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L'État et l'enseignement privé

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Bruno Poucet

Troisième partie. Les territoires de l'enseignement privé

Sens et enjeux du développement d’un secteur privé marchand aux frontières de l’école

Dominique Glasman

Texte intégral

1Des services privés d’éducation se sont épanouis, depuis un quart de siècle, en marge de l’école. Ces services sont proposés, à titre gratuit, par des associations, bénéficiant peu ou prou de subventions publiques nationales ou locales, et sont en général désignés sous le terme d’« accompagnement à la scolarité », « accompagnement scolaire » ; ces services peuvent aussi être offerts par des agents économiques privés, qu’il s’agisse d’enseignants, d’étudiants, ou d’entreprises spécialisées dans les cours particuliers ou le « soutien scolaire », et il s’agit dans ce cas de prestations marchandes. Quand il sera ici question l’école, sans spécifier s’il s’agit du public ou du privé, il s’agira de la structure école, tous secteurs confondus. Dans le cas contraire, le secteur sera spécifié.

  • 1 Voir sur ce point D. Glasman, L’Accompagnement scolaire – Sociologie d’une marge de l’école, PUF, (...)

2L’idée développée dans ce chapitre sera de mettre en évidence le sens du développement de ces services marchands, et les enjeux qu’il représente aujourd’hui dans le « dispositif » d’ensemble de scolarisation. La réussite scolaire pèse lourd en termes d’insertion professionnelle et de placement social, la compétition pour l’accès aux « bonnes » filières s’est intensifiée, et en conséquence la scolarité affecte lourdement la vie quotidienne des familles. La transmission du statut social passe de plus en plus par l’école. Conséquence de ces évolutions, l’image du « bon parent » est aujourd’hui indexée sur la réussite scolaire des enfants. D’où, en fonction de la conscience qu’elles en ont, l’effort des familles pour mettre tous les atouts dans leur jeu, autant que les ressources dont elles disposent permettent de le faire : capital économique, capital culturel, capital social, pour reprendre les catégories acclimatées par Pierre Bourdieu. Choix de l’établissement, stages linguistiques, travail sur l’orientation, recours au soutien scolaire, ne sont que diverses facettes relevant d’une même préoccupation. Il sera question ici du soutien marchand, payant, pas de l’accompagnement scolaire associatif, qui relève d’autres analyses1.

État des lieux concernant le développement du marché des cours particuliers

  • 2 D. Glasman et G. Collonges, Cours particuliers et construction sociale de la scolarité, Éd. CNDP-F (...)

3Évitons d’abord une erreur de perspective. Les « petits cours » sont un phénomène très ancien, dont on trouve des traces au XIXe siècle. Mais il était alors restreint, cantonné à une fraction (dont nul ne saurait dire l’importance) du public très limité accédant aux études secondaires. Le marché privé des cours particuliers et du soutien scolaire s’est développé depuis un quart de siècle. Une tentative d’appréciation de ce développement a été réalisée en 1994, et, à la fois sur la base du nombre d’élèves (lycéens et collégiens) prenant des cours, sur la base des publicités parues dans les presses gratuites, sur la base enfin du nombre d’entreprises spécialisées et de l’augmentation de leur clientèle, on pouvait conclure à une montée en puissance de ce type de service. Il intéressait, au tournant des années 1980-90, de 20 à 25 % des lycéens de la région Rhône-Alpes, selon une enquête menée dans 12 LEGT (Lycées d’Enseignement Général et Technologique). Plus d’un tiers des lycéens avaient, à un moment ou à un autre de leur scolarité secondaire, pris des cours particuliers2. Deux enseignements sont à en retenir : d’une part, au-delà de la proportion de preneurs de cours, ce sont les variations qui sont importantes : d’un lycée à l’autre, entre lycée et collèges, entre filières, entre secteurs (public et privé), etc. ; d’autre part, le recours aux cours particuliers est très inégalement partagé, les catégories favorisées y étant beaucoup plus présentes que les catégories modestes, qui cependant – signe de l’alourdissement des enjeux scolaires et de la conscience partagée de ces enjeux – n’en sont pas totalement absentes.

4Depuis, tout laisse penser que le développement s’est poursuivi, favorisé tout spécialement par la mesure fiscale permettant de déduire de ses impôts la moitié de la somme consacrée au paiement de services à domicile. Certes, cette mesure avait d’autres objectifs : favoriser l’emploi à domicile (pour des travaux de ménage, de baby-sitting, de bricolage, etc.) tout en assurant aux personnes ainsi employées une couverture sociale. Comme le soutien scolaire à domicile pouvait également être concerné, cette mesure fiscale a contribué à le promouvoir. Des entreprises spécialisées se sont développées ou plus encore se sont créées, et il s’en crée encore actuellement.

  • 3 CERC, Les Services à la personne, rapport no 8, La Documentation Française, Paris, 2008, p. 134-13 (...)

5Ces entreprises, et entre autres les plus en vue du secteur, font état de progressions impressionnantes de leurs effectifs et de leur chiffre d’affaires (selon les entreprises, de 20 % à 80 % d’augmentation annuelle déclarée). Le principal opérateur privé du secteur aurait vu son chiffre d’affaire doubler entre 2003 et 2006, et augmenter encore de 50 % en 20073.

6L’offre de soutien scolaire s’est diversifiée et de ce fait étendue. Loin de se limiter à l’enseignement secondaire, elle concerne de plus en plus des étudiants de l’enseignement supérieur fréquentant des filières sélectives (CPGE, Faculté de médecine,…) ou cherchant à y accéder (Instituts d’études politiques). Elle intéresse aussi des écoliers, auxquels est proposée une aide pluri-hebdomadaire pour faire les devoirs. Sous des noms qui peuvent varier, sont offerts, par presque toutes les entreprises, plusieurs services dans la palette suivante : soutien ponctuel (quelques heures), soutien à plus long terme (un trimestre, par exemple), stage intensif pendant la période des vacances ou en pré-rentrée, préparation intense et systématique aux examens et concours, études encadrées pour la réalisation des devoirs.

  • 4 Donnée établie à partir de l’exploitation du Panel 1995 de la DEPP.
  • 5 CERC, op. cit., p. 127.

7On ne dispose pas de données récentes sur les effectifs de lycéens consommateurs de cours particuliers. En revanche, on dispose d’une indication concernant les collégiens de classe de Troisième : ceux-ci, qui étaient 9 % à prendre des cours en 19984, seraient 14 % à le faire en 20035. Là encore, de très fortes variations sont à noter d’un secteur à l’autre ou d’une PCS à l’autre.

8On peut tenir pour assuré que le marché s’est développé, même si, d’une part, on aurait besoin de nouvelles tentatives d’estimation des effectifs preneurs de cours, et si, d’autre part, un examen rigoureux conduirait à se demander dans quelle mesure on a assisté à un accroissement net de la clientèle plutôt qu’à un déplacement de clientèle vers les entreprises spécialisées. Dans la mesure où les raisons qui suscitent le recours à ces formes de soutien sont toujours très vivaces, on voit mal pourquoi ce recours se serait démenti au fil de la dernière décennie. Ces raisons sont aisées à identifier : l’enjeu de la réussite scolaire est lourd en termes d’insertion professionnelle et de placement social, et en conséquence la scolarité affecte lourdement la vie quotidienne des familles. Or, les offres de cours particuliers et de soutien scolaire cherchent précisément à répondre aux attentes qui en découlent.

Les arguments développés par l’offre privée

  • 6 On pourrait évoquer aussi, dans la même ligne, les services privés de « coaching scolaire ». Voir (...)

9Ce que visent les cours particuliers, c’est de permettre à leurs clients de connaître la réussite scolaire, et pour cela l’objectif essentiel des séances est de les mettre en mesure de faire face, dans les meilleures conditions possibles, aux épreuves scolaires. Il faut donc proposer des exercices, des méthodes, voire des « trucs », au besoin ré-expliquer un passage mal saisi du cours, et tout-de-suite mettre en application. Tout ce travail de mise en condition, de préparation systématique, voire de reprise de confiance en soi, à laquelle l’école ne se livre pas faute d’en avoir les moyens, les entreprises le proposent6. Les structures privées marchandes « collent » à l’école, elles ne lui font pas concurrence au sens où elles chercheraient à capter, au détriment de l’école, une partie des élèves. À la différence de ce qui se passe entre école publique et école privée, il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle. Ici, ce qui en termes d’effectifs est gagné par l’un n’est pas perdu par l’autre ; on pourrait presque dire « au contraire », puisque la poursuite d’une scolarité dans l’école – et donc l’implication dans les enjeux actuels de la scolarité – tendrait plutôt à conduire des élèves, désireux de réussir et d’accéder à de « bonnes » filières, vers le recours au soutien privé.

10D’ailleurs, les entreprises spécialisées entendent suivre fidèlement le programme scolaire (une d’entre elles, Profadom, précise par exemple sur son site internet qu’elle propose un support de cours « qui vous garantit un soutien scolaire conforme aux programmes officiels »). Aucune entreprise ne revendique d’enseigner à la place de l’école, toutes affichent leur positionnement en complément (indispensable) de l’école. On ne voit d’ailleurs pas ce qui, – en l’état actuel de la collation des grades et de l’organisation des concours, qui restent sous le contrôle de l’État – pourrait conduire ces entreprises vers une prise en charge directe de la fonction d’enseignement et de la couverture des programmes. Du point de vue de l’investissement en capital, il est nettement plus profitable de ne pas avoir à assumer la charge de l’enseignement, et de ne s’adresser qu’à des élèves décidés à se mobiliser. Les entreprises de cours particuliers ou de soutien scolaire privé ont objectivement intérêt à cette division du travail, qui laisse à l’école la part la plus complexe du travail (en termes d’organisation concrète de la transmission, en termes aussi de conduite des élèves dans la découverte des savoirs).

11Rappelons-le, même s’il s’agit d’une lapalissade : les cours particuliers n’existeraient pas si les exigences scolaires, telles qu’elles sont vécues aujourd’hui par les élèves des différentes catégories sociales, ne conduisaient pas ces derniers à y avoir recours. Les cours particuliers s’adaptent, « collent » à l’attente scolaire, ce n’est pas exactement un espace d’enseignement, ce n’est pas le lieu de l’acquisition de la culture. S’ils remportent le succès que l’on a rappelé, c’est vraisemblablement parce qu’ils se présentent et se veulent les compléments (indispensables) de l’école. Un indice de la façon de se situer comme compléments de l’école se traduit du reste dans les noms que se donnent les entreprises. Une « première génération » d’entreprises, apparues dans les années 1960 et 1970, se présentait plutôt sous des noms évoquant la rémédiation : Maths-Assistance, Maths-Secours, Ortho-Maths ; une « seconde génération », depuis le milieu des années 1980, puisait davantage dans le vocabulaire de la compétition : « Performance », « Études Plus », « Stud Avenir », « Progress System » ; la « dernière génération », celle des entreprises de cours à domicile, mobilise plutôt des connotations d’accompagnement « tranquille », « normal », de la scolarité : « Complétude », « Après la Classe », « Keepschool », Domicours », « Allocours », « Profadom », « Scolaridée », « J’assimile. com ». Or, ces trois dimensions – la remédiation, la compétition, l’accompagnement quotidien – sont présentes dans les cours particuliers.

12En même temps, parce que ces entreprises jouent un rôle de complément de l’école, elles contribuent aussi à présenter à bien des égards une sorte de contre-modèle. Je ne dis pas qu’elles se présentent comme un contre-modèle : elles n’ont sans doute pas besoin d’insister sur ce qui les distingue de l’école, même si, souvent, en lisant leur publicité, on peut lire entre les lignes « suivez mon regard » ; mais de fait elles présentent un contremodèle. Celui-ci n’en vient pas – pas encore du moins, en France – à faire des cours particuliers, et spécialement des entreprises qui s’y consacrent, des concurrents stricts de l’école. Mais ils soulignent, par leur existence d’abord, par leur mode de fonctionnement d’autre part, par l’insistance enfin qu’ils donnent à tel ou tel aspect, ce que l’école ne fait pas, ou pas assez, ou pas de manière satisfaisante. De quoi est fait ce contre-modèle ?

  • 7 D. Glasman et G. Collonges, Cours particuliers et construction sociale de la scolarité, op. cit., (...)

13L’individualisation, en tout cas en France : l’aide se veut appropriée à chacun en fonction de ses difficultés propres, de ses besoins singuliers, de ses objectifs spécifiques, et le bilan opéré par beaucoup en début de prestation s’en veut le signe ; par opposition à l’école, où l’enseignement est fatalement de masse, le cours particulier, en France, propose du sur-mesure7. Le terme « adaptation » (à l’élève, à son rythme, à sa manière d’apprendre, à son niveau, à ses besoins propres, à ses lacunes éventuelles…) est un maître-mot de la présentation de ces entreprises (ex : « à chaque élève son programme de cours particuliers », clame le site d’Acadomia ; « chaque enfant est unique, chaque programme est donc unique », proclame le cours Sylvan) ; et aussi, écho à la réactivité revendiquée, sont soulignés le souci et la capacité d’adaptation « en temps réel » aux difficultés qui surgissent ou aux besoins qui émergent.

14La réactivité : dès que la difficulté surgit, sitôt que les premiers conseils de classe ont délivré leurs verdicts, un coup de fil et voilà l’élève pris en mains.

15La communication ou la transparence : des bilans sont parfois transmis régulièrement aux parents, pour leur permettre de faire le point.

16Choix de l’enseignant : si un prestataire ne convient pas, rien n’interdit d’en changer, et, du reste, dans certaines entreprises – peut-être pour éviter que les élèves n’aillent frapper chez le concurrent ? – il est explicitement prévu que si les choses ne se passent pas bien avec un professeur, un autre sera désigné (Le Monde du 7 avril 2004). (ex : site de Profadom : « Vous rencontrez d’abord l’enseignant sélectionné pour vous. Vous pouvez ainsi vous assurer qu’il correspond aux besoins de votre enfant et à vos attentes. Dans le cas contraire, Profadom vous propose d’en rencontrer un autre ! »).

17Garantie de résultats, et pas seulement obligation de moyens : plusieurs entreprises font un argument publicitaire de leur engagement à rembourser en cas d’échec à l’examen (Le Monde du 7 avril 2004). Une entreprise leader du secteur a défrayé la chronique en ce début d’année scolaire 2009-2010 en semblant garantir la « réussite au bac » à ses clients.

18En fait, à y regarder de plus près, ce qui est mis en avant dans tous les éléments qui viennent d’être énoncés n’est pas autre chose qu’une caractéristique structurelle du cours particulier, et pas le mérite inédit de tel ou tel prestataire ; mais ce qui compte en l’affaire, aux yeux des élèves ou des parents, c’est que le cours particulier soit, par position, sur chacun des points évoqués ci-dessus, en mesure d’offrir ce que l’école n’a pas les moyens de promettre, alors même que beaucoup pourraient avoir envie de l’attendre ou de l’espérer d’elle ; ils l’espèrent parce que l’école se présente comme l’école de tous, et parce qu’une part importante de son public n’a pas les ressources pour aller les chercher ailleurs.

Un service privé d’enseignement qui tranche avec le secteur privé (et aussi avec le secteur public)

19Ce contre-modèle ne s’oppose pas tant à l’école publique qu’à ce que l’on pourrait appeler, en donnant à ce terme une acception plus large que celle que lui donne Guy Vincent, la « forme scolaire », qui concerne alors autant l’école privée que l’école publique. En fait, ce à quoi ce « contremodèle » des cours particuliers s’oppose, c’est l’enseignement en classe, en groupe, avec tout ce qu’il impose de rythmes contraignants à chacun des élèves ; c’est aussi l’institution surplombante avec des enseignants dotés d’une légitimité d’institution et qui parlent en son nom ; ici, c’est l’élève dans son individualité qui est pris en charge par un enseignant qui n’est autre qu’un prestataire soucieux de l’efficacité de son intervention.

20La visée explicite de socialisation et d’éducation est totalement absente de l’offre privée de cours particuliers et de soutien scolaire. Certes, on pourrait arguer que la volonté d’inscrire les élèves dans de bonnes conditions dans la compétition scolaire, le souci de leur redonner confiance en eux-mêmes et en leurs possibilités, de leur apprendre à s’organiser et de les aider à acquérir de la méthode, n’est pas sans faire écho à des visées éducatives développées en d’autres espaces. Mais ici tout est entièrement et exclusivement ordonné à un objectif ou une préoccupation scolaire : réussir. Il ne s’agit même pas, si ce n’est pas indispensable, de comprendre sur le fond, pour autant que l’on sache « s’en tirer ». Les prestataires de cours particuliers ne proposent aucun horizon normatif, ils ne plongent pas les clients dans un univers axiologiquement marqué. Ils se glissent parfaitement dans l’« air du temps », y compris celui insufflé par l’école elle-même quand elle entend mettre « l’élève au centre ».

  • 8 ECA, août 2006, Numéro hors-série intitulé « Changer de regard ».

21On voit la distance qui, de ce point de vue, les sépare de l’enseignement public et de son ambition affichée, à côté de la réussite scolaire, de « former des citoyens ». On voit aussi la distance vis-à-vis de l’enseignement privé dont le projet éducatif explicite se veut adossé à la morale chrétienne : Enseignement catholique Actualité, dans son numéro d’août 2006, après avoir rappelé en éditorial que l’enseignement catholique s’appuie sur « un projet éducatif fondé sur un sens de la personne éclairé par l’Évangile », insiste sur l’opportunité et la nécessité de « Changer de regard » sur l’élève, qui doit être considéré tout à la fois comme « un être en devenir », « un être fragile », « un être relié8 ». La vie en collectivité pendant la journée, en classe, dans la cour de récréation ou au moment de repas à la cantine, constitue un moment que, dans l’un et l’autre secteur, les établissements scolaires entendent, peu ou prou, mettre à profit pour « faire passer » un certain nombre de valeurs, de principes de vie collective. Dans les structures de cours particuliers, il n’y a que des individualités, prises en charge comme telles, indépendamment des autres, et donc sans souci d’inscription ou d’articulation avec un collectif. Cela ne revient pas à dire qu’il y a contradiction, les entreprises de cours particuliers et de soutien scolaire se situent sur un tout autre terrain.

  • 9 A. Prost, Histoire générale de l’éducation, t. IV, « L’Enseignement privé change de fonction ».
  • 10 J. M. de Queiroz, « Familles ouvrières et enseignement privé en Bretagne », intervention au colloq (...)

22On sait que les demandes adressées par les parents peuvent être différentes voire concurrentes entre le secteur public et le secteur privé : la demande à tonalité religieuse s’est amplement estompée9, même si elle n’est pas éteinte, mais la demande d’une formation « morale », d’une transmission voire de l’imposition de « valeurs » reste très présente, en particulier dans certaines régions fortement marquées par le christianisme10. En revanche, les demandes adressées à l’école et aux cours particuliers sont elles aussi différentes mais elles ne semblent pas concurrentes, et des familles des deux secteurs, dans des proportions qui ont été évoquées plus haut, font appel aux cours particuliers. On constate d’ailleurs que les élèves inscrits dans le secteur privé ont tendance à être un peu plus preneurs de cours que les élèves inscrits dans le secteur public. En 1991-1992, une enquête menée en région Rhône-Alpes dans douze lycées faisait apparaître que la part de preneurs de cours s’établissait à environ 25 % pour l’ensemble, mais que les trois lycées privés de l’échantillon, même en tenant compte de l’origine sociale de leurs élèves, connaissaient tous des pourcentages supérieurs à 30 %. Dans le panel 1995, on peut noter que les élèves arrivés en troisième en 1998 (et donc non-redoublants) sont 8,7 % à prendre des cours particuliers quand ils sont dans le secteur public, et 10,4 % quand ils sont dans le privé.

Un secteur marchand qui interpelle l’école

  • 11 Est volontiers mise en avant la compétence des enseignants qui dispensent le soutien. En fait, ceu (...)
  • 12 Dans l’enquête menée en Rhône-Alpes, les deux tiers des élèves preneurs de cours reconnaissaient u (...)

23Le secteur marchand se félicite de la satisfaction exprimée par les clients (à des taux extrêmement élevés) et se prévaut de résultats éloquents en termes de progression des résultats ou de réussite aux examens11. Si, bien entendu, il y a lieu de prendre avec précaution ces auto-évaluations, on a de bonnes raisons de croire à la vraisemblance de résultats plutôt favorables – que du reste l’avis des élèves conduit sans doute à nuancer mais pas à démentir12. En effet, les élèves sont volontaires (ils ne viennent pas contre leur gré aux cours particuliers), ils sont prêts à se mobiliser, ils sont pris en charge individuellement, leur enseignant est à leur entière disposition et se coule dans leurs attentes ; de plus, les élèves, ou plutôt leurs parents, payent pour un service qui peut s’arrêter au bout de quelques séances (en nombre variable suivant le système de « forfait » en usage dans l’entreprise). De nombreuses conditions sont donc structurellement réunies pour que les résultats s’en suivent. C’est du reste la raison pour laquelle il y a relativement peu de risque à s’engager sur le résultat, comme le font certaines entreprises, pour autant que les élèves soient assidus pendant un certain temps aux cours particuliers.

24Ce faisant, pourrait bien s’acclimater petit à petit, dans l’esprit des parents et des élèves, que l’on peut ici désigner par le terme de « consommateurs d’école » proposé par R. Ballion, l’idée qu’il est « normal » qu’en matière d’enseignement il y ait engagement sur les résultats et pas seulement sur les moyens, ou encore qu’on puisse à son gré choisir ses disciplines ou ses enseignants.

  • 13 Voir M. Bray, Confronting the shadow education system. What government policies for what private t (...)

25Par ailleurs, en France comme dans les pays étrangers, le constat est sans ambiguïté : le recours aux cours particuliers est bien davantage le fait des catégories favorisées que des catégories modestes ; même s’il n’est pas leur apanage exclusif, la différence est nette13. Si la réduction fiscale évoquée plus haut a pu contribuer à élargir la clientèle (d’abord vers l’ensemble des ménages imposables, avec le système du « chèque emploi service », puis vers l’ensemble des ménages avec le système du « chèque emploi service universel » donnant droit à un crédit d’impôt), on constate que les catégories favorisées ont plus tendance à faire donner des cours particuliers à leurs enfants que les catégories plus modestes.

  • 14 Voir le Numéro d’Administration et Éducation consacré à « L’Argent et l’école », et entre autres l (...)

26La question est ici de savoir dans quelle mesure l’école, publique en particulier mais aussi privée, se met en mesure d’aider les élèves à faire face aux exigences qu’elle fait peser sur eux, en termes de travail, de préparation aux examens ou aux épreuves classantes, aux concours. Il n’est pas certain que les mesures prises depuis quelques années soient à la hauteur du défi qui est ainsi lancé. Avec les cours particuliers, l’argent devient de nouveau un facteur discriminant en matière de réussite scolaire, et les familles les moins fortunées sont dans l’affaire nettement désavantagées14. La capacité à relever ce défi de l’aide au travail des élèves va-t-elle devenir un élément dans la confrontation entre école publique et école privée ?

  • 15 CERC, op. cit. p. 133.
  • 16 CERC, ibid.

27On sait qu’une des pommes de discorde entre les tenants de la laïcité de l’école et l’État est depuis longtemps la question du financement public accordé à l’école privée. Or, on est, avec les cours particuliers, dans le cas d’un financement public à bas bruit, qui est pourtant d’une ampleur significative. D’une part, on a rappelé la possibilité pour les usagers de réduire leur impôt de la moitié de la somme consacrée à un service comme le soutien à domicile ; la mesure, prise pour favoriser le développement des services à la personne tout en assurant la protection sociale des personnes ainsi salariées, représente de fait, dans le cas qui nous occupe ici, une prise en charge par la collectivité d’une dépense faite par des particuliers en direction des entreprises de cours. D’autre part, les entreprises bénéficient d’un taux réduit de TVA et de charges sociales allégées15. Le CERC évalue ainsi à 240 millions d’euros annuels le montant de l’aide publique au secteur, ce qui représente « presque deux fois et demie le budget du soutien scolaire public et presque le quart de celui des ZEP16 ». Cette aide publique ne semble pas faire problème dans la mesure où elle est destinée non pas à des entreprises mais à des particuliers, leur permettant ainsi d’avoir recours à un service que beaucoup de familles ne seraient pas en mesure de s’offrir. L’argument d’appui à la liberté individuelle et de justice sociale est volontiers mobilisé. Les entreprises ne manquent d’ailleurs pas de souligner la possibilité pour les familles clientes de bénéficier de cet avantage fiscal. En fait, s’il revient à réduire en effet le coût des cours particuliers pour les parents, il ne l’élimine pas, et par ailleurs, pour les familles non imposables potentiellement bénéficiaires du crédit d’impôt, il faut tout de même faire l’avance des frais en attendant le remboursement par l’État de la moitié de la somme déboursée. Voilà qui est congruent avec la tendance actuelle affichée dans les politiques publiques, consistant à aider des individus plutôt qu’à cibler des zones ou des populations singulières.

28Le succès des cours particuliers est certainement à lier aux enjeux scolaires et à l’intensification de la compétition pour les « bonnes » filières et les « meilleures » orientations post-baccalauréat. Le lien est d’abord direct : dans la mesure où ils permettent d’améliorer ses résultats et ses savoir-faire lors des épreuves scolaires, ils sont appréciés. Mais le lien est également indirect : l’existence quotidienne des familles peut se trouver amplement parasitée par le poids des enjeux scolaires. Entre parents et enfants, le travail scolaire, les devoirs, l’implication dans les études, peuvent être des sujets de dispute récurrents, et les tentatives d’aide parentale ne sont pas toujours couronnées de succès. Le recours à une aide extérieure représente aussi une manière d’externaliser, hors de la sphère familiale, les tensions qui naissent aujourd’hui des enjeux de la scolarité. Ceux-ci, rappelés par l’école sans pour autant que l’école les affronte totalement (elle laisse les familles s’en débrouiller), créent des tensions qui se dénouent plus aisément quand un tiers, en l’occurrence le pourvoyeur de cours particuliers, vient apporter l’aide jugée indispensable, suppléant ainsi les parents qui ne sont pas, par position parentale autant que par incompétence sur le fond, en mesure de le faire. Les services privés (et ici le fait qu’ils soient marchands ou associatifs n’y change guère) permettent d’éviter des conflits sur le travail scolaire (ou les conflits tout court, dont ceux-ci sont souvent à l’origine). Un espace, le cours particulier, protège des adversités de l’expérience scolaire, ou joue une fonction réparatrice, tout en permettant aux élèves de participer à la compétition scolaire.

29Se pourrait-il que, ainsi qu’un participant en émettait ce matin l’hypothèse, l’opposition « public-privé », telle qu’on l’a connue tout au long du XXe siècle, soit en train de « changer d’axe » et de sens ?

Débat

30Jean-Pierre Bondois, président de l’association propriétaire du collège sous tutelle jésuite sous contrat d’association « La Providence » à Amiens :

31Qui sont les personnels travaillant dans ses structures ? Comment sont-ils contrôlés, évalués ?

32Jean-Marie Mayeur :

33Certaines de ces institutions organisent des sessions pendant les vacances dans des établissements sous contrat : comment cela s’articule-t-il financièrement ?

34Dominique Glasman :

35Les profils des personnels exerçant dans les entreprises de cours complémentaires ou soutien scolaire sont très divers. Elles mettent en avant la qualification de leur personnel, mais on y trouve par exemple beaucoup d’étudiants et pas seulement des professeurs de l’enseignement public ou privé qui viennent arrondir leur fin de mois.

36Ces entreprises doivent louer les locaux aux établissements sous contrat. Quelques établissements privés sous contrat interviennent aussi sur ce marché pendant les vacances scolaires, comme un prolongement à leur activité de base. Par ailleurs, dans un autre segment du marché, ces entreprises tentent parfois de contractualiser avec des collectivités locales pour la prise en charge de publics scolaires défavorisés.

37Agnès van Zanten :

38Selon les familles, le recours à ces formules est intégré à un dispositif global, comme une opportunité supplémentaire, sans se décharger de leurs responsabilités. C’est plutôt une extension, un accroissement, une extension de leur investissement, en particulier dans le cas du coaching. Très individualisé, ce dernier est destiné à révéler des qualités et compétences particulières sur un marché de l’emploi très concurrentiel.

39Brigitte Frelat-Kahn :

40Ces cours de coaching sont-ils une manière d’opposer une individualisation absolue à côté d’une socialisation différenciée ? Prenez-vous en compte cette différence de territorialisation ?

41Dominique Glasman :

42À noter que les parents du privé sont davantage utilisateur de ces services que ceux du public, spécifiquement dans le domaine du coaching. La démarche commerciale des entreprises peut apparaître comme perverse dès lors qu’elle vise à démontrer que la réussite scolaire passe par elle, par opposition à l’école. Mais les usagers les envisagent comme des compléments et non des substituts. Et leurs promoteurs ont intérêt à cohabiter sereinement avec l’école et non pas à trop la critiquer. Ils savent bien que structurellement l’école et eux ce sont des démarches différentes.

Notes

1 Voir sur ce point D. Glasman, L’Accompagnement scolaire – Sociologie d’une marge de l’école, PUF, 2001.

2 D. Glasman et G. Collonges, Cours particuliers et construction sociale de la scolarité, Éd. CNDP-FAS, 1994. Voir aussi, D. Glasman, avec la collaboration de L. Besson, Le Travail des élèves pour l’école en dehors de l’école, Rapport pour le HCEE, 2004, publié en 2005 par le Laboratoire LLS de l’université de Savoie.

3 CERC, Les Services à la personne, rapport no 8, La Documentation Française, Paris, 2008, p. 134-135.

4 Donnée établie à partir de l’exploitation du Panel 1995 de la DEPP.

5 CERC, op. cit., p. 127.

6 On pourrait évoquer aussi, dans la même ligne, les services privés de « coaching scolaire ». Voir A. C. Oller, « Le Coaching scolaire : émergence d’un nouveau marché scolaire », communication au colloque du RAPPE, Penser les marchés scolaires, 12-14 Mars, université de Genève.

7 D. Glasman et G. Collonges, Cours particuliers et construction sociale de la scolarité, op. cit., 1994 ; D. Glasman, L’Accompagnement scolaire – Sociologie d’une marge de l’école, op. cit., 2001.

8 ECA, août 2006, Numéro hors-série intitulé « Changer de regard ».

9 A. Prost, Histoire générale de l’éducation, t. IV, « L’Enseignement privé change de fonction ».

10 J. M. de Queiroz, « Familles ouvrières et enseignement privé en Bretagne », intervention au colloque Défendre et transformer l’école pour tous, 1997, Marseille.

11 Est volontiers mise en avant la compétence des enseignants qui dispensent le soutien. En fait, ceuxci sont loin d’être tous hautement qualifiés ; on peut trouver parmi eux des étudiants encore en cours de préparation de leur licence, par exemple.

12 Dans l’enquête menée en Rhône-Alpes, les deux tiers des élèves preneurs de cours reconnaissaient une amélioration de leurs résultats, de faible ampleur (36 %) ou de plus forte ampleur (28 %), une part ne pouvant encore se prononcer, ayant commencé trop récemment.

13 Voir M. Bray, Confronting the shadow education system. What government policies for what private tutoring? IIEP Policy Forum, Unesco, 2009. Voir aussi : D. Glasman et L. Besson, op. cit.

14 Voir le Numéro d’Administration et Éducation consacré à « L’Argent et l’école », et entre autres l’article de D. Glasman, « L’Argent et la réussite scolaire ».

15 CERC, op. cit. p. 133.

16 CERC, ibid.

Auteur

Professeur en sociologie à l’université de Savoie, chercheur associé au CERAT-CNRS. Ouvrages récents : Des Zones d’Éducation Prioritaires aux Réseaux d’Education Prioritaire. Pratiques et politiques, Éd. SEDRAP, Toulouse, 2000. L’Accompagnement scolaire. Sociologie d’une marge de l’école, PUF, 2001. Avec Françoise Œuvrard (dir) : La Déscolarisation, La Dispute, 2004. Avec la collaboration de Leslie Besson, Rapport pour le Haut conseil de l’évaluation de l’école, Le Travail des élèves pour l’école en dehors de l’école, site de la Documentation française, 2004.

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