rue de la Pie : « Il y a un intérêt historique à laisser ou à rendre aux vieilles rues les noms du Moyen Âge, du xve et du xvie siècle129. » Cette ligne de conduite ne résiste pas longtemps aux impératifs du jeu toponymique.

  • 130 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 28 août 1922.
  • 131 Le dossier concerne aussi la commune de Mont-Saint-Aignan qui comprend l’essentiel du tracé de la (...)
  • 132 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 5 juin 1939.

77Dès juillet 1922, les principes de neutralisation et de réhabilitation des noms de rue sont bafoués. En dépit d’un article virulent de Georges Dubosc dans le Journal de Rouen dénonçant les abus de la topomanie rouennaise, on débaptise l’ancien Chemin des Cottes pour honorer Edouard Fortier. Plusieurs conseillers s’en indignent, à l’instar de l’inévitable docteur Brunon : « Le Chemin des Cottes est connu depuis le xiiie siècle. Il est cité dans les archives les plus célèbres comme celles du Vatican » et de Louis Dubreuil : « J’espère que les débaptisations de rues sont finies130. » Le conseil se partage, débat et finalement opte pour une solution de compromis. Une seconde plaque sera apposée sous la nouvelle portant l’inscription : « Ancien Chemin des Cottes131 ». Ce compromis honorable ne fit cependant pas jurisprudence comme l’atteste une proposition d’initiative, déposée par Frédéric Kopp en 1939, réclamant « que lorsqu’on change le nom d’une rue, on fasse toujours figurer en dessous du nouveau nom donné à la rue, l’ancienne dénomination132 ».

  • 133 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 avril 1927.
  • 134 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 23 avril 1929.
  • 135 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 25 juillet 1929.

78Le lobby patrimonial se fera entendre tout au long des années vingt, rejetant la création d’une « Avenue de l’Artois » en lieu et place de la rue Jeanne-d’Arc133 ou la débaptisation des rampes d’accès aux boulevards de ceinture (rampes Bouvreuil, Saint-Gervais, Beauvoisine, Saint-Hilaire) désormais voués à la mémoire de la Grande Guerre (boulevard de l’Yser, boulevard des Belges). Pourtant, la valse des plaques continue. La municipalité conservatrice propose en avril 1929 d’attribuer le nom de Foch à la place de l’hôtel de ville134. Quelques semaines plus tard, la nouvelle municipalité radicale rejette l’emplacement au profit de la place du palais de Justice, jusqu’alors dédiée à l’haussmannien Verdrel. C’est ainsi que la place Verdrel devient la place Foch135. Les radicaux s’empressent cependant d’ajouter qu’il n’est pas question de « bannir Verdrel des mémoires rouennaises ».

  • 136 Journal de Rouen, 5 février 1936.

79De nombreuses rues seront cependant débaptisées au fil des années trente en dépit des protestations. En 1936 encore, le Journal de Rouen publie une pétition des habitants de la rue de Grammont refusant que disparaisse « une rue qui porte un nom historique136 ».

80La ligne patrimoniale semble donc diriger les politiques toponymiques de la cité. Les rues constituent la mémoire de la cité et cette mémoire ne doit s’accroître, selon la société culturelle que sous l’angle géographique (créations de rues nouvelles). L’attachement viscéral des Rouennais – et le mouvement dépasse les cercles savants – aux noms anciens des rues traduit l’anxiété de la perte de sens devant un paysage industriel qui se transforme et une modernité de plus en plus médiatisée. De fait, la politique onomastique de certaines communes de la banlieue affiche dès cette période son souci de distinction avec l’ordre ancien. À Sotteville-lès-Rouen par exemple, le panthéon socialiste (de Jules Vallès à Jean Jaurès en passant par Émile Zola et Jules Guesde) s’établit très tôt, tandis que la commune rechigne à célébrer les valeurs patriotiques à la Belle Époque comme dans l’entre-deux-guerres.

  • 137 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 31 mars 1882.
  • 138 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 31 mars 1882.

81Aux côtés des noms de rue, l’érection de statues et de bustes en l’honneur des « grands hommes » est une autre manière de définir les contours du panthéon local. C’est dans le dernier tiers du xixe siècle, entre l’installation de la République (1879) et le Bloc des Gauches (1905) que se cristallise, à Rouen comme ailleurs, le débat statuaire. Comme pour les noms de rue, le réflexe républicain consiste d’abord à effacer de l’espace public les signes de la monarchie ou de l’Empire. Première visée, la statue équestre de Napoléon Ier, inaugurée en 1865 dans une ville ralliée à Napoléon III et située place de l’hôtel de ville. La victoire radicale aux élections de 1881 déclenche la cabale contre « une œuvre malsaine et détestable du point de vue politique137 ». On projette de fondre le bronze pour en faire une statue de la République ou de déboulonner Napoléon en laissant le cheval. Faute de crédits, l’affaire en reste là. Autre figure rejetée, Jean-Baptiste de la Salle, dont un monument avait été inauguré en 1875 sur la place Saint-Sever. Devenue quelques années plus tard le symbole de la réaction cléricale des années 1870, l’œuvre est jugée inopportune, un conseiller radical n’hésitant pas à qualifier La Salle, « d’honnête ignorantin138 ».

  • 139 Niderst Alain, « Corneille au temps de Jules Ferry. Le bi-centenaire de 1884 », Études normandes, (...)
  • 140 Cette oeuvre majeure, la plus importante de la cité, date de 1834. Elle résulte d’une commande la (...)
  • 141 Agulhon Maurice, Marianne au combat : L’imagerie et la symbolique républicaine de 1789 à 1880, Par (...)
  • 142 ADSM, 4T144, délibération du conseil général, séance du 19 avril 1882.
  • 143 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 2 mars 1926, discours d’A (...)
  • 144 Ibidem. Pour l’occasion, on restaurera même la statue, le porte-plume de Carrel, disparu, étant re (...)

82À l’inverse, les élus rouennais des années 1880-1890 vénèrent la statue du Grand Corneille, que le maire Louis Ricard présente comme un « républicain, moraliste et patriote139 ». Il est vrai que la représentation statuaire de Corneille à Rouen est due au ciseau de David d’Angers, sculpteur classé à gauche à l’époque romantique140. Force est pourtant de constater qu’à l’échelle locale aussi, « Marianne au pouvoir » succède à « Marianne au combat141 ». Ni le déplacement de la statue de Jean-Baptiste de la Salle de la place Saint-Sever à la place Saint-Clément en 1925, ni le sort du modèle original en plâtre de la statue de Corneille dans les années trente ne ressusciteront les combats républicains des années 1880. Seul le déplacement de la statue d’Armand Carrel nous rappelle l’existence de clivages politiques autour de la statuaire urbaine. Cette œuvre, érigée en 1887, fait en effet figure d’emblème pour le parti radical-socialiste local. Le comité de patronage, formé en 1882 et qui se plaçait sous l’autorité de Gambetta, Henri Martin et Victor Hugo, entendait honorer « la presse dont le courage, le dévouement à la liberté, ont contribué à fonder le gouvernement du pays par le pays142 », allusion très claire à l’abolition de la censure par la République (loi sur la liberté de la presse de 1881). Le prolongement de la rue Jeanne-d’Arc en direction de la nouvelle gare de la rive droite au milieu des années vingt rend nécessaire le déplacement de la statue. Or, les radicaux rechignent à déplacer « une effigie républicaine frappée aux portes mêmes de la cité143 » comme le dit avec fougue André Marie. Les radicaux soutiennent alors la nécessité d’une réinstallation du monument dans le quartier natal d’Armand Carrel et développent l’idée – apocryphe – d’un lien entre le peuple (de Rouen comme métaphore du peuple de France) et le héros des Trois Glorieuses. Il s’agit de justifier le choix de « ce quartier démocratique… proche de l’obscure arrière boutique du marchand de drap où Armand Carrel vit le jour144 ».

  • 145 AMR, bulletin municipal de Rouen, juillet-août 1926.
  • 146 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 2 mars 1926.

83Cette socialisation d’Armand Carrel n’était cependant pas au goût du maire en place, le républicain Louis Dubreuil. Le jour de l’inauguration de la statue, il évite les allusions démocratiques pour insister sur « l’ardeur » et « le cœur le plus loyal » de Carrel145 et plus encore sur le patriotisme de l’ » écrivain soldat, grand homme de devoir, de sacrifice… prêt à mourir pour ses idées et pour sa patrie146 ». La guerre a donc modifié l’image de Carrel, la statue devient l’emblème de la nation avant de représenter celui de la République en marche. Cette neutralisation de la portée idéologique de la statuaire urbaine va être confortée par la célébration des hommes de culture.

  • 147 La Dépêche de Normandie, 2 juillet 1928.

84On honore ainsi à la fin des années vingt trois hommes de lettres, l’écrivain régionaliste Jean Revel (1928), le poète Émile Verhaeren (1928) et le journaliste Georges Dubosc (1929) aux côtés des trois mémoriaux à la Grand Guerre. La mairie entend désormais se démarquer des municipalités de la fin du xixe siècle, oublieuses des arts et des lettres. Le jour de l’inauguration du monument à Jean Revel, le maire de Rouen, Alfred Cerné, rappelle une fois encore la lettre de Flaubert accusant le conseil municipal de Rouen de refuser d’édifier une statue à Louis Bouilhet : « On ne reprochera plus, espérons-le, aux conseils municipaux de Rouen, de dédaigner les littérateurs. Après s’être relevés de l’anathème dont ils furent un jour foudroyés ils accueillirent avec faveur le zèle pieux des amis, des admirateurs, des écrivains qui ont célébré les beautés et les gloires de leur ville147. »

  • 148 AMR, 1M3, discours d’inauguration du monument à Jean Revel, 1er juillet 1928.
  • 149 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 avril 1927.
  • 150 Journal de Rouen, 2 juillet 1928.

85En ce sens, la politique statuaire locale ne se distingue guère de celle de la capitale, malgré le décalage évident entre la constitution du Jardin du Luxembourg et les érections tardives rouennaises. Dans le détail cependant, on notera le souci rouennais de localiser au mieux la commémoration. Les statues d’écrivains rouennais démontrent le poids de ce brevet de localité. On notera tout d’abord la rapidité avec laquelle elles sont érigées. Alors que Flaubert et Maupassant durent attendre respectivement 25 et 7 ans avant d’être représentés en bronze à Rouen, Jean Revel, mort en 1925, ou encore Georges Dubosc, mort en 1927, eurent leur statue en un temps record. C’est dire les capacités de mobilisation de la société culturelle locale. Les comités sont parfois, comme dans le cas de Georges Dubosc, constitués du vivant même de l’auteur. Ils savent utiliser la presse locale pour récolter les fonds nécessaires, convaincre la municipalité de déterminer un emplacement et de procéder rapidement à une inauguration. Le jour de celle du monument à Jean Revel, le maire, Alfred Cerné rappelle toutefois le danger de la statuomanie : « Le souci de notre renommée doit nous recommander quelque prudence et nous mettre en garde contre une profusion qui n’a pas toujours embelli les villes148. » Qu’importe ! Il s’agit avant tout de rendre hommage à ceux qui célèbrent la gloire de la petite patrie. Ainsi Revel est d’abord présenté comme « l’écrivain de sa province, dans l’œuvre de qui le pays natal apparaît tout entier149 », celui qui a rejeté l’ambition d’une carrière parisienne : « Stoïquement, tel un monarque qui abdique et repousse la couronne, il tourna le dos au mirage150. »

  • 151 Frédéric Bérat, auteur et chansonnier est célèbre pour avoir écrit Ma Normandie. Son frère fut pro (...)
  • 152 Hargrove June, « Les statues de Paris », op. cit., p. 252.
  • 153 On la retrouve notamment à Dijon. Cf. Poirrier Philippe et Vadelorge Loïc, « La statuaire provinci (...)
  • 154 AMR, bulletin municipal de Rouen, novembre-décembre 1928.

86C’est donc par son degré de régionalisme, voire de localisme, qu’un personnage célèbre s’avère mériter ou non un acte commémoratif. L’idée d’un « Luxembourg normand », lancée par Jean Revel à la Belle Époque, est reprise dans les années vingt à propos du jardin Solférino. Là voisinent les statues des frères Bérat (1905)151, de Guy de Maupassant (1900) et de Jean Revel (1928). La disposition des œuvres au beau milieu d’un jardin à l’anglaise, « où des objets de méditation étaient disséminés sur les pelouses dans un pittoresque abandon152 » n’est pas propre à Rouen153. Mais le Solférino rouennais se veut aussi panthéon. Le poète belge Émile Verhaeren, tragiquement décédé en gare de Rouen en 1916, s’en verra refuser l’accès en 1927 en des termes on ne peut plus précis : « Le square a semblé devoir être réservé aux gloires rouennaises et
normandes154. »

  • 155 Hargrove June, « Les statues de Paris », op. cit., p. 247.
  • 156 La Bibliographie des travaux de Georges Dubosc 1876-1927, Rouen, Defontaine, 1931 comprend 350 pag (...)
  • 157 Vadelorge Loïc, « Culture patrimoniale et commémoration. L’exemple de Georges Dubosc », Études nor (...)
  • 158 AMR, dossier « Georges Dubosc », Louis Dubreuil/Auguste Leblond, 27 mars 1928.

87Le souci d’ancrage n’est d’ailleurs pas sans agir sur la facture même de l’œuvre, qui oscille entre les conventions réalistes et la touche locale. Commémorative, l’œuvre doit d’abord se signaler comme un portrait, ressemblant le plus possible au modèle. Au besoin, on incorporera à la sculpture des attributs caractéristiques du personnage (détails vestimentaires, symboles de l’activité principale). Parallèlement à cette exigence, la statue doit aussi être « belle », « la beauté du corps reflétant la grandeur de l’âme155 ». Ainsi la statue doit présenter l’homme célèbre sous son meilleur jour. C’est moins un souvenir qu’il s’agit de préserver, qu’un modèle qu’il s’agit de construire. Le cas du journaliste Georges Dubosc est ici exemplaire (cliché 28). Figure familière de la vie culturelle locale des années 1880-1920, Georges Dubosc dispose à sa mort d’une iconographie déjà classique. L’Espalier rouennais de Kendall-Taylor, véritable who’s who de la caricature locale, développe le caractère pittoresque du personnage : cigarette pendante, chapeau rond, allure de dilettante. Érudit local à la bibliographie fleuve156, Dubosc incarnait aussi la gouaille des artistes et des journalistes, bien éloigné des critères de respectabilité de la société bourgeoise157. La statue définitive pouvait-elle reprendre à son compte ces traits caractéristiques du personnage ? Le débat en tout cas est lancé en 1928 et donne lieu à un échange assez vif. À une crainte manifestée par le conseil municipal face au « caractère de réalisme excessif158 » de l’œuvre, Auguste Leblond, président du comité d’érection du monument répond :

  • 159 AMR, dossier « Georges Dubosc », Auguste Leblond/Louis Dubreuil, 5 avril 1928.

« Sous cette forme assez vague (réalisme excessif), nous pensons retrouver l’écho d’une discussion réglée par notre comité concernant les attributs du buste ; chapeau, lorgnon et cigarette ont été proscrits mais malgré l’opposition d’un de nos amis, membre de la troisième commission, le chapeau a été maintenu. Il y aurait un débat assez plaisant à instituer sur ce malencontreux chapeau que certains ne sauraient voir, mais ce n’est ni le lieu ni la place de l’ouvrir159. »

  • 160 Ibidem.
  • 161 Journal de Rouen, 29 avril 1929.
  • 162 Tout Rouen, 1er mai 1960.

88Si l’on garde finalement le chapeau, c’est parce qu’il est socialement inoffensif, « bon enfant et sans prétention160 » et parce qu’il aidera le sculpteur dans sa réalisation. L’anecdote du débat sur le lorgnon et le mégot révèle combien la culture locale est affaire de construction sociale. Il s’agit bien d’élaborer une figure sobre et respectable, c’est-à-dire de neutraliser ce qui, dans la culture relève de la déviation sociale (marginalité relative des professions culturelles, distance sociale, voire critique de la bourgeoisie, manifestée par certains artistes ou littérateurs). Au besoin, la touche locale viendra lisser davantage la statue pour la rendre conforme aux attentes de la société culturelle. Pierre Chirol, chargé de la conception du monument à Georges Dubosc multiplie ainsi les références historiques. Il s’efforce « d’employer des éléments de toutes les époques normandes : le banc repose sur de larges piédroits rappelant les mâchicoulis des forteresses161 » tandis « qu’au couronnement de la stèle et au socle, le profil s’inspire de certaines bases de la salle capitulaire de l’abbatiale de Boscherville162 ».

  • 163 Spalikowski Edmond, « Discours d’inauguration du buste de Jean Revel », Journal de Rouen, 2 juille (...)
  • 164 Ibidem.
  • 165 Cf. Vadelorge Loïc, Les statues de Rouen, xixe-xxe siècles. Connaître Rouen-VII, 1999.

89Même jeu subtil de références dans le monument à Jean Revel, également dû à Pierre Chirol. Si la stèle est « dure et simple comme l’homme dont elle supporte l’effigie », le granit du socle est animé « d’une vasque de mosaïque aux tons changeants163 », censée évoquer les ciels normands où les pensées de l’écrivain. La vasque elle-même fonctionne comme une fontaine où « l’onde court et chante comme elle sourd et s’étale aux marais d’Heurteauville164 ». Cette grammaire régionaliste remonte à la Belle Époque. Le monument érigé en 1905 au Jardin des plantes en l’honneur du botaniste et bibliothécaire Eugène Noël constitue un bon exemple d’utilisation de la touche locale. Au pied de la stèle, le sculpteur a multiplié les références (grenouille, papillon, feuilles de laurier, etc.) à l’œuvre de l’érudit rouennais165. Dans le jardin Solférino, en 1906, c’est au moyen d’une branche de pommier en pierre que le sculpteur du monument aux frères Bérat évoque le célébrissime air composé par Frédéric, Ma Normandie. La société culturelle locale affirme donc, à travers les commémorations littéraires, son identité et sa capacité à borner le travail de création. L’attention manifeste des Rouennais à la facture des œuvres sculptées témoigne par ailleurs de leur souci de qualité, qui apparaît bien comme un autre pilier de l’imaginaire culturel local.

Une équation culturelle : modernité, tradition, qualité

90À bien scruter les discours locaux sur les arts, on relève des permanences qui permettent de baliser le champ des possibles culturels. Bien sûr, l’esthétique officieuse qui s’exprime ici est le reflet d’une forme d’hégémonie culturelle. Elle procède de et pour la bourgeoisie rouennaise, caractérise le centre-ville au détriment de la périphérie, se répand des milieux cultivés vers les centres de décision politique. Mais force est aussi de constater l’acceptation globale du modèle, qu’aucun bouleversement politique, économique ou urbain – et Rouen en a effectivement connu depuis deux siècles – ne remettra en cause. En ce sens, il y a bien perméabilité entre la culture bourgeoise et la culture urbaine. L’observateur étranger pourra ainsi être surpris de la place considérable que tient ici le Théâtre des arts et l’art lyrique en particulier. Ce statut, deux fois séculaire sut parfaitement résister aux destructions successives des théâtres. La IIIe République constitue ici une charnière décisive, dans la mesure où pour la première fois l’art lyrique dut affronter la concurrence d’autres spectacles. Le soutien s’exprima néanmoins sans faille tout au long de la période.

  • 166 AMR, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 30 octobre 1881.
  • 167 167. AMR, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 13 février 1891, intervention (...)

91Dès les premières années du nouveau Théâtre des arts, reconstruit après l’incendie de 1876, l’exigence de qualité artistique est mise en avant. La création d’un premier cahier des charges, le 23 décembre 1881 vise à retrouver « la vieille réputation du Théâtre des arts166 ». À l’appui de ce document, qui contraint le directeur concessionnaire à respecter une certaine programmation et à entretenir une troupe d’opéra sédentaire, une importante subvention est accordée par la ville. Les contextes de récession économique, en mettant en cause le montant de la subvention, donnent l’occasion au conseil de préciser ses conceptions artistiques. Très tôt une majorité se dégage au sein du conseil municipal pour donner au directeur une subvention suffisante pour éviter « la déchéance artistique de notre théâtre municipal167 ». L’argumentaire de qualité qui est déployé à cette occasion est exemplaire et signale un volontarisme qui ne faiblira pas.

92De fait les Rouennais ne sont pas attachés à n’importe quel théâtre. Ils veulent un spectacle de qualité qui passe par la primauté du genre lyrique. Certains s’en moquent, à l’image d’Edmond Spalikowski :

  • 168 Spalikowski Edmond, Âme et aspects de Rouen, Rouen, Maugard, 1934, p. 151.

« Les Rouennais, même ceux qui baillent à Lohengrin, ont la réputation de s’y connaître en musique et de jouer du sifflet avec une maestria indéniable. Le snobisme de tradition, sans compétence marquée chez la plupart des spectateurs a contribué à auréoler le Théâtre des arts d’une notoriété que soutiennent aux années de déficit plus nombreuses que les années prospères, les gros sous de la municipalité168. »

  • 169 Journal de Rouen, 24 décembre 1922.

93Le très sérieux Journal de Rouen, pourtant ardent défenseur du Théâtre, profère parfois quelques critiques sur sa programmation élitiste : « Le public populaire risquera moins volontiers une dépense au résultat incertain que le public aisé, mû soit par la curiosité intellectuelle, soit par la nécessité du devoir mondain169. » Mais rares sont les interventions dans la presse ou au conseil municipal qui remettent en question le dogme de l’opéra.

  • 170 AMR, registre de délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 31 janvier 1914.
  • 171 AMR, registre de délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 20 février 1914.
  • 172 AMR, registre de délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 mars 1914.

94L’exigence de qualité est constamment réaffirmée dans le cahier des charges, principal outil de contrôle sur le type de spectacles proposés. Là sont consignés précisément la durée de la saison (qui varie de cinq à sept mois pour le lyrique, le reste étant réservé à l’art dramatique), le nombre minimum de créations et surtout le nombre d’opéras à monter ainsi que la composition de la troupe (orchestre, chœurs, ballets). Ces exigences sont précisées dès l’origine, et varieront peu sur la longue durée. Les révisions de cahier des charges sont le plus souvent des occasions de réaffirmer les exigences artistiques de la municipalité. Ainsi en janvier 1914 affirme-t-on que « pendant toute la saison lyrique le répertoire et toute exhibition de music-hall et de café-concert sont formellement interdits sur la scène du Théâtre des arts170 ». En février de la même année, une lettre de rappel est envoyée à la direction Fermo la sommant de s’expliquer sur un retard de quinze jours pour la création de Tristan et Isolde171. En mars, une nouvelle direction est nommée, grâce à son projet de monter à Rouen Parsifal de Wagner et Pélléas et Mélisandre de Debussy172.

  • 173 AMR, registre de délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 20 janvier 1922, intervent (...)
  • 174 AMR, registre de délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 31 janvier 1934, intervent (...)

95En aval de la programmation les critiques se déchaînent, avant comme après guerre, dès qu’un directeur ose s’aventurer sur des terrains jugés indignes du Théâtre. Ainsi en est-il de l’opérette. Le ton est donné dès l’après-guerre quand le conseil doit examiner le nouveau cahier des charges : « Était-ce bien pour donner la Veuve joyeuse que nous donnions 120 000 francs de subvention à Mr Fermo173 ? » Le conseil municipal ne démordra jamais de son refus de l’opérette. En 1934, un conseiller s’insurge contre l’augmentation du nombre des opérettes dans la programmation du Théâtre et demande qu’une clause limitative soit insérée au cahier des charges : « Combien d’opérettes par rapport aux représentations d’opéra et d’opéra comique ? Je propose un sixième d’opérettes174. » Au-delà de l’opérette ce sont tous les genres mineurs comme les comédies légères qui sont rejetés voire prohibés. Quand par malheur un directeur en programme une pour équilibrer les recettes, la levée de boucliers est immédiate.

  • 175 Rose Cécile, Le théâtre lyrique en Normandie entre les deux guerres : 1918-1939, op. cit.

96La hausse sensible des subventions au Théâtre des arts au début des années vingt indique clairement la volonté locale de renouer avec l’âge d’or de la Belle Époque et de faire de l’institution la vitrine artistique de la cité. De fait, certaines programmations du début des années vingt pourront faire illusion à l’instar de la création des Troyens à Rouen le 6 février 1920. Selon la musicologue Cécile Rose, il s’agissait de la première création complète de l’opéra de Berlioz, joué par extraits en 1899 et en 1863 et en deux soirées à Karlsruhe en 1890175. En réalité, à l’exception de Pelleas et Melisande de Debussy, monté à Rouen en 1922 aucune création d’envergure ne verra le jour avant 1927. Les seules pièces inédites (Ninon de Lenclos et Christiane en 1920, La Mauvette en 1924, La Vannina en 1926, Le Moulin enchanté en 1930, Cardelès en 1931) seront des œuvrettes sans réelle postérité.

  • 176 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 3 février 1927.

97On notera cependant que le prestige du Théâtre est régulièrement défendu par des élus locaux, y compris ceux qui comme le radical André Marie se situent dans l’opposition de gauche. Refusant d’entériner une nième réduction du cahier des charges, ce dernier s’exclame en 1927 : « Dans ce théâtre où l’on a créé Samson et Dalila, vous voulez modifier le cahier des charges de telle façon qu’il n’y aura dans la troupe sédentaire, ni l’artiste pour jouer Samson, ni l’artiste pour jouer Dalila. Je proteste personnellement contre ces modifications qui ravalent notre première scène au rang de médiocre théâtre de province176. » Le maintien d’une troupe lyrique locale, condition minima du rang artistique de Rouen, sera au centre des débats culturels dans les années vingt. Ressuscitée en 1919, la troupe ne comporte encore qu’un baryton et une soprano. Les années suivantes verront l’ajout d’un ténor, d’une basse et d’une mezzo-soprano. Sous la direction Chabance (1922-1925), symboliquement président de l’Association des directeurs de province, les deux troupes d’avant-guerre (opéra et opéra-comique) sont virtuellement reconstituées par le cahier des charges. En pratique néanmoins, la troupe des années vingt n’égalera jamais celle de l’avant-guerre même si des coqueluches, artistes fétiches du public rouennais réapparaissent à la fin de la décennie.

  • 177 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 décembre 1927.
  • 178 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 juillet 1927. Les propo (...)

98L’impératif de qualité conduit même le conseil municipal à rejeter l’argument des libéraux pour qui la programmation doit être avant tout rentable et donc obéir à la loi de la demande. Ainsi, l’adjoint aux Beaux-Arts Baudouin, qui proposait « des conditions nouvelles d’exploitation, en rapport avec les facultés financières de la ville, les circonstances économiques et sociales, les goûts et les desiderata de la clientèle de notre théâtre177 » ne trouve que 3 conseillers sur 36 pour appuyer son projet de cahier des charges a minima. Au contraire, le conseil municipal refuse la diminution – modique mais au combien symbolique – des masses en 1927178. Il s’agit pour lui comme pour la commission des Beaux-Arts appelée à statuer sur le sujet de « ne pas diminuer la valeur artistique du Théâtre des arts ». Cette valeur mythique aurait pu s’effondrer d’elle-même dans l’entre-deux-guerres, si le Théâtre des arts de Rouen n’avait connu un sursis lyrique à la fin des années vingt.

  • 179 Brocardé au contraire par Rouen-Gazette qui adopte à l’encontre du Belge de Loose une ligne xénoph (...)
  • 180 Goubault Christian, La musique, les acteurs et le public au Théâtre des arts de Rouen 1776-1914, R (...)
  • 181 Et au-delà nationales. Jean-Charles Asselain rappelle que si la production industrielle et le reve (...)
  • 182 La période marque également l’apogée de l’inflation, l’indice des prix passant de 157 en 1925 à 22 (...)

99La direction de Loose (1925-1929) constitue sans conteste l’âge d’or du Théâtre des arts dans le premier xxe siècle. Soutenu très largement par le Journal de Rouen et son critique musical Paul-Louis Robert179, Edmond de Loose réussit la prouesse de restaurer la qualité artistique locale et de dégager des bénéfices substantiels. Il réconcilie pour un temps la ville et son théâtre, permettant à ses successeurs, pourtant médiocres, de jouir d’une rente de situation donc de bénéficier de subventions conséquentes comme si le phénix lyrique pouvait en pleine crise économique renaître de ses cendres. Les analyses musicologiques sur cette période180 n’ont pas suffisamment insisté sur les conditions économiques de la réussite du directeur rouennais. La période 1925-1929 correspond aux véritables années folles rouennaises181, les subventions au Théâtre des arts gardent la trace de cette croissance des profits puisqu’elles doublent en francs constants182.

  • 183 À en croire la musicologue Cécile Rose « le plus remarquable est peut-être que cette affaire colos (...)

100La nouvelle donne artistique impulsée par de Loose concerne d’abord le recrutement. Il engage dès son arrivée des artistes qui seront les futures vedettes du Théâtre des arts dans les années trente : la basse Charles Romette en 1925, le chef d’orchestre Adolphe Lebot en 1926, la soprano Lucienne Vifquain en 1927. S’appuyant sur ces forces, le directeur entreprend de monter une série d’œuvres difficiles. Le point d’orgue de cette vague de création se situe dans la semaine du 5 au 11 mars 1927, lors de la représentation intégrale de la Tétralogie de Wagner. L’événement est considérable en province183 et en ce sens très largement médiatisé. De Loose récidive les saisons suivantes en créant Parsifal (3 février 1928) puis Boris Godounov (15 février 1929). La performance, qui attire l’attention de la critique parisienne sur le Théâtre des arts, ne pouvait que flatter la ville de Rouen.

  • 184 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 23 mars 1927, interventio (...)
  • 185 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 23 février 1928.

101L’enthousiasme gagne le conseil municipal où l’on salue « le régal artistique de cet Anneau des Nibelungen », le « directeur véritablement artistique » et « la foule qui a rempli le Théâtre des arts184 ». En 1928, une motion de félicitations est même votée par le conseil municipal, remerciant Edmond de Loose « d’avoir mené à bien, avec les moyens modestes qui lui sont accordés une œuvre aussi importante après la création de la Tétralogie l’an dernier185 ». Les années qui suivent la direction de Loose seront beaucoup plus ternes. Mauvais choix municipaux de concessions mais aussi et surtout on l’a vu (chapitre III) crise économique et concurrence d’autres formes de spectacle expliquent le déclin artistique du Théâtre des arts. La Ville de Rouen se refuse cependant à entériner l’évidence et contre vents et marées décide de sauver son théâtre.

  • 186 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 25 janvier 1934.
  • 187 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séances du 30 janvier, 25 juin, 23 (...)
  • 188 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 27 février 1936.

102Loin de s’inscrire dans un projet créatif, le conseil municipal vote une série de crédits palliatifs, accordés de manière exceptionnelle et dans l’urgence, pour sauver une culture à la dérive. En janvier 1934 par exemple, la direction Bonnemoy obtient une subvention complémentaire de 100 000 francs pour achever sa saison théâtrale en raison « des circonstances économiques186 ». La procédure fait rapidement jurisprudence. Elle atteint son apogée en 1936. Cette année-là, la subvention déguisée des billets scolaires est réitérée trois fois, en janvier, juin et novembre187, pour un crédit total de 35 000 francs. Le procédé ne suffit cependant pas à renflouer l’exploitation. En cours de saison, la direction Campocasso, menace de déposer le bilan. Dans une longue lettre au conseil municipal, le directeur expose qu’après « avoir pendant les treize premières semaines de la saison fait des recettes normales, depuis le 8 janvier dernier les résultats ont été si mauvais qu’il ne lui est plus possible de faire face aux charges de l’exploitation188 ». Le conseil municipal, acculé au dilemme en période d’élections législatives, accepte de verser les 60 000 francs réclamés.

  • 189 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 27 février 1936.
  • 190 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 19 janvier 1933.

103Les arguments avancés pour justifier de telles dépenses – alors que le Théâtre des arts est une institution soumise à un cahier des charges qui définit la situation de faillite et prévoit un cautionnement de la direction à cet effet – ne sont guère novateurs. Il s’agit encore et toujours de préserver « le renom de notre scène lyrique189 » ou, formule voisine, de « maintenir le niveau artistique de notre scène lyrique190 ».

104L’idéal de qualité, érigé en mythe pour le Théâtre des arts, s’inscrit donc à la fois comme référence à un passé glorieux et quelque peu idéalisé – celui des années 1890-1900 comme celui des années 1925-1929 – et comme possibilité de créations nouvelles susceptibles de le refonder. Cette configuration esthétique alimente également les discours et les pratiques des arts plastiques locaux.

  • 191 Klein Jacques-Sylvain, « Peinture : l’effervescence rouennaise au siècle naissant », Études norman (...)
  • 192 Cette conférence sur « le sublime moderne » eut lieu au Grand Skating de l’île Lacroix le 23 juin (...)

105L’effervescence artistique rouennaise de la Belle Époque191 laissait augurer un xxe siècle prometteur. Sanctionnée par l’exposition des XXX en 1907, puis la création de la société de peinture moderne en 1909 et par la venue à Rouen pour une conférence sur la modernité des arts plastiques, de Guillaume Apollinaire en 1912192, la vitalité de la peinture locale s’exprimait à la fois dans l’émergence d’un courant fauve (Robert-Antoine Pinchon), d’une école cubiste (Jacques Villon, Pierre Hodé) et de la solidité d’un courant néo-impressionniste (Charles Angrand). Si cette créativité se prolonge assez largement sur l’entre-deux-guerres (Alfred Dunet, Pierre Hodé), elle ne se ressource pas réellement aux ruptures introduites dans l’art du xxe siècle par les milieux parisiens d’avant-garde de la Belle Époque (Braque, Picasso) et reste totalement hermétique à l’abstraction. Le grand chambardement qui secoue les arts plastiques entre 1910 et 1925 ne passe de toute évidence pas par Rouen.

  • 193 Cordier William et Dominique, Conversations avec, Rouen, Médianes, 1990, p. 170.

106Les arts plastiques rouennais traversent ainsi l’entre-deux-guerres dans l’ignorance sereine et résolue des avant-gardes. Interrogeant Marthe Menuisement, épouse d’un marchand de tableaux ouvert aux artistes « contemporains », les photographes William et Dominique Cordier se verront répondre : « Le surréalisme… Tout cela n’était il pas plutôt parisien193 ? »

  • 194 ADSM, 80J1, assemblée générale du 30 juin 1921.
  • 195 ADSM, 80J1, assemblée générale du 16 juillet 1920.
  • 196 Dubosc Georges, « Le mouvement artistique », Assises littéraires, artistiques et scientifiques de (...)

107De fait, les Beaux-Arts rouennais se cantonnent dans un régionalisme de bon aloi. Au sortir de la guerre, la Société des artistes rouennais se reconstitue et rétablit son contrôle sur la vie artistique locale. Une exposition a lieu au printemps 1919 et le salon proprement dit est restauré en 1920 sous le vocable d’ » exposition municipale ». La société des artistes rouennais réussit ce coup de force d’obtenir non seulement une fois par an une salle du musée des beaux-arts pour accueillir son salon mais encore un crédit périodique destiné à acheter certaines des œuvres exposées afin de constituer au musée une galerie de peinture locale. De surcroît, c’est la société elle-même qui propose les œuvres à acheter par la ville, la commission extra-municipale des Beaux-Arts les ratifiant ensuite194. Ce faisant, l’association détermine pour un temps le goût officiel de la cité. Au début des années 1920, elle abuse du même leitmotiv de la « qualité perdue » qu’au Théâtre des arts. Pour l’artiste Marcel Delamare, le premier salon est « dans l’ensemble inférieur aux précédents, exception faite pour ce qui concerne la section des arts décoratifs195 ». Dressant en 1923 pour les Assises de Caumont le bilan de la décennie artistique Georges Dubosc lui fait écho en dénonçant le laissez aller : « Le moindre barbouilleur, sans études préalables, M. N’importeki, expose n’importe quoi, n’importe où. Tous les jours, il s’ouvre des galeries nouvelles et quand aucune de ces galeries n’est prête, on expose à la vitrine du tapissier, du cordonnier, chez le bistro. C’est la véritable foire aux croûtes196. ».

108Le retour à l’ordre se manifeste à la fois par l’affirmation tacite de la nécessité de la figuration en art, voire par celle de la perspective, et par l’éloge des artistes « artisans », sûrs de leur métier. On ne doit pas s’étonner de voir le choix des artistes invités aux salons des années vingt se porter sur un Jacques-Émile Blanche, un Ottman (1920) ou une Marie Laurencin (1929). On ne s’étonnera pas davantage de voir la Société des artistes rouennais entériner le mouvement national en faveur des arts décoratifs, lancé dès 1919 et qui culminera avec l’Exposition internationale de 1925. Dès 1920, une section d’art appliqué est créée au sein du salon des artistes rouennais. Significativement, elle sera la plus prisée, non seulement des artistes mais aussi du public.

  • 197 Sur la diffusion et la réception locales de l’art contemporain, cf. Reneau Serge, « La modernité e (...)
  • 198 Letailleur Alain, Sept peintres de l’École de Rouen, Paris, Gallerie Letailleur, 1990, p. 27.
  • 199 Ibidem, p. 28.
  • 200 Ibidem.
  • 201 Cf. Lespinasse François, L’École de Rouen, Rouen, Fernandez, 1980, annexes.

109S’il est impossible, en l’absence d’inventaire précis des œuvres et même des artistes, d’évaluer quantitativement la production picturale rouennaise des années vingt, on se permettra néanmoins quelques remarques balisant une recherche encore en chantier197. Dire que les audaces furent absentes de cette période serait sans doute erroné. Dans un récent catalogue d’exposition de l’École de Rouen un critique faisait remarquer que certaines toiles d’Alfred Dunet (1889-1939) comme le Pont de pierre « géométrisé à l’excès198 » ou le Chemin « aux frontières de l’abstraction199 » ouvraient de nouvelles voies. Doit-on cependant le suivre quand il affirme que tel artiste local, en l’occurrence Pierre Le Trividic (1898-1960) préfigure dans sa Vue générale de Rouen de 1930 l’œuvre d’un Nicolas de Staël200 ? La Rue de l’épicerie peinte par Pierre Hodé en 1922201 ou le Port de Rouen du même artiste, ouvert aux recherches cubistes, paraissent bien conventionnelles en comparaison du Nu descendant l’escalier (1913) de Marcel Duchamp ou des premiers collages de Picasso. On fera ici remarquer que ce que nous nommons « modernité picturale » n’a jamais été présentée comme telle dans les comptes rendus des salons des artistes rouennais, qui mettent au contraire systématiquement en avant la tradition de l’École de Rouen et l’héritage des premiers maîtres impressionnistes (Joseph Delattre, Jules Lemaître, Charles Angrand, Charles Fréchon) voire des dessinateurs, professeurs à l’École régionale des beaux-arts à la Belle Époque (Philippe Zacharie).

  • 202 Un historien d’art objecterait sans doute que la facture fauve des « vues de Rouen » d’un Robert-A (...)

110Plus encore, ce qui frappe l’historien à l’examen des quelques toiles publiées ou exposées lors des rétrospectives récentes c’est la récurrence du thème local, la ville étant le sujet favori des peintres de l’époque. On peint en 1920 comme en 1880, les mêmes « vieilles rues », les « vues du port », la « cathédrale », les « maisons à pans de bois », que les graveurs et les peintres popularisent avant les archéologues et les historiens et qui correspondent, aujourd’hui comme hier, au goût local202.

  • 203 Archives municipales de Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 5 août 1 (...)

111À bien des égards le retour à la normale fonctionne comme une fossilisation esthétique. L’École de Rouen, sans doute novatrice à l’époque de l’impressionnisme conquérant, s’académise incontestablement dans l’entre-deux-guerres. Cette tendance est favorisée par les pouvoirs publics, qui n’hésitent pas à mettre en avant la manière dont ils conçoivent la qualité artistique. Pour les élus locaux, l’art est tout d’abord un métier dont l’acquisition suppose à la fois l’imitation des anciens et la maîtrise d’un socle culturel commun. Se méfiant naturellement du « génie », les édiles mettent l’accent sur la « technique » et le « talent ». Déjà, au moment de la fondation de l’École des beaux-arts en 1881, le conseil municipal précisait qu’elle « n’avait pas précisément pour but de former des artistes » mais de « propager la connaissance de cet art parmi ceux qui exercent des professions où elle peut les servir en développant leurs aptitudes et leur habileté203 ». Les discours annuels de remise des prix en disent également long sur la conception esthétique de la cité. Le docteur Brunon, appelé à remplir cette tâche en 1922, propose à son auditoire de s’inscrire dans un triple héritage :

  • 204 AMR, bulletin municipal de Rouen, juillet-août 1922.

« Il faut lire beaucoup et des livres d’histoire. La Grèce, Rome, le Moyen Âge, la Renaissance sont, pour l’artiste, riches en leçons, en exemples, en expériences. Il faut voyager aussi et un élève bien doué et sérieux, appuyé par ses maîtres, obtiendrait sans doute du conseil municipal une bourse de séjour à l’étranger./Il faut être normand, entretenir et cultiver en soi les qualités artistiques qui sont spéciales à l’école normande, à l’École de Rouen./Il faut être français et travailler à faire rayonner au dehors l’influence française, celle qui doit se propager après la Marne, comme le fit après Waterloo, celle de l’Angleterre et comme, après Sedan, celle de l’Allemagne204. »

112Cinq ans plus tard le discours de remise des prix, prononcé par le directeur du musée Le Secq des Tournelles, définit sans appel les bornes de l’acceptable :

  • 205 ABMR, 92N Henri Paulme, discours prononcé lors de la remise des prix à l’École régionale des beaux (...)

« Laissez-moi vous conjurer de ne pas vous lancer dans l’exagération dont tant de jeunes nous ont hélas ! submergés ! Oui, cette nouvelle école, si tant est qu’on puisse lui accorder ce beau nom, école en tout cas d’abstractions et ennemie de la nature, tourne le dos à la nature et remplace toute réalité par des superpositions de cubes, de prismes, de cylindres, de polyèdres. Peintres, sculpteurs, architectes, ni les uns, ni les autres, n’ont pu échapper à cette géométrisation de l’art. Si tous n’en mouraient pas, tous en étaient frappés ! Ne sacrifiez pas, je vous en supplie, à cette fausse déesse ! Demeurez fidèles aux principes que vous enseignent vos maîtres de l’École française, car elle détient depuis des siècles, cette suprématie de l’Art, possédée jadis et successivement par la Grèce et l’Italie205. »

113Cet éloge de la tradition n’est pas sans résonances sociales. Dans un autre discours de remise des prix l’adjoint aux Beaux-Arts Jean Baudouin se félicite du rapprochement entre les rapins et leurs clients potentiels :

  • 206 AMR, bulletin municipal de Rouen, septembre-octobre 1920, discours du 7 octobre 1920.

« Nos jeunes artistes d’après-guerre ont, semble-t-il, une mentalité assez éloignée du dilettantisme fin de siècle de leurs aînés… Ils vivent plus rapprochés des profanes, en tout ce qui est étranger à l’art, ils se mêlent davantage à la société ordinaire et ils y découvrent moins d’affreux bourgeois… La collaboration souhaitable des artistes et du public en sera facilitée. S’il appartient aux premiers de faire l’éducation des profanes, ceux-ci promus “amateurs” peuvent aider de leur goût les artistes qui cherchent leur véritable voie206. »

114Force est cependant de constater que cet éloge des valeurs académiques ne permet guère à la production picturale rouennaise de l’entre-deux-guerres de briller. La sclérose du mouvement pictural local devient patente dans les années trente et les premières critiques de l’esthétique ambiante apparaissent. Ainsi, un compte rendu du XXVIe salon des artistes rouennais pourra souligner en 1935 que

  • 207 Anonyme, « Compte rendu du XXVIe salon de la société des artistes rouennais, mai-juin 1935 », Arti (...)

« […] très peu de toiles font tache par leur insuffisance dans cet ensemble où les talents reconnus abondent ; mais peut-être cette succession de toiles bien peintes, selon les formules classiques éprouvées ou celles d’un impressionnisme qui date un peu, engendre-t-elle quelque monotonie ? On aimerait voir plus de jeunes talents, s’orientant vers des recherches neuves, et dont les œuvres même imparfaites, auraient du moins les qualités vivantes de leur âge207. »

  • 208 ADSM, 8OJ1, procès-verbal du comité de direction de la Société des artistes rouennais, séance du 3 (...)

115Cette critique est parallèlement développée par le conseil municipal, qui subventionne les deux sociétés artistiques rouennaises – la Société des artistes rouennais et la Société des artistes normands – et leur permet de tenir un salon annuel au musée des beaux-arts. En 1932, « des administrateurs de la ville se plaignent de la mauvaise qualité d’un nombre d’œuvres présentées dans certaines expositions… Les dits administrateurs verraient d’un assez bon œil la fusion des deux sociétés locales en éliminant les artistes inférieurs afin d’avoir une exposition annuelle d’une tenue parfaite208 ».

  • 209 ADSM, 8OJ1, procès-verbal du bureau de la Société des artistes rouennais, séance du 13 février 193 (...)
  • 210 ADSM, 80J1, procès-verbal de l’assemblée générale de la Société des artistes rouennais, séance du (...)
  • 211 Ibidem, proposition votée par 22 voix contre 15 et qui entraîne la démission de Richard Dufour, me (...)
  • 212 On n’a trouvé aucune information sur ce sujet dans les archives de la Société des artistes rouenna (...)

116L’artisan du rapprochement entre les deux sociétés locales n’est autre que le directeur du musée des beaux-arts lui-même, parallèlement président de la Société des artistes rouennais. Avec autant de patience que d’opiniâtreté, il dénonce la médiocre qualité des envois au salon annuel et le manque de rigueur des jurys qui les laisse passer. Selon lui, il faut élargir le recrutement du salon et renforcer les exigences esthétiques à l’admission209. En 1930, la Société des artistes rouennais modifie ses statuts et étend « son rayon d’action à toute la Normandie210 » tout en précisant, en direction de la Société des artistes normands que « les membres du comité de la Société des artistes rouennais ne peuvent pas participer à l’exposition d’une société concurrente211 ». En 1932, Fernand Guey impose la création d’une commission de réception des œuvres pour le salon annuel. En 1936, on modifie à nouveau les statuts pour permettre l’élection au bureau de la Société des artistes rouennais d’artistes membres de la Société des artistes normands mais n’appartenant pas à son bureau. À partir de cette date, les esprits évoluent vers l’idée d’une fusion entre les deux sociétés de peinture locales. Celle ci ne se produit toutefois qu’en 1939 dans des circonstances encore obscures212. La dernière exposition artistique rouennaise est inaugurée le 19 mai 1940 par le directeur des Beaux-Arts, Georges Huisman. Le salon est alors commun aux Artistes rouennais et aux Artistes normands. Il faudra cependant attendre l’après-guerre pour le voir s’ouvrir à de nouveaux courants picturaux.

117Le même type d’analyse pourrait être appliqué à la production architecturale de l’époque dont les choix reflètent une appréhension particulière de la modernité.

  • 213 Statuts, donnés dans L’Architecture et la construction dans l’Ouest, 1, août 1897, p. 1.
  • 214 L’Architecture et la construction dans l’Ouest, 1, août 1897, p. 2-4.

118La création de la Société des architectes de la Seine-Inférieure en 1869 visait à « contribuer au progrès de l’art industriel et de la construction, sans distinction de coterie ni d’école213 ». De fait, la société et sa revue se tourneront fréquemment vers des réalisations « modernes ». L’un de ses maîtres à penser, Lucien Lefort, dont on a dit plus haut l’intérêt pour l’architecture régionaliste, reconnaissait d’ailleurs à l’architecture contemporaine certaines réussites, comme les gares214. Nombre de réalisations du premier xxe siècle rouennais témoigneront de l’ouverture des architectes et de leur clientèle aisée aux lignes modernes de l’art nouveau puis de l’art déco. Mais à la différence de Nancy ou de Lyon, les lignes contemporaines ne s’expriment ici qu’avec mesure, au point de se fondre – la patine du temps et de la pollution aidant – avec leur environnement. Il faut aujourd’hui le regard aiguisé des historiens de l’architecture pour restituer l’importance des créations architecturales du premier xxe siècle rouennais.

119L’histoire de la couverture du bulletin de la Société des architectes de la Seine-Inférieure et de l’Eure forme une métaphore commode pour appréhender le regard des architectes normands sur l’évolution de leur art. Jusqu’au milieu des années vingt, la couverture du bulletin, dessinée à la Belle Époque par Eugène Fauquet, renvoie à une conception académique et éclectique de l’architecture. Le souci de mise en scène de l’association, dont le titre est encadré par un arc de triomphe imaginaire, est patent. Les médaillons, les colonnes, les frises et les frontons évoquent les compositions analogues des précis et autres bulletins des sociétés savantes. Le décor prolifique forme une compilation des sources de l’architecture du xixe siècle. Sont ici représentées la mythologie gréco-latine et ses codes plastiques (couronnement ionique du médaillon, chapiteau corinthien, triglyphes de la frise, griffon, muses cariatides) mais aussi l’héritage chrétien (buste d’évêque, statue de saint) et l’architecture baroque et rococo.

120Cette esthétique de compilation historique est parallèlement mise en œuvre sur le terrain. À Bois-Guillaume, l’architecte Loisel réalise ainsi pour la façade de la nouvelle mairie édifiée en 1886, un véritable pot-pourri des styles architecturaux. Le travail des fenestrages fait alterner ici fronton néo-classique, pilastres et fenêtres à meneaux caractéristiques de la Renaissance, tour à lanternon de l’âge classique, porche à échauguettes évoquant le néo-gothique. L’ensemble frappe par sa monumentalité mais aussi son aspect baroque, qui n’est pas sans évoquer quelque décor d’opérette. À Saint-Étienne-du-Rouvray, l’hôtel de ville réalisé par Eugène Lamain en 1902, s’inscrit également dans l’éclectisme caractéristique du second xixe siècle. À Rouen même, le principal témoignage de cette fusion des genres est sans aucun doute la gare de la rue verte. Dirigé par l’architecte Adolphe Dervaux, le chantier, lancé en 1912 est interrompu par la guerre et ne sera achevé qu’en 1928. La gare de la rue verte renvoie cependant à l’esthétique du xixe siècle. La façade estampillée « art nouveau » cite l’architecture néo-byzantine par ses clochers en pomme de pin, tandis que le travail remarquable de ferronnerie du beffroi évoque le style « nouille » cher aux premières stations du métro parisien. L’arrière et les côtés du bâtiment au contraire s’inspirent de l’austérité des arrière-cours normandes, évoquant la sobriété des bureaux de postes construits à la même époque par Pierre Chirol. Il faut sans doute moins y voir une déclinaison locale de l’art nouveau que le souci de respecter l’équilibre des volumes et des formes environnantes (église Saint-Romain).

121D’autres réalisations évoquent la percée de l’art nouveau, sans que jamais celui-ci ne forme une rupture aussi nette que dans les exemples classiques de Nancy, Paris, Bruxelles, Prague ou Barcelone. Rue Saint-Julien à Rouen, deux façades témoignent d’une réception locale à la fois effective et pourtant temporisée. Au 13bis, arabesques et courbes se déploient rythmant le pignon par lequel la maison bourgeoise s’ouvre sur la rue. Les motifs végétaux du bas relief s’inscrivent nettement dans le courant art nouveau. Celui-ci est cependant actualisé selon un critère régionaliste. Une tête de paysanne normande, des branches de pommier permettent l’acclimatation rouennaise de motifs décoratifs étrangers. Au 36, la grammaire décorative de l’art nouveau se déploie sur la pierre, en entablement et à l’embrasure des ouvertures. Là encore volutes, accolades, arabesques sont atténuées par l’emploi de pans de bois (croix de Saint-André, colombages, ferme débordante). Sur la rive droite, l’art nouveau se remarque surtout par le travail d’incrustation (céramiques, mosaïques dorées) fréquemment utilisé (une occurrence dans la rue des Bons-Enfants, de nombreux exemples dans le quartier Saint-André de Mont-Saint-Aignan et dans le vieux Bihorel). Le reste de la construction reste alors classique et très souvent régionaliste (pans de bois, faux colombages, etc.).

  • 215 Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Éditions Crès, 1923.

122Après la Grande Guerre cependant, un certain rejet de l’éclectisme se fait jour. Significativement en effet, la Société des architectes de la Seine-Inférieure et de l’Eure éprouve le besoin de rajeunir la maquette de son bulletin. Elle lance logiquement un concours de couverture et publie les cinq dessins primés (clichés 7 et 8), occasion rare d’observation des différentes tendances esthétiques s’exprimant à l’échelon local. Des quatre « seconds » projets, un seul, celui de M. Sarazua, s’inspire d’un graphisme épuré, renvoyant peut-être, au-delà des références à l’architecture classique grecque (chapiteau dorique, fut cannelé de la colonne, pan de fronton de temple) au courant moderniste contemporain, exprimé dès la fin des années vingt dans les Congrès internationaux d’architecture moderne et dans l’œuvre théorique de Le Corbusier215. Ce courant est pourtant étranger à la culture architecturale locale, nourrie, comme le montrent les deux projets de Pierre Lefebvre, de références régionalistes. Des deux couvertures qu’il réalise, la plus intéressante est sans conteste celle qui obtient le second prix, signe patent de la puissance du courant régionaliste haut-normand. La ville-musée y est explicitement citée en arrière plan à travers les silhouettes de trois de ses monuments les plus célèbres (le donjon Jeanne-d’Arc, la cathédrale et l’église Saint-Maclou). C’est pourtant le cadre rural qui est mis en avant, symbole commode d’un socle social sur lequel s’appuiera le régime de Vichy. Le manoir du premier plan évoque le style normand alors en vogue (pans de bois apparents, encorbellements, pinacles), le décor paysan renvoie quant à lui à l’âge pré-industriel dont on a dit plus haut qu’il fonctionnait comme un mythe local. Une utilisation différente du référent rouennais (flèche d’Alavoine de la cathédrale de Rouen encadrée de motifs géométriques) est présentée sur le second projet de Pierre Lefebvre, signe de l’ambivalence des conceptions architecturales dans l’entre-deux-guerres. Le dernier projet, celui de M. Vuichoud forme un projet de transition avec l’ancienne couverture académique. La même signalétique s’y déploie, sans doute dépassée à cette époque, tout en acceptant les références régionales bien identifiables à travers les blasons des villes et de la province. Ce ne sont pourtant pas ses dessins régionalistes qui seront choisis pour illustrer la couverture du nouveau bulletin mais un dessin de Rodolphe Dussaux faisant nettement référence au courant des arts décoratifs. La composition géométrique de la page, le graphisme des lettres, l’évocation de la figure noire propre à la céramique grecque archaïque, la sobriété du traitement des muses signent clairement l’esthétique caractéristique des années vingt. On notera toutefois, camouflé dans le motif décoratif central, la présence des lions de Normandie, référence discrète mais efficace à l’identité régionale. Cette percée du style art déco à l’échelon local est confirmée ponctuellement par les réalisations de l’époque, même si elles datent pour la plupart des années trente.

123Entrent dans cette veine, à des degrés divers, deux immeubles réalisés de part et d’autre du prolongement de la rue Jeanne-d’Arc à quelques mètres de la nouvelle gare. Le premier édifice, appelé le Métropole du nom du café qui occupe le rez-de-chaussée, a été réalisé par Étienne Villette en 1930. La façade utilise la grammaire cubiste en jouant d’avant-corps verticaux et de balcons arrondis. Certains éléments sculptés évoquent directement les cercles concentriques des peintures de Marcel Delaunay. En face, l’hôtel de la Poste, réalisé en 1934 par Pierre Chirol utilise également un vocabulaire moderne, en accentuant les lignes verticales (avant-corps, encadrement du pignon). Il le tempère cependant singulièrement en rappelant les règles de l’esthétique classique. Toitures mansardées, composition symétrique, murs en bossage au rez-de-chaussée signent un bâtiment respectable. L’importance donnée au fer forgé (porte ouvragée) rappelle l’attachement de Pierre Chirol aux arts décoratifs. Cette présence de l’art déco à Rouen, dont la rigueur pourrait paraître antagoniste à la profusion du gothique haut-normand, s’explique aisément. Soucieux de rompre avec l’éclectisme du xixe siècle, les architectes locaux ne pouvaient qu’être séduits par une esthétique donnant des gages de modernité (utilisation du béton armé) tout en restituant aux arts appliqués (issus des métiers d’art et de l’artisanat) une place que leur avait fait perdre l’idéologie romantique du génie créateur.

124L’agglomération donne de nombreux exemples de diffusion des nouvelles modes architecturales dans les années 1920 et 1930. À Sotteville, le cinéma le Trianon, réalisé en 1932, s’impose comme un témoignage parfait du goût géométrique. Le bâtiment allie des lignes architecturales épurées, à une volonté de mise en scène via le graphisme des lettres de l’enseigne ou la répartition des luminaires. Même souci de nouveauté pour la façade des écoles Jean Jaurès à Oissel (architecte Bourrienne, 1933) et Grand-Quevilly (architecte Thomas, 1937) qui, dans des factures différentes, utilisent les apports de l’architecture « art déco ». Au-delà même des bâtiments officiels, l’utilisation systématique du fer forgé dans certains quartiers (Jardin des plantes notamment) témoigne du souci des propriétaires de donner une touche moderne à leurs habitations dans l’entre-deux-guerres. Grilles, balcons ouvragés deviennent des signes commodes de distinction sociale, tout en s’inspirant globalement de l’esthétique décorative des années vingt. La Grande pharmacie du Centre, réalisée place de la cathédrale à Rouen par Fernand Hamelet en 1932 fournira un autre témoignage de l’utilisation du fer forgé.

125La crise économique n’atténue pas ce souci de modernité. Les mairies construites dans les années trente s’inscrivent résolument dans le courant moderne. L’architecte Émile Thomas, déjà auteur du groupe scolaire Jean Jaurès réalise ainsi pour le compte de la jeune équipe municipale socialiste de Grand-Quevilly, le nouvel hôtel de ville (1935). Les lignes verticales du beffroi, les hautes fenêtres de la façade, tout comme le haut-relief républicain témoignent d’une quête de monumentalité propre aux années trente. Les lignes sobres ne sont pas sans évoquer le classicisme de l’architecture d’Auguste Perret. Ailleurs, on cherchera l’inspiration dans l’architecture scandinave, histoire d’allier modernité et identité normande. L’ancienne mairie de Canteleu-Croisset réalisée par les architectes Lefebvre et Leroy en 1937 s’inspire de l’hôtel de ville de Stockholm (beffroi, toiture à pans, utilisation de la brique). Le même Lefebvre réalise en 1935 la mairie du Mesnil-Esnard dont le fronton évoque également l’architecture suédoise. Les industriels ne sont pas en reste comme en témoigne l’usine édifiée à Bonsecours en 1933 pour le compte des Coopérateurs de Normandie. Les frères Remoissonnet réalisent ici un escalier monumental, coiffé d’un parapluie en béton qui n’est pas sans rappeler les réalisations de Frank Lloyd-Wright à Chicago.

126C’est dire que la modernité architecturale sut trouver des voies d’expression à Rouen et dans son agglomération dans le premier xxe siècle. Mais l’oubli partiel dans lequel a été longtemps plongée cette période indique combien les créations en question étaient isolées et finalement assez peu soucieuses d’apparaître comme des manifestes artistiques. Rigueur des lignes et de la composition, modération des audaces décoratives, souci d’intégration au tissu ancien caractérisent la plupart des œuvres produites par les architectes, fussent-elles réalisées par des artistes reconnus comme cette maison de contremaîtres qu’Auguste Perret dessine en 1922 pour la Société André et fils de Grand-Quevilly. La participation locale à la modernité est à ce prix. Il est cependant d’autres domaines de création qui firent débat sous la IIIe République, permettant ainsi à l’historien d’approcher les motivations des commanditaires et l’environnement social et institutionnel de l’art. L’exemple des monuments aux morts constitue ici un objet d’étude commode, dans la mesure où il fournit un échantillon à la fois complet et bien documenté.

Les monuments aux morts ou comment les canons esthétiques s’adaptent aux conditions locales

  • 216 Becker Annette, Les monuments aux morts. Mémoire de la Grande Guerre, Errance, 1988.
  • 217 Loi de finances du 31 juillet 1920.
  • 218 Cf. Vadelorge Loïc, Mémoires de guerres I. La rive gauche de 1870 à 1914, Rouen, District de l’Agg (...)

127Les monuments aux morts de la Grande Guerre ont constitué les projets culturels les plus ambitieux de la IIIe République. La floraison de stèles, pyramides et autres groupes sculptés semble à première vue relever d’une histoire nationale216. On sait que près de 30 000 communes françaises décidèrent de célébrer leurs morts, que l’État les y aida en débloquant des crédits proportionnels à la taille des communes217, que des catalogues de monuments permirent à chacun de s’équiper selon ses moyens, mais en suivant le même type de modèle que son voisin. L’étude locale218 invite cependant à nuancer le tableau d’une commémoration standardisée. Si les monuments aux morts érigés à Rouen et dans sa région ne se démarquent guère de la production nationale, aucun ne se ressemble pour autant, témoignant du souci particulier qui a présidé à leur érection.

  • 219 Turgis Edouard, Souvenirs de l’occupation allemande, Rouen, 1874, rééd. Bertout, 1988.
  • 220 Mémoire d’une ville. Le cimetière monumental de Rouen, Rouen, Société des amis des monuments rouen (...)

128Au demeurant, la guerre de 1914-1918 n’est pas la première occasion pour l’agglomération de célébrer ses enfants morts pour la patrie. Rouen fut particulièrement éprouvée par la guerre de 1870. La ville fut occupée par les troupes prussiennes le 5 décembre 1870, tandis que la banlieue était le siège de combats cruels. Entre le 31 décembre 1870 et le 4 janvier 1870, le château de Robert le Diable, situé sur la commune de Moulineaux au sud de Rouen fut le cadre d’échanges violents qui marquèrent les mémoires locales219. Il fallut cependant attendre de nombreuses années pour voir fleurir des mémoriaux, situés la plupart du temps dans les cimetières. Ainsi à Grand-Quevilly et Saint-Étienne-du-Rouvray en 1896, Oissel en 1898 ou Sotteville-lès-Rouen en 1899. À Rouen même, le monument commémoratif est érigé à l’entrée sud du cimetière monumental. Une jeune femme, hypothétique Marianne sans bonnet phrygien, se tient assise l’épée au flanc, devant un obélisque néoclassique220. À l’orée du xxe siècle, on érigera d’autres monuments à la guerre de 1870, dans un contexte nationaliste plus affirmé. Ainsi à Maromme avec le monument des mobiles en 1906, qui figure un soldat blessé dans un encadrement néogothique. Mais l’ensemble le plus ambitieux voit le jour en 1901 à Moulineaux. Le monument dit du « Qui vive », réalisé par l’architecte Fauquet et le sculpteur Auguste Foucher étonne par sa théâtralisation. Une statue assez conventionnelle de mobile est en effet encadrée d’un décor monumental évoquant les ruines du château de Robert-le-Diable où s’étaient déroulés les principaux combats. Les artistes associent ici dans une vision très romantique, la touche locale (donjon médiéval, encadrement gothique, élément de croisée d’ogive) et la célébration patriotique adoptée ailleurs. Cette volonté d’adapter l’esthétique de la commémoration au lieu caractérisera l’essentiel des monuments érigés entre 1919 et 1940 pour un conflit dont les conséquences humaines furent autrement importantes.

Une mobilisation générale autour d’un projet culturel

129Avant même d’évoquer ce qui pourrait apparaître aujourd’hui comme un patrimoine artistique, il importe de retracer l’intense mobilisation intellectuelle, politique, associative et urbaine que suscitèrent les monuments aux morts de la Grande Guerre. Les archives locales révèlent l’intérêt réel que prit la population aux projets de commémoration. On lit aussi en creux l’affirmation de systèmes de représentation, directement hérités du xixe siècle et qui se ressourcent une dernière fois avant d’être mis en cause par le Front populaire.

130Dès les premiers mois de la guerre, de nombreuses villes décident de célébrer leurs morts et certaines envisagent même d’édifier des monuments. Les premiers voient effectivement le jour au lendemain de la victoire comme à Petit-Couronne (1919), Les Essarts (1920), Mont-Saint-Aignan (1920), Notre-Dame-de-Bondeville (1920) ou Le Houlme (1920) puis La Bouille, Oissel et Grand-Couronne en 1921. D’autres érections seront plus tardives. Rouen attend ainsi 1925 pour son monument aux morts (cimetière Saint-Sever) et 1926 pour son monument à la Victoire (place Foch à l’origine). Saint-Étienne-du-Rouvray inaugure son monument en 1928 tandis que Grand-Quevilly attend 1937 pour en ériger un.

  • 221 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 24 décembre 1915.
  • 222 AN, F21-4874.
  • 223 AMR, 2R5, expositions 1884-1934.
  • 224 AN, F21-4874.

131Les premiers bénéficiaires de cette vague d’érection sont les statuaires, architectes et entrepreneurs locaux. Les édiles municipaux avaient appelé à leur nécessaire contribution dès le temps de guerre. À l’École régionale des beaux-arts, les élèves fréquentant les cours de 1914-1915 renoncent à leurs prix de fin d’année « afin de permettre à la ville de consacrer le montant de la dépense annuelle à l’installation d’une plaque commémorative221 ». En octobre 1915, les élèves de l’école forment un comité de secours pour envoyer des colis à leurs aînés ou camarades mobilisés ou prisonniers en Allemagne. En 1916, une tombola artistique est organisée au bénéfice de ce comité de secours222. Au musée des beaux-arts, 1917 voit la réalisation d’une exposition intitulée Pour les mutilés. Les artistes et réfugiés belges comme Adrien Segers y participent aux côtés de certains membres de l’École de Rouen (Narcisse Guilbert, Eugène Tirvert). Les œuvres célèbrent aussi bien le front (La souffrance de Rotsaert, Vue du front de Guilbert) que la ville (La cathédrale de Vignet, Rouen 1916 de Tirvert). En 1917 encore, une exposition de photographies militaires sera présentée au musée de Peinture223, bientôt suivie de l’exposition des alliés organisée par Georges Lormier. Saisissant l’occasion de célébrer l’alliance avec la Belgique, l’État fera acheter 21 œuvres à l’exposition rouennaise de 1916224.

  • 225 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 13 décembre 1918.

132Après l’armistice, le projet monumental local ne se déploiera que « lorsque tous les artistes mobilisés seront de retour afin qu’ils puissent prendre part au concours225 ». De fait, de nombreux artistes et architectes, formés à l’École régionale des beaux-arts de Rouen participeront au concours du premier monument aux morts. Parmi eux, Roger Pruvost et Juliette Billard, la première femme architecte de France, se verront distinguer au seuil d’une fructueuse carrière locale, en recevant respectivement les second et troisième prix pour leur projet de monument aux morts rouennais.

  • 226 Parmi les concurrents non rouennais on notera la présence de Paul Landowski, père de Marcel Landow (...)

133Pour le monument à la Victoire (cliché 29), un concours restreint fut organisé entre sept artistes connus, dont les deux plus grands statuaires rouennais des années vingt, Alphonse Guilloux et Richard Dufour226. Le projet de Richard Dufour, intitulé Le Victorieux, sera classé troisième derrière celui de Maxime Real del Sarte (Jeanne d’Arc) et d’Ernest Dubois (Normandie). En banlieue, les artistes et artisans locaux auront plus de chance. Le sculpteur rouennais Robert Delandre réalisera les monuments aux morts de Oissel puis de Saint-Étienne-du-Rouvray. L’entreprise Guilloux et Rose réalise le monument du cimetière de Petit-Couronne, tandis que l’entreprise Coquelin réalise celui de La Bouille. À Notre-Dame-de-Bondeville le monument est confié à un architecte rouennais, M. Lequeux tandis que Le Houlme préfère avoir recours au sculpteur Richard Dufour. Le même Dufour travaillera également au monument aux morts de la préfecture.

  • 227 AMR, bulletin municipal mars-avril 1919.

134Les artistes locaux sont aussi mobilisés comme conseillers, recherchés lors de la constitution des jurys. Dans le comité d’exécution du monument du cimetière Saint-Sever, on note ainsi la présence des présidents de la Société des amis des arts, de la Société artistique de Normandie et de la Société des artistes rouennais227. Dans la commission chargée de déterminer le lieu d’érection du monument à la Victoire, on trouve six architectes et le président de la Société artistique de Normandie. Aux côtés des artistes et architectes issus de l’École régionale des beaux-arts se trouvent plus largement la plupart des sociétés savantes locales, qui participent, plus ou moins officiellement aux débats esthétiques et topographiques, très importants à Rouen. Les comités prennent ainsi soin d’associer à leurs travaux, la Société des architectes de la Seine-Inférieure et de l’Eure, l’Académie de Rouen, la Société des amis des monuments rouennais, la Société industrielle de Rouen, la Société pour la protection des sites, le Vieux Rouen, etc. D’autres associations, comme la Société normande de géographie donneront leur avis sur l’emplacement du monument à la Victoire. Enfin, les directeurs des principales institutions rouennaises (bibliothèque municipale, musée des beaux-arts, École des beaux-arts) sont membres naturels des différentes commissions de commémoration aux côtés des critiques d’art du Journal de Rouen (Georges Dubosc) et de La Dépêche de Normandie (Fernand Destin).

  • 228 AMR, 1M3, rapport d’Eugène Le Graverend, 30 janvier 1926.

135D’autres membres de la société culturelle, qu’on n’attendait pas forcément là, seront invités à contribuer à l’hommage aux morts pour la patrie. Ainsi du directeur du Jardin des plantes de Rouen, Eugène le Graverend, appelé en 1926 à réaliser l’aménagement des pourtours du monument du cimetière Saint-Sever. Il présente un projet de dallage « gris-bleu, permettant les compositions harmonieuses des fleurs bleues et mauves à l’été et, à l’automne, l’association des ors, cuivres et bronzes des chrysanthèmes228 ». Ainsi encore du monde musical local, associé aux inaugurations. Outre le concours des harmonies-fanfares rouennaises, on peut ici rappeler la composition d’une Ode à la Victoire par Robert Bréard, un ancien élève de la maîtrise de la cathédrale de Rouen, sur un texte du conseiller municipal Jacques Toutain. Cette œuvre de commande fut jouée pour l’inauguration du monument de la place Verdrel. Même mobilisation évidemment en banlieue où les sociétés musicales et sportives, les patronages, voire les personnalités culturelles sont étroitement associées à l’inauguration des monuments.

136La mobilisation locale déborde cependant très largement du champ artistique ou intellectuel traditionnel. Les monuments aux morts génèrent des débats auxquels participent des éléments très divers de la société locale. La question des choix d’emplacement par exemple ne saurait être réduite à une simple alternative entre le cimetière, la place de l’église ou celle de la mairie. L’exemple de Rouen, qui pousse le débat jusqu’à l’absurde témoigne de la complexité des enjeux de l’érection d’un monument aux morts. On mentionnera pour mémoire un débat, engagé par le conseil municipal de Rouen le 1er décembre 1922, et qui dura plusieurs heures, mobilisant 17 intervenants sur 36 conseillers et établissant ainsi le record culturel de l’entre-deux-guerres.

  • 229 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 mai 1920, discours du m (...)
  • 230 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 mai 1920, intervention (...)

137Si la nécessité commémorative fait l’unanimité au sein d’un conseil municipal acquis à la cause combattante, la question de l’emplacement du monument déclenche les pires querelles, qui ne seront réellement tranchées qu’en 1923, après le changement de maire. Dès le 13 décembre 1918, la Ville de Rouen décide de mettre à l’étude un monument aux morts à élever au cimetière Saint-Sever. Il y a à ce choix une raison très simple. Les Anglais, présents à Rouen dès août 1914, ont obtenu le droit d’inhumer leurs soldats défunts au cimetière Saint-Sever. C’est là qu’ils envisagent, au sortir de la guerre d’élever un mémorial. Dans ces conditions, la ville de Rouen ne peut faire autrement que d’« associer les deux constructions229 ». De fait, un emplacement avait été réservé en 1914 en face des sépultures françaises et alliées pour un projet monumental à définir après la guerre. Très tôt cependant, des voix s’élèvent pour critiquer le choix du lieu. Elles émanent tout d’abord des anciens combattants, qui par l’intermédiaire du conseiller Burel, secrétaire général de l’UNC rouennaise, réclament un emplacement plus pédagogique : « Le monument à élever n’est pas simplement un monument funèbre, c’est aussi un monument glorieux et je crois que sa place serait plutôt marquée dans le centre de la ville où il rappellerait la Grande Guerre aux générations futures. [À Saint-Sever] personne n’ira le voir en raison de sa situation fort éloignée du centre de la ville230. »

  • 231 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 22 septembre 1920.

138On retrouve ici l’opposition du centre et de la périphérie, fondatrice de l’histoire culturelle locale. Il faut cependant bien saisir les ressorts de cette réactivation du mythe culturel du centre-ville. Derrière l’argument civique, on peut en effet lire l’intérêt des commerçants. Les commémorations du 11 novembre amènent dans le centre-ville quantité de figurants (militaires, orphéonistes, édiles, officiels) et de spectateurs, clients potentiels des cafés, brasseries, restaurants et plus largement du commerce local. Parmi les 17 conseillers qui interviennent dans la séance déterminante du 1er décembre 1922, on trouve 3 intéressés de commerce, 1 négociant et 2 entrepreneurs (lobby commerçant) ainsi que 2 ingénieurs, 3 médecins et 2 avocats (lobby des sociétés savantes). Si la société rouennaise s’empare du dossier politique de l’emplacement du monument aux morts c’est parce que le principe de centralité n’a pas été respecté. Cette collusion des savants et des commerçants, déjà observée à travers le Syndicat d’initiative, aura finalement raison de la logique alliée : le 22 septembre 1920, le conseil municipal de Rouen, sur proposition du nouveau maire Louis Dubreuil, décide « d’ériger un second monument dit “À la Victoire et aux morts de la guerre231” ». La querelle de l’emplacement aurait pu se solder par cette démultiplication de la commémoration. Il n’en fut rien car dès lors que le second monument était proposé, l’union sacrée des différentes composantes sociales de la société culturelle locale allait voler en éclat.

  • 232 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 9 février 1923.

139La détermination de l’emplacement du monument à la Victoire devait susciter elle aussi des dizaines de discussions au conseil municipal de 1920 à 1923 avant que le choix ne se porte enfin sur la place Verdrel232. Derrière les anecdotes que représentent ces séances marathon, tantôt houleuses, tantôt lyriques, d’autres fois frisant le ridicule, Rouen révèle le sens social de ses articulations et la fragilité du mythe consensuel qui dirige sa vie culturelle.

  • 233 La Dépêche de Normandie, 13 mai 1920.
  • 234 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 12 janvier 1922.

140Un premier groupe de conseillers opte pour la place Verdrel, place assez étroite et située devant la façade néo-gothique du palais de Justice. Trois arguments sont avancés pour justifier ce choix. Le premier est d’ordre commercial. La place Verdel forme un carrefour entre deux quartiers commerçants du centre-ville, celui des halles de la place du Vieux-Marché et celui des boutiques de la rue de la Grosse-Horloge. La place est d’ailleurs située sur la rue Jeanne-d’Arc, l’axe majeur de circulation nord-sud, dont on sait dès le début des années vingt qu’il reliera la nouvelle gare, en construction, et la Seine. Au sein de ce groupe de conseillers soutenant le choix de la place Verdrel, on trouve quatre négociants (Robert, Vaudour, Boulet, Lagarde). Le second argument est d’ordre patrimonial. Le monument aux morts envisagé permettra de masquer le style néo-gothique de la façade du palais de Justice dont on déplore dans les années vingt la caractère de pastiche raté. Un article anonyme, signé « un vieux Rouennais » (vraisemblablement Georges Dubosc), paru dans La Dépêche de Normandie, vitupère la façade « trop plate et considérée à juste titre comme peu réussie du palais de Justice233 ». Le dernier argument est développé par l’avocat et écrivain Jacques Toutain. Il s’agit ici de mettre en avant la force du rapprochement entre le monument dédié à la justice et celui dédié à la victoire : « La présence muette de la Justice et du droit quotidiens, pourront engendrer utilement les souvenirs d’honneur et de victoire de 1914-1918234. » On trouve là l’expression de la morale républicaine traditionnelle, soucieuse d’incarner sa pédagogie jusque dans la pierre.

  • 235 Le conseiller Germain est né en 1849, le conseiller Morel en 1851, et Jules Malathiré en 1858.
  • 236 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 23 juin 1921.
  • 237 Cf. Chaline Jean-Pierre, Deux bourgeois en leur temps. Documents sur la société rouennaise du xixe(...)
  • 238 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922.

141Le plus sérieux concurrent de la place Verdrel fut le jardin Solférino, situé au croisement de l’axe haussmannien rouennais. Ce choix est défendu par un groupe de conseillers socialement peu homogène, puisqu’on y trouve un industriel, un avocat, un ingénieur civil, un journaliste et un employé. À bien y regarder cependant, un trait commun caractérise ce groupe de pression : l’âge. On a ici affaire aux doyens du conseil municipal de Rouen, dont la moyenne d’âge se situe aux alentours de 70 ans235. L’argumentaire mis en avant par ces conseillers vénérables est la destination artistique du square Solférino, peuplé on l’a vu de statues d’illustres Normands. L’industriel Jules Malatiré, défend ce choix en ces termes en 1921 : « Le square Solférino offre à l’imagination, au bon goût de nos artistes, un site des plus favorables pour réaliser dans ce charmant cadre de verdure un monument gracieux, artistique, digne à la fois du renom de notre ville et des héros que nous voulons glorifier236. » Ici s’exprime l’humanisme néoclassique, caractéristique de la culture bourgeoise du xixe siècle237. Pour ses tenants, nature et culture se mélangent naturellement, le monument aux morts trouvant une place naturelle au sein du Luxembourg normand, à proximité du temple originel que forme le musée-bibliothèque de Rouen. On rapprochera cette argumentation de la trajectoire politique de celui qui la tient, Jules Malatiré, adjoint rouennais à l’Instruction publique de 1896 à 1898, fondateur de l’École de commerce de Rouen, président de section lors des fêtes du Millénaire normand puis président de la Société normande de géographie de 1924 à 1926. On peut y joindre l’argument paternaliste du conseiller Charmois, soulignant que les enfants rouennais fréquentent le jardin : « Ce sera pour eux et même pour leurs bonnes, si besoin est, une excellente leçon de choses238. » De fait, le choix du conseil municipal se portera d’abord sur le jardin Solférino pour lequel par deux fois (17 juin et 23 juin 1921) une courte majorité se dégage (14 voix pour, 14 voix contre le 17 juin, 13 voix pour le 23 juin). La majorité n’était cependant que relative. D’autres projets suscitaient en effet les passions des différents édiles.

  • 239 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922, inter (...)
  • 240 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 9 février 1923.

142Derrière les trois sites de l’île Lacroix, de la place Carnot sur la rive gauche et de la gare de la rue verte, on devine sans peine d’autres groupes de pression qui interviennent dans le processus de décision culturelle locale. Le premier emplacement, défendu par l’ingénieur Frédéric Kopp avec une certaine emphase, renvoie à l’explosion des profits liés aux activités portuaires. Il s’agit pour ce groupe de pression, très discret sur la scène culturelle, de matérialiser artistiquement le décollage portuaire de la cité. Le site de l’île Lacroix est en effet « dans l’axe du fleuve et dans l’axe de la ville et il y restera éternellement parce que la ville s’étendra de droite à gauche d’une façon symétrique par rapport à la Seine ; le monument sera là au centre de l’activité de la cité239 ». Deux mois plus tard, alors que se dessine le projet Verdrel, le même conseiller n’en démord pas : « Aussi grand que Rouen puisse devenir plus tard son fleuve en restera toujours le diamètre240. »

  • 241 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 9 février 1923, la pétiti (...)

143Autre groupe d’intérêt, autre site, celui de la place Carnot sur la rive gauche dont le comité des fêtes envoie une pétition au conseil municipal de Rouen : « La municipalité actuelle, en faisant ce choix donnerait satisfaction entière à la population ouvrière de notre faubourg, si déshéritée et pourtant si travaillante, si peu contaminée par le communisme241. » Malgré ces garanties, on ne trouvera guère de majorité claire pour reconnaître que la rive gauche méritait d’autre monumentalité que celle de ses cheminées d’usine. Un autre emplacement sera défendu un temps par les Amis des monuments rouennais et la Société normande de géographie, celui de la gare de la rue verte. Esthétiquement cet argument avait sa raison d’être, la gare, de style art nouveau, étant l’édifice le plus contemporain du monument à ériger aux morts de la cité. Une situation périphérique ne pouvait de surcroît qu’enchanter les défenseurs de la sacralité de l’hyper-centre monumental. Le peu de place disponible, au regard de l’ampleur attendue de l’édicule et des commémorations à venir, aura finalement raison de cette argumentation. On aurait pu en rester là sans qu’une fois de plus la question johannique ne vienne contaminer le débat culturel. Un dernier emplacement fut en effet défendu au sein du conseil municipal, avec une passion rare, celui de la place du Vieux-Marché de Rouen.

  • 242 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 23 juin 1922. De fait la (...)
  • 243 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922.

144On a dit plus haut la passion du docteur Brunon pour le culte de Jeanne d’Arc et son œuvre de longue haleine en faveur de la réhabilitation de la place du Vieux-Marché (chapitre iv). On ne s’étonnera donc pas de le voir défendre au conseil municipal, à la fois le choix d’une place spécifiquement rouennaise pour honorer les morts et l’association du culte civique au culte johannique. Dès 1921, un groupe de trois conseillers (Brunon, Toutain, Burel) publie et diffuse une petite brochure pour soutenir le choix de la place du Vieux-Marché. Ils réclament un référendum auprès de la population rouennaise mettant en avant la capacité du « forum rouennais » que constitue la place du Vieux-Marché. Selon eux, 100 000 personnes peuvent y être réunies, soit deux fois plus que sur la place Verdrel242. Une pétition de 568 signatures est bientôt déposée sur le bureau du maire en faveur de cet emplacement. Bientôt lâché par Burel et Toutain qui se méfient de sa passion dévastatrice, le docteur Brunon n’en demeure pas moins fidèle jusqu’à la caricature au site du Vieux-Marché : « Quand je serai le seul, je serai celui-là. Vous avez à Rouen une place unique au monde, c’est la place du Vieux-Marché. Puisque vous voulez mettre l’idée en relief, voilà l’idée : Jeanne d’Arc qui a battu l’Anglais, le poilu qui a battu l’Allemand… Vous avez à Rouen le moyen de faire un forum rouennais243. »

145Derrière l’anecdote de cette sortie cornélienne, on perçoit toute la difficulté pour la part la plus traditionnelle de la société culturelle locale d’accorder les injonctions d’une commémoration nationale et les impératifs culturels locaux. Tandis que certains conseillers choisissent des lieux symbolisant la République (devant le palais de Justice), d’autres optent pour des lieux chargés de symboliques locales, qu’elles procèdent de l’économie (le port, la gare), des arts (devant le musée des beaux-arts) ou l’histoire (la place du Vieux-Marché). Mais derrière ces options culturelles, parfaitement maîtrisées par les orateurs, des choix sociaux se font jour. Significativement la rive gauche ou les quartiers populaires périphériques de l’est rouennais ne sont pas retenus par le conseil municipal. Le centre-ville, qui est le centre de la culture légitime, s’impose comme point de rassemblement pour l’ensemble de la cité. On trouve là le signe d’un fonctionnement paternaliste de la culture qui trouve dans l’agglomération de nombreuses occasions de s’exprimer.

146À dire vrai, l’investissement des élites économiques autour des monuments aux morts de la Grande Guerre n’est pas ici neuf. La réalisation du monument de Moulineaux en 1901 avait donné lieu à une mobilisation de souscripteurs à l’échelle de l’agglomération. De l’acteur à succès Albert Lambert (résidant à La Bouille) au président de la cour d’appel de Rouen, Chanoine-Davranches en passant par le notaire Drapeau, de nombreux bourgeois de Rouen avait contribué au succès d’un projet qui dépassait de toute évidence les possibilités d’un modeste village de 315 âmes. Les monuments de l’entre-deux-guerres donneront une nouvelle fois aux notables locaux l’occasion de montrer leur magnificence.

  • 244 Archives municipales de Grand-Couronne, registre des délibérations du conseil municipal, séance du (...)
  • 245 Archives municipales de Petit-Couronne, dossier « Monument aux morts », liste des souscripteurs.
  • 246 Archives municipales de Oissel, 4H2, dossier « Monument aux morts ».
  • 247 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, dossier du monument, séance du comité du 19 janv (...)

147À Grand-Couronne, le comité du monument, constitué en juin 1919 réunit tout ce que la commune compte de notabilités. Du curé à l’instituteur en passant par l’agent voyer, le directeur de la Musique municipale et l’artiste-peintre244 local, tous contribuent à célébrer le prolongement de l’union sacrée. Ce sont pourtant les subsides des hommes de loi (un huissier, un notaire) et plus encore des Aciéries de Grand-Couronne, représentées judicieusement au sein du comité, qui permettent à la ville de se payer le luxe d’un véritable monument. À Petit-Couronne, les deux tiers de la somme nécessaire à l’élévation du monument aux morts seront fournis par six familles bourgeoises, enrichies par l’industrie de l’acier, du textile voire du commerce automobile245. La Ville a néanmoins l’habileté de donner le change, pour éviter le soupçon de paternalisme. On organise en effet une quête publique, sur les principales rues de la cité. Selon le rapporteur du comité d’érection « la quasi totalité des Petits-Couronnais » participe à cette quête, parfois pour des sommes modestes de 0,50 francs voire 0,20 francs. La société des Hauts Fourneaux fournit quant à elle une contribution de 4 000 francs soit le quart du total des dépenses. À Oissel, le président du comité du monument n’est autre qu’Eugène Plantrou (1856-1931), directeur d’une des plus importantes filatures de coton de la ville et maire de la commune de 1912 à 1919246. À Notre-Dame-de-Bondeville, le comité du monument réunit les industriels de la cité (Morin, Anfray, Gresland, Bénelli, Vallois) « qui pendant la Guerre ont aidé la population247 ».

148Dans un climat qui réhabilite le paternalisme, les villes obtiennent donc la mobilisation des élites économiques et intellectuelles, soucieuses de mettre leurs capacités au service de l’ensemble de la population. Ce prolongement de l’union sacrée – du moins de l’union sacrée des élites – permet d’approcher de plus près les termes d’un véritable débat esthétique.

L’occasion d’un débat esthétique

149On a sans doute trop dit des monuments aux morts qu’ils symbolisaient l’avènement d’une production culturelle de masse, se réduisant à quelques types (monuments civiques, patriotiques, funéraires, religieux, pacifistes) et s’appuyant sur une iconographie limitée (palmes, lauriers, casques, obus entre des chaînes). Certes, nombre de ces monuments relèvent bien d’une industrie statuaire, recherchant les économies d’échelle. Mais une différence doit être ici faite entre les sculptures sommaires et reproductibles de certaines villes de banlieues ou des villages et les monuments aux morts des grandes villes qui constituent de véritables œuvres d’art. Rouen et dans une moindre mesure de nombreuses cités de sa banlieue industrielle (Le Houlme, Oissel, Saint-Étienne-du-Rouvray notamment) décidèrent de faire appel à d’authentiques artistes. Les monuments aux morts ne devaient pas seulement être exemplaires, ils devaient aussi être
beaux. En ce sens, ils donnent l’occasion d’approcher les conceptions esthétiques de la société rouennaise au début des années vingt.

150À première vue, les monuments d’ici ressemblent fort aux monuments d’ailleurs. Le vocabulaire architectural employé (stèles, obélisques, tombeaux) tout comme les figures sculptées (poilus, veuves, allégories de la Nation) sont conformes à l’esthétique de l’époque. La facture même des œuvres (symbolique ou réaliste), l’emploi de teintes immaculées (pierre blanche, mosaïque bleu horizon) témoignent d’une participation au deuil de la République. Dans certains cas, ce désir put aller jusqu’au recours à des artistes parisiens. À Grand-Couronne, on fait ainsi appel à un sculpteur majeur de l’entre-deux-guerres, le Grand Prix de Rome Paul Landowski (1875-1961). À Rouen même, les monuments aux morts sont réalisés par des artistes de renommée nationale. L’académicien Raoul Verlet se voit confier le monument aux morts de Saint-Sever tandis que Maxime Real del Sarte, l’un des sculpteurs les plus célèbres des années vingt réalise le monument à la Victoire de la place Foch et le monument aux Forains de la place du Boulingrin.

  • 248 Journal de Rouen, 11 janvier 1920.
  • 249 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 6 octobre 1921.
  • 250 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 15 février 1924.
  • 251 AMR, bulletin municipal, novembre-décembre 1925.

151On pourrait certes s’étonner du choix d’artistes « horsains » pour réaliser les monuments d’une ville on ne peut plus narcissique. Le choix est d’autant plus surprenant qu’un certain nombre de projets, soumis aux jurys et commentés par la presse, affichaient des ambitions régionalistes. On peut en juger à la simple lecture des titres des œuvres proposées : Rothomagus, Léopard de Normandie, Normandie248… En fait, les choix résultent des bienfaits de l’anonymat des concours. Ils durent cependant heurter la sensibilité de certains édiles puisque le maire de Rouen prit la peine d’annexer à la ville, l’architecte parisien Georges Lisch en soulignant « que d’étroits liens de famille le rattachent à notre ville249 ». Pour le monument à la Victoire, certains conseillers vont jusqu’à réclamer que la « dalle mortuaire prévue par l’artiste soit remplacée par un cénotaphe aux armes de la ville250 ». C’est cependant dans la rédaction des discours d’inauguration que réside l’essentiel du processus d’annexion esthétique. Ainsi Louis Dubreuil, lors de l’inauguration du monument à la Victoire de la place Verdrel, n’hésitera pas à interpréter la figure de la Victoire en ces termes : « Et dans un geste maternel, la France les abrite de ses bras, la France sous la figure de l’héroïne au grand cœur, immortel exemple de tous les sacrifices, Rouennaise par sa longue et sublime agonie… Jeanne personnifiant la patrie251. » Ce type d’appropriation locale reste cependant l’exception. Force est de constater que les référents locaux vont ici céder la place aux symboles de la nation.

  • 252 Les vertus de l’Alliance sont également rappelées dans le monument à la Victoire de la place Verdr (...)
  • 253 Cf. Becker Annette, Les monuments aux morts. Mémoire de la Grande Guerre, op. cit., « Maxime Real (...)

152L’érection d’un monument aux morts dans le cimetière Saint-Sever imposait une esthétique en relation avec le site. Dans le jury du concours, se trouvait d’ailleurs l’architecte de la Commission royale des cimetières britanniques, M. Bloomfield, auteur du projet du cimetière britannique de Rouen. Le projet de l’architecte Lisch et du statuaire Verlet fut choisi en partie en raison de sa capacité à célébrer l’Entente cordiale252. Aux angles d’un catafalque, quatre statues de femmes représentent symboliquement les alliés : la France, la Belgique, l’Angleterre et l’Italie. La facture statuaire est ici ouvertement académique. La nudité conventionnelle des figures nationales, toutes flanquées d’animaux ou d’attributs symboliques (coq gaulois, louve romaine, lion du Brabant, trident de l’Angleterre maîtresse des mers), témoigne de la maîtrise d’un sculpteur, Raoul Verlet, alors au faîte de sa carrière et membre de l’Institut. Au demeurant, les trois monuments érigés à Rouen dans les années vingt sont de facture comparable, en dépit de symboliques radicalement différentes. Le monument aux morts du cimetière Saint-Sever s’ordonne autour d’un tombeau (monument funéraire), celui de la place Verdrel autour d’une colonne triomphale (monument patriotique), celui de la place de Boulingrin, destiné à commémorer le martyre des forains s’organise autour d’un char. Dans les trois cas, l’utilisation de figures allégoriques appartenant au répertoire académique est patente. La Victoire ailée du monument Verdrel est assise place du Boulingrin tandis que les lions qui tirent le char de cette même Victoire renvoient au lion belge du monument Saint-Sever. Les figures utilisées (char romain, lion, Victoire, faisceau des licteurs) renvoient à la culture des humanités et constituent les lieux communs de l’esthétique néoclassique. Le registre funéraire caractéristique de l’époque (casques, palmes, lauriers, drapés et linceuls) est bien présent sur les trois monuments253. L’image du deuil (casque vide à Saint-Sever et au Boulingrin, veuve et orphelin place Verdrel) s’exprime ici avec la réserve qui sied à un sacrifice revendiqué. Sur le monument à la Victoire de la place Foch, les poilus sont figurés en position de veille, résolus et hiératiques tels des statues de commandeurs.

  • 254 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, dossier du monument, séance du comité du 3 mars (...)

153Dans l’agglomération, de nombreux monuments participent de cette allégeance à la République, en adoptant une facture sobre et symbolique. Paul Landowski propose à Grand-Couronne une œuvre assez conventionnelle. Au sommet d’une pyramide, un soldat armé marche d’un pas raide, le regard fixé sur l’horizon. Le sculpteur ne fait ici que reprendre un élément de composition. Cet exercice académique, trop isolé sur sa stèle, ne parvient pas à exprimer de grandeur, malgré la gravure des noms des différentes batailles où sont morts les « enfants de Grand-Couronne ». En revanche la mise en scène de l’édifice est remarquable. Dans un cercle quasi fermé par une enceinte végétale, les tombes de soldats « morts pour la France » entourent la statue, lui conférant une incontestable monumentalité. L’atmosphère est au recueillement civique, que les années n’ont pas altéré. Pour Notre-Dame-de-Bondeville, l’architecte Lequeux propose de figurer « la France, la République coiffée du bonnet phrygien, adossée à une pyramide quadrangulaire d’une hauteur de 6 mètres254 ».

154Ailleurs cependant, on se refuse à ces allégories trop froides. Les monuments de Oissel, Le Houlme, Saint-Étienne-du Rouvray, tout en s’inscrivant dans une esthétique funéraire largement diffusée, attestent d’une sensibilité locale au deuil qui semble parfois mettre en cause l’ampleur du sacrifice consenti. À Oissel, Robert Delandre choisit d’associer la représentation d’une scène de combat à une piéta symbolique. La composition en diagonale, bien visible au dos du monument est ambitieuse. Elle permet au sculpteur d’opposer deux scènes complémentaires. Celle de l’assaut (un soldat lançant une grenade) au sommet de l’édifice est traitée de manière réaliste. Le poilu arc-bouté sur le monument traduit la détermination sans faille de la nation. La scène contraste avec la figure classique de la veuve et de l’orphelin, penchés sur le corps d’un soldat mourant. Traitée à l’instar des descentes de croix du xviie siècle, cette seconde scène semble interroger la validité du sacrifice.

155À Saint-Étienne-du-Rouvray (place de l’hôtel de ville), sept ans plus tard, le même Delandre nuance son propos. Les deux groupes sculptés qui gardent la stèle commémorative curieusement tronquée en son sommet, évoquent le départ et le sacrifice du poilu. À la figure noble du soldat et de la famille unie (à gauche) répond la veuve, voilée et portant une dérisoire couronne de lauriers. Cette Victoire endeuillée semble hésiter entre la dignité et l’amertume, témoignant bien de l’évolution de l’opinion publique de la fin des années vingt. Passées les heures d’effervescence nationalistes de l’Armistice et du traité de Versailles (1919), les Français sont progressivement gagnés par le sentiment pacifiste qu’ils cultiveront dangereusement dans les années trente.

  • 255 Cité par Alain Alexandre, dans Le Patrimoine des communes de la Seine-Maritime, Flohic éditions, 1 (...)

156Au Houlme, dès 1920, Richard Dufour (1888-1959) évoque, dans une facture beaucoup plus dramatique le sacrifice démesuré de la nation. Le monument se réduit à une seule scène de combat, traitée en pyramide. À l’héroïsme de la surrection des poilus hors de la tranchée, grenade et baïonnette sorties, corps tordus par l’effort surhumain, est associé la mort qui a déjà fauché l’un des combattants. L’auteur déclare avoir voulu « présenter quelques-uns de ces héros dans un des moments si tragiques, si nombreux, qu’ils ont connu255 ». Monument héroïque ou monument pacifiste ? Le réalisme de la représentation tout comme les propos de l’auteur autorisent les deux interprétations. Une autre œuvre de Dufour, commandée par la préfecture pour honorer ses morts témoigne de la même ambivalence. Le bas-relief représente en effet une scène très réaliste de la guerre de tranchée ; les soldats courbés s’avancent vers un destin aussi certain que douloureux.

  • 256 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, dossier du monument, séance du comité du 3 mars (...)
  • 257 Archives municipales de Petit-Couronne, dossier « Monument aux morts », devis du 10 mai 1919.
  • 258 Archives municipales de Mont-Saint-Aignan, registre des délibérations du conseil municipal, séance (...)
  • 259 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922.
  • 260 Ibidem, intervention de Jacques Toutain.

157Ces quelques exemples indiquent combien les sculpteurs ou les architectes surent composer des œuvres à la fois classiques et différentes les unes des autres. On aurait tort cependant de mettre en avant la seule liberté artistique dans cette affaire créative. Les archives témoignent que les choix furent en partie guidés par les propositions locales. À Notre-Dame-De-Bondeville, le comité du monument à qui l’on présente le projet de monument en mars 1919 en accepte l’idée générale tout en réclamant « des modifications de détail256 ». À Petit-Couronne comme à Mont-Saint-Aignan, le monument est modifié quelques mois après l’inauguration. On rajoute ici « deux marches et un rempant en pierre de Lorraine257 » tandis qu’on enlève là une mosaïque pour la remplacer « par une inscription plus détaillée, plus intime et plus émue, gravée sur une plaque de marbre258 ». C’est cependant à Rouen que les débats esthétiques furent les plus significatifs. Certains conseillers suggérèrent que la fonction civique du monument aux morts devait primer sur sa fonction artistique. Représentant une association locale d’anciens combattants, le conseiller Burel déclara ainsi : « J’estime que nous devons frapper l’imagination de nos enfants par quelque chose de grand plutôt que par quelque chose d’artistique259. » D’autres rejetèrent l’idée de monumentalité : « Honorer notre victoire et nos morts ne consiste pas à créer le colossal d’outre-Atlantique ou d’outre Rhin260. »

  • 261 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 21 avril 1922, interventi (...)
  • 262 AMR, bulletin municipal de Rouen, novembre-décembre 1925.

158Très tôt cependant, l’intention artistique est confirmée. Il faut, dit un conseiller municipal, que « le monument soit digne de la renommée artistique de la ville de Rouen261 ». Le jour de l’inauguration du monument à la Victoire, Louis Dubreuil déclare qu’il « prend part parmi les trésors d’art de notre Rouen262 ». Cette volonté conduisit le conseil municipal à préciser ce qu’il entendait par « artistique ».

  • 263 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 6 octobre 1921.
  • 264 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922.

159Justifiant le choix du projet Lisch pour le cimetière Saint-Sever, le maire de Rouen insiste sur « la noble austérité… les proportions élégantes du monument263 ». Jacques Toutain, définissant le programme statuaire du monument à la Victoire reprend les mêmes termes : « La grande simplicité des lignes s’imposera ; point ou peu de noms ; rien qui choque, embarrasse, écrase : tout au contraire de l’élégance. » Élégance, sobriété, équilibre, c’est aussi une définition de « l’art français qui possède en lui, innés, les éléments les plus gracieux et les plus purs264 ».

  • 265 Sa Jeanne d’Arc au bûcher, donnée à la ville de Rouen en 1928 est au contraire, on l’a dit, de fac (...)

160On le voit, les conseillers municipaux, pétris de culture classique, prônent un art académique et rejettent l’esthétique du mouvement, qu’elle soit d’essence baroque, éclectique ou qu’elle procède de l’art nouveau. Ils cautionnent ainsi le retour à l’ordre des Beaux-Arts. On comprend dès lors un peu mieux le choix d’un Maxime Real del Sarte, artiste néoclassique, déployant une monumentalité contrôlée, appuyée sur des lignes franches (colonne triomphale, hiératisme des silhouettes et des visages)265. On comprend aussi le rejet d’un Dufour, dont la sculpture trop crue, pétrie de pathos était peu en phase avec les goûts rouennais.

  • 266 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922.

161C’est dire que les monuments aux morts de la Grande Guerre constituent bien des œuvres de commande autant que des œuvres d’artistes. Les conditions de réalisation (concours), définissent des limites précises au travail du créateur. Limites du site tout d’abord. Ainsi, place Verdrel, « ce sera la tâche de l’artiste que d’allier cette notion d’une victoire éternellement présente à l’austère physionomie de la place Verdrel266 ». La proximité du cimetière britannique à Saint-Sever imposait un type de monument (cénotaphe, urne funéraire) plutôt qu’un autre (colonne triomphale). Seule la place du Boulingrin, éloignée des sites patrimoniaux laissait les coudées franches à l’artiste. Les exigences esthétiques du pouvoir politique auraient pu se limiter là. Le texte du règlement des concours allait cependant plus loin :

  • 267 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 25 juillet 1919, extrait (...)

« Il est recommandé de conserver au monument un caractère à la fois glorieux et funéraire. Il est indiqué que, tous les ans, la municipalité se propose d’organiser autour de celui ci des réunions patriotiques. Il y aurait peut-être lieu, dans une certaine mesure, de tenir compte de cette intention pour que les orateurs puissent, du monument, prononcer leurs discours à l’abri, de manière à dominer la foule assemblée et à se faire commodément entendre d’elle267. »

  • 268 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 19 novembre 1920, interve (...)
  • 269 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922, inter (...)
  • 270 ABMR, 92N Georges Dubosc, La Dépêche de Rouen, s. d., article vraisemblablement rédigé par Georges (...)

162À ces impératifs techniques allaient bientôt se greffer toute une série de prises de positions balisant dans la presse et au sein du conseil municipal les goûts officiels de la cité. Les exigences portaient d’abord sur la forme du monument. Un conseiller réclama l’intégration d’un « ossuaire » au monument Saint-Sever268, un autre détailla avec précision les limites de recevabilité du monument Verdrel : « Il n’y faudra pas de monument échafaudé sur des amas de pierre, dont l’effet serait lourd et disgracieux. Il y faudra au contraire, une colonne, une stèle, quelques ornements dont la vue seule soit une évocation269. » La presse n’hésitait pas à aller plus loin encore, suggérant que « sur un haut socle à quatre faces, en pierre de Lorraine soit représentée la Victoire, avec, à ses pieds, un poilu expirant pour elle, Victoire gardée aux quatre angles du socle, à hauteur de sa base, par des soldats français, belges, britanniques, américains270 ».

  • 271 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 26 février 1924, interven (...)
  • 272 AMR, 1M3, Maxime Real del Sarte/maire de Rouen, 20 février 1927.
  • 273 Cf. Viala Alain, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, M (...)
  • 274 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 27 juillet 1919.
  • 275 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 20 avril 1923, article 7 (...)

163D’autres exigences portent ensuite sur les matériaux à employer. Au marbre, réclamé par certains édiles se substitue bientôt la pierre, autre gage d’éternité et de sobriété. Un conseiller municipal suggérera en vain d’utiliser des « tubes de canons ennemis271 ». Ce florilège de requêtes devait poser quelques problèmes aux artistes. Maxime Real del Sarte choisit pourtant de ne pas en tenir compte, écrivant au maire de Rouen : « J’ai volontairement remplacé les deux bas-reliefs de bronze par des motifs personnels dans un but d’esthétique272. » Ici s’exprime la liberté du créateur, fruit d’un processus de longue haleine273. Le respect de cette liberté est d’ailleurs réaffirmé dans les textes des concours des monuments aux morts rouennais. Celui du monument Saint-Sever se présente comme « ouvert à tous les artistes de nationalité française » (article 1) et précise que « toute liberté est laissée aux concurrents pour la composition des projets et l’étude de leurs abords » (article 5)274. C’est la même formule qui est utilisée pour le concours du monument à la Victoire, cette fois sans aucunes limites275. Les pratiques édilitaires locales ne respecteront cependant pas toujours ces déclarations de principe. On apprend ainsi que le projet initial de Maxime Real del Sarte fut modifié pour

  • 276 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 15 février 1924.

« […] tenir compte des objections de plusieurs de nos collègues : la frise des boucliers de Mars a été supprimée, les têtes du groupe central s’enlèvent plus nettement sur le fût même de la colonne, la hauteur de la base a été légèrement diminuée, la veuve, au lieu de présenter son enfant à la patrie, s’appuie sur elle dans l’attitude de la douleur, la béquille du soldat mutilé est enguirlandée de lauriers276. »

164Par ces rectificatifs, le monument abandonnait ses signes misérabilistes et réalistes pour une facture expressément allégorique.

  • 277 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 24 février 1922.
  • 278 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 24 février 1922… sous-ent (...)

165On le voit, la liberté de l’artiste dut parfois composer avec les conceptions – sinon le projet – esthétiques du conseil municipal. Ce dernier sut s’exprimer en amont comme en aval du projet statuaire. Certains conseillers municipaux s’alarmaient cependant de cette vanité culturelle de leurs collègues. Louis Dubreuil s’insurgea ainsi en 1922 contre la possibilité d’ouvrir un concours esthétique embarrassé de conditions minimales : « Nous ne pouvons pas leur dire [aux artistes] que nous voulons une colonne277 ! » Son collègue Jules Malatiré n’hésitait pas à aller plus loin, reconnaissant à l’artiste la possibilité de choisir l’emplacement de son projet : « Nous n’avons pas le droit d’imposer un emplacement aux artistes278… »

  • 279 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922, inter (...)
  • 280 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922.
  • 281 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922, inter (...)
  • 282 AMR, 1M3, rapport favorable du 20 décembre 1923.
  • 283 Ibidem.
  • 284 Ibidem, intervention de Louis Dubreuil.

166La multiplication des requêtes finit d’ailleurs par aboutir à de telles contradictions qu’on décida d’avoir recours à l’arbitrage… des artistes ! Hésitant entre deux sites également justifiables, la place Verdrel et le jardin Solférino, le conseil demande d’abord l’avis d’une commission extra-municipale locale comprenant les « principaux artistes de Rouen279 ». Mais le caractère jugé peu marqué du vote rendu en faveur de la place Verdrel (12 voix contre 5) laissait trop planer le doute sur sa légitimité. Aussi, certains conseillers réclamèrent un arbitrage parisien, suivant en cela les propositions du négociant Charmois : « Il n’y a aucune honte pour nous à nous retrancher derrière l’avis que pourraient nous donner des sommités artistiques reconnues, choisies, incontestables et incontestées280. » Très significativement, c’est l’un des plus ardents défenseurs de l’idée régionale, qui va le plus loin dans celle du recours parisien, réclamant que les conseillers fassent le « serment des Horaces de tenir compte du jugement de hautes personnalités artistiques de Paris281 ». L’avis de la commission des Monuments historiques fut également requis282. Cette question de délégation culturelle divise cependant le conseil municipal de Rouen. Certains, à l’instar de Metellus Brabant, refusent « l’appel à des artistes283 ». D’autres s’en tiennent aux avis des artistes rouennais en acceptant avec pragmatisme leurs incohérences : « Les avis des artistes sont comme les avis des médecins, quelquefois contradictoires284. » On consultera finalement sept artistes, trois originaires de Paris et quatre originaires de Rouen. Trois seulement accepteront de répondre à la convocation municipale et le projet sera finalement décidé par le seul conseil municipal, sans doute las de tergiverser.

167C’est dire la complexité du débat artistique occasionné par la construction des monuments aux morts. C’est bien la question, très moderne, des limites de l’intervention du champ politique dans la sphère créative qui s’esquisse ici. L’art ne constitue pas cependant une fin en soi pour les élus locaux de cette époque. Il n’est qu’un moyen d’affirmer des conceptions sociales et politiques. En ce sens, la lecture politique des monuments aux morts permet de vérifier les limites de l’union sacrée et du consensus culturel local de l’immédiat après-guerre.

168Deux cas de figures très tranchés se présentent ici ; d’une part, Rouen où un large consensus politique s’établit autour de la commémoration et ce malgré les tracasseries résultant des clivages politiques ; d’autre part les communes de l’agglomération ouvertes au socialisme et qui se tournent très tôt vers le pacifisme.

  • 285 Cf. Pessiot Guy, Histoire de Rouen de 1900 à 1939 en 800 photographies, Rouen, Éd. du P’tit Norman (...)

169Le choix de Maxime Real del Sarte pour la réalisation du monument principal de Rouen, celui de la place Verdrel, reflète nettement l’option nationaliste, alors dominante au sein du conseil municipal. La légende locale veut que les deux soldats représentés sur ce monument soient des portraits de Charles Maurras et de del Sarte lui-même, monarchiste convaincu. Sans aller jusqu’à prétendre que ce monument est un manifeste royaliste, on soulignera néanmoins que ses lignes rigides et sa colonne triomphale massive ne pouvaient déplaire aux anciens combattants de l’UNC qui disposent dans le conseil municipal de sérieux appuis. Lors du retour des troupes, en juillet 1919, des arcs de triomphe éphémères sont érigés en divers points de la cité285. L’optique revancharde qui triomphe lors de la signature des traités de Versailles s’exprime sans réserve à Rouen au début des années vingt.

  • 286 AMR, 1M3, B. de Coquereaumont/maire de Rouen, 22 octobre 1925.

170Déjà, le monument aux morts du cimetière Saint-Sever avait donné le ton puisqu’on avait choisi le maréchal Pétain pour poser la première pierre. Quatre ans plus tard, l’inauguration du monument à la Victoire devait se dérouler sous le signe de la polémique, en plein épisode cartelliste. C’est en effet le président du conseil, Paul Pain­levé qui devait présider à la cérémonie. Face à cette présence du « défaitiste de 1917286 », l’extrême droite locale se déchaîne. Les Jeunesses patriotes, animées à Rouen par Jean Guégen, organisent une vaste campagne de protestation anti-cartelliste que la municipalité tarde à endiguer. La chute du troisième cabinet Painlevé, le 22 novembre 1925, aura finalement raison de la polémique. L’extrême droite locale ne désarme cependant pas. Le monument à la Victoire, loin d’être ce monument consensuel et patrimonial que promettaient les édiles au début des années vingt, devient en pratique le centre de l’affirmation politique des droites rouennaises. Ponctuellement, certains mouvements pourront même s’opposer aux associations d’anciens combattants. En 1926 par exemple, les sections rouennaises de l’Action française et du Faisceau des combattants et des producteurs décident de fleurir le monument à la Victoire et se heurtent à l’UNC qui contrôle le déroulement des cérémonies. La Dépêche de Normandie, organe du parti radical-socialiste, saute sur l’occasion pour dénoncer les agissements factieux.

  • 287 On notera au passage que le radical André Marie, contrairement à ce qu’en disent ses biographes, n (...)

171Les radicaux-socialistes entrent au conseil en 1925. Ils se servent de la question du monument aux morts comme argument politique afin de démontrer à la fois leur attachement aux valeurs combattantes et l’incapacité de la municipalité locale (atermoiements, collusion avec l’extrême droite) à gérer la mémoire de la guerre. Parmi les arguments utilisés, le plus souvent purement politiciens287, on retiendra celui d’un Georges Métayer, dénonçant le sens du banquet d’inauguration du monument à la Victoire et esquissant par là même une ligne pacifiste, bien isolée au sein du conseil municipal dans les années vingt :

  • 288 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 12 novembre 1925.

« La guerre et la victoire ont fait tant de victimes qu’on peut se demander s’il n’y aurait pas mieux à faire que de se réunir autour d’une table fasteusement servie… Dans tous les cas, si l’on voulait un banquet le soir, j’estime qu’il aurait dû être largement démocratique… Il aurait été préférable de grouper 5 ou 600 personnes dans une grande salle et que ces personnes soient vraiment les artisans de la victoire288… »

172Malgré les prises de position des radicaux et les manifestations bruyantes de l’extrême droite, la commémoration suscite ici une profonde et durable adhésion. Localement on compte huit associations d’anciens combattants, toutes créées au sortir de la guerre. Leur poids est conséquent au sein même du conseil municipal. Sur les 36 conseillers élus en décembre 1919, 14 ont été mobilisés pendant la Première Guerre mondiale et 3 (Morel, Peulvé, Cerné) ont participé activement aux œuvres de guerre rouennaises. Sur ces 17 conseillers, 3 ont été blessés au front dont le futur maire de Rouen, Louis Dubreuil, exemple même de ces « gueules cassées » de l’entre-deux-guerres. 10 conseillers municipaux ont reçu la Croix de guerre et 6 la Légion d’honneur pour faits militaires. Plus encore, on notera l’héroïsme de guerre. Quatre élus locaux de l’après-guerre (Dubreuil, Lancesseur, Marais et Valin) se sont engagés volontairement, lors même qu’ils étaient, compte tenu de leur âge, de leurs fonctions ou de leur situation familiale, dégagés de la mobilisation. Parmi eux, Lucien Valin, juriste de formation, élu maire de Rouen le 16 juillet 1914 et qui ne reprendra ses fonctions que le 4 janvier 1919.

  • 289 Antoine Prost fait au contraire remarquer que dans la plupart des villes les associations d’ancien (...)

173Les associations d’anciens combattants ne se détournent pas ici de la vie politique locale289. Parmi les conseillers de 1919, on trouve en effet deux représentants importants de l’UNC, association d’anciens combattants classée à droite, en la personne du journaliste Paul Burel, secrétaire général du groupement normand et surtout de Jacques Toutain, l’un des fondateurs nationaux de l’association, président du groupe de la Seine-Inférieure qui compte 30000 adhérents en 1919. D’autres conseillers comme Ferdinand Charmois (vice-président du 39e régiment d’infanterie) ou Louis Dubreuil (président fondateur de la section rouennaise de l’Union fraternelle des blessés de guerre) représentent des associations moins prestigieuses. On notera enfin, et la chose est capitale, que ces édiles anciens combattants, participent aussi à des associations ou à des comités culturels et sont donc amenés à prendre position sur ces affaires de la cité (question du Théâtre des arts, salons des artistes locaux, subventions aux écoles de musique et aux orphéons, voire construction d’une piscine municipale, établissement d’un budget sportif). Outre Louis Dubreuil et Lucien Valin, dont on a déjà dit le caractère lettré, il faut ici signaler que le comptable Ferdinand Charmois est le président du cercle orphéonique Boieldieu, l’une des premières chorales d’hommes de la cité, tandis que Paul Burel, directeur de la Tribune de Rouen est membre de l’Association des écrivains combattants. Ce personnel est cependant dominé par la figure tutélaire de Jacques Toutain.

  • 290 Certaines de ses oeuvres théâtrales seront créées par les patronages rouennais (L’Aurore, vie de S (...)
  • 291 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 28 août 1925.

174Ce notaire rouennais, conseiller municipal jusqu’en 1929, fut l’un des pivots de la société culturelle rouennaise des années vingt. Son œuvre littéraire et théâtrale s’appuie en grande partie sur le souvenir de la guerre comme en témoignent le titre de ses pièces, La douleur, présentée au patronage Saint-Philippe Néri en 1919 ou l’Ode à la Victoire, jouée lors de l’inauguration du monument à la Victoire de la place Verdrel. Ce catholique fervent290 partagera ses interventions au conseil municipal entre la défense des anciens combattants et celle du théâtre lyrique et surtout dramatique. Dans l’un et l’autre cas, il prône l’intervention municipale contre le désengagement libéral, propre à la droite traditionnelle. En ce sens, il s’accorde souvent avec son alter ego radical-socialiste, l’avocat André Marie, jeune bachelier en 1915, envoyé au front l’année suivante et également animateur de sections locales d’anciens combattants. En 1925, ils déposent même conjointement une proposition d’initiative réclamant à propos du projet monumental qu’un « avis consultatif soit pris auprès des sociétés locales de combattants et de mutilés de la ville291 ».

175On le voit le phénomène ancien combattant a des résonances intellectuelles non négligeables. Il saura imposer un rythme de commémoration à la vie culturelle locale et dirigera la période « d’après-guerre » qui s’étale de 1919 à 1925. La vie culturelle du début des années vingt est tout entière placée sous le signe de la commémoration. L’élection de Louis Dubreuil à la tête de la municipalité en 1922 est à cet égard significative. Lors de la première réunion du conseil municipal qu’il préside, il tranche dans la querelle de l’emplacement du monument à la victoire. Parallèlement à ce travail de deuil, la vie culturelle locale du début des années vingt perpétue l’exaltation « versaillaise » de la victoire.

  • 292 ADSM, 4T223, De Vesly/préfet de la Seine-Inférieure, 22 avril 1919.
  • 293 ADSM, 4T223, De Glatigny/préfet de la Seine-Inférieure, 28 décembre 1920.

176La joie et le recueillement qui accompagnent l’armistice du 11 novembre puis les traités de paix de l’été 1919, investissent la plupart des lieux traditionnels de la culture locale. Institutions et associations sont mises à contribution, parfois jusqu’à l’absurde comme le musée départemental des Antiquités, contraint d’accepter en 1919 un « don d’objets exécutés par les soldats français dans les tranchées » et à « envisager d’aménager une petite salle spéciale pour recueillir les souvenirs de la guerre franco-allemande292 ». Dès 1920, le conservateur Louis Deglatigny fera remarquer que « la présence de ces objets ne serait justifiée ni par l’ancienneté, ni par le caractère artistique et qu’ils exigeraient un emplacement assez grand dans un musée déjà à l’étroit293 ».

  • 294 AMR, bulletin municipal, novembre-décembre 1920.

177Lors des fêtes commémorant l’armistice de Rethondes et le cinquantenaire de la République, les directeurs des grands théâtres rouennais (Théâtre des arts, Théâtre français, Tivoli, Cirque) offrent des milliers de places aux associations de mutilés de guerre et aux militaires. Les directeurs de cinéma (Omnia, Olympia, Innovation, Éden-Théâtre, Royal-Palace, Renaissance) organisent des matinées gratuites294. Les représentations du Théâtre des arts et du Français s’achèvent inévitablement par l’exécution de La Marseillaise par l’ensemble de la troupe. Pour le 14 juillet 1920, des orphéons rouennais (Musique municipale, harmonie de Rouen-Saint-Sever, Volontaires de Rouen) se produisent aux quatre coins de la cité (défilés, concerts aux jardins de l’hôtel de ville, des plantes, Martainville, du parc Gaillard-Loiselet). De leurs côtés, les comités de quartier organisent des défilés et des retraites aux flambeaux.

  • 295 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 22 octobre 1920.

178On notera le caractère consensuel de ces cérémonies de l’immédiat après-guerre. Les parcours et les stations (discours, inaugurations de plaques) sont étudiés pour contenter aussi bien le centre que la périphérie. La tradition culturelle locale laisse la place à l’impératif de cohésion civique. Jamais sans doute la rive gauche n’aura fait l’objet d’autant de soins. Les défilés, les concerts d’harmonies, voire les représentations théâtrales s’y succèdent. La collaboration entre les différentes instances du culturel est également remarquable. Alors que le préfet de la Seine-Inférieure avait négligé d’assister au Te Deum de la victoire en novembre 1918, les cérémonies de 1920 font alterner le civil et le religieux (sonneries de cloches des églises, cérémonies sur le parvis de la cathédrale, messes et offices catholiques, protestants – Temple Saint Eloi – et juifs – Synagogue). On soulignera également la volonté de s’adresser au peuple via les défilés militaires ou les spectacles de guignols. Lors même qu’on renonce aux trop coûteux feux d’artifice, on n’hésite pas à mettre en scène la ville pour le cinquantenaire de la République : « Nous avons dû rechercher ce qui serait susceptible de donner à foule la satisfaction la plus grande et nous avons pensé que de brillantes retraites… au son des marches entraînantes à la lueur des torches et des feux aux mille couleurs, la joie débordante pourra se donner libre cours295. » La mise en scène passera aussi ici par l’éclairage des monuments civils (hôtel de ville, musée, Théâtre des arts, bureau d’octroi, hôtel de police, place Saint-Sever).

  • 296 Archives municipales de Petit-Quevilly, registre de délibérations du conseil municipal, séance du (...)
  • 297 Archives municipales de Petit-Quevilly, registre de délibérations du conseil municipal, séance du (...)
  • 298 Archives municipales de Grand-Quevilly, registre de délibérations du conseil municipal, séance du (...)

179Pourtant, à quelques kilomètres de cette ville célébrant la grandeur de la République et la revanche sur la Prusse, certaines cités ouvrières de banlieue offrent un autre visage commémoratif. De nombreuses communes négligent en effet, au sortir de la guerre d’ériger un nouveau monument aux morts. À Petit-Quevilly, on se contente par exemple de dresser au cimetière des plaques où les noms des victimes sont inscrits autour d’une inscription à connotation pacifiste : « Souvenez-vous ils sont morts pour la dernière des guerres. » Le conseil municipal s’en tient à cette seule intervention, refusant même un projet de monument aux morts, proposé par l’Association amicale des mutilés et susceptible de porter « une devise de revanche296 ». Certains conseillers avaient même opté pour un rejet de toute forme de commémoration : « Notre argent sera mieux placé en l’employant à secourir les veuves et les orphelins qu’à ériger des statues297. » Dans la commune voisine de Grand-Quevilly, on se contente également d’apposer des plaques commémoratives sur le monument de la guerre de 1870. Il faut attendre le Front populaire et le mandat du socialiste Tony Larue pour voir la commune se doter d’un monument « afin de perpétuer décemment le glorieux souvenir des combattants obscurs qui ne sont pas revenus298 ». Ces lapsus commémoratifs ne relèvent évidemment pas du hasard, d’autant que des communes rurales comme La Bouille ou Mont-Saint-Aignan, bien moins favorisées que leurs voisines industrielles se dotent rapidement de monuments aux morts. Il faut clairement lire les refus ou les retards comme l’expression d’un rejet de la culture républicaine d’après-guerre et de l’union sacrée.

  • 299 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre de délibérations du conseil municipal, séan (...)
  • 300 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre de délibérations du conseil municipal, séan (...)
  • 301 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre de délibérations du conseil municipal, séan (...)

180Sotteville-lès-Rouen, qui fut sans doute la commune où la sensibilité socialiste était la plus ancienne, témoigne amplement de ce rejet. En 1919 la commune, dirigée par le socialiste Eugène Tilloy refuse d’accorder à la Jeunesse sportive sottevillaise le droit d’apposer une plaque commémorative sur la façade du monument aux morts érigé en 1899. Le maire annonce la pose de plaques municipales mais en juin 1920 rien n’est fait. Sommé de s’expliquer par les associations d’anciens combattants, « la Ville pense que le monument érigé dans le cimetière pour commémorer la mémoire de ses concitoyens morts pour la Patrie peut très bien servir à perpétuer également le souvenir de ceux tués ou disparus pendant la guerre 1914-1919299 ». Le monument sera bouchardé, poli et l’on inscrira sur ses faces, les 722 noms des soldats sottevillais morts au front. Cette commémoration modeste doit se lire au regard de l’histoire d’une ville dont le pacifisme et l’antimilitarisme sont patents avant la guerre. Au moment de l’érection du monument aux morts de la guerre de 1870, un conseiller municipal avait même proposé d’ajouter à la devise « Honneur et Patrie », « à nos concitoyens morts pour la patrie et aux victimes du travail300 ». Un an plus tard, la ville achète six exemplaires de L’Armée contre la nation, pamphlet antimilitariste d’Urbain Gohier. Cet achat, condamné par le préfet est revoté par le conseil municipal, invalidé par le ministère de l’Intérieur et revoté une troisième fois par le conseil301. C’est au regard de ce climat idéologique qu’il faut interpréter le rejet d’une commémoration d’envergure de la Grande Guerre.

181Sotteville, Grand et Petit-Quevilly attestent ainsi des limites de la culture consensuelle de l’après-guerre. La saga des monuments aux morts permet de toucher du doigt d’autres systèmes de représentation, bref une autre culture que celle qui domine à Rouen sous la IIIe République. En mettant l’accent sur le recueillement, la construction de la mémoire et la matérialisation du souvenir de la guerre, Rouen célèbre à travers ses monuments glorieux la victoire d’une culture classique et d’un régime établi. D’autres villes semblent néanmoins refuser un triomphalisme qu’elles jugent déplacé. L’accent mis ici sur la célébration du peuple, des veuves et des orphelins invite à pousser plus avant dans l’analyse des problématiques culturelles propres à la IIIe République. La question de la démocratisation culturelle constitue, au terme de l’analyse, l’autre thème fondateur de la période, parfait contrepoint de la réaffirmation du système de valeurs classiques dans l’entre-deux-guerres.

Notes

1 Fraigneau Amédée, Rouen bizarre, Rouen, Schneider Frères, 1888, rééd. Éditions du P’tit Normand, 1980, p. 74.

2 Renaudin André, Océanic Bar, Rouen, s. éd., 1984, rééd. illustrée de dessins de Pierre le Trividic.

3 Fraigneau encore note : « Et si, par une belle soirée, au sortir d’une représentation à succès, quelque noctambule se hasarde sur les quais, il entend sortir de derrière les fûts et les sacs de grains nouvellement débarqués, des voix chevrotantes qui exécutent le grand air de Charles VI, le duo de Faust, un motif de Rigoletto. Quant à la Favorite, elle triomphe sur toute la ligne » (op. cit., p. 75).

4 Abbad Fabrice, La France des années vingt, Paris, Armand Colin, Cursus, 1993, p. 179. Cf. le chapitre « Le temps et l’espace », p. 45-64.

5 Pour reprendre une formule sociologique de l’époque. Cf. Goblot Edmond, La barrière et le niveau, Paris, 1924.

6 Cf. Ory Pascal (dir.), La censure en France à l’âge démocratique. Survivance ou déclin (1848-1994), actes du colloque de Bourges, 11-13 mars 1994, Bruxelles, Complexe, 1997.

7 Salabert Louis, « Le film corrupteur », Paris, 1921, cité dans Abbad Fabrice, La France des années vingt, Paris, Armand Colin, Cursus, 1993, p. 63.

8 AMR, bulletin municipal de Rouen, juillet-août 1920.

9 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 27 février 1925.

10 Cf. Mollier Jean-Yves, « Le roman populaire dans la bibliothèque du peuple », La lecture et ses publics à l’époque contemporaine. Essais d’histoire culturelle, Paris, PUF, Le Noeud gordien, 2001.

11 AMR, bulletin municipal de Rouen, juillet-août 1920.

12 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séances du 17 février, 18 février et 24 février 1922.

13 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 25 novembre 1926, décision prise à l’initiative de Jean Baudouin.

14 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 novembre 1928.

15 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séances du 20 juin 1919 (500 francs accordés) et du 14 novembre 1919 (budget primitif de 1920, 1 500 francs accordés).

16 AMR, 2R6, « Théâtre français », arrêté municipal du 16 juin 1920.

17 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 25 novembre 1926.

18 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 30 décembre 1926.

19 Ibidem. Parmi les défenseurs de Louis Stréliski et de sa programmation éclectique, on trouve les radicaux-socialistes Marie, Métayer, Richard mais aussi des conservateurs comme Canonville-Deslys et Jacques Toutain. Le camp des opposants comprend les démocrates-chrétiens Maurisset et Facque, alliés ici avec les libéraux hostiles aux subventions culturelles non patrimoniales comme le docteur Brunon. On vérifie ici que la politique culturelle se joue du clivage droite-gauche.

20 AMR, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 29 août 1873, citée dans la séance du 30 octobre 1881.

21 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 avril 1926, intervention de Jacques Toutain.

22 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 avril 1926, intervention de Roger.

23 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 avril 1926, intervention de Louis Dubreuil.

24 Cf. la description des systèmes de censure de l’époque moderne à la IIIe République dans Chartier Roger et Martin Henri-Jean (dir.), Histoire de l’édition française, t. 2 : Le Livre triomphant 1660-1830, Paris, Fayard-Le Cercle de la Librairie, 1990.

25 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 avril 1926.

26 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 26 novembre 1925, proposition d’initiative du groupe de conseiller précité.

27 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 mars 1891.

28 Duchemin Pierre, Histoire de Saint-Étienne-du-Rouvray, Rouen, Lestringant, 1892, p. 357.

29 AMR, registre de délibérations du conseil municipal, séance du 7 novembre 1884, intervention de M. Fauquet.

30 Cf. Ferry Luc, Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Paris, Grasset, 1992.

31 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 20 octobre 1922, intervention de Morel.

32 Ibidem, intervention de Brunon.

33 Ibidem, intervention de Kopp.

34 Murard Lion et Zylberman Patrick, L’hygiène dans la République. La santé publique ou l’utopie contrariée. 1870-1918, Paris, Fayard, 1996.

35 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 20 octobre 1922, intervention de Brunon.

36 Ibidem, intervention de Kopp. De tels propos témoignent de l’avancée d’une réflexion sur l’aménagement régional, quarante ans avant la création de la Datar. Elles sont contemporaines de la théorie des cités-jardins. En 1903, Georges Benoît-Lévy fonde la Société française des cités-jardins. Ses idées sont reprises en banlieue parisienne dans les années vingt et trente par Henri Sellier, maire de Suresnes et président de l’Office d’HBM. Cf. Howard Ebenezer, Tomorrow : a peaceful path to real reform, Londres, 1898, traduit en français sous le titre Les cités jardins de demain, Paris, Dunod, 1969 et pour le cas français, Merlin Pierre, Les villes nouvelles en France, Paris, PUF, 1991.

37 Cf. Saunier Pierre-Yves, « Haut-lieu et lieu haut : La construction du sens des lieux. Lyon et Fourvière au xixe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 40, avril-juin 1993, p. 202-227 ; Duchet Claude (dir.), « La ville et son paysage », Romantisme, 83, 1994, p. 135 et Bertho-Lavenir Catherine, La roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, 1999.

38 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 6 mars 1925, proposition de Frédéric Kopp. Ce Havrais d’origine alsacienne, diplômé de l’École nationale des arts et métiers d’Aix, héros de la Grande Guerre, entre au conseil municipal en 1919. Il est alors ingénieur-expert et s’occupe pour le conseil municipal de Rouen des questions techniques (adduction d’eau, reconstruction de la gare de la rive droite, construction d’une piscine municipale). Ces caractéristiques techniques – il est par ailleurs membre de la Société industrielle de Rouen et de l’Union des sociétés industrielles de France – ne l’empêchent pas de s’intéresser aux questions culturelles. Il publiera ainsi une trentaine de brochures sur des sujets économiques, politiques ou géographiques.

39 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 26 novembre 1925.

40 La plupart des arguments développés par les conseillers Kopp et Brunon dans les années vingt se retrouvent aujourd’hui dans les programmes électoraux des gauches rouennaises, socialistes, communistes ou écologistes. Cf. le programme électoral du socialiste Yvon Robert, universitaire, candidat aux élections municipales de Rouen en juin 1995, élu maire de Rouen à l’issue du scrutin, Rouen pour tous, 2, 1995.

41 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 19 août 1881.

42 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 novembre 1884.

43 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 31 mars 1922.

44 Dominique Poulot note : « Pas de monuments historiques au sens moderne du terme sans obsession de leur perte possible, voire probable, imminente », in « Naissance du monument historique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 32, juillet-septembre 1985, p. 448.

45 L’Architecture et la construction dans l’Ouest, 2, septembre 1897, p. 17.

46 Choay Françoise, L’allégorie du patrimoine, op. cit., p. 103.

47 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 27 août 1920.

48 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 19 novembre 1920.

49 Chaline Jean-Pierre, « Transformations et mutations », Mollat Michel (dir.), Histoire de Rouen, Toulouse, Privat, 1979, p. 316-317.

50 Cf. De Caso Jacques, David d’Angers : L’avenir de la mémoire. Étude sur l’art signalétique à l’époque romantique, Paris, Flammarion, 1988.

51 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 3 décembre 1920.

52 Cf. Deschamps Philippe, « De Mont-Saint-Aignan à la Grand Mare. Histoire des plateaux nord de Rouen », Connaître Rouen, vol. 4-2, Rouen, Lecerf, 1980, p. 1-28.

53 Villerme Louis-René, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Paris, 1840. Nouvelle édition par Chaline Jean-Pierre et Demier Francis, Paris, EDI, 1990. Blanqui Adolphe, Des classes ouvrières en France pendant l’année 1848. Mémoire de l’Académie des sciences morales et politiques, Paris, Firmin Didot, 1850, t. VII. Noiret Charles, Mémoire d’un ouvrier rouennais, Rouen, 1836.

54 « La rivière, qui fait de ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise, coulait en bas, sous lui, jaune, violette ou bleue entre ses ponts et ses grilles. » Flaubert Gustave, Madame Bovary, Édition Garnier 1961, p. 10.

55 Quoist Michel, La ville et l’homme. Rouen. Étude sociologique d’un secteur prolétarien, Paris, Éd. ouvrières, 1952.

56 Gracq Julien, La forme d’une ville, Paris, José Corti, 1985, rééd. Pléiade, t. 2, p. 830.

57 Quoist Michel, La ville et l’homme. Rouen. Étude sociologique d’un secteur prolétarien, op. cit., p. 119.

58 Spalikowski Edmond, Âme et aspects de Rouen, Rouen, Maugard, 1934, p. 113.

59 Des Vignes Rouges Jean, Rouen l’orgueilleuse, Paris, Albin Michel, 1926, p. 179.

60 Enlart Camille, Rouen, Paris, H. Laurens, les villes d’art célèbres, 1928, p. 20.

61 Delarue-Mardrus Lucie, Rouen, Rouen, Henri Defontaine, 1935, p. 109.

62 Chirol Pierre, Rouen. 1939, Grenoble, B. Arthaud, 1946, p. 173-174.

63 Spalikowski Edmond, Âme et aspects de Rouen, op. cit., p. 193.

64 Il faut attendre l’administration de Jean-Lecanuet, maire de Rouen de 1968 à 1992, pour voir une réelle volonté de réhabiliter la rive gauche comme espace culturel. Cette politique, récente se manifeste dans les années soixante-dix par la création d’un centre commercial et culturel (salle de spectacle, bibliothèque, discothèque), équipement intégré d’envergure (centre Saint-Sever). La réussite de cette opération ne devait cependant pas convaincre le maire qui lança à la fin des années quatre-vingt, le vocable de « rive sud » comme pour mieux promouvoir un tropisme culturel que les Rouennais n’ont jamais véritablement entériné. Le débat centre-périphérie fut également au cœur de la campagne électorale municipale de 1995. La victoire du socialiste Yvon Robert peut aussi se lire sous cet angle géographique. Cf. Zappi Sylvia, « Le changement de majorité à Rouen relance la coopération intercommunale », Le Monde, 14 juillet 1995. Plus près de nous, les projets d’implantation d’équipements culturels sur la rive gauche (Muséum dans le quartier du Jardin des plantes, médiathèque dans le quartier de la Sablière) suscitent de fortes réticences. La victoire de Pierre Albertini aux municipales de 2001 relance le débat. Le centre Saint-Sever est restructuré en 2002 et la construction d’une médiathèque à la Sablière est confirmée par la nouvelle municipalité, malgré une forte opposition de la société culturelle locale.

65 La rive droite représente une superficie de 1 400 hectares. Cf. Archives Acad.R, candidature au prix Bouctot, 1937, étude sur quelques questions d’hygiène urbaine intéressant la ville de Rouen, Louis Dubreuil/Académie de Rouen, 6 novembre 1937.

66 « Les maisons monstres en acier aux États-Unis », L’Architecture et la construction dans l’Ouest, 5, décembre 1897, p. 55.

67 Lefort Lucien, La décentralisation dans l’enseignement pratique de l’architecture, Congrès international des architectes, 1899, p. 2.

68 Cohen Jean-Louis, Années 30. L’architecture et les arts de l’espace. Entre industrie et nostalgie, Paris, Éditions du Patrimoine, 1997.

69 Cf. le cliché in Ragon Michel, Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes, t. 2 : Naissance de la cité moderne, Paris, Seuil, 1991, p. 158.

70 Archives municipales de Mont-Saint-Aignan, dossier subvention aux associations, Exposition internationale de 1937, tract de présentation du pavillon normand.

71 CAUE/Communauté de l’agglomération rouennaise, Architecture du 20e siècle dans l’agglomération rouennaise, Darnétal, Éditions Petit à Petit, CAUE-CAR, 2002, p. 71 et 98.

72 ADSM, 97J27, arrêté de nomination du 20 novembre 1923.

73 Cf. ADSM, 97J29.

74 Cf. ADSM, 97J24.

75 Cf. ADSM, 97J21.

76 ADSM, 97J24, Chirol Pierre, « L’architecture va-t-elle mourir ? », Journal de Rouen, 2 janvier 1934. Le titre est en fait emprunté à Camille Mauclair, article de la Nouvelle Revue critique, s. d. Dans le 97J22 on trouve un autre article de Camille Mauclair, « L’architecture bolcheviste », Le Figaro, 9 janvier 1933.

77 Journal de Rouen, 17 janvier 1929.

78 Cf. ADSM, 97J9.

79 Le Régionalisme normand, 3, juin 1929, p. 4.

80 Cf. ADSM, 97J27.

81 ADSM, 97J19, discours autographe de Pierre Chirol, s. d.

82 Fondée en 1889, l’Association provinciale des architectes (AP) regroupe 33 sociétés régionales. Elle tient en 1929 son congrès à Rouen.

83 Sur la question de la dérive du régionalisme des années 1930 vers l’engagement vichyste des années 1940, voir la thèse de Faure Christian, Le projet culturel de Vichy, Lyon, Presses universitaires de Lyon-CNRS, 1989, cf. « Pour une architecture de tradition », p. 126-131.

84 Dictionnaire national des contemporains, article Pierre Chirol, s. d., p. 139.

85 AMR, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 8 juillet 1881.

86 Trintzius René, « Le musée de Rouen ou une demi-heure avec Mr Guey », La Normandie illustrée, janvier-mars 1928.

87 La Dépêche de Normandie, 11 octobre 1923, article d’Edmond Spalikowski.

88 ABMR, règlement de la bibliothèque municipale de Rouen, article 909. La première version de cet article, parue en 1889, était cependant plus élitiste dans sa formulation : « Le bibliothécaire de service fera expulser au besoin toute personne qui ne se présenterait pas en tenue décente et propre. »

89 ADSM, 97J12.

90 ADSM, 97J12.

91 Journal de Rouen, 27 juin 1936.

92 Centre de Documentation du Muséum d’histoire naturelle de Rouen, dossier Henri Gadeau de Kerville.

93 Journal de Rouen, 13 mars 1937.

94 Ambar, catalogue de l’exposition Les Fleurs, les animaux dans l’art français du XVIIe-XVIIIe siècle, Rouen, musée des beaux-arts-Aide aux familles nombreuses, mai 1936.

95 ABMR, 92N Joseph Payenneville, concert célébrant le centenaire de la mort de Beethoven le 15 février 1927 et gala de danse du 26 mai 1927.

96 AMR, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 3 juin 1881.

97 Arrêté municipal du 8 mai 1899.

98 Une délibération de 1918 la nomme toutefois « commission des souvenirs historiques ». AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 8 novembre 1918.

99 Cf. ADSM, 4T140 (pour la période 1919-1936 : 96 dénominations) et AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, 1936-1939 (6 dénominations).

100 Milo Daniel S., « Le nom des rues », Nora Pierre (dir.), Les Lieux de Mémoire, II, La Nation, Paris, Gallimard, 1986, t. 3, p. 283-315.

101 Marec Yannick, « Le monde ouvrier, santé et protection sociale à Rouen du milieu du xixe siècle à 1914 », Prévenir, 18, 1989 et Nourrisson Didier, Le Buveur du xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1990.

102 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 21 mars 1924.

103 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 août 1929. Il s’agit des rues Agasse, Bureau, Juste Demanoir, Braquehais-Verdrel, Cognacq Jay, Auguste Guéroult).

104 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 30 mars 1933.

105 Cf. à titre de comparaison le panthéon statuaire établi par Gardes Gilbert, Le monument public français, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1994, p. 74-76.

106 Le centenaire pastorien de 1995 rappelle combien le mythe Pasteur fut orchestré par la République et son école.

107 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 19 mai 1922.

108 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 24 octobre 1924.

109 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 28 novembre 1929

110 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 17 octobre 1935.

111 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 24 octobre 1924. Notons que le nom d’Edouard Delamare Debouteville est soutenu par une partie du conseil municipal contre une autre. La première fait circuler à cet effet une pétition. 21 conseillers la signeront. Parmi eux, on trouvera l’industriel Malathiré et l’ingénieur Frédéric Kopp.

112 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 30 janvier 1936.

113 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séances du 28 novembre 1929 et du 27 novembre 1930.

114 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séances du 29 août 1930 et du 31 mars 1932.

115 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 30 décembre 1931.

116 Rappelons ici que depuis 1816 tout hommage municipal doit obtenir le consentement de l’État.

117 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 30 janvier 1936.

118 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 5 février 1936.

119 On notera ainsi l’attribution par la municipalité Dubreuil du nom de Gustave Robert, conseiller conservateur de la ville pendant un demi-siècle, à une place de Rouen. Dix ans plus tard, la gauche radicale revenue au pouvoir honorera l’un de ses hérauts, Maurice Nibelle (1860-1933), en donnant son nom à une nouvelle école maternelle de la rue des Capucins ADSM, 4T140 et AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séances du 20 avril 1923 et du 27 avril 1934.

120 Dictionnaire indicateur des rues et places de Rouen, Rouen, 1819.

121 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 26 juillet 1918.

122 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 8 novembre 1918.

123 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 8 novembre 1918.

124 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 31 août 1867.

125 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 26 novembre 1919.

126 Ibidem.

127 Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, Société libre d’émulation du commerce et de l’industrie de la Seine-Inférieure, Société rouennaise de bibliophilie, Société historique de Normandie, Société des amis des monuments rouennais.

128 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 19 mai 1922.

129 Ibidem

130 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 28 août 1922.

131 Le dossier concerne aussi la commune de Mont-Saint-Aignan qui comprend l’essentiel du tracé de la rue. Edouard Fortier, ancien sénateur mort en 1915 habitait le quartier Saint-André qu’il n’hésitait pas à gratifier de ses libéralités. Malgré un avis défavorable de la Commission départementale des antiquités (12 mai 1916) qui souhaitait que le nom de « Chemin des Cottes » soit maintenu au nom de « l’intérêt historique et archéologique », avis appuyé par le préfet (27 mai 1916) la commune persiste et signe (6 juin 1916). Là encore, la ville tranche en acceptant pour la partie haute de la rue, le maintien de la désignation « chemin des cottes » et pour la partie basse la nouvelle désignation de « rue Edouard Fortier, accompagnée de l’inscription ancien Chemin des Cottes ». On ne dispose pas de la réaction de la Poste !

132 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 5 juin 1939.

133 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 avril 1927.

134 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 23 avril 1929.

135 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 25 juillet 1929.

136 Journal de Rouen, 5 février 1936.

137 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 31 mars 1882.

138 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 31 mars 1882.

139 Niderst Alain, « Corneille au temps de Jules Ferry. Le bi-centenaire de 1884 », Études normandes, 1, 1984, p. 73-87.

140 Cette oeuvre majeure, la plus importante de la cité, date de 1834. Elle résulte d’une commande la Société libre d’émulation du commerce et de l’industrie de la Seine-Inférieure.

141 Agulhon Maurice, Marianne au combat : L’imagerie et la symbolique républicaine de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979 et Marianne au pouvoir. L’imagerie et la symbolique républicaine de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, 1989.

142 ADSM, 4T144, délibération du conseil général, séance du 19 avril 1882.

143 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 2 mars 1926, discours d’André Marie.

144 Ibidem. Pour l’occasion, on restaurera même la statue, le porte-plume de Carrel, disparu, étant remplacé par le ferronnier Tois.

145 AMR, bulletin municipal de Rouen, juillet-août 1926.

146 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 2 mars 1926.

147 La Dépêche de Normandie, 2 juillet 1928.

148 AMR, 1M3, discours d’inauguration du monument à Jean Revel, 1er juillet 1928.

149 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 avril 1927.

150 Journal de Rouen, 2 juillet 1928.

151 Frédéric Bérat, auteur et chansonnier est célèbre pour avoir écrit Ma Normandie. Son frère fut professeur au lycée Corneille de Rouen.

152 Hargrove June, « Les statues de Paris », op. cit., p. 252.

153 On la retrouve notamment à Dijon. Cf. Poirrier Philippe et Vadelorge Loïc, « La statuaire provinciale sous la IIIe République. Une étude comparée : Rouen et Dijon », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 42-2, avriljuin 1995, p. 240-269.

154 AMR, bulletin municipal de Rouen, novembre-décembre 1928.

155 Hargrove June, « Les statues de Paris », op. cit., p. 247.

156 La Bibliographie des travaux de Georges Dubosc 1876-1927, Rouen, Defontaine, 1931 comprend 350 pages.

157 Vadelorge Loïc, « Culture patrimoniale et commémoration. L’exemple de Georges Dubosc », Études normandes, 3, 1992, p. 51-72.

158 AMR, dossier « Georges Dubosc », Louis Dubreuil/Auguste Leblond, 27 mars 1928.

159 AMR, dossier « Georges Dubosc », Auguste Leblond/Louis Dubreuil, 5 avril 1928.

160 Ibidem.

161 Journal de Rouen, 29 avril 1929.

162 Tout Rouen, 1er mai 1960.

163 Spalikowski Edmond, « Discours d’inauguration du buste de Jean Revel », Journal de Rouen, 2 juillet 1928.

164 Ibidem.

165 Cf. Vadelorge Loïc, Les statues de Rouen, xixe-xxe siècles. Connaître Rouen-VII, 1999.

166 AMR, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 30 octobre 1881.

167 167. AMR, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 13 février 1891, intervention d’Eugène Fauquet.

168 Spalikowski Edmond, Âme et aspects de Rouen, Rouen, Maugard, 1934, p. 151.

169 Journal de Rouen, 24 décembre 1922.

170 AMR, registre de délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 31 janvier 1914.

171 AMR, registre de délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 20 février 1914.

172 AMR, registre de délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 mars 1914.

173 AMR, registre de délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 20 janvier 1922, intervention de Morel. La Veuve joyeuse, opérette de Franz Lehar est le succès incontesté de la période 1910-1914.

174 AMR, registre de délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 31 janvier 1934, intervention d’Eugène Hérout.

175 Rose Cécile, Le théâtre lyrique en Normandie entre les deux guerres : 1918-1939, op. cit.

176 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 3 février 1927.

177 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 décembre 1927.

178 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 juillet 1927. Les propositions de diminution émanaient du directeur du Théâtre lui-même, qui souhaitait réduire de 48 à 43 les musiciens et de 30 à 25 les choristes.

179 Brocardé au contraire par Rouen-Gazette qui adopte à l’encontre du Belge de Loose une ligne xénophobe… ce qui avait l’avantage de susciter un débat lyrique local donc de faire de la publicité au Théâtre des arts.

180 Goubault Christian, La musique, les acteurs et le public au Théâtre des arts de Rouen 1776-1914, Rouen, CRDP, 1979 et Rose Cécile, Le théâtre lyrique en Normandie entre les deux guerres : 1918-1939, thèse de doctorat de musicologie, université Paris IV-Sorbonne, 1989, 3 tomes, multigr.

181 Et au-delà nationales. Jean-Charles Asselain rappelle que si la production industrielle et le revenu national retrouvent le niveau de 1913 en 1924, il faut attendre la seconde moitié des années vingt pour que l’économie française rejoigne « sa droite de trend », c’est-à-dire le niveau de production normal s’il y avait eu croissance régulière de 1913 à 1929. Asselain Jean-Charles, « Les déséquilibres de l’après-guerre (1918-1929) », Histoire économique de la France, t. 2, op. cit., p. 25.

182 La période marque également l’apogée de l’inflation, l’indice des prix passant de 157 en 1925 à 227 en 1930, ce qui pouvait fonctionner à la fois comme un avantage (budget d’investissement amorti) et comme un inconvénient (charges de fonctionnement de plus en plus lourdes).

183 À en croire la musicologue Cécile Rose « le plus remarquable est peut-être que cette affaire colossale fut réalisée avec le seul secours des forces locales, la troupe se chargeant de tous les rôles, si l’on excepte les interventions de M. Forti, ténor de l’opéra-comique pour le rôle de Siegfried », cf. Rose Cécile, Le théâtre lyrique en Normandie entre les deux guerres : 1918-1939, op. cit., p. 486.

184 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 23 mars 1927, intervention de M. Sanguin.

185 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 23 février 1928.

186 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 25 janvier 1934.

187 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séances du 30 janvier, 25 juin, 23 novembre 1936.

188 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 27 février 1936.

189 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 27 février 1936.

190 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 19 janvier 1933.

191 Klein Jacques-Sylvain, « Peinture : l’effervescence rouennaise au siècle naissant », Études normandes, 4, 1989, p. 55-61.

192 Cette conférence sur « le sublime moderne » eut lieu au Grand Skating de l’île Lacroix le 23 juin 1912. Quoique systématiquement mentionnée dans les « histoires » de l’École de Rouen, on peut rester sceptique sur son rôle à moyen terme.

193 Cordier William et Dominique, Conversations avec, Rouen, Médianes, 1990, p. 170.

194 ADSM, 80J1, assemblée générale du 30 juin 1921.

195 ADSM, 80J1, assemblée générale du 16 juillet 1920.

196 Dubosc Georges, « Le mouvement artistique », Assises littéraires, artistiques et scientifiques de Caumont, Rouen, 1923.

197 Sur la diffusion et la réception locales de l’art contemporain, cf. Reneau Serge, « La modernité en ses musées ou la politique artistique et scientifique des musées du Havre (1944-1983) », Sociabilité, culture et patrimoine, Cahiers du GRHIS, 4, 1996, p. 79-97.

198 Letailleur Alain, Sept peintres de l’École de Rouen, Paris, Gallerie Letailleur, 1990, p. 27.

199 Ibidem, p. 28.

200 Ibidem.

201 Cf. Lespinasse François, L’École de Rouen, Rouen, Fernandez, 1980, annexes.

202 Un historien d’art objecterait sans doute que la facture fauve des « vues de Rouen » d’un Robert-Antoine Pinchon diffère des vues impressionnistes d’un Albert Lebourg ou d’un Joseph Delattre. Voire, car le soin mis par tous les artistes à permettre l’identification de la ville (pans de bois, flèche de la cathédrale) indique leur souci d’ancrage dans une tradition d’offre et de demande esthétique.

203 Archives municipales de Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 5 août 1881.

204 AMR, bulletin municipal de Rouen, juillet-août 1922.

205 ABMR, 92N Henri Paulme, discours prononcé lors de la remise des prix à l’École régionale des beaux-arts de Rouen, 13 octobre 1927.

206 AMR, bulletin municipal de Rouen, septembre-octobre 1920, discours du 7 octobre 1920.

207 Anonyme, « Compte rendu du XXVIe salon de la société des artistes rouennais, mai-juin 1935 », Artistes et écrivains normands, mai 1935, p. 218.

208 ADSM, 8OJ1, procès-verbal du comité de direction de la Société des artistes rouennais, séance du 3 décembre 1932.

209 ADSM, 8OJ1, procès-verbal du bureau de la Société des artistes rouennais, séance du 13 février 1932 : « Mr Guey trouve qu’il est temps que nous éliminions les gens encombrants » et 80J3, procès-verbal du conseil d’administration, séance du 8 novembre 1930 : « Devant la pauvreté des oeuvres présentées aux concours d’admission depuis plusieurs années le président propose l’élargissement du terrain d’action de la Société des artistes rouennais. »

210 ADSM, 80J1, procès-verbal de l’assemblée générale de la Société des artistes rouennais, séance du 22 novembre 1930.

211 Ibidem, proposition votée par 22 voix contre 15 et qui entraîne la démission de Richard Dufour, membre de la Société des artistes normands.

212 On n’a trouvé aucune information sur ce sujet dans les archives de la Société des artistes rouennais, les procès-verbaux des années 1939-1940 n’ayant pas été conservés. Après la guerre toutefois, la société s’intitule Société des artistes rouennais et de Normandie.

213 Statuts, donnés dans L’Architecture et la construction dans l’Ouest, 1, août 1897, p. 1.

214 L’Architecture et la construction dans l’Ouest, 1, août 1897, p. 2-4.

215 Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Éditions Crès, 1923.

216 Becker Annette, Les monuments aux morts. Mémoire de la Grande Guerre, Errance, 1988.

217 Loi de finances du 31 juillet 1920.

218 Cf. Vadelorge Loïc, Mémoires de guerres I. La rive gauche de 1870 à 1914, Rouen, District de l’Agglomération rouennaise, Histoire(s) d’agglo, 9, 1999 et Mémoires de guerres II. La rive gauche de 1914 à 1940, Rouen, District de l’Agglomération rouennaise, Histoire(s) d’agglo, 10, 1999.

219 Turgis Edouard, Souvenirs de l’occupation allemande, Rouen, 1874, rééd. Bertout, 1988.

220 Mémoire d’une ville. Le cimetière monumental de Rouen, Rouen, Société des amis des monuments rouennais, 1997, p. 63.

221 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 24 décembre 1915.

222 AN, F21-4874.

223 AMR, 2R5, expositions 1884-1934.

224 AN, F21-4874.

225 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 13 décembre 1918.

226 Parmi les concurrents non rouennais on notera la présence de Paul Landowski, père de Marcel Landowski, directeur de la Musique et de la Danse dans le cabinet Malraux.

227 AMR, bulletin municipal mars-avril 1919.

228 AMR, 1M3, rapport d’Eugène Le Graverend, 30 janvier 1926.

229 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 mai 1920, discours du maire, Lucien Valin.

230 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 mai 1920, intervention de Burel.

231 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 22 septembre 1920.

232 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 9 février 1923.

233 La Dépêche de Normandie, 13 mai 1920.

234 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 12 janvier 1922.

235 Le conseiller Germain est né en 1849, le conseiller Morel en 1851, et Jules Malathiré en 1858.

236 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 23 juin 1921.

237 Cf. Chaline Jean-Pierre, Deux bourgeois en leur temps. Documents sur la société rouennaise du xixe siècle, Rouen, Société de l’histoire de Normandie, 1977.

238 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922.

239 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922, intervention de Frédéric Kopp.

240 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 9 février 1923.

241 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 9 février 1923, la pétition est lue lors de cette séance. Ironie de l’histoire, le monument à la victoire a été récemment réinstallé sur cette place Carnot.

242 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 23 juin 1922. De fait la plus grande des commémorations de l’entre-deux-guerres, les cérémonies du Ve centenaire johannique, se dérouleront pour l’essentiel sur la place du Vieux-Marché.

243 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922.

244 Archives municipales de Grand-Couronne, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 23 juin 1919.

245 Archives municipales de Petit-Couronne, dossier « Monument aux morts », liste des souscripteurs.

246 Archives municipales de Oissel, 4H2, dossier « Monument aux morts ».

247 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, dossier du monument, séance du comité du 19 janvier 1919.

248 Journal de Rouen, 11 janvier 1920.

249 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 6 octobre 1921.

250 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 15 février 1924.

251 AMR, bulletin municipal, novembre-décembre 1925.

252 Les vertus de l’Alliance sont également rappelées dans le monument à la Victoire de la place Verdrel sur deux basreliefs en bronze représentant respectivement l’accueil rouennais des réfugiés belges et l’arrivée à Rouen des troupes anglaises.

253 Cf. Becker Annette, Les monuments aux morts. Mémoire de la Grande Guerre, op. cit., « Maxime Real del Sarte », p. 24-29.

254 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, dossier du monument, séance du comité du 3 mars 1919.

255 Cité par Alain Alexandre, dans Le Patrimoine des communes de la Seine-Maritime, Flohic éditions, 1997, t. 2, p. 978.

256 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, dossier du monument, séance du comité du 3 mars 1919.

257 Archives municipales de Petit-Couronne, dossier « Monument aux morts », devis du 10 mai 1919.

258 Archives municipales de Mont-Saint-Aignan, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 8 novembre 1920.

259 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922.

260 Ibidem, intervention de Jacques Toutain.

261 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 21 avril 1922, intervention de Gallais.

262 AMR, bulletin municipal de Rouen, novembre-décembre 1925.

263 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 6 octobre 1921.

264 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922.

265 Sa Jeanne d’Arc au bûcher, donnée à la ville de Rouen en 1928 est au contraire, on l’a dit, de facture symbolique.

266 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922.

267 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 25 juillet 1919, extrait du règlement du concours pour le monument aux morts de Saint-Sever, article 5.

268 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 19 novembre 1920, intervention de Charmois.

269 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922, intervention de Toutain.

270 ABMR, 92N Georges Dubosc, La Dépêche de Rouen, s. d., article vraisemblablement rédigé par Georges Dubosc qui apparaît aujourd’hui comme une préfiguration du monument de Maxime Real del Sarte. On sait par ailleurs les liens qui unissaient les deux hommes et on ne peut exclure une campagne de presse comme prélude au choix des édiles.

271 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 26 février 1924, intervention de Lancesseur.

272 AMR, 1M3, Maxime Real del Sarte/maire de Rouen, 20 février 1927.

273 Cf. Viala Alain, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985 ; Heinich Nathalie, Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Minuit, 1993 et Pommier Edouard, L’art de la liberté. Doctrines et débats de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1991.

274 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 27 juillet 1919.

275 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 20 avril 1923, article 7 du concours.

276 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 15 février 1924.

277 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 24 février 1922.

278 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 24 février 1922… sous-entendu dans le jardin Solférino.

279 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922, intervention de Louis Dubreuil.

280 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922.

281 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er décembre 1922, intervention du docteur Brunon.

282 AMR, 1M3, rapport favorable du 20 décembre 1923.

283 Ibidem.

284 Ibidem, intervention de Louis Dubreuil.

285 Cf. Pessiot Guy, Histoire de Rouen de 1900 à 1939 en 800 photographies, Rouen, Éd. du P’tit Normand, 1982, p. 94.

286 AMR, 1M3, B. de Coquereaumont/maire de Rouen, 22 octobre 1925.

287 On notera au passage que le radical André Marie, contrairement à ce qu’en disent ses biographes, n’hésitait pas à utiliser son passé d’ancien combattant à des fins électorales, comme la plupart de ses compétiteurs.

288 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 12 novembre 1925.

289 Antoine Prost fait au contraire remarquer que dans la plupart des villes les associations d’anciens combattants se détournent rapidement de la vie politique. Prost Antoine, Les anciens combattants et la société française, Paris, PFNSP, 1977, 3 volumes.

290 Certaines de ses oeuvres théâtrales seront créées par les patronages rouennais (L’Aurore, vie de Saint-Cécile, interprétée par le groupe des jeunes filles noëllistes en 1922), d’autres seront jouées au Théâtre des arts ou au Théâtre français. Cf. Dictionnaire biographique, industriel et commercial de la Seine-Inférieure, Rouen, Allain et Fils, 1929, p. 279.

291 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 28 août 1925.

292 ADSM, 4T223, De Vesly/préfet de la Seine-Inférieure, 22 avril 1919.

293 ADSM, 4T223, De Glatigny/préfet de la Seine-Inférieure, 28 décembre 1920.

294 AMR, bulletin municipal, novembre-décembre 1920.

295 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 22 octobre 1920.

296 Archives municipales de Petit-Quevilly, registre de délibérations du conseil municipal, séance du 17 août 1922.

297 Archives municipales de Petit-Quevilly, registre de délibérations du conseil municipal, séance du 2 avril 1919, intervention de M. Duey. Le même conseiller, vraisemblablement militant socialiste dénonce en août 1919, l’intervention américaine en ces termes : « En réalité ils n’ont entré en guerre que pour mieux nous ruiner. »

298 Archives municipales de Grand-Quevilly, registre de délibérations du conseil municipal, séance du 30 décembre 1937.

299 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre de délibérations du conseil municipal, séances du 12 août 1920 et du 24 août 1920.

300 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre de délibérations du conseil municipal, séance du 8 octobre 1898.

301 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre de délibérations du conseil municipal, séances du 27 juillet 1899, 29 août 1899, 3 novembre 1899.

© Presses universitaires de Rennes, 2005

Licence OpenEdition Books

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search