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Rouen sous la IIIe République

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Loïc Vadelorge

Deuxième partie. La culture en débats

Chapitre IV. Religion et culture : un magistère implicite et contesté

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Berstein Serge et rudelle Odile (dir.), Le modèle républicain, Paris, Presses universitaires de Fr (...)
  • 2 chaline Nadine-Josette (dir.), Le diocèse de Rouen-Le Havre, Paris, Beauchesne, 1976, p. 271-280.
  • 3 Journal de Rouen, 25 novembre 1930, article de René-Gustave Nobécourt.

1L’intérêt manifeste des républicains pour les questions d’éducation et de loisirs ne peut se comprendre indépendamment de la question cléricale, axe majeur d’organisation du débat politique entre 1880 et 1940. De Jules Ferry à Léon Blum, en passant par Clemenceau, le régime s’applique à contester la place de l’Église dans la société. L’affirmation d’un « modèle républicain1 » laïque culmine avec la loi de Séparation des Églises et de l’État en 1905. L’expulsion des congrégations enseignantes et la question des inventaires ont laissé de lourdes traces dans la France de l’Ouest. À Rouen, la présence d’un des rares archevêques républicains de la Belle Époque, Mgr Fuzet, a sans doute autorisé une « Séparation dans le calme2 ». Mais le souvenir de la fracture est vivace et ravivé par le retour de l’anticléricalisme à l’heure du cartel des gauches. En 1930 encore, le critique littéraire catholique du Journal de Rouen évoque la Séparation en des termes émus : « Trente ans après, comme cette histoire nous semble monstrueuse. Une telle haine, aussi tenace, aussi acharnée, aussi basse3 ! »

  • 4 Voir à titre de comparaison pour les questions intellectuelles Milbach Sylvain, Les prêtres érudit (...)

2Force est pourtant de constater que ces attaques répétées n’entament guère le potentiel culturel de l’Église. Le clergé et plus largement les catholiques rouennais restent des acteurs incontournables de la vie culturelle locale sous la IIIe République. Leur place se lit aussi bien dans la création architecturale ou musicale que dans la formation, via les nombreux patronages. Elle se lit aussi dans l’intensité et la qualité du débat intellectuel suscité par les cercles d’études dès la Belle Époque. Rouen n’est certes pas atypique de ce point de vue mais la vitalité artistique et intellectuelle de son Église est sans doute plus développée qu’ailleurs4. Différentes raisons peuvent justifier cet état de fait.

  • 5 Chaline Nadine-Josette, « Pratique religieuse et vie religieuse en Haute-Normandie aux xixe et xxe(...)

3La vivacité de la foi rouennaise tout d’abord. Au sein des différents pays qui composent le diocèse, la ville de Rouen et le pays de Caux au nord demeurent dans l’entre-deux-guerres « profondément pratiquants5 ». Comme l’a montré Nadine-Josette Chaline, ni la Séparation de 1905, ni les condamnations du Sillon en 1910, puis de l’Action française en 1926, n’ébranlent le bastion catholique rouennais. Fêtes religieuses et pèlerinages (en particulier à Bonsecours) seront très suivis jusqu’au milieu des années trente. Les bourgeoisies locales et notamment l’élite intellectuelle de la cité demeurent très attachées au culte catholique. Tout au long de la période, on trouvera ainsi de grandes figures catholiques au sein de la vie culturelle rouennaise, qu’elles émanent du clergé comme l’abbé Cochet, les chanoines Loth, Jouen, Tougard, Prudent, Bourdon, Coutan ou de la société civile comme le docteur Raoul Brunon, l’architecte Pierre Chirol, le bâtonnier Henri Hie, le directeur du Journal de Rouen Jean Lafond, l’entrepreneur Georges Lanfry ou le journaliste René-Gustave Nobécourt.

  • 6 Brière Max, « Bernanos en 1913-1914. Une grande figure de la presse rouennaise », Études normandes(...)
  • 7 Cf. Nobecourt Jacques, Le colonel de la Rocque 1885-1946 ou les pièges du nationalisme chrétien, P (...)
  • 8 Chaline Nadine-Josette, « Culture physique et apostolat de la jeunesse chez Edward Montier », Étud (...)
  • 9 Guerin Yannick, Des démocrates chrétiens en Seine-Inférieure. La Confédération française des trava (...)

4Ces catholiques ne forment cependant pas un groupe homogène. La diversité des options idéologiques est ici à l’origine d’un débat de qualité, opposant les deux branches ennemies du Sillon et de l’Action française. Les catholiques les plus conservateurs se retrouvent à la Belle Époque autour du Nouvelliste de Rouen, de l’Union Jeanne d’Arc puis d’un hebdomadaire local de l’Action française, L’Avant-garde de Normandie, confié en 1913 au jeune Georges Bernanos6. Ils resteront très influents dans l’entre-deux-guerres, au-delà même de la condamnation de 19267. Aux antipodes de ce courant réactionnaire, on trouve à Rouen des clercs ouverts au progrès et au ralliement à la République. Des guides spirituels s’imposent comme Edward Montier, disciple de Marc Sangnier et maître à penser de toute une génération intellectuelle de l’entre-deux-guerres8. Les sillonnistes rouennais, pour s’être soumis en 1910, n’en demeurent pas moins très actifs sur le plan politique. Dotés d’organes de presse exposant leurs idées (le mensuel Vers l’avenir de 1917 à 1924, l’hebdomadaire Le démocrate de Normandie ensuite), ils se répartissent entre une aile gauche, affiliée à la Jeune République et membre du Rassemblement populaire et une aile centriste qui adhère au parti démocrate populaire en 19249. Aux élections municipales de 1925, le parti démocrate populaire place trois candidats à Rouen : André Delivet, Gaston Maurisset et Robert Facque. Ce dernier fait figure de chef de file des démocrates chrétiens en Seine-Inférieure. Aux législatives de 1928, il obtient 28 % des voix et à celles de 1932, 36 % des voix. Mais ces scores sont insuffisants pour le faire élire. Les différentes élections des années trente (municipales, cantonales, législatives) voient l’affaiblissement politique du parti démocrate populaire qui tombe à moins de 6 % des suffrages en 1936.

5Cette politisation des catholiques pouvait apparaître comme une source de fragilité. Il n’en fut rien, dans la mesure où les autorités archiépiscopales sauront jouer les conciliateurs, en refusant de soutenir, du moins officiellement, une faction plutôt qu’une autre. Certes les archevêques de Rouen sous la IIIe République présentent des visages politiques variés. Le cardinal de Bonnechose (1858-1883) était proche du régime bonapartiste. Lui succéderont des archevêques plus favorables au ralliement à la République comme Mgr Thomas (1884-1894), Mgr Sourrieu (1894-1899) et surtout Mgr Fuzet (1899-1915) que certains accuseront de liens avec la Franc-maçonnerie. Au modéré cardinal Dubois (1915-1920) succédera un archevêque controversé, le monarchiste Dubois de la Villerabel (1920-1936), proche de l’Action française et déposé par le pape à l’issue d’un scandale financier en 1936. Mgr Petit de Julleville (1936-1947) qui prend sa suite apparaît plus modéré. Au-delà de ces clivages cependant, la ligne modérée et le souci de composition avec le pouvoir municipal resteront la ligne directrice de la période. Ceci permettra la relative acceptation voire la reconnaissance des manifestations culturelles de l’Église par les différentes municipalités, y compris celles qui affichent leur anticléricalisme. De surcroît, la plupart des archevêques rouennais de la période s’intéressent fortement aux affaires culturelles dont ils pressentent qu’elles peuvent assurer le rayonnement du diocèse. Certains prélats comme le cardinal Thomas ou Mgr Dubois de la Villerabel sont restés célèbres par leur goût pour les manifestations artistiques fastueuses. D’autres, comme le cardinal de Bonnechose ou Mgr Fuzet se tournent davantage vers l’histoire et la littérature. La plupart soutiendront l’activité savante ou musicale, contribuant à présenter l’Église comme un acteur culturel de tout premier plan.

Un acteur culturel de tout premier plan

6C’est une banalité que de dire que depuis le temps des cathédrales au moins, l’Église a su mettre à son service les plus grands artistes, qu’ils soient architectes, sculpteurs, peintres ou musiciens, magnifiant ainsi sa liturgie. Rouen, que Victor Hugo décrivait comme « la ville aux cent clochers », témoigne parfaitement des capacités de l’Église à modeler un paysage urbain à son image. On prétend aussi que la maîtrise de sa cathédrale, dont les origines remonteraient au haut Moyen Âge, serait l’une des plus anciennes de France. C’est dire combien le diocèse participe ici de longue date à la production et à la diffusion d’œuvres d’art, notamment à commencer par celles qui assurent avec le plus d’évidence l’étendue de son pouvoir temporel, l’architecture et la musique.

La production architecturale

  • 10 Alexandre Alain, Le Houlme d’hier ou Regards sur le passé d’une commune de la banlieue rouennaise, (...)
  • 11 Cf. CAUE/Communauté de l’agglomération rouennaise, Architecture du 20e siècle dans l’agglomération (...)

7Pour le diocèse de Rouen, la période qui s’étend de 1880 à 1940 ne marque pas de rupture par rapport aux régimes précédents, qui avaient vu le mouvement d’édification redémarrer après la rupture révolutionnaire. Répondant au développement industriel de la périphérie (vallées du Cailly, de l’Aubette et du Robec, rive gauche en général) et à la croissance démographique qui l’accompagne, de nouvelles églises se construisent. L’architecte de la cathédrale de Rouen, Barthélemy, dirige ainsi la reconstruction de l’église Saint-Martin de Maromme (1852-1869). L’édifice, construit en brique et en pierre, est représentatif de l’architecture néogothique en vogue à Rouen depuis les années 1840. Notre-Dame de Bonsecours, l’une des premières églises rouennaises néogothique avait été édifiée entre 1840 et 1844 sous la direction du même Barthélemy. Pendant plus d’un demi-siècle, les émules de Viollet-le-Duc couvrent la ville et surtout son agglomération d’édifices pastichant le style « normand ». On citera dans cette veine, l’église du Houlme, réédifiée à partir de 1893 sur les plans de Barthélemy et dont le clocher ne sera achevé qu’en 190110. Cette uniformité, que le xxe siècle jugera sévèrement, ne caractérise pas cependant l’ensemble de la période. La Belle Époque ouvre une ère nouvelle pour l’architecture sacrée locale, ère longtemps négligée de l’historiographie et redécouverte très récemment11.

  • 12 Cf. Germain Fanny, Le patrimoine architectural du plateau est, Histoire(s) d’agglo, 15, 2001.
  • 13 On suit ici les notices d’Evelyne Forest et Virginie Tiret in CAUE/Communauté de l’agglomération r (...)
  • 14 Sur la période précédente, cf. Leniaud Jean-Michel, « Du néo-classique au béton », Chaline Nadine- (...)

8Les premières réalisations s’inscrivent encore dans ce goût du pastiche et de l’éclectisme, qui caractérise l’architecture monumentale du second xixe siècle. Ainsi du monument Jeanne d’Arc de Bonsecours (1890-1892), édifié à l’initiative de Mgr Thomas et confié aux architectes Juste Lisch et Lefort12. L’édifice, composé de trois édicules abritant des statues (Jeanne d’Arc et les deux saintes de ses voix, sainte Marguerite et sainte Catherine), allie le style renaissance et les coupoles à lanternons propres au xviie siècle. La sculpture, confiée au prix de Rome Louis Barrias (1841-1905) est de facture académique. Autre site, celui d’Amfreville-la-Mivoie où l’architecte Charles Lassire réalise en 1907 l’église Saint-Rémi, qui s’inspire du style romano-byzantin utilisé par Paul Abadie à la basilique du Sacré-Cœur (1876-1910) de Montmartre. Le béton armé est utilisé pour certains éléments de structure13 marquant l’entrée de l’architecture sacrée dans l’ère de la modernité14.

  • 15 ADSM, 97J29.

9Avec l’église Saint-Antoine-de-Padoue du Petit-Quevilly (1890-1921), réalisée par Lucien Lefort et le jeune Pierre Chirol, la création architecturale gagne en liberté. Transposant les recettes de l’architecture industrielle, l’édifice de brique frappe par sa charpente métallique et son aspect de hall de gare. Les tours latérales évoquent les cheminées d’usine du Nord de la France. Si le gros œuvre est réalisé avant guerre, la décoration intérieure, due au peintre Paul-Hippolyte Flandrin (1856-1921) s’étale jusqu’au début des années vingt, comme l’attestent les lettres du peintre à son ami Pierre Chirol15. La recherche d’une architecture religieuse à la fois plus fonctionnelle (lumière, disposition des lieux de culte) et en rupture avec le pastiche gothique, roman ou byzantin – comme à Fauville en Caux réalisée par Pierre Chirol en 1913 – vont caractériser les neuf constructions de l’entre-deux-guerres, toutes situées dans la périphérie. Le diocèse de Rouen participe clairement aux recherches de l’architecture religieuse contemporaine. Ainsi, à Sotteville-lès-Rouen, l’architecte havrais Nasouski emploie dès 1914 le béton armé.

  • 16 On trouve parfois la graphie « Denis ».

10En 1928, au nord de la ville, le quartier ouvrier des Sapins, cité-jardin en pleine expansion voit la construction de l’église Saint-Jean-Eudes par Robert Danis16, le directeur de l’école régionale d’architecture de Strasbourg. Là encore le béton armé est utilisé pour un édifice au plan étonnant puisqu’il comporte un transept octogonal. L’architecte recouvre la nef d’une calotte de béton translucide, qui sera ensuite remplacée par une couverture de cuivre. L’église s’impose aujourd’hui comme une pièce majeure du patrimoine architectural du premier xxe siècle. La décoration extérieure réalisée en brique et pavés de silex évoque la sobriété de l’esthétique des années 1920. L’intérieur révèle un volume imposant et s’avère d’un effet spirituel grandiose, que n’approcheront guère les réalisations rouennaises contemporaines. L’implication des habitants du quartier dans la construction de l’Église est rappelée sur une verrerie installée dans la crypte. Le campanile en brique de 32,50 mètres qui jouxte l’édifice est réalisé grâce aux fonds collectés par les familles du secteur.

  • 17 Cf. Duval Nathalie, « Le collège de Normandie. Un collège à l’anglaise dans la campagne normande ( (...)
  • 18 ADSM, 97J21 et La construction moderne, 39, juin 1932 et 38, juin 1934.

11Deux ans plus tard, à Sotteville-lès-Rouen, Raoul Lagnel fait construire l’église Saint-Vincent-de-Paul. Là encore, l’armature est en béton armé et malgré l’utilisation de la brique en extérieur, l’édifice frappe par ses lignes modernes. Le clocher central n’est pas sans évoquer les réalisations contemporaines de Perret au Raincy (1922) ou à Montmagny. Pourtant, l’édifice s’inspire encore des réalisations traditionnelles, même si elles sont ici factices (faux bas-côtés). On hésite encore à pratiquer le béton comme un matériau décoratif. La même année 1930, Pierre Chirol utilise cependant pour la chapelle du Collège de Normandie à Clères, des claustras de béton comme élément de décoration pour les fenestrages17. L’édifice, largement financé par les élites rouennaises les Badin, Waddington, Gaston Manchon, Paul Toutain –, frappe par le compromis réalisé entre la tradition locale (murs en silex et en gré, larges contreforts, charpente en bois, tuiles) et la modernité (verres colorés, rosaces en béton). Grâce à cette réalisation, Pierre Chirol obtient le privilège de représenter la province à l’exposition d’art sacré de Rome en 1934 après avoir participé à l’exposition d’art religieux d’aujourd’hui à Paris18.

12Au-delà de ce que disent les créations, il faut aussi souligner ce que disent les créateurs sur l’architecture sacrée de leur temps. Alors que le débat du xixe siècle avait essentiellement porté sur les doctrines de restauration – à Rouen avec l’achèvement de Saint Ouen et la construction de la flèche en fonte de la cathédrale – celui du premier xxe siècle tourne autour du renouveau de l’architecture religieuse, confrontée aux propositions radicales du Mouvement moderne.

  • 19 Chirol Pierre, « Théorie sur la construction des églises », La vie intellectuelle, 25 octobre 1932 (...)
  • 20 Chirol Pierre, « Théorie sur la construction des églises », op. cit., p. 4.
  • 21 Ibidem, p. 14.

13Dans un article important publié en 1932 dans La vie intellectuelle, Pierre Chirol développe sa théorie sur la construction des églises19. Le texte se veut une réponse aux réflexions contemporaines de Le Corbusier ou de Mallet-Stevens : « Le dilemme apparaît brutal : […] régression délibérée vers un état périmé, masque archaïque appliqué de force… ou bien au contraire rupture totale avec le passé et par suite, résultats étranges, qui apparenteraient la maison de Dieu à quelques machines à prières, comme on cherche aujourd’hui à standardiser le sanctuaire familial20. » Refusant de se laisser enfermer dans la querelle des anciens et des modernes et de choisir entre un pastiche stérile et une table rase provocatrice, Pierre Chirol opte pour le respect de la mémoire architecturale locale et le fonctionnalisme nécessaire de la modernité : « Un architecte de talent, s’appuyant sur le matériau du pays, respectant les données générales de cette région, s’astreignant à obéir minutieusement aux besoins et aux difficultés actuelles, fera à la fois œuvre traditionnelle et moderne21. »

  • 22 « Connaître le passé tout entier pour deviner et préparer l’avenir » écrit Adolphe Didron (1805-18 (...)

14Au passage, l’architecte rouennais définit quelques options intéressantes, « nef unique », « sanctuaire simplifié », « chapelle d’hiver », « salles de patronages et de catéchisme », « cabines téléphoniques et lavabos » qui rappellent sa formation sillonniste et son habitude des patronages locaux. Son souhait de maintenir comme élément signalétique des clochers imposants le fera parfois taxer de régionaliste. En fait, derrière le militant catholique, Pierre Chirol est aussi, on l’a vu, un grand érudit local, historien de l’architecture normande, profondément respectueux de la tradition. Sur ce point sa théorie n’est pas sans évoquer celle développée par un Didron dans les Annales archéologiques22.

  • 23 Selon une note laissée par la fille de Pierre Chirol dans le dossier ADSM, 97J5, celui ci serait e (...)
  • 24 Ancien élève de la maîtrise Saint-Evode, Jean Hesse dirigera dans l’entre-deux-guerres une importa (...)
  • 25 Cf. Notes d’art et d’archéologie, juillet 1925, p. 43.

15La théorie chirolienne des églises paraît d’autant plus importante que l’auteur est loin d’être un essayiste d’occasion. Depuis 1907, il est en effet membre de la très active société Saint-Jean, cette confrérie dominicaine née en 1872, qui se voue à l’encouragement de l’art chrétien contemporain23. Dans l’entre-deux-guerres, Pierre Chirol est membre du conseil de l’association, honneur qu’il partage avec un autre rouennais, le peintre-décorateur Jean Hesse24. En 1925, dans le cadre de l’Exposition internationale des arts décoratifs, Pierre Chirol dessine deux portes et un lustre pour l’église exposée par la société Saint-Jean25. C’est au sein de cette société que la réflexion de Pierre Chirol s’élabore puis s’expose et se discute.

  • 26 L’Architecture et la construction dans l’Ouest, 5-6, mai-juin 1935.

16Cette théorie trouve le moyen de s’exprimer à Rouen à la fin des années trente à travers la reconstruction de l’église Saint-Nicaise. Le 10 mars 1934 en effet, l’église Saint-Nicaise de Rouen est dévastée par un incendie dû à un court-circuit. De l’édifice, seuls restent le chœur du xvie et la nef centrale du xiiie. Les bas-côtés, réédifiés aux xive-xve siècles ont été détruits, ainsi que la plupart des vitraux, peintures et le grand orgue du xviie siècle. La reconstruction, financée par la ville de Rouen et la paroisse de Saint-Nicaise donne lieu à un débat de fond : « Les uns demandent une reconstruction archéologique de l’ancienne église ; plusieurs autres se rencontrent pour souhaiter que les parties à reconstruire ne soient pas un pastiche du passé, mais que suivant l’exemple des bâtisseurs d’autrefois, il soit permis d’apporter à un vieil édifice rouennais la contribution de notre temps26. »

  • 27 À la suite d’un article de Rouen-Gazette, daté du 25 octobre 1940, et attribuant la reconstruction (...)
  • 28 Morel Alfred, « Découvrir l’église Saint-Nicaise de Rouen », Monuments rouennais, octobre 1988-sep (...)

17La ville tranche en faveur des seconds et un concours est lancé en 1935. Sont présents la plupart des grands architectes rouennais des années 1930-1960 (Pruvost, Flavigny, Robinne). Le premier prix est remporté cependant par le plus âgé d’entre eux, Pierre Chirol, assisté d’un jeune architecte Émile Gaillard27. En choisissant le projet Chirol-Gaillard, le jury a opté pour un moyen terme entre le style rustique d’un Robinne ou d’un Flavigny, conforme à l’esprit du Clos normand de l’exposition de 1925 et le style moderne d’un Pruvost. La réalisation s’étalera sur plusieurs années, l’édifice n’étant béni que le 13 octobre 194028. La réalisation finale frappe encore aujourd’hui par la rupture qu’elle introduit dans le paysage rouennais. Au cœur de la ville médiévale, le béton fait une apparition en forme de manifeste. Saint-Nicaise permet à Pierre Chirol d’expérimenter à Rouen quelques-uns des principes exposés en 1932.

  • 29 La construction moderne, 38, juin 1932, p. 621-625.
  • 30 Cf. L’Architecture et la construction dans l’Ouest, 5-6, mai-juin 1935.

18On retrouve ici la nef unique. Quatre arcs en béton armé supportent une coupole de 35 mètres de haut, éclairant largement l’ensemble de l’édifice. Pierre Chirol reprend ici le procédé expérimenté dans sa Sainte-Jeanne d’Arc de Charleville en 193229. La nef et la coupole s’accordent avec les nécessités d’une liturgie où chacun doit pouvoir suivre l’office à quelque endroit qu’il se trouve. La modernisation de l’édifice s’inscrit dans cette veine. Le cahier des charges imposait un porche avec tambours d’accès, une chaufferie et une sacristie. Pierre Chirol va plus loin, prévoyant des lavabos, des water-closets, des sacristies pour les messes et les mariages, un bureau curial30.

  • 31 Sept statues sont exposées : Sainte Jeanne d’Arc par de Villiers, Sainte Thérèse de l’enfant Jésus (...)
  • 32 Ils se retrouveront après la guerre à l’église Notre-Dame d’Yvetôt.

19La décoration permet de mesurer la science du compromis architectural propre à l’époque et à la ville. Le premier objectif, imposé par le cahier des charges est de conserver le chœur. L’emploi d’enduits ocrés vient ici en complément des procédés d’élévation dont l’un des premiers buts est d’assurer la liaison visuelle entre l’ancien et le moderne. Pierre Chirol et Émile Gaillard prévoient de vastes fenêtres permettant le remploi éventuel de vitraux anciens. L’ancien est donc au cœur de la reconstruction, c’est lui qui en guide les proportions et le sens. Le moderne n’est cependant pas oublié. De nombreux espaces fournissent aux artistes et décorateurs l’occasion de s’exprimer dans une facture contemporaine. Ainsi du portail principal surmonté d’un gâble monumental, présentoir idéal pour la statuaire de l’École de Rouen31. Le sculpteur rouennais Duparc réalise le décor de la tour octogonale et celle du chemin de croix. Le parisien Max Ingrand amorce une collaboration fructueuse avec Pierre Chirol en réalisant les vitraux de la partie moderne32. L’on voit distinctement sur l’un de ces vitraux un clerc musicien tenant un saxophone. Sur le vitrail sud, les deux architectes sont représentés, respectant la tradition médiévale.

20La reconstruction de Saint-Nicaise apparaît donc comme un manifeste de l’architecture religieuse de l’entre-deux-guerres rouennais. Refusant la destruction totale de l’édifice, elle n’entend pas pour autant demeurer prisonnière du patrimoine. En ce sens, elle a parfaitement intégré le rejet contemporain de l’éclectisme du siècle passé et elle prétend inventer l’architecture du xxe siècle. L’emploi de matériaux contemporains comme le béton armé au portail et au clocher, affiche ouvertement le désir de l’Église rouennaise d’être « de son temps ». Cette créativité architecturale n’est pas la seule à signaler la vitalité culturelle du diocèse.

La création musicale

  • 33 ADSM, JPL 391, La voix de Saint-Ouen, 1929-1939.
  • 34 ADSM, JPL 374, L’écho de Saint-Clément, 73, septembre-octobre 1936.
  • 35 ADSM, JPL 374, Bulletin paroissial de l’église Saint-Gervais de Rouen, novembre 1933-janvier 1934.
  • 36 ADSM, JPL 386, Les soirées paroissiales de l’écho de Saint-Sever, 13, novembre 1932.
  • 37 ADSM, JPL 374, Le bon messager, 17, octobre 1936.
  • 38 AMR, 1M3, dossier « Jeanne d’Arc ». Lors de l’inauguration d’une statue à Saint-Romain, on mention (...)
  • 39 Cf. La Dépêche de Normandie, 12 juin 1931. Elle témoigne ainsi d’un intérêt précoce pour la musiqu (...)

21La plupart des églises de la cité entretiennent pour les besoins de la liturgie, des maîtrises de chœur. Elles sont attestées pour l’entre-deux-guerres à Saint-Ouen33, à Saint-Clément34, à Saint-Gervais35, à Saint-Sever36, à Saint-Paul37, à Saint-Romain38 et à Saint-Nicaise. Certaines disposent d’un maître de chapelle spécifique comme l’abbé Pesquet à Saint-Clément ou M. Haut à Saint-Gervais. La plus conséquente de ces maîtrises est la maîtrise Sainte-Cécile de la paroisse Saint-Nicaise. Dirigée de main de fer par le chanoine Descrout, l’une des personnalités les plus fortes du clergé rouennais, elle se spécialise au cours des années trente dans le répertoire de musique ancienne (xve-xviie siècle). Lors d’un concert exceptionnel donné en juin 1931 dans le cadre de l’exposition d’art religieux ancien, elle interprète des œuvres rarement jouées jusqu’alors d’Henry du Mont, Hoffhaimer, Gaspard Corrète et Couperin39. Se faisant, on se joue de la frontière entre l’art et la religion, les prestations musicales de la maîtrise Saint-Nicaise dépassant largement les stricts besoins du culte. L’Église rouennaise de cette époque investit d’ailleurs puissamment le domaine musical, concurrençant parfois le prestige du Théâtre des arts.

  • 40 Chaline Nadine-Josette, Des catholiques normands sous la IIIe République. Crises. Combats. Renouve (...)
  • 41 Goubault Christian, « L’âge d’or de la maîtrise (1881-1914) », La maîtrise Saint-Evode de la cathé (...)
  • 42 Précisions données par Levasseur David, Les prêtres érudits du diocèse de Rouen (1850-1914), Rouen (...)

22Si le diocèse de Rouen vit sous l’angle religieux son âge d’or sous les auspices du cardinal Bonnechose (1858-1883)40, c’est sous son successeur qu’il connaîtra ses plus grandes heures musicales. L’ombre du cardinal Thomas, archevêque de Rouen de 1884 à 1894 planera longtemps sur l’Église rouennaise. Mécène averti, surnommé « Thomas le Magnifique41 », il associe le culte et la création musicale, faisant venir à Rouen quelques-uns des plus grands compositeurs de son temps comme Saint Saëns ou Gounod. Soucieux de faste, il n’hésite pas à commémorer le deuxième centenaire de la mort de Corneille en 1885 ou de Cavelier de La Salle en 188742. Recevant pour ces occasions les notables locaux dans la salle des États de l’archevêché, il leur offre des séances « artistiques » c’est-à-dire musicales de tout premier ordre. Initiateur du retour du chant grégorien dans le diocèse en 1885, il est friand de musique et se plait pas à financer des créations prestigieuses, tradition qui sera poursuivie jusqu’au milieu des années 1920.

23De l’oratorio de Gounod, Rédemption, dirigé par l’auteur en 1885 à celui de Paul Paray, Jeanne d’Arc, créé en 1913, les « créations » musicales se multiplient dans et pour la cathédrale. On entend ainsi Jeanne d’Arc de Lenepveu en 1886, Mors et Vita de Gounod en 1887, Le Déluge de Saint Saëns en 1888 puis La Lyre et la Harpe du même Saint Saëns en 1902 et La grande libératrice du Rouennais Chanoine-Davranches en 1911. Au cœur de ces événements, on trouve le fer de lance de la culture catholique rouennaise sous la IIIe République : la maîtrise Saint-Evode de la cathédrale de Rouen (cliché 3).

  • 43 Nous nous permettons de renvoyer à notre étude : Vadelorge Loïc, « Des rossignols dans la cité. Le (...)
  • 44 En souvenir d’un évêque de Rouen du vie siècle, qui s’était distingué dans sa jeunesse par la qual (...)

24Lieu mythique de la culture rouennaise, la maîtrise de la cathédrale de Rouen mériterait une étude à part entière43. D’origine médiévale, elle renaît sous la monarchie de Juillet sous la direction du maître de chapelle Charles Vervoitte et de l’organiste Aloïs Klein. Le départ de Vervoitte pour Paris en 1859 entraîne toutefois une crise interne qui ne sera levée qu’en 1881. À cette date le cardinal Bonnechose nomme l’abbé Adolphe Bourdon (1850-1928) au poste de maître de chapelle de la maîtrise. S’ouvre alors un véritable âge d’or que n’interrompront ni la Séparation de 1905 ni la Grande Guerre. Soutenue par tous les archevêques jusqu’au milieu des années 1930, la maîtrise de la cathédrale de Rouen s’impose comme une institution centrale pour la politique artistique de l’épiscopat. De toute évidence, les archevêques successifs et le chapitre diocésain ne conçoivent pas seulement la maîtrise comme une simple école de la musique divine destinée à agrémenter les offices mais bien au-delà comme la vitrine de la culture catholique locale, moteur de toutes les créations musicales. Le cardinal Sourrieu, qui attribue en 1898 le nom de « Saint-Evode44 » à la maîtrise de la cathédrale n’hésite pas à affirmer « qu’une cathédrale ne peut pas plus vivre sans ses enfants que sans ses chanoines ».

25Le père Bourdon réorganise l’enseignement musical, bientôt aidé de l’un de ses élèves, l’organiste Jules Haelling (1869-1926). Grâce au soutien de Mgr Thomas puis de Mgr Fuzet, il dirige à la cathédrale ou à Saint-Godard de véritables fêtes musicales où la maîtrise est associée à des chorales et des associations symphoniques locales, généralement tenues par des catholiques fervents, comme l’Accord parfait d’Albert Dupré ou la Cantate de Jules Lambert. Ainsi du Requiem de Charles Lenepveu, interprété en 1893 par 200 choristes et 200 concertistes. Aux côtés des œuvres de Gounod, Saint-Saëns ou Lenepveu sont aussi données des pièces originales, spécialement écrites par le chanoine Bourdon pour les besoins de la liturgie rouennaise. Ainsi du chœur Ecce sacerdos magnus, composé pour la première entrée cardinalice de Mgr Thomas dans sa cathédrale le 9 février 1893 et surtout la création de la Messe solennelle en l’honneur de la bienheureuse Jeanne d’Arc, commandée au père Bourdon par Mgr Fuzet et interprétée pour la première fois le 30 mai 1911.

  • 45 Pour les références qui suivent : Archives MSE, cahiers 1 à 4, 1917-1940.

26Dans l’entre-deux-guerres, en dépit des difficultés financières déjà évoquées (chapitre III), les auditions musicales restent nombreuses. Certes, les créations pures (inédites) sont rares45. Citons pour mémoire, les Strophes en l’honneur de Jeanne d’Arc et le Dantis altissimi laudes du chanoine Bourdon, montées respectivement en novembre 1918 et octobre 1921. Beaucoup moins rares en revanche sont les créations « rouennaises » d’œuvres anciennes ou, le plus souvent contemporaines. Ainsi du Roi David d’Honegger en juillet 1924, le Reniement de Saint-Pierre de Charpentier en avril 1930, la Messe de Paul Paray en novembre 1931. On citera aussi les reprises d’œuvres majeures, montées à la fin du xixe siècle comme Mors et Vita de Gounod (janvier 1921), Jeanne d’Arc de Paul Paray (mai 1921), Jeanne d’Arc de Lenepveu (mai 1924), Les Béatitudes de César Franck (mai 1925), Les sept paroles du Christ de Théodore Dubois (mars 1926). Chaque année les fêtes Jeanne d’Arc de mai et les cérémonies du 11 novembre sont le lieu privilégié des « créations » de la maîtrise Saint-Evode. Le 11 novembre sera d’ailleurs le prétexte à des auditions ambitieuses puisque l’intégralité des Requiem du répertoire sera donnée entre 1925 et 1938 à l’instigation de la section rouennaise de l’Union nationale des combattants. De 1925 à 1928, on montera ainsi tous les Requiem du répertoire à l’exception de celui de Brahms plus différentes messes (Mozart, Beethoven, Bach, Raoul de Montalent, Lizt, Paray, Berlioz). Ces représentations sont les principaux événements musicaux rouennais de l’entre-deux-guerres et ceci à plusieurs titres.

  • 46 Journal de Rouen, 12 novembre 1936.

27Leur exécution tout d’abord nécessite un nombre considérable de musiciens. Ils seront ainsi 300 en 1925 (Requiem de Fauré) et en 1928 (Requiem de Mozart) et même 400 en 1927 pour le Requiem de Berlioz. Trouver un tel nombre de choristes et de concertistes nécessitait de faire collaborer, sous la baguette d’un chef consensuel, la plupart des sociétés musicales locales. On put voir ainsi participer aux différents Requiem, les meilleures sociétés chorales locales (maîtrise Saint-Evode, schola du grand séminaire, chorale Haumesser, cercle Boieldieu, Cantate…) et les rares orchestres symphoniques rouennais (Cercle musical de Rouen, Cercle symphonique, Orchestre des musiciens professionnels rouennais). Les solistes seront parfois choisis au sein de la troupe du Théâtre des arts (Lucienne Vifquain et Henri Saint-Cricq en 1934) mais le plus souvent ils viendront des grandes scènes ou troupes parisiennes (Opéra, Opéra Comique, concerts Lamoureux). C’est dire la portée de ces « concerts », parfaitement relayée d’ailleurs dans le Journal de Rouen par la plume toute acquise du bâtonnier Henri Hie : « Il ne nous semble pas que la ville de Paris elle-même, malgré toutes les ressources qu’elle possède, offre chaque année une audition religieuse d’une envergure égale à celle de l’UNC46. »

  • 47 Journal de Rouen, 12 novembre 1934.
  • 48 Il s’agit d’une pièce pour soprano, quatuor d’orchestre et orgue, influencée par le Requiem de Fau (...)

28Autre signe de l’ampleur de l’événement culturel, la possibilité de dégager un répertoire spécifique. Aux côtés des standards de Bach, Berlioz et autres Fauré, les 11 novembre de l’UNC assurent la promotion d’œuvres locales, souvent composées pour l’occasion. Ainsi de la Missa pro defunctis de Raoul de Montalent, écrite par un « compositeur rouennais47 » en mémoire de son fils, victime d’un accident d’avion pendant la Grande Guerre. Ainsi encore du Pie Jesu d’André Haumesser (1885-1964), le chef d’orchestre de la plupart de ces auditions, composé sur la sonnerie des morts et dédié à la section rouennaise de l’UNC48. Ainsi enfin de la Messe de Paul Paray, jouée deux fois à Rouen (1931, 1938) et dont le succès semble avoir été purement local. L’UNC apparaît donc bien, au regard de ces auditions prestigieuses, comme le premier mécène musical de son temps. Mais ce mécénat, comme tous les mécénats artistiques ne relève pas de la pure philanthropie.

  • 49 Journal de Rouen, 12 novembre 1927.

29Les Requiem des 11 novembre rouennais contribuent en effet à souligner la place de l’Église dans la vie artistique locale. Tous les Requiem sont en effet montés dans la cathédrale de Rouen, autour de la maîtrise Saint-Evode et de la schola du grand séminaire. Les archevêques rouennais de l’entre-deux-guerres renouent ainsi avec les fastes du cardinal Thomas et ont le plaisir de voir les autorités civiles (maire, préfet) assister aux cérémonies religieuses et artistiques du 11 novembre. Cette remise en selle culturelle est permise objectivement par l’UNC dont on sait les options conservatrices. Le succès de ces spectacles est considérable. Le Journal de Rouen indique dès 1926 que toutes les places ont été vendues avant l’audition. On comptera à chacune des représentations plus de 6 000 spectateurs49.

  • 50 Journal de Rouen, 12 novembre 1927.
  • 51 La Dépêche de Normandie, 12 novembre 1929.

30Le Journal de Rouen ne se trompe guère sur le caractère culturel et non cultuel des cérémonies de la cathédrale et imprime chaque année de longs articles critiques, au même titre que ceux qu’il publie lors des premières du Théâtre des arts. Au passage, on assure la promotion du génie français et son esthétique, « équilibrée et modérée » (Fauré) tout en rejetant l’œuvre liturgique d’un Berlioz dont le Requiem fut composé selon Henri Hie pour « terroriser le public50 » ou encore de Verdi, « par-dessus tout un compositeur de théâtre qui s’est laissé aller çà et là à des effets faciles51 ». Cette programmation fasteuse, qui constitue une incontestable réussite, s’appuie en grande partie sur la cohérence du système maîtrisien, qui lui-même bénéficie de la conjonction de trois facteurs : le recrutement de maîtres de chapelle d’exception, le soutien sans faille des autorités ecclésiastiques et la constitution progressive d’un réseau autour de l’institution.

31Parmi les maîtres de chapelle qui président à la destinée artistique de la maîtrise Saint-Evode, deux noms s’imposent sur la période : le père Bourdon et le père Delestre. Le chanoine Bourdon, mis à la retraite en 1911, reprend du service après la mobilisation en 1914 de son remplaçant, le père Bénard. Nommé supérieur de la maîtrise en 1921, l’abbé Bourdon rayonne toujours sur la création musicale du diocèse. C’est à lui que l’archevêché s’adresse en 1921 pour écrire un oratorio en l’honneur du Ve centenaire de la mort de Dante. Cette œuvre vient, aux côtés de l’oratorio à Jeanne d’Arc, monté en 1918, asseoir pour longtemps l’hégémonie bourdonnienne sur la programmation musicale des fêtes religieuses du diocèse. Après un intérim de dix ans, au cours duquel se succèdent des maîtres de chapelle moins prestigieux, l’abbé Bénard (1920-1923) puis l’abbé Mignot (1923-1931), vient le temps du père Delestre. Ce jeune prêtre de 30 ans n’est pas, contrairement à son illustre prédécesseur, un autodidacte. Formé initialement à Rouen, sous l’égide de grands musiciens locaux comme Jules Haelling, André Haumesser et Emmanuel Bondeville, il achève sa formation à la Schola Cantorum puis au Conservatoire national. Il est l’élève et l’ami de Paul Dukas et de Marcel Dupré. Les liens tissés lors du séjour parisien, notamment avec Olivier Messiaen permettent à la maîtrise Saint-Evode d’être au cœur de nouvelles créations de la fin des années trente jusqu’au milieu des années cinquante.

  • 52 Chaline Nadine-Josette (dir.), Le diocèse de Rouen-Le Havre, op. cit., p. 290.
  • 53 Archives MSE, cahier n° 3, 1931-1938, rapport de l’abbé Colignon daté du 5 février 1932.

32À ces maîtres de chapelle prestigieux, il faut ajouter les protecteurs naturels de la maîtrise, l’archevêque et le chapitre. Un prélat comme Mgr Dubois de la Villerabel renoue incontestablement avec le faste du cardinal Thomas52. Il demande aux directeurs de la maîtrise Saint-Evode de participer aux différents événements liturgiques et passe commande d’œuvres inédites à cette occasion. C’est le cas pour la visite du nonce apostolique en février 1922, l’anniversaire de la naissance de César Franck en décembre 1922, le congrès national de l’ACJF en avril 1926, le congrès eucharistique de Rouen en février 1928 et bien entendu pour le Ve centenaire de la mort de Jeanne d’Arc en 1931. Plus modestement, certains chanoines fortunés et amateurs d’art – comme les pères Prudent (1852-1932) et Bourgeois (1870-1936) – favorisent régulièrement la maîtrise. Les maîtrisiens sont « les enfants gâtés des vénérables chanoines et une grande fête ne peut se célébrer sans que, même au réfectoire, elle n’ait quelque délicieux écho53 ». Cette ambiance bon enfant est au principe d’un attachement viscéral des anciens élèves à la maîtrise de la cathédrale de Rouen. Elle génère une sociabilité spécifique qui n’est pas sans conséquence sur la dynamique de création.

  • 54 Nous nous permettons de renvoyer à notre présentation de l’héritage culturel maîtrisien dans notre (...)
  • 55 Journal de Rouen, 31 mai 1925, article d’Henri Hie.

33Corps profondément solidaire, la maîtrise Saint-Evode entretient avec ses anciens élèves des relations étroites et régulières. Or, chaque génération produit son lot de célébrités musicales. Dans les années dix, Georges Fayart, Maurice Duruflé et surtout Paul Paray ; dans les années vingt, Ludovic Panel, André Cabourg, Albert Beaucamp et Camille Mauranne ; dans les années trente enfin, Pierre Villette, Claude Bourgine, Bernard Flavigny54. Tous reviennent à la maîtrise, président aux remises annuelles des prix, interprètent leurs œuvres, en composent parfois spécialement pour elle. Ils attirent autour d’elle des musiciens confirmés comme Emmanuel Bondeville ou Marcel Dupré. Ils portent aussi son nom dans les différents lieux où ils se produisent, à Rouen (cirque, Théâtre des arts, salle de l’hôtel de ville…) comme ailleurs. Ainsi à chaque passage des concerts Lamoureux à Rouen entre 1920 et 1928, le Journal de Rouen s’empresse de rappeler l’origine maîtrisienne de leur chef d’orchestre, Paul Paray. En 1925, lors de la représentation rouennaise des Béatitudes de César Franck, le critique musical du Journal de Rouen ne s’y trompe pas : « Il est infiniment probable que pareille audition ne sera plus donnée en raison des frais relativement élevés qu’elle suppose. Il a fallu pour la rendre possible, un concours de circonstances favorables, créées surtout par les liens étroits qui unissent l’éminent chef d’orchestre Paul Paray à la cathédrale de Rouen55. »

  • 56 Archives MSE, registres des élèves et Maîtrise Saint-Evode, Annuaire des anciens élèves de la Maît (...)

34Cette position est renforcée par l’absence de conservatoire à Rouen qui permet à la maîtrise de la cathédrale d’apparaître comme l’un des rares pôles de formation musicale local. L’école de la Musique municipale, pour renommée qu’elle soit, n’entame nullement dans l’entre-deux-guerres le prestige de la maîtrise de la cathédrale de Rouen, conservatoire virtuel de la cité. La maîtrise Saint-Evode, qui ne comptait que 24 élèves à l’arrivée du père Bourdon en 1881, ne cessera de se développer. Dès la Belle Époque, on compte une quarantaine d’élèves. Dans les années vingt, les enfants sont en moyenne 43 chaque année, répartis en deux classes. Le succès de l’école ne se dément pas puisqu’une 3e classe est ouverte en 1934, prélude à un accroissement du recrutement qui culminera en 1947 avec 120 élèves. Au total, de 1918 à 1940, 337 élèves se succéderont à l’institution de la rue Saint-Romain56.

  • 57 Archives MSE, cahier n° 3 (1931-1938), règlement de la maîtrise, 1931.
  • 58 La pratique instrumentale à la maîtrise dans les années trente s’avère cependant un luxe. Le règle (...)

35À côté de l’enseignement primaire et du catéchisme, les maîtrisiens, âgés de 6 à 12 ans, sont initiés au solfège et au chant. « Pour les élèves qui montrent des aptitudes et une application suffisante, [on propose en plus] la dictée musicale, l’harmonie et l’orgue57. » Des cours de piano, de violon et de violoncelle, initialement gratuits puis en supplément à la pension à partir des années trente, sont dispensés par quelques-uns des meilleurs professeurs de la ville, souvent anciens élèves comme les organistes Jules Haelling et Henri Beaucamp, le pianiste Jules Lambert ou le violoncelliste Victor Chavoutier58.

  • 59 Les registres des élèves se trouvent encore dans les locaux de la maîtrise Saint-Evode, rue Saint- (...)

36De cette formation, bon nombre de témoins interrogés ou lus, s’accordent à dire l’excellence. Le palmarès est d’ailleurs là pour indiquer la réussite exemplaire de la maîtrise Saint-Evode. Sur les 337 élèves comptés pour l’entre-deux-guerres, 23 sont devenus des musiciens professionnels, à la carrière parfois internationale. Sans compter bien entendu le nombre de musiciens amateurs, issus de la maîtrise et devenus au gré des occasions, choristes, instrumentistes, directeurs d’orphéons et surtout organistes de leurs paroisses. La renommée de l’institution est indéniable comme en témoigne la cartographie de son recrutement. Les registres des élèves, bien conservés pour la période 1881-1940, précisent de manière hélas lacunaire, l’adresse des parents59. En recoupant les différentes listes nominatives, on a pu reconstituer deux séries complètes à 75 %. La première comprend les 212 élèves ayant fréquenté la maîtrise d’octobre 1918 à juin 1930 ; la seconde, les 62 élèves présents à la veille de la Seconde Guerre mondiale (1938).

  • 60 La formation de l’écrivain André Maurois, comme son oeuvre d’écrivain suffisent pour s’en convainc (...)

37Rouen se taille bien évidemment la part du lion : 37 % du total dans les années vingt et 45 % en 1938. Mais sa véritable domination se joue à l’échelle de l’agglomération. La ville et les communes de banlieue fournissent en effet entre 53 % (années vingt) et 56 % (1938) des effectifs de la maîtrise Saint-Evode. Dans le détail, les communes ouvrières de la rive gauche (Petit-Quevilly, Sotteville, Grand Couronne, Saint-Étienne du Rouvray, Oissel) équilibrent parfaitement celles de la rive droite, traditionnellement bourgeoises (Croisset, Bonsecours, Mont-Saint-Aignan, Bois-Guillaume, Maromme). Au-delà des limites actuelles de l’agglomération, la maîtrise Saint-Evode est aussi connue à Elbeuf et ses environs (Thuit-Signol, La Saussaye), qui fournissent 5 % des effectifs. Il est vrai qu’on touche là à une région culturellement liée à la Ville de Rouen60.

  • 61 Cf. Delestre Chanoine, « Trois musiciens rouennais : Paul Paray, Marcel Dupré, Emmanuel Bondeville (...)

38Moins attendue sans doute est l’ampleur du recrutement lointain. Le reste du département de la Seine-Inférieure fournit en effet 25 % des élèves dans les années vingt et encore 19 % en 1938. Aux villes relativement proches de Rouen (Barentin, Duclair) s’ajoutent celles plus excentrées comme Le Havre, Dieppe ou Forges-les-Eaux. Ce recrutement lointain ne constitue pas une nouveauté. Dès la Belle Époque, la maîtrise Saint-Evode rayonnait largement sur l’ensemble du département. Son plus célèbre élève, le compositeur et chef d’orchestre Paul Paray était originaire du Tréport61. Toutes villes confondues, le département constitue bien le bassin naturel de recrutement de la maîtrise de la cathédrale de Rouen. Il regroupe en effet dans les deux séries, près de 75 % des effectifs.

39En revanche, la place de l’Eure et surtout des autres départements normands – qui disposent il est vrai de bonnes capacités de formation – est négligeable. Cependant le recrutement se prolonge au-delà de l’Eure, vers l’Île-de-France et plus particulièrement la région parisienne. Une série d’élèves, viennent en effet de la petite Couronne (Levallois-Perret, Vincennes, Puteaux). Il est délicat d’interpréter ce recrutement. Faut-il évoquer le renom de l’institution rouennaise, les facilités de la desserte ferroviaire, les déménagements ou les attaches familiales ? En l’absence de sources orales, il est difficile de trancher. La maîtrise Saint-Evode était cependant connue à Paris comme l’atteste une anecdote, relative au concours d’entrée au Conservatoire national de l’un de ses élèves, le futur baryton Camille Maurane. Ce dernier, reçu premier à l’issue de sa prestation, rapporte la conversation qu’il eut ensuite avec Henri Rabaud, directeur du Conservatoire :

  • 62 L’anecdote est rapportée par le maîtrisien Francis Pinguet dans son excellente présentation de la (...)

« – HR : Dans quel conservatoire avez-vous fait vos études ?
– CM : Je ne suis jamais allé dans un conservatoire.
– HR : Mais vous avez bien des diplômes ?
– CM : Je n’ai aucun diplôme.
– HR : Ou donc avez-vous appris à chanter ?
– CM : À la maîtrise Saint-Evode de la cathédrale de Rouen.
– HR : Alors cela explique tout62… »

  • 63 Archives MSE, cahier n° 1, 1917-1921, note de l’abbé Bourgeois, 17 février 1918.
  • 64 Archives MSE, cahier n° 3, 1931-1938, note, s. d., juillet 1932.

40Cette anecdote, souvent mise en avant par les anciens élèves de l’Association, témoigne du souci d’ouverture au monde extérieur, qui fut activement recherché par les autorités archiépiscopales comme par les maîtres de chapelle sous la IIIe République. L’éducation musicale des jeunes maîtrisiens supposait ainsi le déplacement, l’assistance aux concerts donnés, ici et là par des anciens ou par des artistes renommés en tournée. Dans son journal de guerre, le chanoine Bourgeois, directeur de la maîtrise entre 1911 et 1920 note ainsi qu’il a emmené une demi-douzaine d’élèves assister en ville à l’audition de la cantate Yanitza de Paul Paray63. Certains jeunes virtuoses, pianistes, vont parfois donner des auditions privées au domicile de quelque chanoine, bienfaiteur de la maîtrise. La maîtrise elle-même ne rechigne pas à élargir son répertoire, interprétant à l’occasion des chants profanes ce qui la rapproche d’une chorale classique. En juillet 1932, elle interprète ainsi l’odelette Mon lac de E. Jacques-Dalcroze, directeur du conservatoire de Genève64. En élargissant l’horizon artistique des maîtrisiens, les responsables de l’institution confortaient à terme sa main mise sur une grande partie de la vie musicale rouennaise.

  • 65 Journal de Rouen, 7 juin 1939.

41À l’issue de leur formation, certains maîtrisiens vont fonder des orphéons ou des écoles de musique de renom. Jules Haelling, ancien élève, professeur d’orgue à la maîtrise et titulaire du grand-orgue de la cathédrale, forme en 1898 la Gamme, une société chorale et symphonique de tout premier ordre, qui ne connaît à Rouen qu’une seule rivale, l’Accord parfait de l’organiste Albert Dupré. Il la dirige jusqu’à sa mort en 1926. Mais l’œuvre perdure sous le nom de Cantate, société musicale dirigée par son disciple, Jules Lambert, élève de 1908 à 1915, puis professeur à la maîtrise et titulaire de l’orgue de chœur de la cathédrale. Même composition, même répertoire, même rayonnement sur la vie musicale locale. La Gamme puis la Cantate sont de toutes les auditions majeures de la cité, des Requiem du 11 novembre aux grands concerts du Cirque. Un autre maîtrisien, Maurice Lenfant, élève de 1910 à 1914, titulaire pour un demi-siècle du carillon de la cathédrale de Rouen, fonde en 1926 les Cours de musique populaires. En 1932, il crée également le Groupe artistique Caecilia. L’un de ses camarades de la rue Saint-Romain, Georges Fayard, élève de 1909 à 1914, forme en 1939 l’Association philarmonique, qui organise deux concerts annuels de musique symphonique, dirigés par Fayard lui-même et que la presse nomme bientôt les « concerts Fayard65 ». C’est dire le poids des anciens élèves de la maîtrise Saint-Evode sur la vie musicale rouennaise. D’autant qu’à côté de ses fondateurs d’orphéons, on trouve la pléiade des maîtrisiens, recasés ici et là dans les chorales, écoles, orchestres de la cité, à l’image d’Émile Fleury, ténor soliste de l’Accord parfait. Ce rayonnement suscite en retour une reconnaissance de l’institution par les autres musiciens rouennais.

  • 66 Archives MSE, factures diverses, partitions, entretiens d’instruments, concerts.
  • 67 Michel Hatay, professeur d’allemand au lycée Jeanne-d’Arc de Rouen a été élève de la maîtrise Sain (...)

42La plupart des grands solistes de la cité sont des amis de la maîtrise Saint-Evode. Ainsi d’Albert Dupré, le père de l’organiste Marcel Dupré, maître incontesté des orgues de Saint-Ouen, directeur de l’Accord parfait qu’il a fondé en 1896. Les collaborations de cette grande chorale rouennaise avec la maîtrise sont nombreuses et régulières depuis la Belle Époque. Autre exemple, déjà évoqué, celui d’André Haumesser (1885-1964), le chef d’orchestre le plus célèbre de l’entre-deux-guerres rouennais. Contrairement à une légende tenace, il n’a jamais été élève à la maîtrise Saint-Evode, même s’il a suivi, entre 1900-1905, les cours de son professeur d’orgue, en compagnie de son ami Emmanuel Bondeville. Dirigeant un important magasin de musique, il fournit la maîtrise en partitions66 et fonde différents orchestres et chorales auxquels elle sera associée sous sa direction. D’autres, comme l’ébéniste André Hatay, directeur du Cercle musical de Rouen seront profondément impressionnés par leur rencontre musicale avec la maîtrise au moment de concerts de musique sacrée, au point d’y envoyer leurs enfants67.

43Tout ceci finit par créer un réseau d’influence très efficace qui assure la promotion de l’institution. La maîtrise peut compter sur les appuis réguliers des critiques musicaux locaux. Henri Hie au Journal de Rouen comme Emmanuel Bondeville à Rouen-Gazette sont parmi ses plus ardents défenseurs. Ils ne négligent aucune occasion pour rappeler son excellence. Autre instance de consécration locale, l’Académie de Rouen. Les maîtrisiens remportent régulièrement les prix qu’elle délivre chaque année. En 1918 par exemple, Paul Paray remporte le prix Gossier et Marcel Lecacheur le prix Bouctot. En 1921, c’est au tour de Robert Bréard. La tradition se maintient dans les années trente puisque Maurice Lenfant reçoit le prix Courtonne Lenepveu en 1937. L’influence maîtrisienne à l’Académie est également renforcée par l’entrée régulière de ses anciens élèves et maîtres, qui prononcent immanquablement un discours de réception sur l’histoire de la maîtrise. Citons l’organiste Vervoitte en 1850, le chanoine Bourdon en 1886, suivis de Jules Haelling en 1908, Henri Beaucamp en 1932, Marcel Lanquetuit en 1934, Georges Fayart en 1947 et enfin le père Delestre en 1971. Il faut y ajouter la réception des chanoines et autres défenseurs naturels de l’institution comme le chanoine Prudent en 1913, Albert Dupré en 1918, Henri Hie en 1927 ou le chanoine Delepouve en 1943. En investissant ce lieu de mémoire stratégique, les proches de la maîtrise Saint-Evode contribuent à l’édification d’une légende dorée que n’effacera pas la création du conservatoire de musique de Rouen en 1945. Dernier indice de rayonnement artistique et non des moindres, le nombre d’organistes haut-normands issus de l’institution de la rue Saint-Romain.

  • 68 Écho de Normandie, 12 février 1947.
  • 69 Albert Dupré est le titulaire des orgues de Saint-Ouen, son fils, Marcel Dupré est virtuellement t (...)

44Dans une interview donnée à L’Écho de Normandie en 1947, le chanoine Delestre déclare que « 70 % des orgues du diocèse de Rouen » sont tenues par d’anciens élèves de la maîtrise Saint-Evode68. Il est difficile pour l’historien de vérifier la réalité de cette assertion. On sait cependant le rôle tenu par certains maîtrisiens pour les paroisses les plus importantes, voisines de Rouen. Ainsi Pierre Grémouin, élève à la maîtrise de 1915 à 1923, tint successivement les orgues de Caudebec en Caux (10 ans) puis de Saint-André de Mont-Saint-Aignan (23 ans). Un autre maîtrisien, Raphaël Sarazua, élève de 1905 à 1913, sera organiste de Bonsecours pendant trois quarts de siècle. Pour la ville même de Rouen, cette domination maîtrisienne est proprement stupéfiante. Les orgues de la plupart des églises rouennaises sont tenues, génération après génération par des maîtrisiens. Dès leur passage à la maîtrise ceux-ci deviennent suppléants, puis à l’issue de leurs études, titulaires dans une paroisse. Les échanges, les remplacements sont fréquents. Chaque fois qu’un curé cherche un organiste il commence par s’adresser au directeur de la maîtrise. Dans les années vingt, Henri Beaucamp est ainsi titulaire à Saint-Sever, Marcel Lecacheur à Saint-Clément, André Cornière à Saint-Maclou, Frantz Ruedolf à Saint-Godard, Maurice Lenfant à Saint-André. Ils seront remplacés dans les années trente par Lucien Brasseur (Saint-Gervais), Albert Beaucamp (Saint Godard), Yves Silvestre (Saint-Sever). Rares sont les orgues, qui comme à Saint-Ouen ou Saint-Vivien, échappent au contrôle maîtrisien69. D’autres, plus doués, tiennent des orgues parisiennes comme Ludovic Panel au Sacré-Cœur de Montmartre ou Maurice Duruflé à Saint-Étienne du Mont. Mais le fief maîtrisien par excellence est la cathédrale de Rouen.

  • 70 Archives MSE, cahier n° 2, 1921-1929, abbé Mignot/Mgr Dubois de la Villerabel, 31 octobre 1923.

45Deux orgues sont à pourvoir, l’orgue de chœur et le grand orgue. Le premier est tenu par Auguste Paray, le frère de Paul au sortir de la Première Guerre mondiale. Très rapidement cependant, c’est Jules Lambert qui l’occupe et ce pour soixante ans. Cependant, l’ambition de tous les grands organistes sortis de la maîtrise Saint-Evode est d’être nommé comme titulaire du grand orgue de la cathédrale. Deux maîtrisiens s’y succèdent, Jules Haelling de 1905 à 1926 et Henri Beaucamp de 1926 à 1937. La succession d’Haelling semble toutefois avoir posé problème. Face à Henri Beaucamp, successeur tout désigné par son expérience, son poste de professeur à la maîtrise et son rayonnement local, se dresse en effet un outsider de taille, le jeune Maurice Duruflé, ancien élève à la maîtrise de 1912 à 1917, premier prix d’orgue du Conservatoire national en 1922, considéré comme l’un des organistes les plus doués de sa génération. En 1923, Jules Haelling décide de démissionner de son poste d’organiste pour faciliter la nomination de Maurice Duruflé. Le directeur de la maîtrise fait échouer la cabale, montée contre Beaucamp, en en appelant à l’autorité de l’archevêque : « La fausse démission de M. Haelling en faveur du jeune Duruflé provoque à la maîtrise un émoi bien légitime… Aussi se considérant comme lésé, M. Beaucamp s’apprête à me donner sa démission. Son départ supprimera le cours d’orgue et d’harmonie qui a fait la réputation de l’école. Tout ce tapage qui se fait autour de la maîtrise lui est préjudiciable70. »

  • 71 Précis de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, 1937, p. 215-126.

46Les rivalités sous-jacentes, dont ce document rend compte révèlent la dimension artistique acquise par la maîtrise Saint-Evode au sortir de la Première Guerre mondiale. Au-delà du service religieux, le titulaire des orgues de la cathédrale de Rouen occupe une position centrale sur l’échiquier artistique local. À cet égard, le parcours d’Henri Beaucamp est exemplaire. L’enseignant-organiste se pense aussi comme un artiste à part entière, qui se produit chaque année au cours de récitals à thèmes. Dès 1922, il entreprend de célébrer chaque année, dans son église de Saint-Sever, à Saint-Vincent ou à la cathédrale de Rouen, un des grands compositeurs de la musique d’orgue. Se succéderont ainsi, Vierne (1922), Franck (1923, 1930, 1934), Bach (1924, 1932), Liszt (1924, 1931), Tournemire (1925, 1935), Purcell (1926), Dupré (1933). Il fait aussi découvrir à des centaines de Rouennais, le répertoire de musique ancienne (1925), de l’École française moderne (1926), de l’École allemande du xixe siècle (1927) ou des Noëls anciens et modernes (1928)71. Cette œuvre de diffusion, sans équivalent dans le diocèse de Rouen et sans doute très rare ailleurs, témoigne du rayonnement de la musique religieuse à Rouen sous la IIIe République et plus encore de la maîtrise Saint-Evode. Sous l’angle strictement musical, cette suprématie de l’Église n’est pas sans conséquence. Par ses capacités de formation, de création et de diffusion, la maîtrise contribue à creuser un déséquilibre musical inhérent aux villes disposant d’un théâtre d’art lyrique. La musique vocale (sacrée ou lyrique), pouvant s’appuyer sur une armature chorale importante, sera ici davantage diffusée que la musique de chambre ou le répertoire symphonique.

47On le voit, la place artistique de l’Église est considérable à Rouen sous la IIIe Répu­blique et l’institution ne sort nullement affaiblie de la Séparation de 1905. Ce rayonnement architectural et surtout musical, qui dépasse les simples besoins de la liturgie, résulte d’une stratégie de présence dont les effets étaient naturellement appelés à s’étendre à d’autres domaines. L’Église apparaît alors comme un concurrent évident aux politiques éducatives et culturelles laïques, qui tentent de la contrer et n’y parviennent que là où elle se révèle la plus fragile.

L’encadrement de la société

  • 72 Chaline Nadine-Josette, Des catholiques normands sous la IIIe République. Crises. Combats. Renouve (...)

48L’action culturelle de l’Église du diocèse de Rouen sous la IIIe République, c’est-à-dire son souci d’encadrer les loisirs éducatifs, artistiques ou sportifs, s’inscrit dans l’histoire générale de l’Église catholique à la même époque. Les patronages, cercles d’études et de loisirs et l’action catholique spécialisée (JOC, JEC, JAC) résultent des développements théoriques propres au catholicisme libéral puis social du xixe siècle. À compter du pontificat de Léon XIII, l’Église ne peut plus faire abstraction de la modernisation des économies et donc des sociétés occidentales, ces « choses nouvelles » que le pape appelle désormais à prendre en compte. À Rouen même, la présence d’archevêques proches des options de Léon XIII comme Mgr Thomas ou Mgr Fuzet permet le développement d’initiatives culturelles importantes, même si l’organisation rouennaise est atypique. Alors que la Basse-Normandie accepte la tutelle de l’ACJF (1886), Rouen préfère en effet l’Union de la jeunesse catholique (1898), présidée par le sillonniste Montier72.

Le temps des patronages

  • 73 Ibid., p. 230.

49L’encadrement de la jeunesse constitue l’un des objectifs et à moyen terme l’une des réussites les plus exemplaires de l’action culturelle de l’Église rouennaise. À partir de la Belle Époque, les paroisses se dotent de patronages, qui diversifient rapidement leurs activités et se dotent fréquemment de cercles artistiques et de cercles d’études. L’entre-deux-guerres, loin de ralentir cette diversification la renforce73. Quelques patronages se créent comme celui des Jeunes de Saint-Godard en 1930, mais la plupart du temps c’est au sein de patronages existants que se développent les nouvelles activités artistiques.

  • 74 Chaline Nadine-Josette, « Patronages et Sillon : l’exemple normand », Cholvy Gérard (dir.), Mouvem (...)

50Il est souvent difficile de distinguer au sein d’un même patronage, les pratiques récréatives, sportives, artistiques ou intellectuelles, de même qu’il est difficile de distinguer œuvre post-scolaire et cercles d’adultes74. Dans l’esprit des fondateurs, les différentes activités participent du même projet éducatif et militant. À Rouen même, trois cas de figures semblent se présenter : le cercle lié à une paroisse, le patronage indépendant et le cercle lié à une institution d’éducation.

  • 75 ADSM, JPL 386, La flamme du foyer, 6, janvier 1926.
  • 76 ADSM, JPL 386, Les soirées paroissiales de l’écho de Saint-Sever, 13, novembre 1932.

51Dans la majorité des cas, les cercles artistiques sont organisés au titre d’œuvres paroissiales. C’est le cas pour la paroisse Saint-Sever par exemple. En 1916, le chanoine Breton, curé de Saint-Sever, fonde le foyer du soldat, cercle militaire installé au 28, rue Saint-Julien. Ce foyer va fonctionner dans l’entre-deux-guerres à la fois comme lieu de récréation et comme cercle de diffusion culturelle : « Chaque mercredi, le cercle d’études et le jeudi, une conférence avec projections groupent les soldats qui s’intéressent aux choses intellectuelles, aux questions d’histoire et de géographie75 » peut-on lire sur une publicité de 1926. En 1932, le foyer se dote d’une bibliothèque de prêt et s’ouvre aux jeunes et aux adultes de la paroisse. Plusieurs œuvres gravitent d’ailleurs autour de cette paroisse comme le patronage Sainte-Monique pour les filles et le patronage Saint-Joseph pour les garçons. Ils organisent des soirées paroissiales culturelles au foyer où alternent représentations théâtrales (une séance annuelle) et projections cinématographiques (11 séances par mois dans les années trente)76. Parfois, une soirée de gala réunit les différents patronages, les cercles d’études et la maîtrise de la paroisse. Au début des années trente, les cercles artistiques se dotent même d’un organe mensuel, les Soirées paroissiales, chargé d’annoncer, en parallèle du bulletin paroissial, les activités culturelles et les programmes du cinéma. Ces deux bulletins sont des vecteurs de diffusion non négligeables. On y traite de l’actualité littéraire catholique et on dresse les portraits de personnalités intellectuelles, scientifiques ou artistiques du temps.

  • 77 ADSM, JPL 374, Le bon messager, 17, octobre 1936.
  • 78 Larcher M., Notes historiques sur Déville-lès-Rouen 1881-1887, Déville-lès-Rouen, Imprimerie Dautr (...)
  • 79 Alexandre Alain, Le Houlme d’hier ou Regards sur le passé d’une commune de la banlieue rouennaise, (...)
  • 80 Cf. ADSM, 97J22, allocution de Pierre Chirol lors d’une soirée musicale du patronage Saint-Paul, l (...)

52D’autres paroisses fonctionnent sur le même principe. À Saint-Paul, le cercle artistique féminin monte dans les années trente, des « revues locales » dont la présentation n’est pas sans évoquer ce qui se fait à la même époque au Théâtre français : « Il y aura du nouveau, de l’actuel, du local, en un mot, il y aura de la gaîté77. » À Saint-Gervais, le patronage Saint-Victrice, réservé aux garçons, organise des soirées théâtrales. On trouverait l’équivalent à Saint-Godard et à Saint-Nicaise. La banlieue ne demeure pas en reste, même si les situations paroissiales sont très contrastées. Certains bastions ouvriers comme Sotteville-lès-Rouen semblent peu favorables au développement des patronages catholiques. D’autres villes ouvrières, comme Déville-lès-Rouen bénéficient d’une tradition d’associations mutualistes catholiques78 (Société de Saint-Vincent-de-Paul, Société de Saint-Pierre) qui permettent l’organisation, autour de la paroisse de cercles récréatifs dans l’entre-deux-guerres. Ainsi au Houlme où en 1928 s’ouvre la salle Saint-Martin, lieu d’animation et de distraction occupé par le patronage de la Société culturelle diocésaine79. Sur la rive gauche même, l’Église dispose de relais notables comme le patronage Saint-Paul de Grand-Quevilly80. Ce sont néanmoins au sein des communes bourgeoises de la rive droite (Mont-Saint-Aignan, Bois-Guillaume, Bihorel) qu’on rencontrera les patronages les plus actifs.

  • 81 Archives municipales de Mont-Saint-Aignan, dossier « Associations 1924-1962 », s. d.

53À Mont-Saint-Aignan, l’école libre de jeunes filles dite école Aulney, génère une association culturelle, présidée par un notaire et qui monte des kermesses artistiques dans les années trente. Des « fêtes normandes » sont même organisées, rue Louis Pasteur avec projections cinématographiques et représentations théâtrales « sous les voûtes de l’antique église Saint-Jacques81 ». Les multiples prés et vergers des coteaux et du plateau de la ville accueillent par ailleurs les fêtes de plein air des patronages rouennais. De nombreuses kermesses dans les années trente comportent des parties concertantes.

  • 82 Sueur Gabrielle et Morel Alfred, Du Bois Guillaume d’hier au Bihorel d’aujourd’hui. Une commune ce (...)

54Bihorel constitue sans doute l’exemple achevé du développement des patronages catholiques dans la banlieue de Rouen. Dès 1890, l’abbé Fleury, curé de Bihorel fonde le cercle Saint-Victrice, qui réunit une dizaine de jeunes gens autour d’activités littéraires et musicales. Organisant une séance par trimestre, le cercle, qui reçoit en 1904 la visite du sillonniste Montier, sera actif jusqu’en 1909. Reconstitué en 1920, il se tourne dans l’entre-deux-guerres vers d’autres activités (théâtre, tennis de table). Le cercle de garçons est doublé du patronage le Sans Bruit, destiné aux jeunes filles et proposant de 1909 à 1927, des activités musicales et théâtrales. Parallèlement, le cercle religieux la Bonne comédie, fondé dans les années vingt, organise aussi bien des réunions d’études bibliques que des manifestations sportives (football, rugby) et théâtrales. Une active maîtrise Saint Victrice, que certains auteurs contemporains n’hésitent pas à qualifier d’« embryon d’une maison de la culture82 », vient compléter ce tableau des patronages de Bihorel. L’implication des élites bourgeoises locales (le couple Levasseur à la Belle Époque) explique le dynamisme des associations catholiques.

  • 83 Chaline Nadine-Josette, Des catholiques normands sous la IIIe République. Crises. Combats. Renouve (...)
  • 84 APSM, Bureau des associations de la préfecture de Seine-Maritime, dossier « Foyer Philippin », déc (...)
  • 85 Ibidem, statuts.

55Le second modèle est celui du patronage autonome, dont l’archétype rouennais demeure les Philippins, largement étudié par Nadine-Josette Chaline83. Fondé en 1893 par l’abbé Auvray, le patronage Saint-Philippe de Néri (les Philippins) diversifie progressivement ses activités sous l’impulsion d’Edward Montier qui en assume la direction de 1895 à 1927. La déclaration de l’association en 1903 laisse entrevoir une structure bipolaire. D’un côté, une société de gymnastique, les Philippins de Rouen, de l’autre un patronage de garçons, la société Saint-Philippe Néri84. Cette œuvre périscolaire multiplie les moyens de formation, « récréation, homètes, jeux, promenades, exercices de chant et de déclamation avec accompagnement de musique, monologues, comédies, gymnastique, etc.85 ».

  • 86 Cf. ADSM, 97J5.
  • 87 ADSM, 97J22, programme des soirées des 24 et 29 mars 1922.

56À la Belle Époque, les Philippins se dotent d’un cercle artistique, ouvert aux adultes et dont Pierre Chirol devient le directeur littéraire86. La littérature sous toutes ses formes domine d’ailleurs les activités du cercle. Déclamation de poésie, représentation théâtrale, concours littéraires sont le lot commun des réunions mensuelles. Les archives de Pierre Chirol attestent de la vitalité de ce groupement au début des années vingt, ainsi que de celle du patronage en général. En 1922 par exemple, le cercle organise deux soirées théâtrales au cinéma Beauvoisine et présente deux pièces d’Edward Montier (L’enfant prodigue et Le scrupule de Corneille)87. On récidive en 1923, cette fois pour une soirée de « projections lumineuses » consacrée à l’art religieux. Bientôt le cinéma remplacera les séances de diapositives.

  • 88 Ibidem, discours de Pierre Chirol à la Saint-Edouard de 1922.
  • 89 C’est en 1072 qu’est fondée à Rouen une confrérie de l’Immaculée conception. En 1486, on adjoint à (...)

57Le public de ces soirées était assez nombreux et en nette progression par rapport à la Belle Époque. 53 ménages et 160 enfants sont membres des Philippins en 1922 contre 30 ménages et 55 enfants en 191288. Dans une certaine mesure, les Philippins apparaissent comme une utopie culturelle, réunissant autour d’un même projet d’éducation chrétienne, les adultes, les adolescents et les enfants. Il faut se garder cependant d’imaginer ce groupement comme une sorte de secte culturelle. Les Philippins, considérés jusqu’au départ de Montier en 1927, comme le bastion avancé de l’action culturelle catholique, participent pleinement à la vie culturelle locale. C’est à leur initiative que sont restaurés en 1909 les Palinods rouennais, concours de poésie d’origine académique, en l’honneur de l’Immaculée Conception89. La séance annuelle est présidée par les présidents de l’Académie de Rouen et des Philippins. Chaque année, un nouveau thème marial est proposé et le concours constitue l’un des moments importants de la vie culturelle locale. Les relations du patronage et de la première société savante locale sont d’ailleurs suivies. Le directeur des Philippins, Edward Montier, est reçu à l’Académie de Rouen en 1905. Il sera suivi dans les années vingt de quelques Philippins notoires comme Pierre Chirol (1919) et André Cauchois (1927).

  • 90 ADSM, 97J15, André Cauchois/Pierre Chirol, 12 août 1929. Le dossier Cauchois-Montier révèle au fil (...)

58Cette hégémonie culturelle est cependant mise en cause à partir du milieu des années vingt. Nadine-Josette Chaline a bien mis en évidence le drame local qu’a causé le départ forcé d’Edward Montier pour le Midi de la France, à la suite d’une polémique sur son engagement pacifiste. Cette affaire politique, favorisée par l’alliance objective des anticléricaux et des catholiques hostiles à la démocratie chrétienne, touche l’Académie de Rouen. En effet, le docteur Cauchois, ami de Montier refuse de publier son discours de réception sur la démographie normande si le discours en réponse de son ami Montier n’est pas publié conjointement. Or le secrétaire de la classe des lettres, le chanoine Jouen, réactionnaire notoire, fait pression contre « les démocrates » de l’Académie90.

59Dernier cas de figure, le patronage organisé autour d’une institution scolaire. Les écoles et institutions catholiques de la cité fonctionnent comme des microcosmes sociaux. On a évoqué plus haut la solidarité propre aux anciens élèves de la maîtrise Saint-Evode. D’autres associations d’anciens élèves comme celles de Bellefonds, Jean-Baptiste de la Salle ou de Join Lambert entretiennent le même type de liens. Les banquets annuels des anciens sont fréquemment agrémentés d’auditions concertantes, de représentations théâtrales ou de causeries. Certaines associations présentent l’avantage de réunir un grand nombre de médiateurs culturels locaux. Ainsi pour Join Lambert, qui regroupe des musiciens (Albert Beaucamp), des écrivains (René Herval, Edouard Coutan, René Rouault de la Vigne), des médecins (André Cauchois, Joseph Payen­neville). Ces réunions annuelles débouchent parfois sur la constitution de cercles artistiques. C’est le cas de l’institution Bellefonds.

  • 91 « Un grand éducateur : Albert Géniès (1874-1955), frère Augustin Marie ; notes et témoignages », s (...)
  • 92 ABMR, casier correspondance-associations, dossier Kermesse Bellefonds, 16-21 mai 1936.
  • 93 En 1921, le groupe se compose de MM. Saint-Germain, Thirel, Hatay-Paulet, Fessard, Bot, Hays, inco (...)

60L’Association Bellefonds, fondée en 1907, gère à la fois le cercle d’études de Bellefonds, réservé aux anciens élèves de plus de 15 ans, cinq groupes affiliés à l’ACJF (patronages Saint-Stanislas pour les plus de 18 ans, Saint-Louis de Gonzague et Saint-Jean pour les 13-18 ans, Louis Maurisset pour les moins de 13 ans et une section de la JOC), des patronages sportifs ouverts aux élèves de l’école et aux étrangers, une amicale des anciens élèves et une société théâtrale amateur91. Cette dernière, appelée communément le GAB (Groupe artistique de Bellefonds) est fondée en 1921. Son originalité est de réunir, pour la première fois dans le diocèse, des jeunes filles et des jeunes gens pour jouer la comédie. Ce groupe mixte fonctionne comme une troupe théâtrale, répétant deux fois par semaine pendant 15 ans. Le GAB joue des comédies bourgeoises du xixe siècle (Labiche, Farémont, Carré), du vaudeville ou du music-hall92. Il se produit sur les différentes scènes rouennaises et dans le département. Pour certaines représentations, on fait venir à Bellefonds des acteurs en vogue comme le comique Victor Boucher93.

  • 94 « Un grand éducateur : Albert Géniès (1874-1955), frère Augustin Marie ; notes et témoignages », o (...)

61Dans le cadre de l’Association Bellefonds, un cinéma de patronage est également monté en 1920. Ce « cinéma Beauvoisine », qui fonctionne par intermittence de 1920 à 1949 a pour ambition de « projeter des films irréprochables au regard de la morale et de l’art94 ». Ce souci moral s’accordait mal avec une gestion purement commerciale. Rapidement la salle Beauvoisine, disposant de 325 places devait être affectée à d’autres usages, louée comme salle de répétition (Cercle musical de Rouen, GAB) ou comme salle de conférences et de spectacle (Philippins, École sociale). La plupart des patronages rouennais s’y produisaient dans l’entre-deux-guerres.

62Derrière l’activité culturelle de Bellefonds, on trouve un maître à penser, le père Albert Géniès (1874-1955). Ce religieux, frère des écoles chrétiennes, dirigea l’école Belle­fonds de 1907 à 1951. Grand ami des artistes locaux, il consacra sa vie au développement des œuvres postscolaires et des cercles artistiques ou d’études de Bellefonds. Leur audience dépassait largement le groupe des parents d’élèves et le quartier Beau­voisine. Pour toute une génération de catholiques rouennais, la salle Beauvoisine, lieu de rencontre des différents cercles, constitua un lieu d’initiation théâtrale et intellectuelle.

63C’est dire la capacité des catholiques locaux à inventer des lieux de diffusion culturelle, à fonder et à entretenir une sociabilité, à reproduire, génération après génération une approche spécifique de la culture. Certes les activités récréatives proposées ne sont pas sans évoquer les loisirs de l’époque (opérette, revue, théâtre, cinéma). Mais l’Église y adjoint une dimension morale et intellectuelle spécifique, dont elle charge d’autres groupements de développer les attendus. Amorcée à la Belle Époque, cette réflexion se développe pour l’essentiel dans l’entre-deux-guerres.

Les cercles intellectuels : GCAER, École sociale

  • 95 ADSM, 97J 22, allocution de Pierre Chirol au patronage Saint-Paul, le 5 mars 1922.
  • 96 ADSM, JPL 386, Les Soirées paroissiales de l’écho de Saint-Sever, 13, novembre 1932.

64La réflexion intellectuelle des catholiques rouennais se déploie à différentes échelles. Au niveau de la paroisse, les cercles d’études, bibliques, littéraires ou philosophiques font surtout œuvre de diffusion, à l’image des sociétés savantes. Ces cercles paroissiaux sont généralement liés aux patronages dont ils forment l’aile intellectuelle. Très souvent sont mêlées une action sociale, caritative, une action culturelle, récréative, et une action intellectuelle, discursive. Les dimanches du patronage Saint-Paul de Grand-Quevilly voient ainsi se succéder la messe, le match de football et « le soir, le cercle d’étude qui réunit au presbytère les chrétiens sportifs avides de science95 ». De son côté, le cercle d’études Saint-Joseph de la paroisse Saint-Sever déclare « grouper l’élite désireuse, pendant les soirées d’hiver, de mieux connaître, afin de mieux aimer et défendre l’Église96 ». La frontière entre l’action sociale et l’action culturelle est donc floue.

  • 97 ADSM, 97J5, rapport de M. Fouquer pour le Foyer des Philippins, exercice 1912-1913. Au-delà des ré (...)
  • 98 Rappelons après Nadine-Josette Chaline que le second Congrès national de la natalité s’est tenu à (...)

65On ne s’étonnera pas de trouver les cercles d’études les plus actifs au sein des patronages d’envergure comme les Philippins. Dès la fin de la guerre, les Philippins de Rouen ressuscitent les conférences Ozanam, destinées aux adolescents. En 1920, on donnera ainsi 26 causeries sur des sujets très divers (la guerre, la civilisation, la moralité, le féminisme, etc.). Parallèlement, le foyer des Philippins, fondé en 1909, accueille une fois par mois des couples qui désirent « compléter et parfaire leur éducation morale et sociale97 ». Derrière cette formule vague des « causeries », le foyer des Philippins fait office de tribune sillonniste jusqu’à la fin des années vingt. Là, Edward Montier développe ses idées novatrices sur le féminisme, l’éducation sexuelle ou le pacifisme. D’autres, comme André Cauchois, exposent leurs travaux sur la démographie, qui débouchent sur un projet nataliste que reprendront les démocrates chrétiens98.

  • 99 ADSM, 97J5.
  • 100 ADSM, 97J5, composition du bureau du GCAER : Loutrel (président), Chirol et Robinne (vice-présiden (...)
  • 101 ABMR, casier correspondance-associations, dossier GCAER, circulaire du 19 février 1936.
  • 102 ABMR, casier correspondance-associations, dossier GCAER, circulaire, s. d., 1936.
  • 103 Ibidem, circulaires des 8 mai 1936 et 8 janvier 1937.

66À une autre échelle, celle de la cité, les intellectuels et artistes catholiques cherchent aussi à s’associer. Fondé au milieu des années trente99, le Groupement catholique des artistes et écrivains rouennais (GCAER) réunit des architectes (Pierre Chirol, André Robinne, Robert Flavigny), des décorateurs (Jean Hesse, Alfred Ruedolf), des restaurateurs de monuments historiques (Georges et Marc Lanfry) et des philosophes (Troude) aux côtés de notables, rentiers et amateurs d’art comme Georges Loutrel qui assure la présidence100. Le GCAER se dit ouvert aux « artistes ou écrivains, architectes, peintres, sculpteurs, décorateurs, acteurs, musiciens, poètes, journalistes, maîtres et apprentis des ateliers, concerts, théâtres et écoles d’art de Rouen et de la région101 ». La cheville ouvrière en est le chanoine Edouard Coutan, normalien et directeur du Petit Séminaire. C’est lui qui prend l’initiative de la plupart des réunions. Aux cendres de 1935, il prononce pour le GCAER, dans la salle d’Albane de la cathédrale de Rouen, une conférence avec projections sur le thème : « L’inspiration chrétienne dans l’art et le thème religieux de l’Épiphanie102. » Le 15 mai 1936, il récidive avec une conférence sur la « cathédrale de Chartres », suivie le 15 janvier 1937 par une projection sur « sainte Geneviève dans l’art et la littérature103 ». Lors de la réception du chanoine Coutan à l’Académie de Rouen, Pierre Chirol évoque le fonctionnement du groupe :

  • 104 ADSM, 97J13, discours de réception à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen d’Ed (...)

« Je ne saurais assez célébrer le charme de ces entretiens mensuels, où, sans pédantisme doctrinaire d’aucune sorte, vous rompez aux artistes le pain de l’esprit, sous la présidence avisée de M. Loutrel. Ce commentaire exégétique d’un texte sacré suivi de sa traduction esthétique à travers les âges, quel régal offert à quelques privilégiés vraiment trop réduits104. »

67On le voit, le GCAER s’apparente davantage à une société savante qu’à un groupement de réflexion théologique, à l’image des cercles thomistes ou d’Ordre nouveau, qui regroupent les intellectuels catholiques de la capitale. Le caractère mondain – on n’hésitait pas à associer galette des rois et causeries – élitiste et esthète limitait naturellement la portée du GCAER. En revanche, d’autres institutions catholiques comme l’École sociale de Rouen, développèrent un discours proprement intellectuel dans l’entre-deux-guerres.

  • 105 Cf. Guerin Yannick, Des démocrates chrétiens en Seine-Inférieure. La Confédération française des t (...)

68Fondée au printemps de 1920 par de jeunes intellectuels catholiques (Jean des Guerrots, Jean Fleury, Pierre Sement), l’École sociale de Rouen se veut l’organe de propagande de la doctrine sociale de l’Église. S’y côtoient des conservateurs (Jean des Guerrots, fils d’un monarchiste notoire), des modérés, proches ou membres du parti démocrate populaire (Pierre Sement, René Dragon) et des « catholiques de gauche », affiliés à la Jeune République (André Cauchois, Robert Facque)105. L’École sociale est divisée en cinq sections (hygiène sociale, sciences économiques, législation sociale, prévoyance, rapport du capital et du travail). Cette organisation la situe d’emblée dans l’héritage du catholicisme social d’un Leplay ou d’un De Mun. L’École propose des cours et des conférences sur des thèmes classiques de l’économie sociale, généralement déjà traités à la Belle Époque (« La femme dans la cité moderne » en 1935-1936, « le rôle de la jeunesse dans la société moderne » en 1937-1938, la « tuberculose » et l’« alcoolisme » dans les années vingt) mais aussi des thèmes d’actualité (« la crise économique » en 1931-1932, « les récentes réformes sociales » en 1936-1937). Ces conférences sont l’occasion d’écouter quelques-uns des orateurs catholiques les plus en vue du moment comme l’abbé Thellier de Poncheville, le chanoine Desgranges, le R. P. Rutten, les jésuites Coulet et Danset ou les fondateurs de la CFTC, Zirnheld et Tessier. Elles suscitent localement une véritable émulation intellectuelle comme en témoignent les archives de René-Gustave Nobécourt.

  • 106 Archives RGN, conférences de l’École sociale de Rouen, 1927-1928.
  • 107 Ibidem, discours de présentation.

69En 1927 en effet, le journaliste catholique est chargé par l’École sociale de Rouen d’une enquête sur « les jeunes hommes de ce temps106 ». Il diffuse des « questionnaires parmi les jeunes normands de tous les milieux… pour connaître exactement la température et le pouls de ces garçons d’après-guerre dont on dit tant de mal107 ». Quatre questions ont été choisies par le journaliste :

  • « Y a-t-il pour vous un problème religieux ?
  • Y a-t-il pour vous une question sociale ?
  • La politique vous intéresse-t-elle et si la situation présente ne vous convient pas êtes-vous personnellement décidé à agir pour la modifier ?
  • La guerre a-t-elle eu sur vous, sur votre vie quelque influence108 ? »
  • 109 Les conférences eurent lieu les 31 mars, 9 avril et 30 avril 1927. Le Journal de Rouen en donna d’ (...)
  • 110 L’Église, on le sait, privilégie la personne sur l’individu. Sur ce point, cf. Duroselle Jean-Bapt (...)

70Le questionnaire est renvoyé par une centaine de personnes. René-Gustave Nobécourt en tire une série de conférences109 où l’analyse sociologique glisse souvent vers la leçon de morale. Il ne prétend pas produire des statistiques et dégager une opinion moyenne, représentative de la majorité des réponses individuelles, mais engager un dialogue fécond avec telle ou telle personne110. Au terme de sa présentation, le journaliste ancien combattant dénonce :

  • 111 Archives RGN, conférences de l’École sociale de Rouen, 1927-1928.

« La grande troupe qui ne va nulle part, ne se donne à aucun parti et manque totalement de passion civique. Elle ne prend même pas garde que c’est elle qui portera les conséquences des actes que posent maintenant les vieilles équipes gouvernementales… Elle professe en ricanant que la politique est un attrape-nigaud… qu’elle appelle d’un mot qu’elle n’a pas inventé, “bourrage de crâne”. Cette attitude s’explique ; elle ne peut se défendre et elle barre d’un nuage lourd et chargé d’on ne sait quel orage nos horizons français111. »

  • 112 Archives RGN, conférence, s. d., 1928, « Les enfants de ce siècle », propos cités par René-Gustave (...)

71Certains questionnaires sont renvoyés collectivement par les cercles intellectuels catholiques rouennais. Ainsi de la section locale de la Jeune République de Marc Sangnier, animée par Georges Lanfry et des Philippins de Rouen. Tous deux déclarent leur pacifisme foncier : « Les générations qui nous précèdent se sont suffisamment dépensées à faire la guerre pour nous laisser le soin de faire la paix112. » L’enquête et plus encore son compte rendu sous la forme de conférences ont révélé l’originalité de la pensée d’un intellectuel catholique méconnu, René-Gustave Nobécourt.

Un intellectuel catholique en province :
René-Gustave Nobécourt

  • 113 Après la guerre et une courte phase d’épuration (1944-1946), il dirige L’Écho de Normandie (1946-1 (...)
  • 114 Les nourritures normandes d’André Gide en 1949, Rouen désolée en 1951, Les secrets de la propagand (...)

72Né en 1897, René-Gustave Nobécourt entre au Journal de Rouen en 1922 abandonnant des études de scolastique et de philosophie entreprises à la Sorbonne. Il y restera jusqu’en 1944, occupant successivement les postes de secrétaire de rédaction (jusqu’en 1939) puis directeur de l’édition caennaise (1941-1944)113. Cheville ouvrière du premier quotidien rouennais de 1922 à 1939, René Gustave Nobécourt (1897-1989) s’essaye aussi à la littérature, pratiquant le genre romanesque (Un enfant qui demandait du pain en 1927) et surtout historique (Sous le signe de Jacques d’Arnoux en 1927, La vie d’Armand Carrel en 1930, Armand Carrel journaliste en 1936, Jeunes fronts casqués en 1939). Mais l’essentiel de son œuvre date de l’après-guerre114. En revanche, son rôle de critique littéraire est considérable dans l’entre-deux-guerres. Par le biais de sa chronique hebdomadaire, La Vie littéraire, il apparaît comme un directeur de conscience aussi averti qu’influent au sein de la société catholique locale.

  • 115 Cholvy Gérard et Hilaire Yves-Marie, Histoire religieuse de la France contemporaine, t. 3 : 1930-1 (...)
  • 116 Journal de Rouen, 26 juillet 1927 et 9 août 1928.
  • 117 Journal de Rouen, 6 décembre 1927, 27 décembre 1927 et 11 janvier 1928.
  • 118 Dans son premier et unique roman, Un enfant qui demandait du pain, publié en 1927 chez Defontaine (...)
  • 119 Archives RGN, carton Académie de Rouen : 8 lettres sur 27 au moment de la nomination, 13 lettres s (...)

73L’analyse des Vies littéraires rédigées par René-Gustave Nobécourt dévoile la préférence du critique pour les écrivains catholiques à une époque généralement présentée comme « un âge d’or de la pensée et des lettres chrétiennes115 ». Ainsi en 1927, René-Gustave Nobécourt consacre une série d’articles à « littérature et catholicisme116 » puis trois articles à la « renaissance du thomisme », à propos de la sortie de La Défense de l’Occident d’Henri Massis117. Claudel, Mauriac ou Bernanos sont régulièrement cités dans La Vie littéraire aux côtés d’écrivains catholiques aujourd’hui oubliés (Pierre Dominique, Gaëtan Bernoville, l’abbé Calvet, Louis Latzarus…). Ces articles, dont la teneur dépasse très largement le simple compte rendu d’ouvrage pour viser à la direction de conscience du lectorat, rappellent la vocation première de René-Gustave Nobécourt. Ses études au petit séminaire de Rouen (1908-1915) semblent en effet le diriger vers la prêtrise118. Il rencontre alors Henry de Montherlant, et le futur Mgr Petit de Julleville. Plus tard, lui et son épouse, Denise Bluet, seront des pivots de l’action catholique locale. Au moment de son entrée à l’Académie de Rouen en 1939, la plupart des lettres ou cartes de félicitations proviennent du milieu clérical119.

  • 120 On compte ainsi 20 lettres de Massis, 3 de Bernanos, 17 de Montherlant.

74Mais la guerre va remettre en cause sa vocation. S’il reprend en 1919 des études de scolastique et de philosophie en Sorbonne, il les abandonne bien vite pour gagner sa vie comme journaliste. Ce n’est donc pas un simple amateur qui chronique les grands textes catholiques de l’entre-deux-guerres comme La Défense de l’Occident d’Henri Massis, Notre inquiétude de Daniel-Rops ou L’imposture de Georges Bernanos mais un catholique fervent et averti. Les auteurs ne s’y trompent d’ailleurs pas, qui de Massis à Bernanos en passant par Montherlant et Henry Bordeaux, mettent un soin particulier à répondre aux articles du critique rouennais120. En fait, cette préférence catholique relève de trois généalogies intellectuelles différentes, situées avant, pendant et après la guerre et dont René-Gustave Nobécourt s’attache à démontrer la complémentarité. La première est celle du réseau de l’Action française.

75Au sortir de la Seconde Guerre mondiale on accusera fréquemment René-Gustave Nobécourt d’avoir été sinon membre du moins ardent défenseur de l’Action française. La correspondance incite à nuancer cette opinion. On n’y décèle en effet aucune espèce de vénération pour Maurras, aucune fascination pour la restauration monarchique en dépit d’une lecture suivie de L’Action française. De surcroît, la condamnation pontificale de 1926 ne pouvait laisser indifférent un catholique aussi respectueux de la hiérarchie que l’était René-Gustave Nobécourt. Mais si le critique rouennais garde ses distances vis-à-vis de l’idéologie d’Action française, il n’en demeure pas moins très proche intellectuellement des écrivains formés autour d’elle, les aînés comme André Bellessort ou Henry Massis aussi bien que les plus jeunes comme Jean de Fabrègues, Thierry Maulnier ou Jean Maxence. Autant que ces derniers, il s’intéresse aux modes de renouvellement de la pensée traditionaliste. Dans La Vie littéraire, il rend compte de la fondation de revues catholiques traditionalistes comme Le Nouvel Essor français, fondé en 1927 par Gaëtan Bernoville, Les Cahiers 1929, fondés par Jean Maxence ou la Revue du xxe siècle fondée en 1930 par Jean de Fabrègues.

  • 121 Journal de Rouen, 26 juillet 1927 et 24 mai 1927.
  • 122 Archives RGN, Henri Massis/René-Gustave Nobécourt, août 1931. L’amitié entre les deux hommes aura (...)

76Dans deux articles, l’un consacré à la question de la « validité d’une critique catholique autonome », l’autre à « l’inquiétude des contemporains121 », il emboîte le pas aux analyses de Maurras. Mais ailleurs, il prend ses distances vis-à-vis de l’extrémisme maurrassien. En fait, il est plus proche de Massis que de Maurras. Il chronique longuement ses Jugements en 1927 et sa Défense de l’Occident en 1928. À partir des années trente, la correspondance entre les deux hommes évolue de la courtoisie (« cher confrère ») à l’amitié (« mon cher camarade »). Dans une lettre de 1931, Henri Massis souligne la contribution intellectuelle de René-Gustave Nobécourt à la pensée catholique contemporaine : « En écrivant ces pages – dont vous avez bien voulu parler avec tant d’amitié, je n’ai fait que remplir le cadre dont vous aviez naguère tracé les lignes en plusieurs articles qui sont peut-être à l’origine de mon dessein122. »

  • 123 Cf. Brière Max, « Bernanos en 1913-1914. Une grande figure de la presse rouennaise », Études norma (...)
  • 124 Journal de Rouen, 31 janvier 1928.
  • 125 Archives RGN, Georges Bernanos/René-Gustave Nobécourt, 3 juillet 1929.

77Dans le sillage des écrivains catholiques relevant du giron de l’Action française, Georges Bernanos, qui s’était illustré à Rouen avant la guerre de 1914-1918123, est un autre auteur favori de René-Gustave Nobécourt. Dans un article important, le critique rouennais prend la défense de L’Imposture : « Notre génération n’accepte pas d’imiter l’autruche et plusieurs d’entre nous ont reçu déjà des confidences à l’occasion de L’Imposture qui leur donnent le droit d’accuser de sottise et d’hypocrisie ceux qui pour avoir la paix – quelle sale paix ! – réclament le silence. Le silence est paresseux et lâche124. » Bernanos lui saura gré de ce soutien et acceptera de le rencontrer en 1929 lui écrivant même : « Votre nom est sur la liste de mes envois de presse, avec tous ceux qui ont héroïquement soutenu L’Imposture… le dernier carré de la vieille garde, quoi125 ! » Le réseau intellectuel d’Action française n’épuise cependant pas les relations littéraires catholiques de René-Gustave Nobécourt. Au-delà de l’héritage maurrassien, René-Gustave Nobécourt, en enfant du siècle nouveau, entend promouvoir l’entrée en scène d’une nouvelle génération d’écrivains catholiques qu’il découvre dans les années vingt, à commencer par le plus célèbre d’entre eux, Daniel Rops.

  • 126 Cette correspondance, consultée au domicile de René-Gustave Nobécourt, a été restituée à la famill (...)

78La très longue correspondance avec Daniel Rops126 soulève une série de questions quand au statut littéraire de René-Gustave Nobécourt. Amorcée en 1928, la correspondance ne s’interrompt qu’en 1965, à la mort de Daniel Rops. En tout 179 lettres, dont 91 écrites entre 1928 et 1940, soit environ une par mois. Entre les deux hommes se nouent des liens professionnels et amicaux. Daniel Rops est le parrain d’un des enfants de René-Gustave Nobécourt tandis que les épouses se connaissent et s’estiment mutuellement. Les deux écrivains se rendent des services réciproques de corrections d’épreuves, de comptes rendus critiques. En 1947, c’est Daniel Rops qui conseille René-Gustave Nobécourt sur la forme de son étude majeure consacrée aux Nourritures normandes d’André Gide et prend les contacts, d’abord chez Plon (1948) puis chez Médicis (1949). On sait enfin que les deux hommes codirigeront La France catholique de 1956 à 1964.

  • 127 Jésus en son temps, publié en 1945 fut un best-seller qui permit à Daniel Rops d’obtenir le grand (...)
  • 128 Cf. sur ce point Cointet Michèle, Histoire culturelle de la France, 1918-1959, p. 76-77. Daniel Ro (...)

79Cette amitié littéraire repose cependant sur un paradoxe fondamental, l’opposition de deux générations intellectuelles. Né en 1901 à Épinal, Daniel Rops n’appartient pas, contrairement à René-Gustave Nobécourt, à la génération du feu. Évitant la guerre, il a pu réaliser des études que René-Gustave Nobécourt aurait sans doute souhaité achever. Dans le paysage intellectuel des années vingt, Daniel Rops fait figure de surdoué. Reçu second à l’agrégation d’histoire et de géographie en 1922, il est le plus jeune agrégé de France et il mène de front une carrière d’enseignant (à Chambéry), d’écrivain et de journaliste. Ses essais (Notre inquiétude en 1926, Le monde sans âme en 1931) et ses romans (L’âme obscure en 1929, Mort où est ta victoire en 1934, L’épée du feu en 1939) connaissent un certain succès, même si la consécration viendra après la guerre127. Sa dimension d’humaniste chrétien, son souci de poser en des termes nouveaux la question de la spiritualité attirèrent René-Gustave Nobécourt128.

  • 129 Journal de Rouen, 10 novembre 1931.

80En 1931, les deux hommes projettent de réaliser un essai commun explorant le hiatus intellectuel et moral qui s’est installé entre la génération du feu (née avant 1900) et la génération de l’après-guerre. Cet essai, qui devait prendre la forme d’un échange épistolaire ne vit pas le jour. La « lettre à un jeune catholique pacifique », publiée par René-Gustave Nobécourt dans La Vie littéraire129, restera sans réponse, Daniel Rops refusant dans une lettre émouvante que son texte soit publié :

  • 130 Archives RGN, Daniel Rops/René-Gustave Nobécourt, 1er décembre 1931. Cette réponse, refusée à Ren (...)

« J’ai relu ma première lettre je la déchire. Je ne veux plus la publier… À quoi sert-il de dire des vérités à de pauvres gens qui ont souffert (moi qui n’ai pas souffert)…Vous, vous avez acquis le droit de parler, votre boutonnière vous y autorise, et le jeune interlocuteur auquel vous faites allusion dans votre lettre prend ipso facto l’apparence de goujat… Et puis, voyez-vous, pour parler de ces problèmes de génération, il faut y croire. Je n’y crois pas. Les générations, cela n’existe pas. Il y a des hommes qu’on aime, d’autres dont on se moque. Il y a vous que j’aime ; mais votre génération, au fond je m’en f…130. »

81Ce projet d’écriture transversale s’inscrit plus largement dans une réflexion, menée au tournant des années vingt et des années trente sur la fracture intellectuelle engendrée par la guerre. Toute l’œuvre critique de René-Gustave Nobécourt est destinée à nouer des fils entre la génération littéraire de l’avant-guerre (la génération d’Agathon) et celle des jeunes écrivains catholiques de l’après-guerre comme Daniel Rops. Sa position d’écrivain catholique, enlevé à ses chères études par la guerre, le prédestinait sans doute à assumer cette tâche, ce rôle de relais. Le paradoxe de ce travail, qui semble avoir eu un écho national – du moins auprès des cercles catholiques – est qu’il utilise un journal de province et non les revues parisiennes. Attiré à de nombreuses reprises vers des cités plus importantes, Lyon au milieu des années vingt, puis Paris au début des années trente, René-Gustave Nobécourt renonce à chaque fois à quitter Rouen, sans doute pour des raisons familiales. C’est donc au sein du Journal de Rouen, alors l’un des plus importants quotidiens de province, rappelons-le, qu’il élabore sa réflexion.

82Il consacre tout d’abord une série de biographies intellectuelles, dans l’esprit de Sainte-Beuve, son maître avoué, à quelques-uns des écrivains catholiques fauchés par la guerre. Péguy, Psichari, Alain Fournier font ainsi l’objet d’articles réitérés. René-Gustave Nobécourt s’attache ensuite à la figure emblématique de Jacques d’Arnoux. Élève de l’Institution Saint-Romain de Rouen, ami de René-Gustave Nobécourt, Jacques d’Arnoux est avant guerre l’archétype fascinant de l’athlète catholique. Martyrisé au Chemin des Dames, il rescape de ses blessures à la suite d’une hospitalisation de 60 mois. Ce miraculé du feu, auteur de Paroles d’un revenant, est considéré par l’église du diocèse de Rouen comme une sorte de saint, héros de guerre touché par la grâce de Dieu.

  • 131 Jacques de Saint-Victor (mort au champ d’honneur quand il eut vingt ans). Souvenirs pieux de sa be (...)
  • 132 Sous le signe de Jacques d’Arnoux, Rouen, Defontaine, 1927.

83René-Gustave Nobécourt, qui avait déjà raconté dans Un enfant qui demandait du pain et dans Jacques de Saint-Victor131 des récits de guerre, s’attaque au mythe de Jacques d’Arnoux en 1927. Il prononce de nombreuses conférences sur ce sujet chrétien, à Rouen mais aussi à Elbeuf, au Havre et à Paris. Elles donneront lieu à la publication de Sous le signe de Jacques d’Arnoux en 1927132. Le thème de la guerre et la nécessité de son acceptation comme moment intellectuel et moral y reviennent en leitmotiv :

  • 133 Texte d’une conférence pour l’École sociale de Rouen, prononcée le 12 mai 1926.

« Tous ceux qui manquent aujourd’hui, ceux qui n’auraient pas suivi la bande dans la cohue comme nous faisons mais qui auraient fait l’événement et qui nous auraient entraînés et guidés. Les meilleurs… pas tous absolument, quelques-uns sont revenus autour desquels il faut se presser et sous le signe desquels, en même temps que sous le signe des morts généreux il faut vivre133 ! »

  • 134 Lecarre Jacques, « Moi, l’intellectuel, signé Drieu », Deguy Jacques (dir.), L’intellectuel et ses (...)

84Par ce travail de catharsis, René-Gustave Nobécourt fait figure d’intellectuel au sein du monde littéraire catholique de l’entre-deux-guerres. Intellectuel secondaire sans doute, dans la mesure où sa carrière reste celle d’un journaliste de province, mais intellectuel quand même dont les pairs attendaient, derrière les articles « une prédication morale, philosophique et religieuse134 ». Son incontestable magistère moral sur l’opinion cultivée rouennaise, s’exerce aussi sur d’autres thèmes, dérivés du souvenir de la Première Guerre mondiale.

  • 135 Journal de Rouen, 2 novembre 1926.
  • 136 « Nostalgie de l’Europe », Journal de Rouen, 9 juin 1931 et « Témoignages (Massis, Maurras, Henrio (...)
  • 137 Respectivement, Journal de Rouen des 29 mars, 15 mars, 31 mai, 6 décembre 1932.
  • 138 À propos de l’essai de Stefan Zweig sur Freud, Journal de Rouen, 29 mars 1932.

85Comme les intellectuels parisiens de l’entre-deux-guerres, René-Gustave Nobécourt s’interroge, à travers ses chroniques hebdomadaires, les inflexions théoriques de son temps. Là encore, un rapide parcours des Vies littéraires révèle l’étendue des préoccupations intellectuelles du critique rouennais et par là même la teneur du débat intellectuel en province. En novembre 1926, La Vie littéraire du Journal de Rouen titre « La culture générale en péril135 ». En juin et juillet 1931, deux chroniques questionnent « l’idée européenne136 ». En 1932, René-Gustave Nobécourt évoque « Freud et le freudisme », « le monde et son train », « Julien Benda et Ernst Jünger137 ». Les comptes rendus d’ouvrages en langue étrangère sont les prétextes à de courtes dissertations sur l’état moral de l’Europe, l’angoisse de la modernité, la menace de la guerre. À partir de novembre 1932, La Vie littéraire change de format, occupant désormais une page complète au sein du Journal de Rouen. Les enquêtes, les chroniques de revues s’ajoutent aux comptes rendus traditionnels de romans. Une rubrique apparaît, « les idées et les hommes », au sein de laquelle, René-Gustave Nobécourt développe ses interrogations et engage des débats avec la communauté d’intellectuels parisiens à laquelle il est virtuellement attaché. Le thème de la « crise de la culture européenne », développé dans l’entre-deux-guerres par la plupart des grands intellectuels européens, de Paul Valéry à Ernst Jünger en passant par Julien Benda, est abordé dans La Vie littéraire. René-Gustave Nobécourt semble ici faire office de passeur culturel, décillant les yeux de certains conservateurs catholiques rouennais, qui rejettent en bloc les analyses des sciences nouvelles. Ainsi de Freud, dont il accrédite l’importance de l’œuvre, jouant habilement sur le comportement normand : « Il s’agit sur ce point comme ailleurs de mesure. Entre la condamnation brutale de quelques-uns – “la scolastique de la pornographie”, “une cochonnerie scientifique” et l’engouement outré de quelques autres, il y a pour parler du freudisme, la froide équité. Il n’est point à l’abri des critiques. Il ne mérite pas le dédain138. »

  • 139 Journal de Rouen, 29 octobre 1929.

86Derrière cette invitation à la lecture, René-Gustave Nobécourt dissimule mal le profond chancellement des certitudes intellectuelles de l’avant-guerre : « Or ce problème du qui suis-je ? est plus obscur que jamais. On a vu s’ouvrir un trou d’ombre, l’inconscient. On devine superposés plusieurs “moi” qui se contredisent, plusieurs “moi” qui désirent et qui peuvent… Comment les contraindre et les borner139 ? »

  • 140 Journal de Rouen, 21 février 1928.
  • 141 Journal de Rouen, 23 novembre 1926.
  • 142 Journal de Rouen, 26 janvier 1932.

87Comme la plupart des intellectuels de droite, René-Gustave Nobécourt glisse de l’interrogation sur le sens de la modernité au pessimisme et au constat de la crise des valeurs : « Physiquement, matériellement la guerre a diminué l’Europe, la guerre a appris qu’elle n’était pas si grande qu’elle le pensait. Pis encore, la guerre lui a montré que sa civilisation dont elle était fière, n’était pas parfaite140. » Bien avant le krach de Wall Street, sa morale chrétienne vitupère l’esprit consumériste des années vingt : « La façon péremptoire dont les petits jeunes gens de notre temps déclarent qu’ils feront de l’argent, découpe dans l’avenir d’affligeantes perspectives où se distingue à peine, dominant le naufrage de nos disciplines intellectuelles, l’arche de Noé d’une Alma Mater, obstinée et mélancolique, chargée de jeunes animaux stériles141. » Les accents bibliques, le goût de la tragédie sont ici au service d’une pensée réactionnaire dont on connaît bien le cheminement dans les années trente. Pourtant, à la différence d’un Drieu la Rochelle ou d’un Brasillach, René-Gustave Nobécourt ne connaîtra pas la fascination du fascisme ou du nazisme. Un an avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il écrit dans le Journal de Rouen : « Le dénouement de cette crise essentielle semble maintenant se précipiter : la fin de l’Europe et de notre civilisation ou une réaction, une révolution spirituelle extrêmement violente. Il importe moins que jamais de s’abandonner au catastrophisme où le génie d’autres peuples peut se complaire142. »

  • 143 Journal de Rouen, 21 février 1928.
  • 144 Ibidem.
  • 145 Archives RGN, « Écrivains normands » (à propos de Deutschland de René Trintzius), novembre 1929.

88Ce rejet de la solution totalitaire s’explique par le vaccin de la guerre. L’Allemagne est au cœur des préoccupations de René-Gustave Nobécourt tout au long de la période. Si l’intellectuel rouennais n’effectue pas, à l’instar de ses cadets normaliens comme Jean-Paul Sartre ou Robert Brasillach le voyage à Berlin, il n’en demeure pas moins soucieux de l’évolution culturelle et politique de l’Allemagne. S’il vitupère la paresse intellectuelle du public français, « qui n’est guère informé de la littérature étrangère143 », s’il prône le « contact avec certaines œuvres et certains auteurs d’outre-Rhin, d’outre-mer et d’outre-monts144 », s’il rend compte enfin de la plupart des traductions françaises d’ouvrages allemands, c’est qu’il reste littéralement obsédé par la question allemande : « L’Allemagne demeure pour nous le point d’interrogation145. »

  • 146 Journal de Rouen, 31 octobre 1930.
  • 147 Journal de Rouen, 9 juin 1931.
  • 148 Entretien avec Jacques Nobécourt, ancien correspondant du Monde en Allemagne, 2 novembre 1990. Par (...)
  • 149 En 1990, alors que nous travaillions sur le fonds Nobécourt dans la maison familiale, nous avons p (...)

89Sa position par rapport à l’Allemagne est paradoxale, à la fois claire dans sa présentation d’ennemi héréditaire de la France, et en ce sens non susceptible de sympathie, et en même temps, foncièrement passéiste, ne soulignant pas suffisamment la spécificité de l’idéologie nazie. Rendant compte du roman nationaliste de Max-René Hesse, Partenau, il écrit : « Combien y a-t-il d’élus de cette sorte en Allemagne qui s’enivrent ainsi et guettent silencieusement l’heure propice… Il faut lire ce roman et ne pas l’oublier146. » Mais ce qu’il dénonce ici ce n’est nullement la culture nazie en gestation. Derrière l’Allemagne de Weimar comme derrière celle d’Adolf Hitler, il voit avant tout l’Allemagne éternelle, celle de Guillaume II, à l’origine du premier conflit mondial. Versaillais par expérience, il critique toute espèce de pacifisme : « Il faut rendre à l’Allemagne une part de ce qui lui appartient dans les origines du cataclysme147. » Persuadé que la guerre reviendra, il en parle continuellement et encourage même son fils à apprendre l’allemand148. Il possède 136 livres sur la Première Guerre mondiale149, dont de nombreux ouvrages traduits de l’allemand (Erich Maria Remarque, Ernst Jünger, Fritz von Unruh, Ludwig Renn…).

90Cette personnalité atypique du paysage culturel local, et aujourd’hui singulièrement oubliée, témoigne de la vitalité intellectuelle du diocèse de Rouen. Si l’originalité de la pensée de René-Gustave Nobécourt s’explique, on l’a vu, par la spécificité de sa trajectoire militaire et professionnelle, et par l’étendue de son agenda, son magistère renvoie à l’efficacité du contrôle que l’Église a su établir sur la vie intellectuelle locale.

Les modalités du rayonnement intellectuel catholique

  • 150 Eude Robert, « Histoire religieuse du diocèse de Rouen », Études normandes, 65, 1976, p. 2-3.

91Tout au long du xixe siècle, l’archevêché a suscité des lieux de formation intellectuelle150 et de diffusion des travaux érudits de ses clercs. Le petit séminaire du Mont-aux-Malades (1818-1906) et surtout le grand séminaire (1803-1906) et la faculté de théologie (1809-1876) assurent une formation de qualité aux futurs clercs du diocèse. Soutenus par le cardinal de Bonnechose et Mgr Fuzet, ces établissements se développent dans le second xixe siècle. L’année 1903 marque un apogée avec 160 séminaristes. De ces institutions vont sortir nombre de figures intellectuelles de tout premier plan, notamment dans les domaines de l’archéologie et de l’histoire.

  • 151 Flavigny Laurence, L’abbé Cochet, un archéologue du xixe siècle, Paris, thèse de L’ehess, 1978. Th (...)

92Le savant ecclésiastique le plus connu de la période est évidemment l’abbé Cochet151. Né à Sanvic en 1812, Jean-Baptiste Cochet entre au grand séminaire de Rouen en 1828. Parallèlement à sa formation religieuse il se prend de passion pour l’archéologie et suit les cours dispensés par Arcisse de Caumont à la faculté de Caen. Formé par les archéologues normands Deville et Gaillard, il s’impose dès la monarchie de Juillet comme une figure incontournable de l’archéologie du haut Moyen Âge. Accueilli au sein de la Commission départementale des antiquités de la Seine-Inférieure et au sein de la Société des antiquaires de Normandie, l’abbé Cochet multiplie les fouilles, qu’il conduit le plus souvent – trop – rapidement et qu’il publie au sein des bulletins des sociétés savantes. Ses travaux sont rapidement reconnus à l’échelle nationale. Membre du Comité des Travaux historiques, inspecteur des monuments historiques pour la Seine-Inférieure, l’abbé Cochet est considéré, sous Louis-Philippe comme sous Napoléon III, comme le correspondant officiel de la Haute-Normandie pour les questions archéologiques et patrimoniales. Localement, il préside et domine l’essentiel des travaux de la Commission départementale des antiquités jusqu’à sa mort en 1875. À travers son œuvre, c’est l’Église du diocèse de Rouen qui rayonne. Les archevêques successifs l’ont si bien compris qu’ils le déchargent de toute charge paroissiale dès 1842. Sa santé fragile et son tempérament dépressif sont utilisés par les archevêques comme prétexte, pour le « mettre au repos », c’est-à-dire lui permettre de poursuivre ses fouilles. Il dispose d’ailleurs d’un budget conséquent pour ces dernières, ce qui lui permet d’engager des terrassiers pour accélérer les travaux.

  • 152 Levasseur David, Les prêtres érudits du diocèse de Rouen (1850-1914), Rouen, université de Rouen, (...)

93La notoriété de l’abbé Cochet est à l’image de celle des grands érudits provinciaux du xixe siècle, Boucher de Perthes, Arcisse de Caumont ou Alexandre du Mège. Au sein du diocèse de Rouen, Cochet n’est pourtant pas le seul à porter le flambeau de l’érudition catholique. Le père Alfred Delattre est sous la IIIe République une autre source de gloire pour l’Église de Rouen. Né à Déville-lès-Rouen, Alfred Delattre entre au petit séminaire du Mont-aux-Malades en 1866 puis au Grand Séminaire en 1869152. En 1873, il quitte Rouen pour Alger ou le cardinal Lavigerie le charge du site hautement symbolique de Carthage. Il s’agit pour l’Église de restituer le passé chrétien et païen de la cité antique et de s’appuyer sur l’archéologie pour établir la continuité millénaire du catholicisme colonial. En 1878, le père Delattre a la chance de mettre à jour des restes puniques, ce qui assure d’emblée à sa mission un retentissement international. Les fouilles se prolongent jusque dans l’entre-deux-guerres. Le père Delattre conserve des liens étroits avec Rouen, à l’instar de cet autre rouennais de Tunis, le bactériologiste Charles Nicolle. Dès 1898, il adresse au musée départemental des Antiquités quelques objets issus des fouilles de Carthage. Ces relations symboliques – qui n’en constituent pas moins pour les collections du musée rouennais une source indéniable d’enrichissement – assurent localement une célébrité aux travaux du « père blanc ».

  • 153 À cette époque un historien sur six est un religieux. Cf. Langlois Claude, « Des études d’histoire (...)
  • 154 Levasseur David, Les prêtres érudits du diocèse de Rouen (1850-1914), op. cit., p. 100.
  • 155 Ibidem, p. 77-79.
  • 156 Prudent Mgr Ernest, Esquisses et profils. Première série, Rouen, Imprimerie de la Vicomté, 1908.

94Aux côtés de ces deux figures exemplaires, dont le xxe siècle ne donnera pas d’équivalent, on trouve une cohorte d’honnêtes clercs, qui forment la fine fleur de l’historiographie locale153. Une récente étude en comptabilise 15, actifs entre 1850 et 1914 et auteurs de près de 520 publications154. Parmi ces derniers, on peut retenir la figure de Julien Loth155, directeur de l’Institution Join Lambert sous le Second Empire et la IIIe République. Ce prêtre érudit et royaliste se distingue par ses études sur la musique sacrée et sur l’histoire du diocèse. Membre de nombreuses sociétés locales et nationales (Société des antiquaires de Normandie, Commission départementale des antiquités, Académie de Rouen, Société de musique religieuse), il collabore à la Revue de Normandie et au journal L’Univers. Autre érudit local, l’abbé Tougard, docteur ès lettres et professeur au petit séminaire. Ses travaux théologiques et historiques l’amènent à collaborer à de nombreuses revues et sociétés régionales comme la Société d’histoire de Normandie et la Société des bibliophiles normands. À la Belle Époque, un autre clerc, le chanoine Ernest Prudent (1852-1932) s’imposera comme une grande figure littéraire locale. Membre de l’Académie de Rouen, ce fin lettré, amateur de musique sacrée, réalise en 1908 avec Esquisses et profils l’une des descriptions locales les plus célèbres de la IIIe République156. Cette tradition d’érudits ne s’interrompt pas avec la fermeture du grand séminaire en 1906. Les chanoines Jouen ou Coutan prolongeront dans les années vingt, le rayonnement intellectuel de l’Église rouennaise.

  • 157 Levasseur David, Les prêtres érudits du diocèse de Rouen (1850-1914), op. cit., p. 30. L’auteur év (...)

95Pour diffuser les travaux de ses prêtres, l’Église va créer de toutes pièces des organes de presse. Le premier, La Semaine religieuse est fondé en 1867 à l’initiative du cardinal Bonnechose. L’abbé Loth et le chanoine Prudent dirigent cette publication jusqu’à la Belle Époque. Organe favorable aux thèses monarchistes, n’hésitant pas à assurer la publicité des thèses contre-révolutionnaires de Joseph de Maistre ou à célébrer la mémoire de Louis XVI, La Semaine religieuse publie aussi de nombreuses monographies historiques157. Aux antipodes de ce courant réactionnaire, le Bulletin religieux créé par Mgr Fuzet en 1901, propage la doctrine sociale de l’Église, les chanoines Prudent et Vacandard rédigeant l’essentiel des articles.

  • 158 Ibid., p. 118.
  • 159 Eude Robert, « Histoire religieuse du diocèse de Rouen au xixe siècle. 2. Quelques aspects de la p (...)
  • 160 Le premier était docteur ès lettres, le second, ancien élève de la rue d’Ulm.

96Parallèlement à ces publications officielles, les revues et bulletins des différentes sociétés savantes s’ouvrent largement au clergé. L’élite catholique est parfaitement intégrée à la société locale sous la IIIe République. Il est vrai que de Charles de Robillard de Beaurepaire à Pierre Chirol ou Jean Lafond, les catholiques occupent le devant de la scène culturelle. De nombreuses sociétés savantes normandes s’ouvrent largement à leurs travaux. Parmi elles, la Société normande de géographie (Rouen), la Société des antiquaires de Normandie (Caen) ou la Société d’histoire de la Normandie (Caen). À Rouen même, la Commission départementale des antiquités est composée de 20 % de catholiques déclarés en 1872 et la Société des bibliophiles normands en comprend à la même époque 10 %158. À bien des égards, ces sociétés apparaissent comme des tribunes officieuses pour le catholicisme local. À l’Académie de Rouen on peut même parler d’hégémonie culturelle pour cette période. Au premier rang de cette domination viennent les chanoines du chapitre. La plupart des prêtres historiens entrent naturellement à l’Académie de Rouen. Les chanoines Vacandard (1849-1927), Jouen (1864-1933), Farcy (1875-1951), Lesergeant (1861-1942) y prolongent les travaux de leurs illustres prédécesseurs, les abbés Cochet (1812-1875), Tougard (1841-1920), Loth (1837-1913)159. Ils prennent en charge l’histoire religieuse locale. Ainsi le chanoine Jouen réalise-t-il de nombreuses études sur l’histoire de la cathédrale de Rouen, tandis que le chanoine Farcy se consacre à l’histoire de la paroisse Saint-Sever. Le chanoine Lesergeant s’occupera de l’organisation du Millénaire de Normandie (1911) et du Ve centenaire de Jeanne d’Arc (1931). D’autres chanoines académiciens comme les pères Bourdon (1850-1928) et Bourgeois (1870-1936), directeurs de la maîtrise Saint-Evode ou le chanoine Prudent (1852-1932) s’illustrent par leurs œuvres musicales ou poétiques. À la fin des années trente, de nouveaux clercs diplômés entrent à l’Académie, derrière le chanoine Letellier (1935) et le chanoine Coutan (1939)160. Enfin, les archevêques de Rouen sont membres de droit de l’Académie.

  • 161 Respectivement, le cardinal Dubois (1918), Mgr Dubois de la Villerabel (1922), le chanoine Leserge (...)
  • 162 On a ici comptabilisé uniquement les catholiques s’affichant comme tels, les seuls clairement repé (...)

97Aux côtés de ce clergé officiel qui fournit sept nouveaux membres à l’Académie de 1918 à 1940161, les catholiques les plus en vue dans la société culturelle locale y entrent naturellement. Toutes les tendances intellectuelles sont représentées depuis les musiciens (Albert Dupré en 1918, Henri Beaucamp en 1932, Marcel Lanquetuit en 1934) jusqu’aux journalistes (Henri Hie en 1927, René-Gustave Nobécourt en 1939) en passant par les sillonnistes déjà évoqués (Pierre Chirol en 1919, André Cauchois en 1926). Au total sur les 54 réceptions que compte l’Académie dans l’entre-deux-guerres, 14 concernent des intellectuels et clercs engagés162 aux côtés de l’Église. Tous trouvent ici matière à exposer leurs idées et plus encore à les publier. Les séances publiques de l’Académie, les discours en réponse, sont l’occasion, derrière l’inévitable aspect mondain, de toucher un public élargi au Tout-Rouen.

98La domination ne se lit pas uniquement à l’aune des discours de réception. L’essentiel du pouvoir s’exerce ailleurs, dans ces lieux clés que sont les postes de président et plus encore de secrétaire. Or les catholiques disposent ici de monopoles relatifs. Pierre Chirol sera ainsi président de l’Académie par deux fois, en 1926 et en 1944, après avoir été vice-président en 1923 et 1925 et secrétaire de la classe des lettres de 1920 à 1922. Cette trajectoire exceptionnelle est aussi le fait du chanoine Jouen, président en 1921 et surtout secrétaire de la classe des lettres de 1915 à 1919 puis de 1922 à 1933. Si l’on ajoute à cela la nomination au même poste du chanoine Letellier (1938-1945), on aboutit à une véritable main mise sur l’activité littéraire. Entre 1919 et 1940, les catholiques occupent le poste de secrétaire de la classe des lettres pendant 16 ans.

99C’est dire le poids de l’héritage et la capacité des catholiques à gérer les affaires culturelles jusque dans l’entre-deux-guerres. Reste que cette place ne doit pas être surestimée. Profondément partagés entre courants engagés (royalistes contre démocrates) et courants modérés, les catholiques rouennais ne se rejoignent en définitive qu’au degré zéro de la production culturelle, celui de la simple reconnaissance de la valeur des études érudites. Dans une certaine mesure, la culture agit pour l’Église du diocèse comme un lieu neutre, ciment commode entre ses ouailles. Le propre des républicains sera justement de déceler des fissures dans ce ciment, pour mieux bousculer l’hégémonie culturelle de l’Église.

Une hégémonie critiquée

100Le magistère implicite de l’Église sur la vie culturelle locale ne va pas de soi pour l’ensemble des Rouennais. Le tempérament modéré local n’empêche pas l’expression de sévères critiques à l’encontre des catholiques. L’avènement de la République, la loi sur la liberté de la presse en 1881 et la loi communale de 1884 vont favoriser l’expression d’un anticléricalisme, qui touche aussi les questions culturelles. La presse républicaine ou radicale des années 1880-1900, incarnée par le Journal de Rouen et surtout Le Petit Rouennais sera ensuite relayée par La Dépêche de Normandie qui prend dans l’entre-deux-guerres la défense du cartel des gauches contre le « bloc des curés ». Le Journal de Rouen quant à lui évolue vers une position plus favorable à l’Église, la culture jouant un grand rôle dans cette évolution via Henri Hie ou René-Gustave Nobécourt.

101La période où la question cléricale est la plus centrale court, ici comme ailleurs, de l’avènement de la République (1870) à la loi de Séparation des Églises et de l’État (1905). Si le débat rouennais ne saurait être comparé aux joutes de la capitale, il n’en existe pas moins, fédérant des anticléricalismes de nature diverse. L’affirmation de la légitimité du régime républicain apparaît ici comme le dénominateur commun entre les différents courants politiques (modérés, radicaux, socialistes) et les écoles de pensée (positivistes, francs-maçons, membres de la Ligue de l’enseignement ou de l’Université populaire) qui rejettent l’hégémonie culturelle de l’Église. D’une commune à l’autre, les configurations varient fortement. Classiquement les communes bourgeoises (Mont-Saint-Aignan, Bois-Guillaume voire Rouen) sont plus favorables à la conciliation entre les forces républicaines et la place de l’Église. À l’inverse, les communes ouvrières, surtout celles de la rive gauche vont être le siège d’une affirmation anticléricale prononcée.

  • 163 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séa (...)
  • 164 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, registre des délibérations du conseil municipal, (...)
  • 165 Mariette Pierre et Bellavoine Daniel, Malaunay. À travers ses archives, Malaunay, 1969, p. 65.
  • 166 Alexandre Alain, Malaunay. Images et documents du passé local, 1985.

102La querelle éclate dès le début des années 1880, qui correspondent à la victoire des républicains et aux lois Ferry. La célébration du 14 Juillet est une première occasion d’affirmation doctrinale. Pour certains conseils municipaux, il faut associer l’Église à la commémoration, pour rappeler que dans le cadre du concordat, elle participe à la politique de la nation. Ainsi le conseil municipal de Sotteville demande que l’église de la paroisse soit « illuminée de l’extérieur le jour de la fête nationale163 ». Ailleurs, on insiste sur la nécessaire laïcité de la fête nationale. Ainsi le maire de Notre-Dame-de-Bondeville s’oppose-t-il à la décision de son conseil visant au « pavoisement et à l’illumination de l’église paroissiale pour le 14 juillet164 ». Mais le militantisme républicain des premiers « 14 Juillet » s’essouffle bientôt. D’où l’intérêt de créer de nouvelles fêtes républicaines comme la célébration du centenaire de 1792. À Malaunay, l’administration Pellerin (1892-1919) décide de célébrer « avec le plus d’éclat possible » cet anniversaire en organisant notamment un concert musical et des danses gratuites165. Ces fêtes républicaines sont généralement associées à des manifestations anticléricales, mais il arrive que certaines municipalités républicaines affichent un soutien aux œuvres de l’Église. Malaunay a longtemps refusé de laïciser l’école de jeunes filles. L’administration du filateur Henri Offroy (1884-1892), pourtant favorable au développement scolaire refusera de se conformer à la loi du 30 octobre 1886166. Ailleurs cependant, la guerre des signes fait rage.

  • 167 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, registre des délibérations du conseil municipal, (...)

103Elle passe tout d’abord par la mise en avant d’une iconographie républicaine qu’on affiche à l’extérieur et à l’intérieur des lieux publics. Le conseil municipal de Notre-Dame-de-Bondeville est représentatif du ralliement général des élites provinciales à la République de Thiers et de Mac-Mahon. On le voit dès mars 1871 s’opposer à la Commune de Paris qu’on qualifie ici de « révolution » et soutenir le gouvernement de Versailles « nommé par l’assemblée nationale issue elle-même du suffrage universel167 ». Cet dans cet esprit modéré qu’il faut lire l’acquisition par le même conseil d’un premier buste de la République en novembre 1878 « pour décorer la salle des séances » puis d’une photo de Casimir Perrier, nouveau président de la République, au lendemain de l’assassinat du président Carnot. Il s’agit moins ici d’un militantisme républicain que de la reconnaissance de la nécessité d’institutions stables et la dénonciation de ceux qui – socialistes ou anarchistes – prétendent les remettre en cause.

  • 168 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séa (...)

104Dans d’autres communes, la cause républicaine est plus affirmée et se dirige ouvertement contre les cléricaux, accusés de sympathie avec les royalistes. Dès 1876, le conseil municipal de Sotteville-lès-Rouen refuse d’augmenter le traitement des sœurs d’Ernemont qui encadrent une école religieuse de jeunes filles. La ville répond aux injonctions du préfet en votant la construction d’une école municipale de jeunes filles. Trois ans plus tard, l’anticléricalisme s’affiche ouvertement. Le conseil, qui vient de saluer la nomination du républicain Jules Grévy à la présidence de la République refuse le legs de l’abbé Fleury à la Fabrique de l’église paroissiale. La délibération indique sans ambiguïté que « cette partie est affectée à une propagande religieuse que le progrès moderne et le conseil réprouvent énergiquement168 ». Dans la même délibération, un conseiller sottevillais dépose une pétition « demandant à ce que la liberté de conscience soit pratiquée dans les écoles communales ».

  • 169 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séa (...)
  • 170 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, dossier « Associations », statuts du 1er avril 1901.

105Après avoir laïcisé les écoles des congrégations, le conseil municipal de Sotteville s’attaque aux signes extérieurs de religion. Deux calvaires ayant été renversés à la suite d’un acte de vandalisme, la commune refuse de les réédifier. Le conseil décide même en juin 1881 que la devise républicaine sera placée sur la façade de l’église paroissiale169. Derrière cette affirmation de l’anticléricalisme sottevillais, on trouve à la fois les courants socialistes en pleine organisation et la franc-maçonnerie qui affichera ici sans complexe ses convictions. Les statuts de la Société de libre-pensée du canton de Sotteville, officiellement fondée en avril 1901 indiquent qu’elle entend « combattre l’ignorance, l’erreur, les préjugés que répandent et maintiennent les prêtres et les religions, et aider au développement de la raison et de la science170 ».

  • 171 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séa (...)
  • 172 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séa (...)

106De fait, le conseil municipal de Sotteville s’avère être le plus farouche défenseur des lois laïques de la République. Contrairement à d’autres villes de la région, l’anticléricalisme ne faiblit pas ici à la Belle Époque. Le 14 juillet, on inaugure place de la mairie un buste de la République, élevé par souscription. En 1900 encore, on réactive la loi de 1881 interdisant les processions. Un conseiller municipal dépose même une proposition d’arrêté municipal interdisant aux membres du clergé le port du frac et de la soutane dans la rue171 ! L’argument déployé est sans appel : « Considérant que le clergé est un groupe de fonctionnaires qu’il importe particulièrement en raison de leurs membres, de leur indiscipline naturelle et de la nature même de leur fonction complètement inutiles au bien de l’État de les rappeler en toutes choses au respect absolu de toutes les lois, etc. » La proposition est finalement ajournée par 11 voix contre 11. Un mois plus tard, on accuse en plein conseil le curé de n’ouvrir le portail de son église à deux battants que pour les riches. Le maire, las, finit par reconnaître que « le curé est libre de son église, que quant à lui cette question le laisse bien indifférent, et qu’il reste aux paroissiens la liberté de n’entrer par aucune porte, ce qui serait plus logique et plus conforme à leurs intérêts172 ».

  • 173 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, registre des délibérations du conseil municipal, (...)
  • 174 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séa (...)
  • 175 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séa (...)

107Le cas de Sotteville, pour être particulièrement représentatif de l’anticléricalisme de la période, n’en révèle pas moins l’imprégnation locale des débats nationaux. Aux côtés de la classique question scolaire, qu’on retrouve dans toutes les communes, celle de la toponymie est notable. Avec la République et le développement industriel, les communes sont appelées à baptiser ou à rebaptiser de nouvelles places et rues. En 1887, les républicains bondevillais échouent à rebaptiser la place de l’église en place de la République. Ils récidivent en 1895 en réussissant cette fois à transformer la place de l’ancienne église en place Sadi Carnot. C’est à l’époque de la Séparation que les débats sont ici les plus vifs. En 1904-1905, les anticléricaux proposent de supprimer Notre-Dame du nom de Notre-Dame-de-Bondeville. Le projet de laïcisation échoue par 9 voix pour, 6 contre et 13 abstentions173. Dès 1879, le conseil de Sotteville-lès-Rouen s’attaque clairement à la symbolique des noms de rues. Les rues « Saint-Philippe, Saint-Laurent, Saint-Antoine, Des Capucins, d’Ernemont » doivent disparaître « comme les aberrations religieuses et les privilèges dont ils sont originaires ». On en profite pour s’attaquer aux dénominations naïves ou rurales comme « Moulin-à-vent », « Grenouillette », « voie-aux-vaches », jugées trop barbares et « peu en rapport avec le développement industriel, commercial et intellectuel de la commune174 ». À la place on propose des personnages locaux (le peintre sottevillais Colombel, le savant rouennais Pouchet, l’écrivain Flaubert) ou nationaux (Hoche, Raspail, Arago, Papin). En 1883, apparaissent des noms de rue ouvertement politiques comme Henri-Barbès (l’une des victimes du coup d’État du 2 décembre 1852), Ledru-Rollin, Léon Gambetta ou encore Léon Salva (ex-maire de Sotteville, fondateur de sociétés coopératives, victime de la répression napoléonienne)175. Le panthéon sottevillais est à cette époque conforme au panthéon républicain.

  • 176 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, dossier « Monument aux morts ».
  • 177 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, registre des délibérations du conseil municipal, (...)
  • 178 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, dossier associations, Société de libre-pensée du can (...)

108Cette mobilisation républicaine et anticléricale s’estompe un peu dans le sillage de la loi de Séparation de 1905. La Grande Guerre autorise même un rapprochement entre le clergé et certaines municipalités qui lui étaient hostiles avant guerre. Ainsi à Notre-Dame-de-Bondeville où le curé est associé dès 1919 au projet de monument aux morts. L’abbé, qui est membre du comité d’érection, fait preuve d’une évidente bonne volonté en supprimant les vêpres le jour de l’inauguration et en proposant le concours du groupe gymnique et de la chorale de son patronage. Le maire refuse cependant la proposition d’un conseiller clérical visant à ce que l’abbé lui remette symboliquement le monument au nom du comité176. Malgré les tentatives de réconciliation, le courant anticlérical ne désarme pas en effet. Le groupe bondevillais de la Libre pensée et la section locale de la SFIO font pression en 1920 pour obtenir un vœu du conseil municipal visant à dénoncer le projet gouvernemental de rétablissement de l’ambassade auprès du Vatican177 ! Ce sont ces mêmes francs-maçons qui se mobilisent encore à la fin des années 1930 à Sotteville pour obtenir l’interdiction municipale des processions au moment des communions solennelles178. Reste que ces manifestations anticléricales n’ont plus rien à voir avec les débats de la Belle Époque. La modération a fini par l’emporter à l’échelle de l’agglomération, à l’image de ce qui se passe dans la ville centre autour des fêtes Jeanne d’Arc.

Une cristallisation du débat : les fêtes de Jeanne d’Arc179

  • 179 Dans la suite du texte, nous reprenons l’usage rouennais qui parle des « fêtes Jeanne d’Arc » et n (...)
  • 180 Cf. Krumeich Gerd, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1993 et Contamine Phili (...)

109Le culte de Jeanne d’Arc est un lieu majeur de cristallisation du débat entre l’Église et la République. On connaît désormais mieux les étapes de cette querelle d’appropriation, qui de la Jeanne d’Arc de Michelet à la loi de juillet 1920 oppose le politique au religieux dans une course complexe180. Ville johannique par excellence, Rouen, tout comme Orléans ou Reims, participe à cette histoire, multipliant, à partir du Second Empire les débats sur l’identification des lieux du martyre et sur les modalités de commémoration. Dès cette époque, trois acteurs sont partie prenante du jeu johannique : l’Église pour qui le culte de Jeanne d’Arc est une occasion de rayonnement culturel et d’occupation de l’espace urbain ; la société locale que tentent de mobiliser dès les années 1880 des sociétés johanniques républicaines puis royalistes ; la municipalité enfin, qui hésite sur la conduite à tenir et invente une position de neutralité dont elle ne se départira jamais.

Un culte local problématique : 1870-1918

  • 181 Delsalle Lucien-René, Rouen et les Rouennais au temps de Jeanne d’Arc, Rouen, Éditions du P’tit No (...)
  • 182 Cheruel Adolphe, Histoire de Rouen sous la domination anglaise au Quinzième siècle, Rouen, E. Le G (...)

110Au sortir du Second Empire, Jeanne d’Arc n’est guère célébrée à Rouen, contrairement à Orléans où le clergé et la municipalité organisent une fête annuelle depuis 1429. Cette absence de culte rouennais s’explique aisément. L’histoire rouennaise de Jeanne d’Arc, son procès, son martyre, ne sont guère glorieux ni pour l’Église, ni pour la cité, anglophile sous la guerre de Cent Ans181. L’historiographie rouennaise consacrera d’ailleurs peu de place à l’épisode johannique avant la célèbre étude de Chéruel en 1840182. Cette dernière, s’appuyant sur les archives du procès de réhabilitation de Jeanne de 1456, innocente la population rouennaise, qui aurait résisté à l’oppression anglaise et compati au martyre de Jeanne, ainsi que le clergé local, qui ne pouvait être jugé responsable d’un procès politique. L’ouvrage de Chéruel établit ainsi les bases d’un compromis johannique local, qui pouvait aussi bien convenir à l’Église qu’à la municipalité. En ce sens, il sera considéré sous la IIIe République comme un ouvrage de référence par l’ensemble des courants johanniques, qu’ils soient royalistes ou républicains. Pourtant, les signes de commémoration locale restent négligeables avant l’avènement de la République.

111En 1870 Jeanne d’Arc n’est rappelée à Rouen que par une statue ambiguë qui couronne une fontaine située place de la Pucelle (cliché 18). Cette œuvre, réalisée par le sculpteur parisien Paul-Ambroise Slodtz en 1755, représente Jeanne d’Arc sous les traits de Bellone, la déesse romaine de la Guerre. Cette allégorie, de facture rococo, n’était plus au goût des bourgeois rouennais du xixe siècle. Un conseiller municipal résume l’opinion des détracteurs en 1888 :

  • 183 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 24 août 1888.

« Il ne viendra certainement à la pensée de personne que l’on puisse considérer comme un hommage digne de Rouen, cette figure fade et maniérée, élevée au xviiie siècle, et où l’artiste semble avoir pris pour modèle, une des favorites de Louis XV, pour représenter l’image de la fière et chaste jeune fille que nos pères appelaient tout simplement la Pucelle183. »

  • 184 AMR, 1M3, dossier « Statue de Feuchère » (1845-1859).

112Une autre œuvre, Jeanne d’Arc au bûcher de Feuchère, exécutée en 1845 est donnée par le gouvernement impérial à la ville de Rouen en 1859184. Mais ce grand marbre blanc a été placé sous le péristyle de l’hôtel de ville, de sorte que personne à Rouen ne s’en préoccupe.

  • 185 Cf. Bausseron Sylvie G., Le johannisme festif en province : Les fêtes Jeanne d’Arc à Rouen 1880-19 (...)
  • 186 Cf. Chirol Elisabeth, Jeanne d’Arc et le donjon du château de Rouen, Rouen, Lecerf, 1965 et Dubuc (...)

113À l’exception de ces statues, le seul lieu rouennais clairement associé à cette époque à Jeanne d’Arc est le donjon du château édifié par Philippe Auguste à la suite de la conquête de la Normandie en 1204. Par un glissement subtil associant la défense des monuments historiques et la célébration de la mémoire de Jeanne d’Arc, l’archéologue Achille Deville, parvient en 1840 à empêcher la démolition de cette tour réclamée par la congrégation des Ursulines qui en avait la propriété. Deville prétend en effet que Jeanne d’Arc a subi un interrogatoire dans ce donjon, lors même que la tour dite de la Pucelle où Jeanne d’Arc avait été enfermée avait été détruite au début du xixe siècle par les Ursulines185. En 1865, un Comité se forme pour obtenir le rachat de l’édifice et son accès au public. Animé par le conseiller municipal Deschamps, ce comité parvient à attirer l’attention du conseil général de la Seine-Inférieure et celle du cardinal de Bonne­chose qui envisage d’ériger sur le site un monument expiatoire. L’édifice racheté en 1867 est ensuite restauré et couronné d’une toiture en poivrière. En 1884, cette « tour Jeanne-d’Arc » devient propriété du département qui y installe un petit musée. Le rachat du donjon avait vu s’opposer le parti clérical et le parti républicain186. L’arrivée de ces derniers au pouvoir au début des années 1880 devait relancer la querelle johannique.

  • 187 Nous suivons ici les propositions nouvelles, avancées par Sylvie Bausseron, op. cit., chap. 1 à 7.

114La position des républicains rouennais peut sembler paradoxale, bien qu’elle suive parfaitement les inflexions nationales du culte, au moment notamment de l’affaire Boulanger et de l’affaire Dreyfus187. Dès 1884, un projet de fête nationale johannique est déposé par un député républicain de l’Aveyron, Joseph Favre. À cette époque, le nationalisme est encore une valeur classée à gauche, c’est-à-dire du côté républicain et Jeanne d’Arc apparaît comme la figure patriotique par excellence. Elle symbolise parfaitement le sacrifice de celui qui quitte sa famille, pour servir la cause de la nation en péril. Le projet n’est pas discuté à cette date mais en 1894, quand Favre devenu sénateur le dépose de nouveau devant la chambre haute. Le Sénat adopte la proposition d’une fête nationale, le deuxième dimanche de mai, correspondant à l’épisode glorieux d’Orléans. Le sénateur rouennais Richard Waddington, fait ajouter une clause à cette loi : « Il sera érigé un monument national dédié à Jeanne d’Arc à Rouen. » La Chambre des députés repousse cependant jusqu’à la guerre l’examen de cette loi. Dans l’intervalle en effet, les monarchistes de l’Action française se sont emparés de la célébration johannique, soutenus en cela par un certain nombre de catholiques.

115À Rouen même, la question divise les républicains de part et d’autre de la charnière de 1894. Dans un premier temps, la ville compte quelques partisans d’un culte civique à rendre à Jeanne d’Arc. La section rouennaise de la Ligue des patriotes, fondée en mars 1888, édite un Bulletin Jeanne d’Arc et réclame l’érection d’un monument. Sylvie Bausseron a récemment démontré que les premières fêtes Jeanne d’Arc rouennaises ont été organisées par un Comité républicain de la fête civique de Jeanne d’Arc, fondé en 1880 par un disciple d’Auguste Comte, Émile Antoine. Ce parisien d’origine rouennaise reprend l’idée développée par Comte en 1846, de célébrer Jeanne d’Arc en qui il voit le symbole du patriotisme, de l’humanité (envers les soldats anglais à Orléans) voire une apologie de la séparation de l’Église et de l’État (Jeanne refusant de se soumettre à ses juges temporels). Le Comité génère trois groupes, respectivement à Paris, Orléans et Rouen, ce dernier étant le plus actif. Animé par un certain Damez, ouvrier lithographe et conseiller municipal, la section rouennaise organisera une fête annuelle à Jeanne d’Arc de 1880 à 1894.

116Ces fêtes positivistes préfigurent par leur déroulement les fêtes Jeanne d’Arc ultérieures. Organisées le dimanche de mai le plus proche du martyre de Jeanne, les fêtes se composent de défilés, scandés par des stations sur les hauts lieux johanniques rouennais (donjon, Saint-Ouen, place de la Pucelle, place du Vieux-Marché). L’apparat est cependant limité à une petite fanfare et à un groupe de jeunes filles, l’idéal positiviste préférant les fêtes intellectuelles aux liesses populaires ou folkloriques. Des conférences didactiques sont données, généralement dans des locaux prêtés par les sociétés de Libre-pensée rouennaises. Ce caractère intellectuel interdit l’adhésion populaire au projet du Comité. Les fêtes apparaissent comme des manifestations confidentielles, qui regroupent généralement une cinquantaine de participants et ne touchent guère plus de 250 personnes à leur apogée en 1886. L’ambivalence doctrinale du Comité autorise des rapprochements avec des militants anticléricaux, socialistes, syndicalistes et surtout francs-maçons, ce qui engendre le rejet de la bourgeoisie conservatrice. Les fêtes, soutenues par Le Petit Rouennais sont brocardées par Le Nouvelliste de Rouen, organe conservateur.

  • 188 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er février 1889.
  • 189 Cité par Syvie Bausseron, op. cit., p. 176.

117La municipalité hésite sur l’attitude à adopter face au comité. Certains radicaux, anticléricaux sont favorables au culte de la Pucelle en qui ils voient, après Voltaire « la grande héroïne victime de la plus grande intolérance cléricale de son siècle188 ». Mais soucieux de l’ordre public, le maire radical Louis Ricard interdit les défilés en 1881 et 1882. Malgré la sympathie de quelques conseillers, comme l’ouvrier typographe Gustave Robert, ardent défenseur du culte johannique, d’une partie des anciens combattants de la guerre de 1870 et de quelques femmes, le Comité ne parvient pas à établir durablement une tradition de fêtes civiques. L’année 1894 lui est d’ailleurs fatale. La date marque en effet l’amorce d’une reconnaissance ecclésiastique officielle, sinon du culte rendu à Jeanne, du moins du personnage, qualifié de vénérable par le pape Léon XIII. Les libres-penseurs rouennais tentent alors de riposter en déposant au pied de la statue de Slodtz une couronne sur laquelle on peut lire : « À Jeanne d’Arc, abandonnée par la noblesse, reniée par la royauté, brûlée par l’Église189. » Une campagne s’en suit, qui oppose les positivistes et les libres-penseurs sur l’opportunité de telles manifestations d’anticléricalisme. Le Comité décide finalement de se dissoudre, emportant avec lui la mémoire de ces premières fêtes civiques rouennaises.

  • 190 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 17 avril 1891.

118Les républicains, radicaux ou modérés considéreront désormais avec méfiance la figure de Jeanne d’Arc, il est vrai récupérée par les monarchistes. À la Belle Époque, Le Petit Rouennais, qui avait soutenu la campagne des libres-penseurs en 1894, n’hésitera pas à publier un article de l’anticlérical Béranger dénonçant le fétichisme autour de l’héroïne et proclamant : « À bas le culte de Jeanne d’Arc. » Les municipalités successives se limiteront au strict minimum en matière de commémoration jusqu’à la guerre de 1914. On se contente d’apposer quelques plaques commémoratives, qui jalonnent vaguement les parcours de Jeanne à travers la cité. Réclamées depuis 1853, les premières plaques sont installées en 1891190 sur la halle sud du Vieux-Marché (bûcher) et sur l’église Saint-Ouen (abjuration). À l’origine de cette première manifestation d’intérêt municipal, on trouve le conseiller municipal Gustave Robert, qui réclame

  • 191 AMR, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 13 février 1891.

« […] que l’emplacement du bûcher, situé vers l’extrémité ouest de la place du Vieux-Marché, soit indiqué par l’établissement de points de repère sur le pavage, ou par la pose, dans le sol, d’une plaque de granit portant gravés le nom de la victime et la date néfaste de son supplice… Peut-être pourrait-on placer, en certains endroits de notre cité, de courtes inscriptions rappelant les phases les plus douloureuses du long martyre de Jeanne… Ces simples et publics souvenirs, précieuses pages d’histoire locale, feraient attendre patiemment le jour propice où un hommage plus éclatant sera rendu par la ville de Rouen à la grande patriote191. »

  • 192 AMR, 1M3, dossier « Plaques Jeanne d’Arc ».
  • 193 Jouen Chanoine, Jeanne d’Arc et l’archevêché de Rouen, Rouen, Mégard, 1905, p. 19.

119Dans sa séance du 17 avril 1891, sur un rapport de M. Robert, le conseil adoptait le principe des plaques, votant un crédit de 1150 francs pour leur exécution. On posa même, place du Vieux-Marché, une pierre commémorant le supplice, signe minimal qui fit dire aux partisans de Jeanne qu’elle pouvait être confondue avec une plaque d’égout. La ville se contente ensuite de compléter son dispositif d’inscriptions commémoratives. Une autre plaque est apposée sur le donjon du château de Philippe Auguste en avril 1902, laissant croire par son texte même, à l’authenticité d’une tour Jeanne-d’Arc : « Donjon du château de Philippe Auguste où Jeanne d’Arc fut menée à la torture, le 9 mai 1431192. » Plusieurs autres plaques seront installées par la suite, notamment rue Saint-Romain (procès). Ces plaques, conçues par la Ville comme une solution d’attente, font parfois l’objet de polémiques. Ainsi le chanoine Jouen193 s’en prend en 1905 au texte d’une plaque apposée sur l’archevêché en souvenir du procès de condamnation et qui précise que Jeanne « fut brûlée vive au Vieux-Marché ». Selon le chanoine, il est inopportun d’associer l’archevêché au lieu du supplice, c’est-à-dire d’associer le chapitre cathédrale au martyre de Jeanne ! Reste que par rapport à l’Église, la municipalité reste en retrait de toute commémoration d’envergure.

  • 194 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 août 1891.
  • 195 AMR, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 18 janvier 1900.

120Le projet d’un monument rouennais à Jeanne d’Arc, proposé dès la monarchie de Juillet commence sous la IIIe République à faire figure d’arlésienne. Une première souscription publique est lancée le 29 octobre 1880, bientôt relayée en 1888 par le Comité rouennais et indépendant de la Ligue des patriotes de Déroulède. Le conseil municipal en accepte le principe dans sa délibération du 18 février 1888. En 1891, Gustave Robert réactive ce projet, en suggérant d’ériger l’hypothétique monument sur la place Verdrel194. Le 8 juillet 1892, à la suite d’un nouveau rapport Robert, le conseil municipal renouvelle son intention d’élever ce monument et inscrit, au nom de la Ville, une somme de 20 000 francs à la souscription nationale. Mais les fonds réunis sont insuffisants. À partir de 1894, la Ville se retranche, non sans hypocrisie derrière la proposition sénatoriale d’un monument national érigé à Rouen. Jusqu’à la Belle Époque une dizaine de projets de monuments seront avancés sans qu’aucune suite ne leur soit donnée195. Cette inertie laissait le champ libre à l’Église.

  • 196 Cité par, Dubuc André, « Les Rouennais devant le souvenir de Jeanne d’Arc », Actes du 102e Congrès (...)

121Les catholiques cependant, sont partagés sur la forme à donner aux célébrations de Jeanne d’Arc à Rouen. La lenteur du processus de canonisation (1869-1920) ne permet guère à l’Église rouennaise de déployer des fastes avant la béatification de 1909. Les archevêques doivent même tempérer l’ardeur de certains fous de Jeanne, qui n’hésitent pas à en faire une idole. Mais le vrai clivage passe entre les catholiques partisans du ralliement et donc d’une attitude modérée de l’Église et les catholiques conservateurs proches de l’Action française. Ces derniers prennent en charge le culte rouennais de Jeanne d’Arc, via une association patriotique l’Union Jeanne d’Arc. Fondée en 1896 par des élites catholiques rouennaises – les docteurs Boucher et Buisson, le sénateur Leblond, le notaire Drapeau, tous membres de sociétés patriotiques – l’Union Jeanne d’Arc se propose d’organiser des fêtes annuelles à Rouen à la date prévue par le projet de loi adopté par les sénateurs en 1894. Ses statuts la désignent comme une association avant tout patriotique. L’association se propose d’œuvrer à l’institution d’une fête nationale et de « grouper à cette occasion tous les bons Français sur le plan patriotique196 ». À la différence des fêtes positivistes, les fêtes de l’Union Jeanne d’Arc, qui se dérouleront de 1896 à 1914, souhaitent intégrer la dimension religieuse (messe, pèlerinage) à la dimension civique (défilé, cortège historique, conférences, concerts). Autre différence notable, l’importance du faste, permis par la mobilisation de certaines associations comme la société de trompes la Rallye rouennaise ou le patronage des Philippins. Dès 1905, une délégation d’Hastings est officiellement présente aux fêtes organisées par l’Union Jeanne d’Arc, soulignant l’Entente cordiale et préfigurant les collaborations postérieures à 1914. Proche des sociétés savantes, l’Union Jeanne d’Arc est globalement acceptée par l’élite cultivée locale, à la différence du Comité positiviste des années 1880-1894.

  • 197 Cité par Sylvie Bausseron, op. cit., p. 209.

122Cependant et en dépit de son apolitisme affiché, l’Union Jeanne d’Arc est rapidement noyautée par les militants royalistes, proches de l’Action française. À la Belle Époque, on trouve dans ses rangs aussi bien le réactionnaire abbé Loth que le sculpteur Maxime Real del Sarte. De nombreux orateurs invités affichent ouvertement leur idéologie maurrassienne. Dans le contexte douloureux de la Séparation, l’Union Jeanne d’Arc devient une tribune de choix pour les monarchistes et ce jusqu’en 1911. L’opposition anticléricale se déchaîne contre cette récupération. Le Petit Rouennais puis La Dépêche de Rouen et Le Républicain rouennais dénoncent des fêtes « cléricales et impopulaires », voire même la présence de Botrel, barde maurrassien breton invité par l’Union en 1909197.

  • 198 Le procès en sainteté aura lieu de 1874 à 1876 à Orléans et sera repris en 1885 puis en 1888 dans (...)
  • 199 Voir à ce sujet les précisions de Sylvie Bausseron, p. 122. Selon l’auteur c’est le refus de la co (...)

123Cette politisation des fêtes ne plaît guère à la hiérarchie épiscopale rouennaise dont la ligne de conduite est caractérisée sur l’ensemble de la période par la modération. Trois prélats méritent ici d’être distingués. Le cardinal de Bonnechose est le premier à s’intéresser au culte johannique. Dès 1869, il s’associe à la demande envoyée au Saint-Siège par Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, en vue de la canonisation de Jeanne d’Arc198. Il faut toutefois attendre les années 1880 pour voir l’Église rouennaise se mobiliser durablement en faveur de Jeanne d’Arc. Mgr Thomas est à l’origine des premières grandes manifestations qui lui sont consacrées. En 1885, il prononce le premier panégyrique de Jeanne à la cathédrale de Rouen. En 1886, il organise la première fête religieuse du diocèse en l’honneur de Jeanne d’Arc. Une œuvre de Charles Lenepveu est donnée à cette occasion, lui assurant un indéniable cachet artistique. Mgr Thomas reprend ensuite la question du monument. Initialement envisagé près du donjon, ce monument est finalement édifié sur le plateau des aigles à Bonsecours, sans que l’hostilité républicaine au projet soit clairement établie199. L’inauguration du monument en 1892 donne l’occasion de nouvelles fêtes épiscopales. Une autre œuvre de Lenepveu, Jeanne d’Arc à Bonsecours, composée spécialement pour l’occasion est interprétée par la musique militaire de deux régiments rouennais et par 250 choristes.

  • 200 Cf. La semaine de la Bienheureuse Jeanne d’Arc, 22-30 mai 1913. Bulletin religieux de l’archidiocè (...)

124C’est Mgr Fuzet, dont on a dit pourtant les sympathies républicaines, qui lancera, à partir de la Belle Époque, les premières fêtes Jeanne d’Arc. Ces fêtes organisées à la cathédrale de 1902 à 1904 et interrompues au moment de la Séparation reprendront en 1909 et en 1911. En 1909, la Jeanne d’Arc de Lenepveu est à nouveau jouée, suivie en 1911 de la Messe solennelle de la Bienheureuse Jeanne d’Arc du chanoine Bourdon et en 1913 de l’oratorio Jeanne d’Arc de Paul Paray200. En 1909, la cathédrale est embrasée électriquement pour la première fois à l’occasion de ces fêtes Jeanne d’Arc.

  • 201 Henri-Désiré Gauquié (1858-1927) est notamment l’auteur du monument à Jean-Antoine Watteau (1896) (...)
  • 202 Cité par Sylvie Bausseron, op. cit., p. 226.

125Le décret de béatification de 1909 constitue pour le culte religieux rouennais un tournant. Une chapelle de la cathédrale, initialement consacrée à saint Joseph reçoit en 1911 trois statues emblématiques, une Jeanne d’Arc de Giuseppe Navone et deux allégories représentant la Patrie et la Religion, dues au sculpteur Gauquié201. Sous ce monument, un bas-relief, également de Gauquié représente les trois épisodes les plus célèbres de la vie de Jeanne : Orléans, Reims, Rouen. La Grande Guerre accélère la commémoration de Jeanne d’Arc en France et à Rouen en particulier. Symbole du sacrifice pour la patrie, Jeanne devient la madone protectrice des armées, célébrée par l’ensemble des partis à l’heure de l’Union sacrée. Les Alliés, anglais, belges puis italiens et américains participent aussi au culte johannique, déposant des gerbes sur la place du Vieux-Marché202. Pour ne pas demeurer en reste, la municipalité décide l’apposition trois nouvelles plaques en 1915, commémorant les lieux du procès, de la réhabilitation et de la dispersion des cendres. Parallèlement à cette réappropriation civique de Jeanne, la mobilisation du clergé accélère le ralliement de l’Église à la République, qui sera consacré au moment de la victoire.

126Le 8 septembre 1914, l’archevêque de Rouen fait le vœu d’un pèlerinage annuel de 20 ans à Bonsecours en cas de victoire des alliés. Dès 1915, ce pèlerinage se tient, réunissant des milliers de personnes, au grand bonheur des marchands de souvenirs religieux et des auberges champêtres de la cité ; c’est du moins ce que dénoncent certains républicains rouennais, soucieux de ne pas laisser l’Église se réapproprier l’espace public. Au demeurant, les commémorations religieuses ne se limitent pas à Bonsecours. À la cathédrale même, des cérémonies johanniques sont organisées en 1916, 1917 et 1918. On y entend des œuvres de Lenepveu et du chanoine Bourdon. En 1918, sont à nouveau jouées les Strophes en l’honneur de la Bienheureuse Jeanne d’Arc du père Bourdon. Cette œuvre de commande, qui a subi diverses modifications depuis sa création en 1911, comprend huit tableaux, évoquant la destinée de Jeanne, depuis Domrémy jusqu’à Rouen. Le texte célèbre une Jeanne polysémique, catholique, patriote et rouennaise :

  • 203 Archives MSE, cahier n° 1, 1917-1921, cantate du chanoine Bourdon, extraits de la strophe 5.

« O Rouen, dans la sombre enceinte
D’une tour de ton vieux château,
Tu vis Jeanne, Jeanne la Sainte
Dans les fers, vouée au bourreau […]
Jeanne fut condamnée ! Et le glas du Beffroi
Sema dans tes vieux murs la honte avec l’effroi
La France est notre amour ! Le christ est notre roi !
Jeanne, ô sainte de Dieu, garde leur notre foi ! […]
Rouen ; sa clarté t’illumine
L’agneau de Dieu, victime et sauveur par la croix,
Jésus, voulut sur toi marquer aussi son choix203. »

  • 204 Archives MSE, cahier n° 1, 1917-1921, journal du chanoine Bourgeois.
  • 205 Journal de Rouen, 26 mars 1919.

127La composition elle-même invite à la réconciliation nationale puisque le chanoine Bourdon inclut dans la strophe finale le rappel de La Marseillaise. L’audition de cette cantate aux fêtes Jeanne d’Arc de 1918 ne va cependant pas de soi. Dans son journal de guerre, le directeur de la maîtrise Saint-Evode note : « L’ensemble final, l’amour sacré de la patrie, fait grande impression. L’assistance se lève, sauf l’archevêque qui est plutôt gêné par ce rappel de La Marseillaise204. » Jouées à nouveau en mars 1919, à l’occasion des journées liturgiques du diocèse de Rouen, les strophes sont saluées par le Journal de Rouen : « Les strophes qui chantent avec une si heureuse hardiesse, la louange de la Sainte de la Patrie, ont produit une impression grandiose205. » On semble alors être entré dans une nouvelle époque de commémoration.

Le tournant des années 1919-1920

  • 206 L’architecte Émile Auvray décrit cette Jeanne d’Arc de Gauquié ainsi : « de façon traditionnelle, (...)
  • 207 Bulletin religieux, 22 mars 1919.
  • 208 Journal de Rouen, 26 mars 1919.

128La commémoration de Jeanne d’Arc entre au sortir de la Grande Guerre dans une nouvelle ère. L’archevêché donne le ton en ajustant en mars 1919 son iconographie johannique. On remplace en effet la Jeanne d’Arc guerrière de Navone par une Jeanne d’Arc au bûcher de Gauquié qui accélère le processus de rapprochement entre culte catholique et culte civique local206. Cette œuvre, commandée avant la guerre, montre que l’archevêché est désormais prêt à célébrer « l’héroïne victime et suppliciée207 », c’est-à-dire une Jeanne rouennaise. Le Journal de Rouen n’en salue pas moins l’érection d’une statue représentant la « sainte de la patrie208 ».

  • 209 Archives MSE, cahier n° 1, 1917-1921, discours de Mgr Touchet, 29 avril 1920.

129Un an plus tard, le 29 avril 1920, l’évêque d’Orléans, Mgr Touchet, et l’archevêque de Rouen bénissent une cloche Jeanne d’Arc, bourdon de 20 000 kg. Cette commande diocésaine datait de 1913. La livraison, différée par la guerre, s’effectua en 1920 après quelques péripéties de transport. La masse du bourdon, exigeant un transport en charrette à travers la ville eut un certain succès, les Rouennais se pressant au passage de la cloche. L’événement fut soigneusement orchestré par une Église qui se voulait triomphante : « Non messieurs la religion ne vous menace pas, elle vous manque » déclare le jour de l’inauguration Mgr Touchet209. Pour l’occasion, Paul Paray a composé un chœur à quatre voix.

130Ces manifestations religieuses, que complète le pèlerinage de Bonsecours qui réunit plus de 10 000 personnes en 1921, ne sont cependant plus les seules manières de revendiquer une célébration de Jeanne d’Arc à Rouen au sortir de la guerre. Le 3 janvier 1919, le maire de Rouen reçoit la visite de deux notables rouennais, un dénommé Lecorbeiller et le docteur Raoul Brunon, venus lui porter le texte d’une pétition adressée à la municipalité par l’Association des anciens élèves du lycée Corneille. Après une assez longue introduction sur l’état de délabrement de la place du Vieux-Marché et l’indignité d’un chalet de nécessité placé à quelques mètres du lieu du supplice (cliché 13), le texte expose trois revendications :

  1. Remettre à jour l’emplacement du bûcher, lieu sacré entre tous ;
  2. Reconstituer le pilori ;
  3. Déplacer le chalet et réhabiliter les fondations de l’église Saint-Sauveur210.

131Le maire, on le verra plus loin, n’eut aucune peine à dénoncer le caractère irréaliste des propositions de reconstitution. L’essentiel pourtant n’était pas là. En dépit des
références conjoncturelles à la « sublime patriote », à la « sainte de la patrie » et aux « sociétés patriotiques », la pétition développait une nouvelle signification du culte johannique.

132Pour les anciens du lycée Corneille, Jeanne d’Arc c’était tout d’abord un des « grands noms qui ont illustré la ville » et son culte à Rouen devait être un culte rouennais, arrimé au Vieux-Marché dont il fallait restituer « la figure historique ». Par ce texte fondateur, le culte johannique entrait dans son âge patrimonial. Certes les questions archéologiques n’étaient pas absentes du débat du xixe siècle, notamment lors de l’épisode du rachat du donjon ; mais elles avaient à cette époque été phagocytées par les enjeux d’appropriation, opposant le culte civique au culte clérical. Avec la pétition de 1919, dont la municipalité Valin comprenait bien la nouveauté, la célébration johannique devenait une question urbaine et foncièrement municipale. Les commissions des fêtes, des inscriptions historiques, de l’hygiène, des bâtiments cultuels étaient toutes intéressées à l’affaire.

  • 211 Ibidem.

133Autre signe de rupture par rapport au climat somme toute modéré de l’immédiat avant-guerre, la détermination manifestée par les pétitionnaires. La présentation du dossier au conseil municipal le 7 mars 1919 révèle la volonté de faire pression sur les élus. Le docteur Brunon aurait en effet déclaré – assez maladroitement – à Lucien Valin « qu’il savait que par tradition, la municipalité de Rouen était opposée à Jeanne d’Arc et qu’il ferait en sorte de contraindre le conseil municipal à accepter le projet ; que pour y parvenir, il était décidé à entamer une campagne contre lui, à Rouen, en France, en Angleterre et jusqu’en Amérique211 ».

  • 212 En 1858 déjà, l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen avait émis en vain le voeu (...)

134De fait, le docteur Brunon alerte rapidement la plupart des sociétés savantes locales ainsi que la Sauvegarde de l’art français. Pas plus que les campagnes précédentes, celle-ci ne fera plier la municipalité212. Cet échec est comme le symbole apparent du statu quo politique sur Jeanne d’Arc. La position officieuse, établie on l’a vu au début des années 1890 était de ne pas s’opposer aux projets de l’Église ou de la société civile, mais de ne pas y impliquer non plus la Ville. Puisque le Sénat avait mis à l’étude une loi sur la fête et le monument, la célébration relevait de la nation avant de dépendre de la cité. Cette position attentiste inventa progressivement un argumentaire de la dérobade dont le rapport Valin en réponse à la pétition des anciens du lycée Corneille en mars 1919 fournit l’exemple. Dans une longue tirade, le maire rejette le projet de commémoration. Avec autant d’habileté que de mauvaise foi, il s’appuie sur un exposé archéologique pour indiquer l’impossibilité de reconstituer la physionomie historique du quartier :

  • 213 Archives municipales de Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 7 mars 1 (...)

« Tout autant que quiconque j’ai le respect des choses du passé. Mais le respect du passé entraîne comme conséquence, l’interdiction absolue des reconstitutions. La reconstitution n’est, ni de l’art, ni de l’histoire. C’est la négation des deux. Considérée du point de vue historique, c’est un indigne trompe-l’œil. En matière d’art le principe incontestable et aujourd’hui incontesté est : conserver, consolider. Restaurer et à plus forte raison reconstituer, jamais ! En résumé, cette reconstitution que vous demande le Bureau de Notre Vieux Lycée a purement et simplement pour objet de transformer la place du Vieux-Marché en une succursale du musée Grévin. Pas autre chose213. »

  • 214 Boucher Louis, La première fête nationale de Jeanne d’Arc à Rouen en 1920, Rouen, Defontaine, 1922

135La démonstration occulte cependant la volonté de ne pas mécontenter les riverains, notamment les commerçants et de n’entreprendre aucuns travaux, fut-ce le déplacement du fameux chalet de nécessité. Cette inertie, érigée en dogme, ne pouvait cependant tenir devant les nécessités d’une commémoration qui faisait désormais figure de priorité nationale. Dès mai 1920, la Ville de Rouen participe officiellement à la fête organisée par l’Union Jeanne d’Arc. Cette fête importante, qui réunit près de 4 000 élèves des écoles publiques ainsi que des délégations belges et britanniques et les associations d’anciens combattants voit le maire de Rouen s’engager à célébrer chaque année la fête de Jeanne d’Arc. Cette première participation municipale préfigure la création d’une fête nationale214 en l’honneur de Jeanne dont la loi du 11 juillet 1920 organise ainsi les modalités :

  • 215 Loi du 11 juillet 1920.

« Article 1 : La République française célèbre annuellement la fête de Jeanne d’Arc, patronne du patriotisme.
Article 2 : Cette fête a lieu le deuxième dimanche de mai, jour anniversaire de la délivrance d’Orléans.
Article 3 : Il sera édifié en l’honneur de Jeanne d’Arc sur la place de Rouen où elle a été brûlée vive, un monument avec cette inscription : À Jeanne d’Arc, le peuple français reconnaissant215. »

136Cette loi, qui vient s’ajouter à la canonisation de Jeanne d’Arc par Benoît XV le 9 mai 1920, va modifier le statut national donc local de la Pucelle d’Orléans. La sainte encombrante et cléricalisée d’avant-guerre symbolise désormais le consensus national et se doit d’être célébrée à Rouen au même titre que le 14 juillet ou le 11 novembre. À partir de 1921, les fêtes Jeanne d’Arc deviennent une pièce essentielle des célébrations rouennaises annuelles.

La constitution d’un espace johannique local (1920-1930)

  • 216 Bulletin religieux, 20 mai 1922.

137La canonisation de Jeanne d’Arc ne semble guère avoir produit à Rouen le même effet que la béatification de 1909. Certes Jeanne sera célébrée tous les ans, à Bonsecours, à la cathédrale et à Saint-Ouen, mais le diocèse n’innove guère par rapport à l’avant-guerre. Il ignore, jusqu’à la fin des années vingt, les fêtes officielles de la cité. Le domaine, si révélateur, de la création musicale fournit l’exemple de cette atonie relative. Dans les années vingt, Jeanne d’Arc ne fera l’objet d’aucune commande de la part de l’Église, contrairement aux fêtes de 1911, 1913 et 1918. En 1922, le Bulletin religieux n’hésite pas à fustiger « le calme, la simplicité, la réserve, la timidité de Rouen216 ».

  • 217 Journal de Rouen, 16 mai 1925.

138Les fêtes Jeanne d’Arc demeurent cependant un moment important de l’année liturgique rouennaise. Célébrées sur trois jours – le triduum johannique de la dernière semaine de mai – elles donnent lieu à des manifestations artistiques d’envergure. En 1925, l’archevêché fait ainsi appel aux concerts Lamoureux pour l’audition des Béatitudes de César Franck. « Cette grandiose manifestation d’art et de religion217 » sera reproduite dans une moindre mesure les années suivantes avec des extraits de la messe à Jeanne d’Arc de Charles Gounod (1926) et des cantates Jeanne d’Arc d’Adolphe Bourdon (1927) ou de Charles Lenepveu (1928). Ces manifestations prestigieuses sont ponctuées de sermons et panégyriques attendus. En 1928, le père Thellier de Poncheville vint prononcer le sermon de clôture du triduum.

  • 218 Bulletin religieux de l’archidiocèse de Rouen, 4 juin 1927.
  • 219 Cité dans Robinne André, Le Vieux-Marché de Rouen 1431-1966, Rouen, Martin Morin, 1966, p. 94.

139Éclat donc des fêtes johanniques catholiques des années vingt, mais dans un contexte d’isolement réitéré. Seule la question du Vieux-Marché mobilise réellement le clergé rouennais. En 1927, le chanoine Lesergeant s’en prend assez vivement aux édiles qui refusent l’aménagement de la place : « Les insouciances passées, on les connaît trop. Puisqu’on se propose de les réparer, il faut entrer dans ce dessein et le faire aboutir… Il y a des heures qu’il faut écouter quand elles sonnent218. » Les catholiques n’ont d’ailleurs pas attendu l’accord de la Ville pour investir le lieu du martyre de Jeanne d’Arc. Échaudés sans doute par les échecs de collaboration entre l’archevêché et la municipalité en 1872 puis en 1894, ils aménagent eux-mêmes un sanctuaire de fortune. En mars 1919 en effet est créée à Paris, la Société civile immobilière du mémorial Jeanne-d’Arc. Elle vise « l’acquisition ou la location d’immeubles, bâtis ou non, sis à Rouen, en bordure ou dans le voisinage immédiat de la place du Vieux-Marché…, en vue de permettre l’érection d’une chapelle mémoriale à la gloire de sainte Jeanne d’Arc219 ». Soutenue par l’archevêque de Rouen, la société achète quatre immeubles et aménage en leur sein une chapelle provisoire, dotée d’une statue de Jeanne en marbre due au père Gaffre, et administrée par le chanoine Harmel, curé de Saint-Vincent, paroisse la plus proche du Vieux-Marché. Sur la façade, l’inscription « Ici sera construite la basilique Sainte-Jeanne d’Arc » rappelle le vœu de la nation, vœu qui justement embarrasse la municipalité.

  • 220 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 25 novembre 1921.

140Dès 1921, la Ville de Rouen prend acte de la loi du 11 juillet 1920 et organise des fêtes Jeanne d’Arc officielles, à la date « du deuxième dimanche de mai ». Mais cette date pose problème. Certains conseillers municipaux comme Ernest Morel souhaitent « instaurer à Rouen la tradition d’une fête locale220 », complémentaire de la fête nationale mais célébrée le dernier dimanche de mai, c’est-à-dire non pas le jour de la libération d’Orléans, mais bien celui du martyre rouennais.

  • 221 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 21 avril 1922.
  • 222 Cf. Parment Roger, Hommages rouennais à Jeanne d’Arc, Rouen, s. éd., 1959.

141Cette proposition fait son chemin en 1922 et 1923 aboutissant même à la démission d’une sous-commission municipale, chargée de l’organisation des fêtes johanniques en 1922 et qui refusait de célébrer Jeanne d’Arc le 14 mai. À l’issue d’une réunion houleuse du conseil municipal, le conseiller Morel prend position avec force contre la date nationale, qui avait la faveur du maire : « Nous avons la faculté de dire que si elle reste fixée au 14 mai, nous ne voterons pas un centime pour sa célébration et que nous ferons la manifestation 15 jours après221. » De fait, à partir de 1924, les fêtes Jeanne d’Arc de Rouen n’auront plus lieu le second dimanche de mai, mais le 30 mai, date exacte de la mort de Jeanne. Ce respect farouche de l’histoire locale aboutit à célébrer Jeanne un samedi, en 1925. Aussi dès 1926, la ville prend l’habitude de fixer les célébrations officielles le dernier dimanche de mai222. Cette querelle des dates, pour anecdotique qu’elle soit, révèle la puissance de la société culturelle locale qui, incapable d’impulser d’elle-même un cycle commémoratif durable, n’en rejette pas moins une commémoration entièrement dictée de l’extérieur. Les affaires culturelles doivent se régler au niveau local. Cette localisation de la commémoration johannique est sans doute à l’origine de son implantation décisive à Rouen. En dépit d’un acte de naissance chaotique, les fêtes Jeanne d’Arc sont aujourd’hui indissociables de la vie culturelle locale.

  • 223 AMR, bulletin municipal, mai-juin 1921.

142Les fêtes Jeanne d’Arc contemporaines ne sont pas le fruit direct de la loi du 11 juillet 1920. Préparées dès les années 1880 par les défilés des sociétés patriotiques, le cérémonial rouennais est le résultat d’un compromis entre les différents acteurs johanniques locaux. Les années vingt en sont un autre moment fondateur. Dans sa séance du 20 avril 1921, le conseil municipal de Rouen débloque un crédit de 20 000 francs, afin de célébrer la « fête nationale de Jeanne d’Arc ». Cette première manifestation vraiment « officielle » se déroule le 8 mai 1921. Son caractère militaire est marqué. Après une inspection des troupes du 3e corps d’armée, un cortège d’élus et de délégations patriotiques défile de la place de l’hôtel de ville à la place du Vieux-Marché. En soirée, un grand concert est donné dans les jardins de l’hôtel de ville. En marge de cette cérémonie officielle, deux distributions extraordinaires de secours aux indigents sont effectuées les 7 et 8 mai223. Parallèlement à cette cérémonie l’Église et la société civile organisent un mois de propagande et de célébrations johanniques. Du 23 au 26 mai les offices et les concerts se succèdent à la cathédrale, tandis qu’un comité des fêtes Jeanne d’Arc organise le 30 mai, une conférence au Cirque de Rouen.

  • 224 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 20 mai 1921.
  • 225 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 25 novembre 1921. Interve (...)

143D’emblée la question de l’éclat et donc du caractère populaire à donner aux fêtes suivantes se pose. Raoul Brunon, élu en novembre 1919 au conseil municipal, dépose une proposition d’initiative tendant à « faire coïncider avec la fête nationale du mois de mai, une fête locale où toutes les écoles et corporations de la ville de Rouen soient invitées224 ». Le comité des fêtes de Jeanne d’Arc, représenté au sein du conseil municipal par son président, le futur maire Louis Dubreuil, enfonce le clou en novembre 1921 : « N’oublions pas que Jeanne d’Arc était une fille du peuple en un temps où le peuple était peu de chose ; que c’est une grande démocratie qui a institué sa fête nationale et que le peuple se doit à lui-même de fêter noblement celle qui est devenue la sainte de la patrie225. » Pourtant, les fêtes suivantes n’auront pas le caractère souhaité par ces commentateurs, malgré la présence de certaines sociétés musicales ou gymniques comme l’Elan de Sotteville ou la Diane de Petit-Quevilly. En 1922, on ne défile même pas et le maire délègue son premier adjoint pour prononcer le discours de la place du Vieux-Marché. En 1925, les fêtes sont célébrées un samedi, signe de la tiédeur de l’engagement municipal. Les fêtes suivantes (1926-1928) tombent dans la routine, même si le dimanche est respecté.

144D’autres millésimes johanniques seront plus remarquables. 1923 tout d’abord, qui voit un concert de carillon et de trompes de chasse. 1924 aussi, qui voit défiler une effigie de Jeanne en plâtre, due au sculpteur Alphonse Guilloux et qui sera déposée ensuite dans la cour des Libraires de la cathédrale. 1929 enfin, où l’on inaugure le premier mémorial Jeanne-d’Arc de la place du Vieux-Marché.

  • 226 Un procédé similaire fut utilisé lors des fêtes Jeanne d’Arc de mai 1996. Le film Jeanne d’Arc de (...)

145Au-delà de cette mise en œuvre saccadée, qui n’est que le révélateur des tensions entre les différents acteurs de la commémoration, la mise en forme et la codification des fêtes Jeanne d’Arc progressent de manière décisive. Le premier signe en est l’utilisation régulière des techniques modernes d’éclairage, qui permettent la mise en scène des principaux monuments urbains. Dès 1921, la place du Vieux-Marché est illuminée. En 1923, un écran géant est placé sur l’immeuble de la Mutuelle et l’on y projette des vues fixes évoquant la vie de Jeanne d’Arc226. La même année, la cathédrale est embrasée pour la première fois de l’entre-deux-guerres. Cette utilisation systématique de la lumière électrique annonce les fastes de 1931.

  • 227 Journal de Rouen, 16 mai 1925.

146La scénographie johannique comprend aussi la mise en place d’un protocole spécifique. Dès 1921, se pose le problème de l’harmonisation des différentes interventions locales. Outre la détermination des places et des rôles des différentes sociétés patriotiques et des autorités, il s’agit de savoir si les fêtes civiles et religieuses peuvent s’organiser de concert. En 1925, le Journal de Rouen souligne, non sans exagération, que pour la première fois l’organisation des fêtes religieuses s’est effectuée « en union avec la fête municipale227 ». La collaboration entre l’instance politique et l’instance religieuse se limite en fait à la détermination d’un agenda johannique évitant les chevauchements des cérémonies.

  • 228 La tradition se prolonge dans les années trente. Parmi les visiteurs de marque signalons Albert Sa (...)

147Autre caractéristique, l’invitation d’une personnalité nationale à présider les fêtes rouennaises. À cette charge symbolique alterneront les autorités civiles et militaires. En 1923 Léon Bérard, ministre de l’Instruction publique, inaugure cette tradition suivie du gouverneur de Paris, le général Gouraud en 1924, du maréchal Lyautey en 1926, de Raymond Poincaré, alors président du conseil en 1927, du maréchal Pétain en 1928, du ministre des Finances, Henri Chéron en 1929 et du général Charpy, commandant du 2e corps d’armée en 1930228. Les réceptions de généraux et maréchaux seront, de loin, les plus populaires.

  • 229 Sylvie Bausseron mentionne avec justesse que cette proposition maîtrisienne fut d’autant mieux acc (...)

148Parallèlement à cette hiérarchisation symbolique, on met en place un parcours et un déroulement des fêtes. Contrairement aux fêtes de l’avant-guerre, ce parcours néglige les lieux symboliques du donjon et de la place de la Pucelle au profit de Saint-Ouen et de la place du Vieux-Marché. Au début des années vingt, on se contente de relier ces deux stations en défilant de l’hôtel de ville au Vieux-Marché. Mais en 1921, le chanoine Bourgeois, directeur de la maîtrise Saint-Evode, suggère de se rendre jusqu’à la Seine pour y jeter des fleurs, en mémoire de la dispersion des cendres de Jeanne par le bourreau. Cette proposition, reprise au conseil municipal dès le 25 novembre 1921, sera appliquée à partir de 1923229. Deux ans plus tard, on adopte le parcours définitif du cortège johannique, défilant de la place du Vieux-Marché au pont Boieldieu, en passant par la rue du Gros-Horloge et la place de la cathédrale. Un concert de carillon accueille bientôt les cortèges officiels, au son de La Marseillaise, mais aussi d’airs populaires normands comme Les Cloches de Corneville ou Ma Normandie. L’Église elle-même s’engage dans la voie de la codification johannique. À partir de 1921, le jour de la fête Jeanne d’Arc, l’office est célébré à Saint-Ouen et non à la cathédrale, pour commémorer la séance dite de l’abjuration. En fin d’après-midi, un panégyrique est prononcé par une personnalité ecclésiastique à la cathédrale.

149Cette mise en forme, on le voit, est loin d’être anecdotique. Elle matérialise dans l’espace, l’union sacrée johannique souhaitée par la plupart des élites de la cité. En s’accordant sur un déroulement alternatif des cérémonies (offices religieux, discours politiques, cortèges, dispersion des cendres, panégyriques), en établissant un parcours idéal intégrant les sites symboliques (place commerçante et historique du Vieux-Marché, beffroi du Gros-Horloge, cathédrale, pôles économiques du port avec les quais et le pont Boieldieu), l’Église, la Ville et la société civile façonnent un consensus culturel apparent autour de Jeanne d’Arc.

  • 230 Cf. Gay François, Sibout Cécile-Anne et Vadelorge Loïc, Rouen : un siècle de vie. 1900-2000, Fécam (...)

150Ce consensus a cependant ses limites. Les événements politiques extérieurs (scission du parti socialiste au Congrès de Tours en 1920, victoire du cartel des gauches en 1924, condamnation de l’Action française par le pape en 1926) radicalisent les enjeux des fêtes Jeanne d’Arc à Rouen et dans l’agglomération. À gauche, les communistes vont dénoncer, à l’époque de la tactique « classe contre classe », les fêtes Jeanne d’Arc, accusées de symboliser l’alliance entre l’Église et la bourgeoisie nationaliste. Peu nombreux à Rouen, les militants communistes perturbent les fêtes de 1921 en chantant l’Internationale sur la place de l’hôtel de ville230. L’anticléricalisme est relayé à l’échelon municipal par la déclaration du groupe d’opposants radicaux (Métayer, Marie, Née, Richard, Wairy) lors de la discussion du budget des fêtes Jeanne d’Arc en 1925 :

  • 231 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 mai 1925.

« Si tous les Français ont des raisons communes d’honorer Jeanne d’Arc… les démocrates et les penseurs libres ont des motifs particuliers d’admiration pour elle… Cette humble paysanne de dix-sept ans…, libre-croyante, forte de son inspiration personnelle et de ses voix, remplace les seigneurs qui manquent à leur devoir, elle montre la force de son inspiration personnelle contre l’Église complice de l’ennemi, oppressive des consciences et qui la condamne231. »

151Cet anticléricalisme affiché mais résiduel à Rouen, trouve une autre source d’expression face aux démonstrations de force de l’extrême droite.

  • 232 La Dépêche de Normandie, 31 mai 1924.
  • 233 Cf. Sylvie Bausseron, op. cit., p. 264.

152L’Action française tente dans les années vingt de s’approprier de nouveau le culte johannique qu’elle avait porté à la Belle Époque. En 1924, les camelots du Roi défilent en arborant une bannière royale lors des fêtes Jeanne d’Arc232. La police intervient avec violence, contraignant le maire de Rouen à interdire d’arborer lors de ces fêtes d’autres emblèmes que le drapeau tricolore et les étendards johanniques. La section rouennaise des Jeunesses patriotes du fasciste Pierre Taittinger organise en 1927 son propre défilé à la basilique de Bonsecours et en 1928 les JP parviennent à mobiliser 140 militants place du Vieux-Marché233. Face à ces manifestations extrémistes, de droite comme de gauche, les autorités municipales et ecclésiastiques affichent un discours quasi officiel célébrant inlassablement les valeurs de l’« union des Français » incarnée par la « sainte de la Patrie ». Cette neutralisation des enjeux justifie aussi l’inertie avec laquelle la Ville traite de l’aménagement de la place du Vieux-Marché.

  • 234 Pour une mise en perspective séculaire, Bardet Jean-Pierre et Chaline Jean-Pierre, « Les mutations (...)

153Cette question comprend deux facettes, celle du statut de la place, sanctuaire ou place vivante et celle des modes de la commémoration (plaques, statue, monument)234. Dans la pétition adressée au conseil municipal de Rouen par les anciens élèves du lycée Corneille en 1919, le Vieux-Marché était présenté comme un « Golgotha », un « lieu saint ». En réclamant la reconstitution du pilori, la mise à jour des fondations de l’église Saint-Sauveur et l’isolement de l’emplacement du bûcher, les pétitionnaires proposaient une sacralisation de la place, incompatible avec sa destination, primitive et contemporaine de « ventre de Rouen ». Cette transformation radicale du lieu du martyre constituait une interprétation de son sens patrimonial qui était loin de faire l’unanimité au sein de l’élite cultivée. Si tous s’accordaient sur la nécessité de supprimer le chalet de nécessité, les avis étaient nettement partagés sur le devenir des halles.

154Une première position, modérée, acceptait le déplacement du chalet et l’installation de quelques signes commémoratifs (plaques, urnes, statue) mais refusait la sacralisation de la place et l’érection d’un monument encombrant. L’architecte Pierre Chirol eut l’occasion de défendre cette conception :

  • 235 ADSM, Chirol Pierre, Rouen, ville de Jeanne d’Arc, Brochure, s. éd., s. d., circa 1931, p. 752. On (...)

« N’allons pas crier au sacrilège et, comme on l’a parfois réclamé, ne rêvons pas de chasser les bouchers ni les marchands de légumes, loin de ce sol sacré. Jeanne a été brûlée sur le marché… puisque c’était la plus grande place de la cité. C’est conserver le contact avec son temps que de maintenir vivant, de la vie même du xve siècle, ce quartier où elle consomma son martyre. Le bouleverser, pour ériger décemment quelque masse pesante, l’encombrer de figures grandiloquentes, succédanés des machines effarantes dont on prétendit glorifier Gambetta ou Victor Hugo, ce serait un abominable non sens235. »

  • 236 Outre son Jeanne d’Arc au Vieux-Marché, cité plus loin, il fit paraître en 1928 une brochure sur L (...)
  • 237 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 19 mai 1922.

155Cette interprétation vivante du patrimoine johannique s’opposait à l’attitude intransigeante de Raoul Brunon (1854-1929), principale figure du culte de Jeanne d’Arc dans les années vingt. Ce docteur en médecine, directeur de l’École de médecine et de pharmacie de Rouen depuis 1895 et cofondateur de La Normandie médicale, est aussi le plus grand pamphlétaire rouennais sous la IIIe République236. Il va défendre pendant près de dix ans la création d’un sanctuaire johannique au Vieux-Marché, soutenu en ce sens par certains architectes locaux comme André Robinne. Refusant d’attendre que l’État daigne respecter son engagement de 1920 et érige enfin un « monument national à Jeanne d’Arc », Brunon déclare en 1922 : « Il faut que nous désignions nous-mêmes, d’avance, l’emplacement du futur monument… Nous connaissons l’emplacement du bûcher, celui du pilori, celui des tribunes des juges. Tout cela peut être délimité sur le sol et protégé des souillures actuellement accumulées sur cette voie sacrée237. »

  • 238 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 21 mars 1924.
  • 239 Brunon Raoul, Jeanne d’Arc au Vieux-Marché 1431-1926, Rouen, Lecerf, 1926.
  • 240 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 juillet 1927.
  • 241 Bardet Jean-Pierre et Chaline Jean-Pierre, « Les mutations d’un espace privilégié, la place du Vie (...)
  • 242 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 juillet 1927.

156Catholique fervent, johannique passionné jusqu’à l’entêtement, Raoul Brunon se heurtera de 1919 à 1922 aux refus catégoriques du maire Lucien Valin. Ses propositions rencontrèrent davantage d’écho auprès du maire suivant, Louis Dubreuil. En 1924, le conseil municipal vote ainsi le principe de l’aménagement de la place du Vieux-Marché238. Mais la décision n’est suivie d’aucun effet, la ville étant confrontée à d’autres questions statuaires comme la construction d’un monument à la Victoire. Réélu aux élections municipales de 1925, Raoul Brunon revient à la charge et publie même un ouvrage polémique sur Jeanne d’Arc au Vieux-Marché239. La campagne devient alors nationale, Raoul Brunon étant soutenu par le duc de Trévise et le sculpteur Maxime Real del Sarte. Une parodie d’affiche touristique mettant en scène le fameux chalet de nécessité est diffusée localement et dans la presse parisienne. Le conseil municipal finit par s’incliner et confirme, dans sa séance du 29 juillet 1927, son intention d’aménager le Vieux-Marché. Il s’agit, au terme de cette délibération, de démolir le chalet de nécessité, et de « procéder au rescindement de deux travées de la halle sud, ce qui permet d’isoler l’emplacement du bûcher240 ». Sur la halle tronquée, l’architecte de la ville plaque « une construction factice d’allure médiévale241 ». Le choix d’un aménagement discret permet la conciliation des deux positions. Il préserve l’activité marchande de la place tout en offrant un cadre approprié aux commémorations officielles. Le lieu du bûcher, quant à lui demeure conforme au vœu de Raoul Brunon : « Considérant que cet emplacement possède en lui-même sa force évocatrice, les commissions émettent le vœu qu’il reste nu et ne supporte aucun monument, quel qu’il soit242. » Restait donc ouverte la question de l’installation d’une œuvre d’art commémorant le martyre de Jeanne.

157La loi du 11 juillet 1920 ayant annoncé l’érection d’un monument national à Jeanne d’Arc, la Ville avait décidé de surseoir à son propre projet monumental. Les « fous de Jeanne » ne l’entendaient cependant pas ainsi. Parmi eux, le sculpteur royaliste Maxime Real del Sarte, auteur du monument à la Victoire et du monument aux forains, décide d’accélérer la procédure en offrant à la ville de Rouen, une statue en pied de son héroïne. C’est l’urgence de cette proposition qui aura finalement raison des hésitations du conseil municipal et provoquera le vote du 29 juillet 1927, précédemment évoqué. Le pastiche de halle médiévale, conçue par l’architecte Lair n’avait d’autre but que d’accueillir convenablement la statue de Real del Sarte.

  • 243 AMR, 1M3, interview de Maxime Real del Sarte donnée au journal Pau Pyrénées, le 27 février 1926.

158L’histoire de cette statue est intéressante parce qu’elle marque une rupture esthétique locale. Jusqu’à la stèle Jeanne d’Arc au bûcher de Real del Sarte, les monuments commémoratifs rouennais étaient de facture réaliste et patriotique, les sculpteurs, dans le sillage du style romantique aimant insister sur la « touche historique ». La statue de Maxime Real del Sarte se situe sur un autre plan esthétique. Sa Jeanne est idéalisée, dépourvue de référence locale : « Je fais surgir du sol, tel un arbre, ou plutôt telle une colonne de flamme stylisée, une forme à proportion humaine, laquelle aboutit à une fleur qui n’est autre que le visage de Jeanne d’Arc, souriant douloureusement et auréolée d’une couronne d’épine243… » Œuvre symbolique donc, mais aussi œuvre idéologique, s’inscrivant dans la mouvance maurrassienne célébrant une Jeanne sainte, servante de la monarchie de droit divin.

  • 244 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 juillet 1927.

159Le caractère symbolique de l’œuvre reste affirmé dans un second projet de stèle, atténuant la couronne d’épines jugée trop cléricale par le conseil municipal. La statue n’enthousiasme cependant pas la commission des Beaux-Arts rouennaise. Les réticences esthétiques des édiles affleurent jusqu’au sein du conseil municipal. L’ambiguïté du plaidoyer de Raoul Brunon en faveur de la statue dit clairement la claire conscience qu’ont certains élus des capacités artistiques municipales. D’un côté, il invoque « l’ombre de Gustave Flaubert », soulignant par là même l’impossibilité pour le conseil de refuser, comme en 1872, un projet statuaire dont la publicité dépasse la ville, de l’autre, il ménage les susceptibilités locales en réaffirmant les compétences esthétiques de la cité : « Rouennais nous avons le droit de dire qu’on ne doit pas trop s’éloigner de l’histoire au profit de la légende et de la mystique244. »

  • 245 ADSM, 4T144, dossier « Comité Jeanne d’Arc ».
  • 246 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 juillet 1927.

160Conscient du risque de rejet municipal, Maxime Real del Sarte et Raoul Brunon avaient pris les devants en fondant, en mai 1927, un Comité Jeanne d’Arc au Vieux-Marché, fonctionnant à la fois comme un groupe de pression et comme une fondation. Chargé initialement « d’isoler et de protéger l’emplacement du bûcher245 », le comité sera amené à jouer un rôle déterminant dans l’acceptation de l’œuvre de Real del Sarte. À l’issue d’une grande campagne de sensibilisation, le comité recueille en effet 100 000 francs, destinés à financer la transformation de la place (isolement du bûcher, rescindement de la halle sud, aménagement d’une niche pour la statue de Jeanne). L’hypothèque financière étant levée, le docteur Brunon pourra désamorcer la querelle des anciens et des modernes et contraindre le conseil municipal à accepter le don de l’artiste « avec la courtoisie et la reconnaissance de mise envers un homme généreux246 ». Avec l’installation de la statue de Real del Sarte dans sa niche le 27 mai 1928, le cadre était fin prêt pour accueillir les cérémonies du Ve centenaire de la mort de Jeanne d’Arc.

Les cérémonies de 1931

  • 247 « Voiles de la Liberté » (1989), « Armada de la Liberté » (1994), « Armada du siècle » (1999), « R (...)

161Les fêtes Jeanne d’Arc qui se déroulent du 25 au 31 mai 1931 constituent l’une des manifestations publiques majeures du xxe siècle, tout juste comparables aux fêtes du Millénaire de la Normandie (1911) et aux fêtes du Ve centenaire de la réhabilitation de Jeanne d’Arc (1956) et aux réunions plus récentes des grands voiliers247. À l’heure où la crise économique commence à toucher la France, les fêtes de 1931 veulent symboliser un double consensus. Consensus urbain tout d’abord, car les fêtes mobilisent l’essentiel des ressources culturelles de la cité. Consensus national ensuite, en ce sens où l’on se propose de réinventer l’Union sacrée après la parenthèse douloureuse du cartel des gauches.

162Les principales institutions culturelles rouennaises sont enrôlées à l’occasion des fêtes du Ve centenaire de la mort de Jeanne d’Arc. Le comité directeur donne la mesure de cette mobilisation puisqu’y sont présents, le directeur du musée de Peinture, le directeur des bibliothèques municipales, l’archiviste départemental et le directeur de l’École régionale des beaux-arts. Chaque institution est sollicitée pour accompagner la célébration.

  • 248 ABMR, Ve centenaire de Jeanne d’Arc. Programme officiel, Rouen, Imprimerie municipale, 1931.

163Ainsi le musée des beaux-arts accueille une vaste exposition, organisée par le docteur Payenneville pour le compte de l’Aide aux familles nombreuses, « Jeanne d’Arc et ses compagnons », inaugurée le 25 mai. Plusieurs dizaines d’objets sont exposés, dont la croix de Pierre Cauchon, exhumée quelque temps plus tôt par l’historien Étienne Deville248. Le Théâtre des arts, de son côté, accueille le 23 mai Le vray procès de Jeanne d’Arc d’Arnaud et Pitoëff, drame en cinq actes tiré du procès de Jeanne d’Arc. Deux jours plus tard, l’académicien Georges Goyau prononcera en ce même lieu, une conférence sur « les ascensions d’une gloire, 1431-1931 ». Le lendemain, 26 mai, c’est au tour de l’archiviste Pierre Champion de conférer. Autre soirée de gala, le 28 mai, avec une représentation de Jeanne de France, « mystère lyrique en 4 actes ». Le Cirque, autre salle de spectacle liée à la Ville, accueille le 27 mai un concours de composition musicale en l’honneur de Jeanne d’Arc et un grand concert des équipages de la flotte le 30 mai. À ces institutions classiquement mobilisées lors des grands événements rouennais s’ajoute l’École régionale des beaux-arts. Sous la direction de la décoratrice Juliette Billard, les élèves réalisent des dizaines de panneaux et d’oriflammes.

  • 249 Spalikowski Edmond, « Le souvenir de Jeanne d’Arc », introduction à Ve centenaire de Jeanne d’Arc (...)

« Les rues Jeanne d’Arc, Thiers et des Faulx arboraient sur 600 mâts, de grandes toiles, entremêlées d’écussons aux armes de la ville, de drapeaux et d’oriflammes, entre corbeilles de fleurs, tandis que couraient des girandoles de lumière le long de la grande
artère qui, du donjon restauré, dévale vers la Seine, près de laquelle se dressait une porte triomphale249. »

164La cérémonie de clôture des fêtes, le 31 mai, s’organise autour d’un cortège historique dont les maquettes ont été réalisées par Juliette Billard. C’est encore cette artiste qui dessine la couverture du programme général des fêtes Jeanne d’Arc, présentant une perspective fantaisiste de Rouen, placée sous l’ombre d’un donjon surdimensionné. D’autres artistes, également issus de l’École des beaux-arts de Rouen participent aux cérémonies. Les statuaires Guilloux et Rose fondent ainsi une plaque de bronze, dessinée par le directeur de l’école, Victorien Lelong et offerte par la ville de Rouen, le 30 mai au croiseur école Jeanne d’Arc.

165Derrière cette mobilisation institutionnelle, il faut sans doute voir le signe d’un volontarisme municipal sans précédent dans l’entre-deux-guerres. Sur les 67 membres du comité d’organisation, on trouve 17 conseillers municipaux et 6 fonctionnaires locaux. La désignation à la tête du comité de l’adjoint aux Beaux-Arts, Eugène Richard, indique le souci municipal de donner à ces fêtes commémoratives un aspect artistique marqué. La société culturelle locale comprend d’ailleurs parfaitement le message.

  • 250 Paroles de Robert Delamare et de Louis Garros, musique de Marius Perrier.

166Rares sont les sociétés artistiques rouennaises qui ne participent pas directement ou indirectement aux fêtes Jeanne d’Arc de 1931. Au premier rang d’entre elles viennent les sociétés musicales locales, harmonies (Volontaires de Rouen, Avenir de Rouen) ou chorales (Accord parfait, maîtrise Saint-Evode, Schola du grand séminaire). Les sociétés musicales subventionnées sont évidemment au premier rang, que ce soient les harmonies municipales (Harmonie de Rouen-Saint-Sever, Musique municipale) ou, chose plus exceptionnelle celles de l’agglomération (harmonie des établissements Kuhlmann d’Oissel, harmonie de Petit-Quevilly). Les orphéons ne se content d’ailleurs pas de fournir l’ambiance musicale des fêtes. Pour la cérémonie centrale du 30 mai, jour anniversaire du martyre de Jeanne, Marius Perrier, directeur de la musique municipale, dirige, place du Vieux-Marché son Hymne à Jeanne d’Arc250.

167On notera toutefois l’absence de sociétés symphoniques, jugées sans doute inefficaces en comparaison des orchestres parisiens invités. Autre absence de marque, celle des sociétés de peinture, qui n’organisent aucune manifestation durant la dernière semaine de mai. En revanche, les sociétés sportives, patriotiques et touristiques sont bien représentées. Au sein du comité d’organisation on note la présence du Syndicat d’initiative, de l’agence Havas et du Syndicat des hôteliers. Dans le grand cortège des associations d’anciens combattants qui parcourt la ville le 30 mai, la société du Souvenir normand est présente, ainsi que le comité des fêtes Jeanne d’Arc. Autre type d’associations représentées, les patronages et autres œuvres de jeunesse. 1 200 scouts de France, installés au champ de course révèlent leur sens aigu de l’organisation en encadrant la foule et en participant aux défilés et aux offices religieux.

  • 251 Actes reproduits dans Ve centenaire de Jeanne d’Arc à Rouen. Congrès historique (25-29 mai 1931), (...)
  • 252 Levillain Césaire, « Congrès et expositions », Ve centenaire de Jeanne d’Arc à Rouen, Album commém (...)

168La mobilisation est évidemment remarquable au sein des sociétés savantes. Louis Dubreuil, ancien maire de Rouen, est membre du comité d’organisation au titre d’« ancien président de l’Académie de Rouen ». Les déjeuners et dîners officiels, organisés par la municipalité, la préfecture ou l’archevêché, ne manquent pas d’inviter Fernand Guey, président en titre de l’Académie de Rouen. L’activité savante se manifeste surtout à travers l’inévitable congrès scientifique, qui se tient à l’Hôtel des sociétés savantes, du 26 au 29 mai. Préparé par Henri Labrosse, directeur des bibliothèques municipales, ce congrès auditionne 74 communications, réparties en 9 sections251. Placé sous l’autorité scientifique de l’Institut, qui délègue 5 de ses membres (Hanotaux, Goyau, Michon, d’Ocagne, Funck-Brentano), le congrès donne l’occasion aux érudits locaux (Pierre Chirol, Jean Lafond, Raymond Quenedey, docteur Boucher, Pierre le Verdier, Edmond Spalikowski, Jules Lhôte…) de faire l’étalage de leur érudition. Comme le souligne le rapporteur Césaire Levillain : « Il convient de dire d’abord que des thèses exposées, ne semble se dégager aucune révélation sensationnelle ou conclusion nouvelle propre à éclaircir et fixer davantage, pour l’avenir, l’histoire définitive de Jeanne d’Arc252. » Manifestation symbolique plus que scientifique le congrès de 1931 s’inscrit dans une tradition savante. Il n’est pas sans évoquer le congrès du Millénaire normand (1911) ou les Assises de Caumont de 1923 et 1934. Cette manifestation, sobre, élitiste et quelque peu rigide, est comme l’envers de la liesse populaire qui marque les fêtes de 1931.

  • 253 La Dépêche de Normandie, 25 mai 1931.
  • 254 ABMR, Ve centenaire de Jeanne d’Arc. Programme officiel, op. cit., sp.
  • 255 Cette manifestation fait immédiatement songer à l’Armada de la Liberté organisée du 9 au 17 juille (...)
  • 256 Né en 1876 à Bordeaux, Jean Nouguès fut un compositeur lyrique à succès (Quo Vadis créé en 1909 co (...)

169Dès le premier jour de célébration, le maire de Rouen souligne le sens populaire de la commémoration : « D’autre part, des réjouissances populaires marqueront la dernière journée, car il importe aussi que les souffrances ayant fait place à la gloire, la joie déborde à la fin de ces fêtes253. » Ce discours est comme l’écho au manifeste consensuel des programmes officiel, qui affirment que la popularité de Jeanne d’Arc est « répandue dans toutes les parties du monde comme dans toutes les classes sociales254 ». De fait, nombreuses furent les manifestations « populaires » au cours de la semaine johannique. Outre le dernier jour et son cortège historique restituant l’entrée de Charles VII à Rouen (cliché 26), on peut citer la parade militaire historique de 1 200 figurants, le 25 mai, au stade des lilas, l’arrivée de la flotte de guerre française remontant la Seine le 27 mai255, le grand concert de la musique des équipages de la flotte le 28 mai, la fête de la lumière le 29 mai et la retraite aux flambeaux le 30 mai. Cette intention de popularisation des fêtes n’est cependant jamais aussi lisible que le 31 mai, jour où l’on donne gratuitement et en plein air, une représentation de Jeanne de France, jouée le 28 en gala au Théâtre des arts. Cette œuvre, conçue par Jean Nouguès256 sur un poème de Léon Uhl, a été montée par étapes successives dans le cadre des foires Saint-Germain à partir de 1925. Pour les fêtes rouennaises de 1931, on réunit pour la première fois les différents « tableaux ». Par son caractère tranché, ses oppositions sommaires entre « la petite bergère » (acte I, scène ii, Vaucouleurs) et « Cauchon, ambitieux dévoué à la cause anglaise » (acte IV, scène i, Rouen), par ses épisodes romancés et apocryphes (« Harold, soldat anglais sauvé et pansé par Jeanne sur le champ de bataille ») Jeanne de France est incontestablement une œuvre populaire.

  • 257 Selon Sylvie Bausseron, les gares de Rouen enregistrent le jour du défilé historique le passage de (...)
  • 258 Association générale des étudiants rouennais.

170Ce peuple de Rouen – « plusieurs milliers de personnes » affirment les programmes, auquel il faudrait ajouter autant sinon plus de touristes257 – est à la fois organisé et canalisé comme en témoignent la plupart des documents iconographiques. Dans son discours du 24 mai, Georges Métayer rappelle la nécessité d’une participation populaire et notamment de la jeunesse « qui détient dans ses mains les destinées de la patrie ». La cérémonie quotidienne de la flamme du souvenir formalise ce souhait. Sur l’emplacement du bûcher, une urne contenant une flamme symbolique est ranimée chaque soir par différentes institutions scolaires féminines (lycée Jeanne d’Arc, école primaire supérieure de jeunes filles, école normale d’institutrices, école primaire Marie Houde­mare). La participation de l’AGER258, des scouts de France, renforce cette impression de culture populaire organisée et consensuelle. C’est le peuple de Rouen, dans sa diversité scolaire et culturelle qui est appelé à célébrer Jeanne d’Arc. Rien n’a d’ailleurs été négligé pour la réussite urbaine des fêtes.

  • 259 Rouen-Gazette, 30 mai 1931.

171Les fêtes Jeanne d’Arc de 1931 sont l’occasion de prouesses techniques qui démontrent que la culture locale est entrée dans l’ère industrielle. En 1911, aux fêtes du Millénaire normand, le folklore était au principe du spectacle (défilés costumés, parades nautiques). En 1931, si l’aspect folklorique est toujours utilisé, il n’est plus déterminant. Le spectacle repose désormais sur les jeux de lumière. La plupart des monuments rouennais sont embrasés chaque nuit, les progrès de l’éclairage électrique permettant de mettre en relief les dentelles gothiques, de la cathédrale et surtout de Saint-Maclou. Le clou de cette mise en scène électrique est sans conteste la fête de la lumière, le 29 mai 1931. Dans la nuit, les navires de guerre sont parés de guirlandes et des projecteurs placés sur les pontons éclairent successivement les différents monuments rouennais259. Sur la Seine, une gigantesque croix de lorraine est matérialisée par un système de projections électriques. On pense ici inévitablement aux mises en scènes contemporaines italiennes et bientôt allemandes. Le parallèle est encore accentué par l’allure du portique monumental (cliché 25), installé au bas de la rue Jeanne-d’Arc et surmonté d’une Jeanne ailée qui n’est pas sans annoncer l’esthétique des pavillons allemand et soviétique de l’Exposition internationale de 1937. Autre signe technique, la diffusion par Radio-Normandie de l’intégralité des cérémonies civiles et religieuses du 30 mai, première dans l’histoire de la radio-diffusion locale. Le cinéma est également mis à contribution. Déjà en 1911, un film avait été tourné sur les fêtes. En 1931, le reportage s’est fait documentaire, destiné à la commercialisation rapide. Dès juin 1931, le cinéma Sélect programme le film tourné quelques jours plus tôt, sur les sites johanniques de mai.

  • 260 D’après Ve centenaire de Jeanne d’Arc à Rouen. Album officiel des cérémonies du 23 au 31 mars 1931 (...)
  • 261 Journal de Rouen, 24 mai 1931.

172Au terme de ce rapide panorama, on insistera cependant sur l’ambiguïté de ce consensus johannique local. L’union culturelle des classes, affichée par les organisateurs résiste mal à l’évidence de la privatisation des lieux de mémoire johannique. En marge des cérémonies publiques, bon nombre de manifestations fonctionnent comme des lieux de distinction culturelle. L’élite culturelle de la cité sait préserver son originalité au cours des soirées de gala du Théâtre des arts, des journées d’études du congrès scientifique ou encore des dîners prestigieux dont la presse publie les menus et les listes d’invités. La géographie rouennaise des fêtes de 1931 dit autrement ce caractère élitiste. Ainsi les quartiers populaires et notamment la rive gauche ne sont abordés que de manière marginale par les cérémonies. Sur les 21 lieux qui concentrent les différentes manifestations de la semaine commémorative, 3 seulement se situent sur la rive gauche contre 13 se situent dans l’hyper-centre260. Le grand cortège de clôture, qui traverse la ville le dimanche 31 mai 1931 parcourt 23 rues dont 4 seulement sur la rive gauche. Les militants communistes de l’agglomération en profiteront pour dénoncer une fois encore le caractère clérical des fêtes, tentant même de susciter une grève des tramways pour les perturber261. Ainsi, on peut s’interroger sur l’étendue du consensus local réalisé autour des fêtes de 1931.

  • 262 Spalikowski Edmond, « Le souvenir de Jeanne d’Arc », introduction à Ve centenaire de Jeanne d’Arc (...)
  • 263 Bulletin religieux de l’archidiocèse de Rouen, 6 juin 1931.

173Dans sa préface au livre souvenir des fêtes du Ve centenaire, l’écrivain rouennais Edmond Spalikowski érige en mythe politique les fêtes : « Car de même se mêlaient pour une glorification nécessaire l’éloquence et la musique, l’art et la poésie, de même se fondirent pendant ces jours inoubliables les rivalités, les querelles politiques et religieuses en vue de la réalisation d’une union vraiment sacrée262… » L’archevêque de Rouen, Mgr Dubois de la Villerabel, dressant à son tour le bilan des fêtes ne dit pas autre : « Il n’y avait plus chez nous ni partis entre Français, ni frontières entre étrangers. Les cœurs battaient à l’unisson en l’honneur de la martyre de jadis263… » Ce consensus des élites locales ne doit cependant pas faire illusion. Derrière les signes extérieurs des diverses « unions sacrées » (union entre les alliés, union entre les Français, union du laïque et de religieux) percent çà et là des clivages bien nets.

174Cérémonies dominées, on l’a vu, par les manifestations militaires, les fêtes de 1931 se devaient d’évoquer la Grande Guerre. La présence importante des délégations étrangères incarne la volonté de réaffirmer une entente cordiale, à l’heure où la crise menace les solidarités trans-Manche. Ce sont pourtant les Belges qui ouvrent le bal des délégations étrangères. Le 24 mai, jour de l’inauguration de l’hôtel de ville restauré, des associations d’anciens combattants belges offrent à la ville de Rouen, un « mémorial Jeanne d’Arc », sculpté par le Rouennais Richard Dufour, rappelant par là même les liens étroits qui unissent Rouen et la Belgique depuis la Première Guerre mondiale. Le lendemain, 25 mai, c’est au tour d’une délégation d’étudiants polonais de déposer une gerbe place du Vieux-Marché. Aux alliés d’hier se joignent les alliés d’aujourd’hui et de demain… Le jeu diplomatique français se joue aussi sur l’échiquier local. Cependant, ce sont surtout les Anglais qui tiennent la primeur des représentations étrangères.

  • 264 Journal de Rouen, 27 mai 1931.

175Les délégations britanniques (Anglais et Écossais), tant civiles que militaires, sont en effet importantes. Outres les villes de Bristol et d’Hastings, qui avaient accueilli Rouen, cité ducale de Guillaume le Conquérant, pour des fêtes commémoratives au début des années vingt et qui envoient chacune leurs principaux notables (lord-maire, alderner, conseillers), la Grande-Bretagne délègue son ambassadeur à Paris, Lord Tyrrell aux fêtes rouennaise de 1931. Georges Métayer pourra, dans son discours du 26 mai « célébrer les bienfaits de l’entente cordiale264 ».

  • 265 Cf. Chaline Nadine-Josette, Des catholiques normands sous la IIIe République. Crises. Combats. Ren (...)

176L’Église n’est pas en reste. Elle accueille, en grande pompe, le 29 mai 1931, le cardinal Bourne, légat pontifical et archevêque de Westminster. Sa réception à la gare de Rouen par l’archevêque de Rouen en tenue protocolaire et le préfet Desmars en grand uniforme constitue un moment clé du cérémonial des fêtes. L’apparat des costumes officiels, la dignité de la suite camérale impressionnent le public venu en nombre. Au jeu de l’entente cordiale, nul doute que les catholiques n’aient damé le pion aux civils. L’archevêque de Rouen en serait sorti cardinal, sans le malencontreux déclenchement de l’affaire Bertin265.

  • 266 Cf. Chaline Jean-Pierre, « Modèle ou rivale ? L’Angleterre vue par les Rouennais du xixe siècle », (...)

177Cette entente cordiale, célébrée à satiété en dépit de l’ambiguïté de la présence anglaise sur le lieu du martyre de Jeanne d’Arc, dissimule mal une anglophobie latente, dont les Normands ne sont pas les moindres tenants266. Au détour d’un article commémoratif que Pierre Chirol consacre aux « maîtres d’œuvres au temps de Jeanne d’Arc », on peut ainsi lire des architectes normands du xve siècle :

  • 267 Chirol Pierre, « Les maîtres d’oeuvre au temps de Jeanne d’Arc », L’Architecture et la constructio (...)

« Nous leur devons un hommage de gratitude pour leur fidélité à l’art traditionnel de la province. Ils ont résisté à l’infiltration des modes venues d’outre-Manche. C’est là un indice précieux d’indépendance, tout à l’honneur de notre corporation, qui en ces temps troublés, a su défendre les qualités et la tradition française et permettre ainsi la floraison splendide du génie national dont la libération du territoire normand par Charles VII donne le signal267. »

  • 268 On fait ici référence à la célèbre affiche utilisant le site de Rouen et la statue de Jeanne d’Arc (...)

178Pétain et les Allemands sauront parfaitement exploiter entre 1940 et 1944 le culte johannique dans le sens de l’anglophobie268.

  • 269 La Dépêche de Normandie, 1er juin 1931.

179Le consensus politique semble plus pertinent. L’organisation des fêtes s’effectue sur ce mode, les comités s’ouvrant aussi bien à la majorité qu’à l’opposition municipale, à l’exception notable des gauches socialistes et communistes. Au sein du comité d’organisation on trouve ainsi des conservateurs locaux (Louis Dubreuil, docteur Née, Jacques Toutain) aux côtés de radicaux-socialistes, pour certains francs-maçons (René Millot, Eugène Richard). Dans les différents cortèges et dîners officiels, le spectre politique est encore plus large puisque certains sénateurs proches de l’Action française seront invités à l’instar du marquis de Pomereu. Les discours eux-mêmes se veulent unitaires, l’accent étant mis sur la dimension patriotique du culte. Encore une fois Georges Métayer donne le ton, le 30 mai 1931 : « Nous voulons marquer la continuité de la patrie dans le sacrifice et dans la gloire… C’est la grandeur sublime de la destinée de l’héroïne que sa cause se défendit, fut représentée comme la cause même du pays… Sa cause se confondait avec la cause nationale269. » La dimension patriotique se lit aussi à travers les représentations associatives lors de défilés. Dans celui du 30 mai, 32 sociétés d’anciens combattants sont représentées. Ce sont ces anciens combattants qui raniment la flamme symbolique le dernier jour des fêtes. L’UNC, la Fédération départementale, l’Union rouennaise et l’Union nationale des combattants ont su se faire représenter au sein du comité d’organisation.

180Les manifestations picturales, musicales et théâtrales mêlent artistes locaux et parisiens comme pour mieux affirmer l’unité culturelle de la nation. Ainsi les harmonies municipales se produisent en alternance puis avec les musiques de la Garde républicaine et des Équipages de la flotte. Le 30 mai, Marius Perrier, directeur de la Musique municipale de Rouen, dirige pour un concert les harmonies locales et nationales. Le lendemain, le directeur de la Garde républicaine fait exécuter une pièce du répertoire local, Guillaume le Conquérant de Raoul de Montalent. L’Église elle-même pratique l’amalgame. Alors qu’elle dispose de chorales prestigieuses au niveau local, parfaitement adaptées aux exécutions de grandes œuvres de commandes et habituées depuis un demi-siècle à se produire ensemble, elle loue les services de 300 musiciens, provenant des concerts Colonne et des Chœurs mixtes de Paris. Le 30 mai, est ainsi joué l’oratorio Jeanne d’Arc de Paul Paray et le 31, sa Messe du Ve centenaire, composée pour l’occasion. Point de bémol culturel donc à cette union sacrée, si ce n’est son caractère artificiel et exceptionnel dans l’entre-deux-guerres. Les ambiguïtés se révèlent pourtant vives dès qu’on aborde la question religieuse.

181À lire dans le détail les différents commentaires et comptes rendus des fêtes de 1931, la réalité de la collaboration entre le pouvoir civil et le pouvoir religieux pose problème. Que l’entente entre un maire franc-maçon notoire et un archevêque proche de l’Action française soit difficile n’étonnera guère. Si les fêtes se déroulent dans une mixité en apparence parfaite, ce qui constitue une première dans l’entre-deux-guerres, c’est en réalité par souci de trouver un équilibre entre deux mondes qui se détestent cordialement. La présence dans le comité d’honneur de Mgr Dubois de la Villerabel et dans le comité d’organisation de l’archiprêtre de la cathédrale, le chanoine Lesergeant est purement diplomatique. De fait, l’agenda des fêtes de 1931 n’autorise aucun chevauchement de manifestations civiques et religieuses. Les cérémonies se déroulent alternativement à l’hôtel de ville et à la cathédrale ou encore dans ces lieux ambivalents que sont le jardin Saint-Ouen – qui est aussi le jardin de l’hôtel de ville – et la place du Vieux-Marché, sanctuaire polysémique. Dans tous les cas, la présence massive du clergé (78 évêques et archevêques invités) équilibre celle des laïcs.

  • 270 Ve centenaire de Jeanne d’Arc à Rouen, Album commémoratif des fêtes de mai 1931, op. cit., sp.

182Chaque cérémonie comprend de même sa part laïque et sa part religieuse. Ainsi la cérémonie de la flamme du souvenir johannique, laïque par sa référence explicite à la flamme du soldat inconnu, est inaugurée par le maire de la ville, après l’audition de l’Andante religieux de Palestrina. À l’inverse, la cérémonie dite de réparation, au jardin Saint-Ouen, est marquée par un environnement musical laïque (Cortège antique d’Henry Vilette, Souhaits à la France de Marius Perrier, Marche funèbre de Charles Gounod). Lors des cortèges du 30 mai, le maire, le préfet marchent côte à côte avec le légat pontifical et l’archevêque. Ils assisteront en soirée aux offices de la cathédrale. Les dîners officiels, pièces maîtresses de la distinction sociale, se veulent autant signes de l’apaisement de la question religieuse que démonstration de force. Le dîner préfectoral du 29 mai (51 couverts) compte cinq archevêques. Le dîner en réponse de l’archevêché (150 couverts), donné le 30 mai, comprend le gotha politique et culturel du département. Au dessert, on joue même, selon Edmond Spalikowski270, l’Hymne pontifical, le God save the Queen et La Marseillaise. On pourrait faire la même analyse des toasts.

  • 271 Becker Jean-Jacques, 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre. Contribution à l’étude (...)
  • 272 AMR, bulletin municipal 1930. « Article 2 : Les projets devront comprendre :

183Pourtant l’union sacrée de 1931 n’est pas celle, d’ailleurs rêvée271, de 1914. Des rivalités existent entre les différents pouvoirs, que la conjoncture ne saurait effacer. Elles conduisent d’abord à une sorte de compétition culturelle. À la commande archiépiscopale d’une Messe du Ve centenaire répond un concours de cantate en l’honneur de Jeanne d’Arc, organisé par la municipalité au Cirque, le 27 mai. Le jury, placé sous la présidence de Charles Widor sera chargé d’attribuer une prime de 10 000 francs, offerte par la Ville au meilleur compositeur d’une cantate johannique écrite sur un poème de l’historien rouennais René Herval. Deux candidats se partageront le prix, leurs œuvres étant dirigées successivement par Marius Perrier et M. Bizot, des concerts Pasdeloup. Dans le même ordre d’idée, la ville organise en 1930, un concours d’illustrations destinées à assurer la publicité artistique des fêtes de 1931. Strictement réglementé, réservé aux artistes normands, ce concours d’affiches n’est pas sans évoquer les commandes ecclésiastiques de l’Ancien Régime272.

  • 273 La Dépêche de Normandie, 30 mai 1931. Dans sa thèse Sylvie Bausseron (op. cit., p. 281) souligne l (...)

184Cette émulation culturelle dissimule mal cependant les rancœurs accumulées localement lors de l’expérience anticléricale du cartel des gauches, et de la fondation de l’Union pour la paix religieuse par l’archevêque de Rouen. Devant Saint-Ouen, le maire de Rouen, rompant avec la mesure de rigueur, lâche : « On doit se maîtriser pour ne point céder à l’indignation qui nous étreint contre ceux qui l’ont condamnée, cédant à une passion aveugle et à un coupable esprit de parti, ceux qui représentaient cette infaillibilité humaine qu’on nomme la religion et la justice273… »

  • 274 Parment Roger, Hommages rouennais à Jeanne d’Arc, op. cit.
  • 275 La crise du 6 février 1934, et la dynamique de Front populaire qui s’en suit, entraîne la mobilisa (...)
  • 276 Cette statue est due à Jules Déchin.

185C’est dire qu’on ne peut suivre l’enthousiasme des commentateurs locaux. Si les fêtes johanniques de 1931 constituent un incontestable succès, ce succès demeure conjoncturel. Sur l’essentiel, les positions politiques sont fossilisées depuis 1925. De surcroît, le faste des fêtes de 1931 et le coup de fouet donné à la création font figure d’exception. La crise viendra bientôt réduire la portée artistique des fêtes Jeanne d’Arc. Dès 1932, la léthargie retombe sur la cité. Roger Parment note à propos des fêtes de mai que la ville était « polie, correcte, mais sans enthousiasme274 ». Les cérémonies religieuses et civiques reprennent leurs rythmes, sans se concerter réellement. Les fêtes suivantes seront tout aussi ternes, à peine animées par les escarmouches entre les Croix-de-Feu et les communistes entre 1935 et 1939275. L’Église elle-même entre dans une phase d’inertie johannique. Elle n’en sortira qu’en 1956. Pour l’heure elle se contente d’inaugurer, en mai 1932, la nième statue Jeanne-d’Arc du diocèse, à l’église Saint-Romain276.

  • 277 Cette association intervient lors des fêtes de 1938, au cours desquelles des scouts venus de Domré (...)
  • 278 ABMR, casier correspondance-associations, dossier « Comité rouennais d’hommage à Jeanne d’Arc », s (...)

186Délaissée par les pouvoirs civils et religieux dans les années trente, Jeanne d’Arc redevient un enjeu associatif. À la fondation par Maxime Real del Sarte des Compagnons de Jeanne d’Arc en 1932277, répond localement en 1939, la création du Comité rouennais d’hommage à Jeanne d’Arc, institué en vue « d’étudier et de réaliser les mesures tendant à accroître le rayonnement du souvenir de Jeanne d’Arc à Rouen278 ». Parallèlement à cette initiative d’origine intellectuelle, les comités existant multiplient les projets d’aménagement de la place du Vieux-Marché, souhaitant un vrai monument aux côtés de la statue de Real del Sarte. En dépit de leurs pressions constantes, la municipalité restera sur ses positions, estimant que l’aménagement réalisé suffisait. Le dossier johannique était bien clos. Il ne sera rouvert qu’à la fin des années 1960.

187Sujet sensible et par conséquent occulté par les pouvoirs locaux aux débuts de la République, le culte johannique devient progressivement un des fondements de la vie culturelle rouennaise. Aiguillonnées par les projets de commémoration de la nation comme par les pressions des sociétés locales, les différentes municipalités de l’entre-deux-guerres mettent en forme un discours johannique et élaborent des pratiques festives qui n’ont guère changé depuis l’entre-deux-guerres. Ce faisant, le pouvoir politique local prend le relais des cérémonies religieuses et participe même à une surenchère commémorative au moment du Ve centenaire de la mort de Jeanne d’Arc.

188Cet épisode sans lendemain dissimule mal cependant l’avance de l’Église dans le domaine culturel. Par ses moyens importants, son goût et sa tradition du faste, ses réseaux associatifs et intellectuels en plein renouvellement, elle s’impose comme un acteur incontournable du jeu culturel local, contrôlant une partie notable de la création musicale, architecturale et plastique de la cité. Face à cette capacité culturelle, les carences du politique sont évidentes : esprit de clocher, manque d’ambition, étroitesse des moyens, inertie des projets et mauvaise foi balisent la préhistoire des politiques culturelles locales. Des signes de changement existent cependant comme cette émergence d’une classe politique en phase avec la société culturelle et capable de mettre en forme ses idées sur le développement artistique local.

Notes

1 Berstein Serge et rudelle Odile (dir.), Le modèle républicain, Paris, Presses universitaires de France, Politique d’aujourd’hui, 1992.

2 chaline Nadine-Josette (dir.), Le diocèse de Rouen-Le Havre, Paris, Beauchesne, 1976, p. 271-280.

3 Journal de Rouen, 25 novembre 1930, article de René-Gustave Nobécourt.

4 Voir à titre de comparaison pour les questions intellectuelles Milbach Sylvain, Les prêtres érudits du diocèse de Dijon, une historiographie au service de l’Église, 1850-1914, Revue d’histoire de l’Église de France, 1983 et Delcor Mathias, « Les prêtres érudits du Roussillon aux xixe-xxe siècles », Revue d’histoire de l’Église de France, janv.-juin 1985, 186, p. 367-376.

5 Chaline Nadine-Josette, « Pratique religieuse et vie religieuse en Haute-Normandie aux xixe et xxe siècle », Cahiers des annales de Normandie, 8, 1976, p. 102.

6 Brière Max, « Bernanos en 1913-1914. Une grande figure de la presse rouennaise », Études normandes, 1, 1990, p. 39-50.

7 Cf. Nobecourt Jacques, Le colonel de la Rocque 1885-1946 ou les pièges du nationalisme chrétien, Paris, Fayard, 1996

8 Chaline Nadine-Josette, « Culture physique et apostolat de la jeunesse chez Edward Montier », Études normandes, 1, 1994, p. 27-34.

9 Guerin Yannick, Des démocrates chrétiens en Seine-Inférieure. La Confédération française des travailleurs chrétiens et le parti démocrate populaire. 1919-1939, mémoire de maîtrise, dir. Marcel Boivin, université de Rouen, s. d., multigr.

10 Alexandre Alain, Le Houlme d’hier ou Regards sur le passé d’une commune de la banlieue rouennaise, Rouen, 1983, p. 115.

11 Cf. CAUE/Communauté de l’agglomération rouennaise, Architecture du 20e siècle dans l’agglomération rouennaise, Darnétal, Éditions Petit à Petit, CAUE-CAR, 2002.

12 Cf. Germain Fanny, Le patrimoine architectural du plateau est, Histoire(s) d’agglo, 15, 2001.

13 On suit ici les notices d’Evelyne Forest et Virginie Tiret in CAUE/Communauté de l’agglomération rouennaise, Architecture du 20e siècle dans l’agglomération rouennaise, op. cit.

14 Sur la période précédente, cf. Leniaud Jean-Michel, « Du néo-classique au béton », Chaline Nadine-Josette (dir.), Ces églises du xixe siècle, Amiens, Encrage, 1993, p. 37-80.

15 ADSM, 97J29.

16 On trouve parfois la graphie « Denis ».

17 Cf. Duval Nathalie, « Le collège de Normandie. Un collège à l’anglaise dans la campagne normande (1902-1972) », Études normandes, 3, 1992, p. 39-50.

18 ADSM, 97J21 et La construction moderne, 39, juin 1932 et 38, juin 1934.

19 Chirol Pierre, « Théorie sur la construction des églises », La vie intellectuelle, 25 octobre 1932, p. 322-334. Tiré à part dans ADSM, 97J1. Rappelons ici que la réflexion sur l’art sacré au sein même de l’Église ne date pas de l’entredeux-guerres. Les Annales archéologiques, fondées en 1844, comme la Revue de l’art chrétien, fondée en 1857, proposent, dès le milieu du xixe siècle conseils et réflexions sur l’art chrétien. Il faut cependant attendre le rejet de « l’art sulpicien » pour que se concrétise la nouvelle architecture sacrée, en rapport avec la modernité et dont les premières réalisations datent de l’entre-deux-guerres. Cf. Chaline Nadine-Josette, « Des églises par milliers », L’Histoire, 199, mai 1996, p. 56-57.

20 Chirol Pierre, « Théorie sur la construction des églises », op. cit., p. 4.

21 Ibidem, p. 14.

22 « Connaître le passé tout entier pour deviner et préparer l’avenir » écrit Adolphe Didron (1805-1866) dans les Annales archéologiques. Cité par Leniaud Jean-Michel, « Du néo-classique au béton », op. cit., p. 96.

23 Selon une note laissée par la fille de Pierre Chirol dans le dossier ADSM, 97J5, celui ci serait entré à la société Saint-Jean en 1907. Une lettre de Paul-Hippolyte Flandrin datée du 17 juillet 1903, retrouvée dans le dossier ADSM, 97J29, laisse croire à une entrée plus précoce. Paul-Hippolyte Flandrin, alors président de la société Saint-Jean pourrait bien avoir patronné son jeune collègue.

24 Ancien élève de la maîtrise Saint-Evode, Jean Hesse dirigera dans l’entre-deux-guerres une importante fabrique d’art sacré. Il fut par ce biais en contact avec la vie artistique locale (musée des beaux-arts de Rouen, Société des artistes rouennais).

25 Cf. Notes d’art et d’archéologie, juillet 1925, p. 43.

26 L’Architecture et la construction dans l’Ouest, 5-6, mai-juin 1935.

27 À la suite d’un article de Rouen-Gazette, daté du 25 octobre 1940, et attribuant la reconstruction de Saint-Nicaise au seul Pierre Chirol, Émile Gaillard déposera une plainte auprès de la Société des architectes DPLG (ADSM, 97J28, Émile Gaillard/président de la SADPLG, 28 octobre 1940). Dans cette lettre, il affirme être à l’origine du plan et de la réalisation, Pierre Chirol se contentant de la partie administrative. Rien ne permet de trancher ce conflit tardif entre les deux hommes. Significativement la mémoire rouennaise attribue Saint-Nicaise au seul Pierre Chirol. Cf. ADSM, 97J21 et 97J28.

28 Morel Alfred, « Découvrir l’église Saint-Nicaise de Rouen », Monuments rouennais, octobre 1988-septembre 1989, p. 45-62.

29 La construction moderne, 38, juin 1932, p. 621-625.

30 Cf. L’Architecture et la construction dans l’Ouest, 5-6, mai-juin 1935.

31 Sept statues sont exposées : Sainte Jeanne d’Arc par de Villiers, Sainte Thérèse de l’enfant Jésus par Alphonse Guilloux, Le curé d’Ars par Le Brec, Saint Nicaise par Van der Nogate, Sainte Cécile par Albert Guilloux, Saint Benoit par Jacquin, La Vierge par Godard.

32 Ils se retrouveront après la guerre à l’église Notre-Dame d’Yvetôt.

33 ADSM, JPL 391, La voix de Saint-Ouen, 1929-1939.

34 ADSM, JPL 374, L’écho de Saint-Clément, 73, septembre-octobre 1936.

35 ADSM, JPL 374, Bulletin paroissial de l’église Saint-Gervais de Rouen, novembre 1933-janvier 1934.

36 ADSM, JPL 386, Les soirées paroissiales de l’écho de Saint-Sever, 13, novembre 1932.

37 ADSM, JPL 374, Le bon messager, 17, octobre 1936.

38 AMR, 1M3, dossier « Jeanne d’Arc ». Lors de l’inauguration d’une statue à Saint-Romain, on mentionne l’existence de « l’excellente maîtrise paroissiale dite maîtrise Sainte-Thérèse », dirigée par l’abbé Notheaux, professeur à Join-Lambert.

39 Cf. La Dépêche de Normandie, 12 juin 1931. Elle témoigne ainsi d’un intérêt précoce pour la musique baroque qui préfigure la vogue contemporaine pour les compositeurs oubliés des xvie-xviie siècles.

40 Chaline Nadine-Josette, Des catholiques normands sous la IIIe République. Crises. Combats. Renouveaux, Roanne, Horvath, 1985.

41 Goubault Christian, « L’âge d’or de la maîtrise (1881-1914) », La maîtrise Saint-Evode de la cathédrale de Rouen. Bulletin du centenaire de l’association des anciens élèves de la maîtrise Saint-Evode, Rouen, 1993, p. 18.

42 Précisions données par Levasseur David, Les prêtres érudits du diocèse de Rouen (1850-1914), Rouen, université de Rouen, mémoire de maîtrise, dir. Olivier Dumoulin, 2000, p. 12.

43 Nous nous permettons de renvoyer à notre étude : Vadelorge Loïc, « Des rossignols dans la cité. Les sociabilités maîtrisiennes rouennaises 1905-1940 », Études normandes, 2, 1991, p. 91-110. Nous ne saurions trop remercier le directeur de l’actuelle maîtrise Saint-Evode, soeur Pierre-Marie, pour son accueil obligeant. Nous avons pu consulter les archives remarquables de la maîtrise et reproduire certains documents. Dans le même esprit, Bernard Delaporte, vice-président de l’Association des anciens élèves nous a reçu de nombreuses fois. Son témoignage, ainsi que celui d’autres élèves de la maîtrise comme Michel Hatay ou André Levasseur, ont été des plus précieux.

44 En souvenir d’un évêque de Rouen du vie siècle, qui s’était distingué dans sa jeunesse par la qualité de son chant. Cf. Goubault Christian, « La maîtrise au xixe siècle », La maîtrise Saint-Evode de la cathédrale de Rouen. Bulletin du centenaire de l’Association des anciens élèves de la maîtrise Saint-Evode, Rouen, 1994, p. 22.

45 Pour les références qui suivent : Archives MSE, cahiers 1 à 4, 1917-1940.

46 Journal de Rouen, 12 novembre 1936.

47 Journal de Rouen, 12 novembre 1934.

48 Il s’agit d’une pièce pour soprano, quatuor d’orchestre et orgue, influencée par le Requiem de Fauré. Cf. Journal de Rouen, 12 novembre 1933.

49 Journal de Rouen, 12 novembre 1927.

50 Journal de Rouen, 12 novembre 1927.

51 La Dépêche de Normandie, 12 novembre 1929.

52 Chaline Nadine-Josette (dir.), Le diocèse de Rouen-Le Havre, op. cit., p. 290.

53 Archives MSE, cahier n° 3, 1931-1938, rapport de l’abbé Colignon daté du 5 février 1932.

54 Nous nous permettons de renvoyer à notre présentation de l’héritage culturel maîtrisien dans notre article Vadelorge Loïc, « La maîtrise Saint-Evode dans le siècle : 1914-1977 », La maîtrise Saint-Evode de la cathédrale de Rouen. Bulletin du centenaire de l’Association des anciens élèves de la maîtrise Saint-Evode, Rouen, 1993, p. 25-33.

55 Journal de Rouen, 31 mai 1925, article d’Henri Hie.

56 Archives MSE, registres des élèves et Maîtrise Saint-Evode, Annuaire des anciens élèves de la Maîtrise Saint-Evode de Rouen, 1900 à 1977, Rouen, Association des anciens élèves de la maîtrise Saint-Evode, 1977.

57 Archives MSE, cahier n° 3 (1931-1938), règlement de la maîtrise, 1931.

58 La pratique instrumentale à la maîtrise dans les années trente s’avère cependant un luxe. Le règlement de 1931 précité indique que l’abonnement au piano coûtait 20 francs par trimestre, celui à l’orgue, 15 francs tandis que les leçons de piano coûtaient 50 francs par trimestre. Pour pratiquer le violon ou le violoncelle il en coûtait 15 francs de l’heure.

59 Les registres des élèves se trouvent encore dans les locaux de la maîtrise Saint-Evode, rue Saint-Romain. Nous avons pu les consulter grâce à la bienveillance de l’actuel directeur, soeur Pierre-Marie. Les entretiens avec les anciens élèves de l’entre-deux-guerres (années trente et même années vingt) ont permis d’approcher l’idée d’un rayonnement maîtrisien, sinon réel du moins parfaitement intégré et cultivé par l’institution.

60 La formation de l’écrivain André Maurois, comme son oeuvre d’écrivain suffisent pour s’en convaincre.

61 Cf. Delestre Chanoine, « Trois musiciens rouennais : Paul Paray, Marcel Dupré, Emmanuel Bondeville », Précis de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, 1972, p. 119-134 et Goubault Christian, « Les années d’étude à Rouen et à Paris de Marcel Dupré et Paul Paray », Actes du 21e congrès de la Société historique et archéologique de Normandie, Paris, 1986.

62 L’anecdote est rapportée par le maîtrisien Francis Pinguet dans son excellente présentation de la maîtrise Saint- Evode de Rouen. Cf. Pinguet Francis, « Les écoles de la musique divine ; relire l’histoire de la maîtrise Saint-Evode de Rouen », La Revue musicale, 319-321, 1979, p. 100. Lors d’une rencontre organisée à la maîtrise Saint-Evode, Camille Maurane lui-même nous a confirmé l’authenticité du dialogue.

63 Archives MSE, cahier n° 1, 1917-1921, note de l’abbé Bourgeois, 17 février 1918.

64 Archives MSE, cahier n° 3, 1931-1938, note, s. d., juillet 1932.

65 Journal de Rouen, 7 juin 1939.

66 Archives MSE, factures diverses, partitions, entretiens d’instruments, concerts.

67 Michel Hatay, professeur d’allemand au lycée Jeanne-d’Arc de Rouen a été élève de la maîtrise Saint-Evode de 1947 à 1955. Il est actuellement directeur de la chorale Concordia et président de l’Association des anciens élèves de la maîtrise.

68 Écho de Normandie, 12 février 1947.

69 Albert Dupré est le titulaire des orgues de Saint-Ouen, son fils, Marcel Dupré est virtuellement titulaire de Saint-Vivien pendant 73 ans ! Cf. Dufourc Norbert, « Heurts et malheurs des orgues de Saint-Vivien de Rouen », Études normandes, 3, 1981, p. 6-25.

70 Archives MSE, cahier n° 2, 1921-1929, abbé Mignot/Mgr Dubois de la Villerabel, 31 octobre 1923.

71 Précis de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, 1937, p. 215-126.

72 Chaline Nadine-Josette, Des catholiques normands sous la IIIe République. Crises. Combats. Renouveaux, Roanne, Horvath, 1985.

73 Ibid., p. 230.

74 Chaline Nadine-Josette, « Patronages et Sillon : l’exemple normand », Cholvy Gérard (dir.), Mouvements de jeunesse chrétiens et juifs : sociabilité juvénile dans un cadre européen, Paris, Le Cerf, 1985, p. 75-82.

75 ADSM, JPL 386, La flamme du foyer, 6, janvier 1926.

76 ADSM, JPL 386, Les soirées paroissiales de l’écho de Saint-Sever, 13, novembre 1932.

77 ADSM, JPL 374, Le bon messager, 17, octobre 1936.

78 Larcher M., Notes historiques sur Déville-lès-Rouen 1881-1887, Déville-lès-Rouen, Imprimerie Dautrême, 1967.

79 Alexandre Alain, Le Houlme d’hier ou Regards sur le passé d’une commune de la banlieue rouennaise, Rouen, 1983, p. 115.

80 Cf. ADSM, 97J22, allocution de Pierre Chirol lors d’une soirée musicale du patronage Saint-Paul, le 5 mars 1922.

81 Archives municipales de Mont-Saint-Aignan, dossier « Associations 1924-1962 », s. d.

82 Sueur Gabrielle et Morel Alfred, Du Bois Guillaume d’hier au Bihorel d’aujourd’hui. Une commune centenaire au passé millénaire, Luneray, Bertout, 1991, p. 244.

83 Chaline Nadine-Josette, Des catholiques normands sous la IIIe République. Crises. Combats. Renouveaux, op. cit., p. 120-129.

84 APSM, Bureau des associations de la préfecture de Seine-Maritime, dossier « Foyer Philippin », déclaration du 10 novembre 1903.

85 Ibidem, statuts.

86 Cf. ADSM, 97J5.

87 ADSM, 97J22, programme des soirées des 24 et 29 mars 1922.

88 Ibidem, discours de Pierre Chirol à la Saint-Edouard de 1922.

89 C’est en 1072 qu’est fondée à Rouen une confrérie de l’Immaculée conception. En 1486, on adjoint à cette confrérie une académie littéraire ou « puy », invitant les poètes à composer des « palinods ». Au xviiie siècle, ce Puy des palinods se lie avec l’Académie de Rouen. Il disparaît avec elle en 1790.

90 ADSM, 97J15, André Cauchois/Pierre Chirol, 12 août 1929. Le dossier Cauchois-Montier révèle au fil de cinq lettres très violentes d’André Cauchois, les rivalités internes du groupe des écrivains et intellectuels catholiques.

91 « Un grand éducateur : Albert Géniès (1874-1955), frère Augustin Marie ; notes et témoignages », supplément à L’écho de Bellefonds, 1er trimestre 1955, Maromme, Féré, 1955, p. 42.

92 ABMR, casier correspondance-associations, dossier Kermesse Bellefonds, 16-21 mai 1936.

93 En 1921, le groupe se compose de MM. Saint-Germain, Thirel, Hatay-Paulet, Fessard, Bot, Hays, inconnus du champ culturel local. Michel Hatay, fils de Mme Hatay-Paulet nous a dit le dynamisme et la sociabilité particulière de ce groupe amateur tout au long des années trente.

94 « Un grand éducateur : Albert Géniès (1874-1955), frère Augustin Marie ; notes et témoignages », op. cit., p. 18.

95 ADSM, 97J 22, allocution de Pierre Chirol au patronage Saint-Paul, le 5 mars 1922.

96 ADSM, JPL 386, Les Soirées paroissiales de l’écho de Saint-Sever, 13, novembre 1932.

97 ADSM, 97J5, rapport de M. Fouquer pour le Foyer des Philippins, exercice 1912-1913. Au-delà des références connues aux idées leplaysiennes, on notera la filiation éventuelle avec le Mouvement pour le planning familial, lancé au milieu des années cinquante par le docteur Marie-Andrée Weill-Hallé.

98 Rappelons après Nadine-Josette Chaline que le second Congrès national de la natalité s’est tenu à Rouen. André Cauchois sera, avec Joseph Payenneville l’une des grandes personnalités de l’économie sociale de l’entre-deux guerres. Il accédera à ce titre à des responsabilités nationales (Fédération nationale des familles nombreuses, Conseil supérieur de la natalité).

99 ADSM, 97J5.

100 ADSM, 97J5, composition du bureau du GCAER : Loutrel (président), Chirol et Robinne (vice-présidents), Ruedolf (secrétaire), Hesse et Bures (trésoriers) plus 12 membres.

101 ABMR, casier correspondance-associations, dossier GCAER, circulaire du 19 février 1936.

102 ABMR, casier correspondance-associations, dossier GCAER, circulaire, s. d., 1936.

103 Ibidem, circulaires des 8 mai 1936 et 8 janvier 1937.

104 ADSM, 97J13, discours de réception à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen d’Edouard Coutan par Pierre Chirol, ms, s. d.

105 Cf. Guerin Yannick, Des démocrates chrétiens en Seine-Inférieure. La Confédération française des travailleurs chrétiens et le parti démocrate populaire. 1919-1939, op. cit., p. 39-40 et surtout Chaline Nadine-Josette, Des catholiques normands sous la IIIe République. Crises. Combats. Renouveaux, op. cit., p. 170-174.

106 Archives RGN, conférences de l’École sociale de Rouen, 1927-1928.

107 Ibidem, discours de présentation.

108 Le parallèle serait évidemment tentant avec le « questionnaire Balladur » de l’été 1994. On notera la similitude entre la question 3 et certaines des formules du questionnaire de 1994 et plus généralement le choix de questionnaire semi-directifs. On notera surtout l’extrême naïveté des questions 1 et 2 et la distance parcourue entre les formulations de l’entre-deux-guerres et les nôtres.

109 Les conférences eurent lieu les 31 mars, 9 avril et 30 avril 1927. Le Journal de Rouen en donna d’élogieux et abondants comptes rendus.

110 L’Église, on le sait, privilégie la personne sur l’individu. Sur ce point, cf. Duroselle Jean-Baptiste, Les débuts du catholicisme social en France (1820-1870), Paris, Presses universitaires de France, 1950. Sur l’économie sociale des catholiques, cf. Kalaora Bernard et Savoye Antoine, Les inventeurs oubliés, Frédéric Le Play et ses continuateurs en sciences sociales, Seyssel, Champ Vallon, 1989.

111 Archives RGN, conférences de l’École sociale de Rouen, 1927-1928.

112 Archives RGN, conférence, s. d., 1928, « Les enfants de ce siècle », propos cités par René-Gustave Nobécourt.

113 Après la guerre et une courte phase d’épuration (1944-1946), il dirige L’Écho de Normandie (1946-1948), puis devient rédacteur en chef de La Croix du Nord (1949-1956) avant de diriger La France catholique (1956-1964).

114 Les nourritures normandes d’André Gide en 1949, Rouen désolée en 1951, Les secrets de la propagande en France occupée en 1962, Les fantassins du chemin des Dames en 1964, L’année du 11 novembre en 1968, Les soldats de l’an 40… en 1986.

115 Cholvy Gérard et Hilaire Yves-Marie, Histoire religieuse de la France contemporaine, t. 3 : 1930-1938, Toulouse, Privat, 1988, p. 24.

116 Journal de Rouen, 26 juillet 1927 et 9 août 1928.

117 Journal de Rouen, 6 décembre 1927, 27 décembre 1927 et 11 janvier 1928.

118 Dans son premier et unique roman, Un enfant qui demandait du pain, publié en 1927 chez Defontaine à Rouen, René-Gustave Nobécourt rappelle sa jeunesse à l’institution Saint-Romain et sa vocation de prêtre.

119 Archives RGN, carton Académie de Rouen : 8 lettres sur 27 au moment de la nomination, 13 lettres sur 33 après le discours de réception.

120 On compte ainsi 20 lettres de Massis, 3 de Bernanos, 17 de Montherlant.

121 Journal de Rouen, 26 juillet 1927 et 24 mai 1927.

122 Archives RGN, Henri Massis/René-Gustave Nobécourt, août 1931. L’amitié entre les deux hommes aura de multiples occasions de s’exprimer après la Seconde Guerre mondiale. C’est en partie grâce à l’appui de Massis que René-Gustave Nobécourt est nommé à la direction de La Croix du Nord en 1948. À l’inverse, René-Gustave Nobécourt facilite la publication des textes de Massis dans La France catholique à partir des années cinquante. C’est sur l’invitation de René-Gustave Nobécourt que Massis vient faire un discours en 1963 à l’Académie de Rouen.

123 Cf. Brière Max, « Bernanos en 1913-1914. Une grande figure de la presse rouennaise », Études normandes, 1, 1990, p. 39-50.

124 Journal de Rouen, 31 janvier 1928.

125 Archives RGN, Georges Bernanos/René-Gustave Nobécourt, 3 juillet 1929.

126 Cette correspondance, consultée au domicile de René-Gustave Nobécourt, a été restituée à la famille de Daniel Rops au moment du versement du fonds Nobécourt à la bibliothèque municipale de Rouen.

127 Jésus en son temps, publié en 1945 fut un best-seller qui permit à Daniel Rops d’obtenir le grand prix de littérature de l’Académie française en 1946.

128 Cf. sur ce point Cointet Michèle, Histoire culturelle de la France, 1918-1959, p. 76-77. Daniel Rops est membre d’Ordre Nouveau.

129 Journal de Rouen, 10 novembre 1931.

130 Archives RGN, Daniel Rops/René-Gustave Nobécourt, 1er décembre 1931. Cette réponse, refusée à René-Gustave Nobécourt et au Journal de Rouen, fut cependant donnée en partie à Candide le 10 septembre 1931. Cf. sur cette question de la « liquidation de l’après-guerre » Verdes-Leroux Jeannine, Refus et violences. Politique et littérature à l’extrême droite des années trente aux retombées de la Libération, Paris, Gallimard, 1996, p. 37.

131 Jacques de Saint-Victor (mort au champ d’honneur quand il eut vingt ans). Souvenirs pieux de sa beauté d’âme, recueillis par son ami Gustave Nobécourt, Rouen, Laîné, 1919, s. d., p. 26.

132 Sous le signe de Jacques d’Arnoux, Rouen, Defontaine, 1927.

133 Texte d’une conférence pour l’École sociale de Rouen, prononcée le 12 mai 1926.

134 Lecarre Jacques, « Moi, l’intellectuel, signé Drieu », Deguy Jacques (dir.), L’intellectuel et ses miroirs romanesques (1920-1960), Lille, Presses universitaires de Lille, 1993, p. 246.

135 Journal de Rouen, 2 novembre 1926.

136 « Nostalgie de l’Europe », Journal de Rouen, 9 juin 1931 et « Témoignages (Massis, Maurras, Henriot) », Journal de Rouen, 16 juillet 1931.

137 Respectivement, Journal de Rouen des 29 mars, 15 mars, 31 mai, 6 décembre 1932.

138 À propos de l’essai de Stefan Zweig sur Freud, Journal de Rouen, 29 mars 1932.

139 Journal de Rouen, 29 octobre 1929.

140 Journal de Rouen, 21 février 1928.

141 Journal de Rouen, 23 novembre 1926.

142 Journal de Rouen, 26 janvier 1932.

143 Journal de Rouen, 21 février 1928.

144 Ibidem.

145 Archives RGN, « Écrivains normands » (à propos de Deutschland de René Trintzius), novembre 1929.

146 Journal de Rouen, 31 octobre 1930.

147 Journal de Rouen, 9 juin 1931.

148 Entretien avec Jacques Nobécourt, ancien correspondant du Monde en Allemagne, 2 novembre 1990. Parallèlement à sa vie professionnelle RGN poursuit une carrière d’officier de réserve. Sorti aspirant de Saint-Cyr en septembre 1916, il est nommé sous-lieutenant en mars 1918, cité deux fois en juin et octobre 1918 avant d’être démobilisé en août 1919. En 1920, il est nommé lieutenant de réserve et affecté au 39e régiment d’infanterie de Rouen. En juillet 1939, il est nommé capitaine de réserve. Croix de guerre, il reçoit le 2 janvier 1928 la Légion d’honneur à Rouen. Mobilisé en octobre 1939, il est affecté au service de l’instruction militaire de la classe 39. Refusant la démobilisation à laquelle il avait droit en tant que père de 6 enfants, il demande en vain de suivre sa classe vers le front en mars 1940. Il restera finalement à Rouen et sera affecté à la défense des ponts.

149 En 1990, alors que nous travaillions sur le fonds Nobécourt dans la maison familiale, nous avons pu évaluer grossièrement la bibliothèque de René-Gustave Nobécourt à 4 000 volumes, dont l’acquisition s’étale de 1920 à 1980 environ. Sur les 136 livres relatifs à la Première Guerre mondiale, tous conservés et classés à part, on en trouve 93 en édition originale, publiés dans l’entre-deux-guerres. Même si quelques achats ultérieurs sont possibles, il est probable que ces livres (essais, romans, souvenirs, historiques, plaquettes) ont été acquis par le critique rouennais dès leur parution.

150 Eude Robert, « Histoire religieuse du diocèse de Rouen », Études normandes, 65, 1976, p. 2-3.

151 Flavigny Laurence, L’abbé Cochet, un archéologue du xixe siècle, Paris, thèse de L’ehess, 1978. Thomas Frédéric, L’Abbé Cochet, Rouen, université de Rouen, mémoire de maîtrise, dir. Anne-Marie Flambard-Héricher, 1999.

152 Levasseur David, Les prêtres érudits du diocèse de Rouen (1850-1914), Rouen, université de Rouen, mémoire de maîtrise, dir. Olivier Dumoulin, 2000, p. 71.

153 À cette époque un historien sur six est un religieux. Cf. Langlois Claude, « Des études d’histoire ecclésiastiques locales à la sociologie religieuse. Réflexions sur un siècle de production historiographique », Revue d’histoire de l’Église de France, 1976, 62, p. 329-347.

154 Levasseur David, Les prêtres érudits du diocèse de Rouen (1850-1914), op. cit., p. 100.

155 Ibidem, p. 77-79.

156 Prudent Mgr Ernest, Esquisses et profils. Première série, Rouen, Imprimerie de la Vicomté, 1908.

157 Levasseur David, Les prêtres érudits du diocèse de Rouen (1850-1914), op. cit., p. 30. L’auteur évalue la part des articles monographiques à 52,5 % du total des articles publiés, confirmant le rôle de ce type de bulletin dans la diffusion culturelle.

158 Ibid., p. 118.

159 Eude Robert, « Histoire religieuse du diocèse de Rouen au xixe siècle. 2. Quelques aspects de la pratique religieuse. Le clergé diocésain », Études normandes, 47, 1954, p. 180-190.

160 Le premier était docteur ès lettres, le second, ancien élève de la rue d’Ulm.

161 Respectivement, le cardinal Dubois (1918), Mgr Dubois de la Villerabel (1922), le chanoine Lesergeant (1929), le chanoine Blancquart (1930), le chanoine Farcy (1934), le chanoine Letellier (1935), le chanoine Coutan (1939). Cf. Eude Robert, Table des matières contenues dans les volumes du précis de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, de 1912 à 1959, précédée de la liste générale des membres de 1900 à 1960, Fécamp, Imprimerie L. Durand et fils, 1962, p. 13-34.

162 On a ici comptabilisé uniquement les catholiques s’affichant comme tels, les seuls clairement repérables pour l’historien. On ne compte donc pas les simples pratiquants, ce qui sous-estime la part des catholiques au sein de l’Académie de Rouen.

163 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 21 juin 1881.

164 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 11 juillet 1884.

165 Mariette Pierre et Bellavoine Daniel, Malaunay. À travers ses archives, Malaunay, 1969, p. 65.

166 Alexandre Alain, Malaunay. Images et documents du passé local, 1985.

167 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 23 mars 1871.

168 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 11 novembre 1879.

169 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 21 juin 1881.

170 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, dossier « Associations », statuts du 1er avril 1901.

171 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 2 novembre 1900.

172 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 5 décembre 1900.

173 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, registre des délibérations du conseil municipal, séances du 24 juillet 1887, 19 novembre 1895, 1er novembre 1904, 18 mai 1905, 14 juin 1906.

174 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 19 novembre 1879.

175 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 4 janvier 1883.

176 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, dossier « Monument aux morts ».

177 Archives municipales de Notre-Dame-de-Bondeville, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 1er juillet 1920, annulée par le conseil de préfecture.

178 Archives municipales de Sotteville-lès-Rouen, dossier associations, Société de libre-pensée du canton de Sotteville, 1937.

179 Dans la suite du texte, nous reprenons l’usage rouennais qui parle des « fêtes Jeanne d’Arc » et non des fêtes de Jeanne d’Arc.

180 Cf. Krumeich Gerd, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1993 et Contamine Philippe, « Jeanne d’Arc dans la mémoire des droites », Sirinelli Jean-François (dir.), Histoire des droites en France, Paris, Gallimard, Nouvelle Revue française, t. 2 : Cultures, 1992, p. 399-435.

181 Delsalle Lucien-René, Rouen et les Rouennais au temps de Jeanne d’Arc, Rouen, Éditions du P’tit Normand, 1982.

182 Cheruel Adolphe, Histoire de Rouen sous la domination anglaise au Quinzième siècle, Rouen, E. Le Grand, 1840.

183 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 24 août 1888.

184 AMR, 1M3, dossier « Statue de Feuchère » (1845-1859).

185 Cf. Bausseron Sylvie G., Le johannisme festif en province : Les fêtes Jeanne d’Arc à Rouen 1880-1939, thèse de The Pennsylvania State University, 1999, p. 108.

186 Cf. Chirol Elisabeth, Jeanne d’Arc et le donjon du château de Rouen, Rouen, Lecerf, 1965 et Dubuc André, « Les Rouennais devant le souvenir de Jeanne d’Arc », Actes du 102e Congrès national des sociétés savantes, Paris, Bibliothèque nationale, 1978.

187 Nous suivons ici les propositions nouvelles, avancées par Sylvie Bausseron, op. cit., chap. 1 à 7.

188 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 1er février 1889.

189 Cité par Syvie Bausseron, op. cit., p. 176.

190 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 17 avril 1891.

191 AMR, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 13 février 1891.

192 AMR, 1M3, dossier « Plaques Jeanne d’Arc ».

193 Jouen Chanoine, Jeanne d’Arc et l’archevêché de Rouen, Rouen, Mégard, 1905, p. 19.

194 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 août 1891.

195 AMR, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 18 janvier 1900.

196 Cité par, Dubuc André, « Les Rouennais devant le souvenir de Jeanne d’Arc », Actes du 102e Congrès national des sociétés savantes, Limoges, 1977, Paris, Bibliothèque nationale, 1978, p. 221.

197 Cité par Sylvie Bausseron, op. cit., p. 209.

198 Le procès en sainteté aura lieu de 1874 à 1876 à Orléans et sera repris en 1885 puis en 1888 dans la même ville pour aboutir au décret de vénérabilité en 1894.

199 Voir à ce sujet les précisions de Sylvie Bausseron, p. 122. Selon l’auteur c’est le refus de la congrégation des Ursulines qui semble avoir motivé le déplacement du projet à Bonsecours. L’historiographie traditionnelle de la question insiste sur les mauvaises relations entre l’archevêché et la municipalité radicale.

200 Cf. La semaine de la Bienheureuse Jeanne d’Arc, 22-30 mai 1913. Bulletin religieux de l’archidiocèse de Rouen, n° spécial, 1913.

201 Henri-Désiré Gauquié (1858-1927) est notamment l’auteur du monument à Jean-Antoine Watteau (1896) du jardin du Luxembourg.

202 Cité par Sylvie Bausseron, op. cit., p. 226.

203 Archives MSE, cahier n° 1, 1917-1921, cantate du chanoine Bourdon, extraits de la strophe 5.

204 Archives MSE, cahier n° 1, 1917-1921, journal du chanoine Bourgeois.

205 Journal de Rouen, 26 mars 1919.

206 L’architecte Émile Auvray décrit cette Jeanne d’Arc de Gauquié ainsi : « de façon traditionnelle, dans un mouvement un peu incliné, sur le bûcher du Vieux-Marché, revêtue d’une longue robe liée à l’attaché et tenant de ses mains une petite croix de bois » (Auvray Émile, « La chapelle Jeanne d’Arc de la cathédrale de Rouen », L’Architecture et la construction dans l’Ouest, 5, 1931).

207 Bulletin religieux, 22 mars 1919.

208 Journal de Rouen, 26 mars 1919.

209 Archives MSE, cahier n° 1, 1917-1921, discours de Mgr Touchet, 29 avril 1920.

210 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 7 mars 1919.

211 Ibidem.

212 En 1858 déjà, l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen avait émis en vain le voeu de la destruction de la fontaine de la place de la Pucelle, « que le goût public a depuis longtemps énergiquement réprouvé ». Cf. AMR, 1M3, rapport de l’Académie, séance du 23 avril 1858.

213 Archives municipales de Rouen, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 7 mars 1919.

214 Boucher Louis, La première fête nationale de Jeanne d’Arc à Rouen en 1920, Rouen, Defontaine, 1922.

215 Loi du 11 juillet 1920.

216 Bulletin religieux, 20 mai 1922.

217 Journal de Rouen, 16 mai 1925.

218 Bulletin religieux de l’archidiocèse de Rouen, 4 juin 1927.

219 Cité dans Robinne André, Le Vieux-Marché de Rouen 1431-1966, Rouen, Martin Morin, 1966, p. 94.

220 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 25 novembre 1921.

221 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 21 avril 1922.

222 Cf. Parment Roger, Hommages rouennais à Jeanne d’Arc, Rouen, s. éd., 1959.

223 AMR, bulletin municipal, mai-juin 1921.

224 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 20 mai 1921.

225 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 25 novembre 1921. Intervention d’Ernest Morel.

226 Un procédé similaire fut utilisé lors des fêtes Jeanne d’Arc de mai 1996. Le film Jeanne d’Arc de Dreyer fut projeté sur un écran géant, place de la cathédrale, pendant qu’un orchestre de jazz, dirigé par le compositeur Joël Drouin, jouait une musique composée pour l’occasion. Ces manifestations cinématographiques font désormais partie des fêtes Jeanne d’Arc de Rouen.

227 Journal de Rouen, 16 mai 1925.

228 La tradition se prolonge dans les années trente. Parmi les visiteurs de marque signalons Albert Sarraut en 1937 et Edouard Herriot en 1938. Pétain reviendra en 1942.

229 Sylvie Bausseron mentionne avec justesse que cette proposition maîtrisienne fut d’autant mieux acceptée par la municipalité de Rouen qu’elle permettait de passer par les rues commerçantes du Gros-Horloge et de Grand-Pont et d’associer symboliquement le port à la commémoration, op. cit., p. 254.

230 Cf. Gay François, Sibout Cécile-Anne et Vadelorge Loïc, Rouen : un siècle de vie. 1900-2000, Fécamp, Éditions des Falaises, 2002, p. 67.

231 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 mai 1925.

232 La Dépêche de Normandie, 31 mai 1924.

233 Cf. Sylvie Bausseron, op. cit., p. 264.

234 Pour une mise en perspective séculaire, Bardet Jean-Pierre et Chaline Jean-Pierre, « Les mutations d’un espace privilégié, la place du Vieux-marché », Bulletin des amis des monuments rouennais, juillet 1978-mai 1979, p. 13-32.

235 ADSM, Chirol Pierre, Rouen, ville de Jeanne d’Arc, Brochure, s. éd., s. d., circa 1931, p. 752. On aura noté au passage combien l’argument patrimonial sert à la dénonciation de l’art statuaire contemporain et notamment à celui de Rodin.

236 Outre son Jeanne d’Arc au Vieux-Marché, cité plus loin, il fit paraître en 1928 une brochure sur L’Affaire de la rue Saint-Romain, Rouen, Lecerf, 1928.

237 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 19 mai 1922.

238 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 21 mars 1924.

239 Brunon Raoul, Jeanne d’Arc au Vieux-Marché 1431-1926, Rouen, Lecerf, 1926.

240 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 juillet 1927.

241 Bardet Jean-Pierre et Chaline Jean-Pierre, « Les mutations d’un espace privilégié, la place du Vieux-marché », Bulletin des amis des monuments rouennais, juillet 1978-mai 1979, p. 27. André Robinne décrit ce monument, détruit dans les années soixante en ces termes : « Il est composé en façade de cinq arcatures avec grosses colonnes et cintres en pierre, supportant un pan de bois apparent et couvert d’un toit de petites tuiles » (Robinne André, Le Vieux-Marché de Rouen 1431-1966, op. cit., p. 86).

242 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 juillet 1927.

243 AMR, 1M3, interview de Maxime Real del Sarte donnée au journal Pau Pyrénées, le 27 février 1926.

244 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 juillet 1927.

245 ADSM, 4T144, dossier « Comité Jeanne d’Arc ».

246 AMR, registre des délibérations du conseil municipal de Rouen, séance du 29 juillet 1927.

247 « Voiles de la Liberté » (1989), « Armada de la Liberté » (1994), « Armada du siècle » (1999), « Retour des grands voiliers » (2003).

248 ABMR, Ve centenaire de Jeanne d’Arc. Programme officiel, Rouen, Imprimerie municipale, 1931.

249 Spalikowski Edmond, « Le souvenir de Jeanne d’Arc », introduction à Ve centenaire de Jeanne d’Arc à Rouen, Album commémoratif des fêtes de mai 1931, Rouen, Maugard, 1931, sp. Ce décor exceptionnel trouve naturellement un écho à la cathédrale de Rouen où l’on déploie des dizaines de tentures pour les fêtes religieuses des 30 et 31 mai.

250 Paroles de Robert Delamare et de Louis Garros, musique de Marius Perrier.

251 Actes reproduits dans Ve centenaire de Jeanne d’Arc à Rouen. Congrès historique (25-29 mai 1931), Rouen, Albert Laîné, 1932, p. 104. Les neuf sections étaient, « aperçus généraux, carrière, captivité, procès et supplice, compagnons, famille, hommages, histoire générale, Normandie au xve siècle ».

252 Levillain Césaire, « Congrès et expositions », Ve centenaire de Jeanne d’Arc à Rouen, Album commémoratif des fêtes de mai 1931, Rouen, Maugard, 1931, sp.

253 La Dépêche de Normandie, 25 mai 1931.

254 ABMR, Ve centenaire de Jeanne d’Arc. Programme officiel, op. cit., sp.

255 Cette manifestation fait immédiatement songer à l’Armada de la Liberté organisée du 9 au 17 juillet 1994 à Rouen. Le jeu des illuminations, des feux d’artifice renforce la comparaison. À titre d’indications, l’« armada » de 1931 comprenait 12 bâtiments français, venus de la 2e escadre de Brest soit 1 500 marins. Cf. Vadelorge Loïc, Un siècle d’Armada, Rouen, Communauté d’agglomération, Histoire(s) d’agglo, n° 21, 2003.

256 Né en 1876 à Bordeaux, Jean Nouguès fut un compositeur lyrique à succès (Quo Vadis créé en 1909 connaîtra plus de 7 000 représentations de par le monde). L’essentiel de son oeuvre est produit entre 1905 et 1926. En 1916 il est nommé directeur artistique de la Foire Saint-Germain. Il organise alors de grands spectacles en province et à l’étranger.

257 Selon Sylvie Bausseron, les gares de Rouen enregistrent le jour du défilé historique le passage de 70 000 personnes, op. cit., p. 280. Il est vrai qu’une publicité massive avait été déployée autour des fêtes de 1931 : 150 000 tracts, 10 000 affiches, 200 000 timbres édités. Cf. Bulletin du Syndicat d’initiative de Rouen et de sa région, février 1931.

258 Association générale des étudiants rouennais.

259 Rouen-Gazette, 30 mai 1931.

260 D’après Ve centenaire de Jeanne d’Arc à Rouen. Album officiel des cérémonies du 23 au 31 mars 1931, Rouen, Imprimerie Maugard, 1931.

261 Journal de Rouen, 24 mai 1931.

262 Spalikowski Edmond, « Le souvenir de Jeanne d’Arc », introduction à Ve centenaire de Jeanne d’Arc à Rouen, op. cit., sp.

263 Bulletin religieux de l’archidiocèse de Rouen, 6 juin 1931.

264 Journal de Rouen, 27 mai 1931.

265 Cf. Chaline Nadine-Josette, Des catholiques normands sous la IIIe République. Crises. Combats. Renouveaux, op. cit., p. 217-224.

266 Cf. Chaline Jean-Pierre, « Modèle ou rivale ? L’Angleterre vue par les Rouennais du xixe siècle », Études normandes, 1, 1983, p. 53-59.

267 Chirol Pierre, « Les maîtres d’oeuvre au temps de Jeanne d’Arc », L’Architecture et la construction dans l’Ouest, 5, 1931, p. 7.

268 On fait ici référence à la célèbre affiche utilisant le site de Rouen et la statue de Jeanne d’Arc par Maxime Real delsarte pour accuser les bombardements alliés : « Les assassins reviennent toujours sur les lieux de leur crime ».

269 La Dépêche de Normandie, 1er juin 1931.

270 Ve centenaire de Jeanne d’Arc à Rouen, Album commémoratif des fêtes de mai 1931, op. cit., sp.

271 Becker Jean-Jacques, 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre. Contribution à l’étude de l’opinion publique (printemps-été 1914), Paris, PFNSP, 1977.

272 AMR, bulletin municipal 1930. « Article 2 : Les projets devront comprendre :

  • Une composition à pleine page formant couverture.
  • Une composition formant tête de page.
  • Trois lettrines comportant les lettres J.L.L (Jugement, Supplice, Réhabilitation).
  • Un cul de lampe ornemental ».

« Article 4 : Les concurrents devront s’inspirer, autant que possible pour le dessin à pleine page, du caractère monumental et pittoresque de la cité, en évitant les anachronismes…»

273 La Dépêche de Normandie, 30 mai 1931. Dans sa thèse Sylvie Bausseron (op. cit., p. 281) souligne les différences entre le discours imprimé de Métayer (Bulletin municipal) et le discours rapporté par La Dépêche de Normandie. Selon elle, l’anticléricalisme de Métayer doit être nuancé. Nous persistons cependant à le mettre en avant. D’une part, on sait qu’il existe une grande différence entre les discours prononcés et les discours pré ou post rédigés. D’autre part, on ne peut déduire des attitudes des uns et des autres à partir de la seule analyse des discours. Dans le cadre officiel des fêtes de 1931, ni la municipalité ni l’archevêché n’avaient intérêt à se départir de propos convenus et globalement respectueux de l’équilibre entre civique et religieux. Or, non seulement Métayer brise cet équilibre en 1931 mais encore l’atonie avérée des fêtes Jeanne d’Arc de 1932 à 1939 souligne son peu d’intérêt pour ce culte.

274 Parment Roger, Hommages rouennais à Jeanne d’Arc, op. cit.

275 La crise du 6 février 1934, et la dynamique de Front populaire qui s’en suit, entraîne la mobilisation réciproque des Ligues et des groupements antifascistes. À Rouen même, l’extrême droite garde l’avantage tout au long de la période, en raison de l’importance de la section locale des Croix-de-Feu puis du PSF de La Rocque. Ces derniers multiplient les provocations. En 1936, une violente bagarre éclate entre communistes et membres des Croix-de-Feu. À la fin de la période, les communistes tentent de se réapproprier le culte de Jeanne. Cf. Nobecourt Jacques, Le colonel de La Rocque 1885-1946 ou les pièges du nationalisme chrétien, Paris, Fayard. Pour une histoire du xxe siècle, 1996.

276 Cette statue est due à Jules Déchin.

277 Cette association intervient lors des fêtes de 1938, au cours desquelles des scouts venus de Domrémy munis d’un flambeau le jettent symboliquement dans la Seine.

278 ABMR, casier correspondance-associations, dossier « Comité rouennais d’hommage à Jeanne d’Arc », statuts du 7 juin 1939, art. 1. On trouve dans ce comité essentiellement des hommes de lettres comme René Herval, André Renaudin ou Fernand Guey.

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