1Le choix du métier d’éboueur n’est nullement fortuit dans Les Météores car il renvoie à un thème récurrent dans la plupart des romans de Michel Tournier : celui de la souillure, passage obligé pour certains personnages à un moment ou à un autre de leur aventure initiatique. Ainsi Robinson, quand il se trouve pris de découragement, passe les heures les plus chaudes de ses journées enfoui dans la souille, se trouvant par là même ravalé au rang des animaux. Tiffauges dans Le Roi des Aulnes est tenté par la coprologie, un goût tellement tenace qu’il est susceptible de faire basculer le roman dans la scatologie. Avec le personnage d’Alexandre, l’oncle scandaleux des deux jumeaux Jean et Paul, la souillure devient triomphante : le thème des ordures qui préoccupe les habitants des grandes cités fait l’objet de sept chapitres dans un roman qui en compte vingt deux, et devient ainsi un thème envahissant. C’est que Michel Tournier est extrêmement préoccupé par la manière dont la société de consommation traite les déchets dont elle ne sait que faire et qui représentent un danger pour l’environnement. C’est là qu’intervient l’éboueur, ce préposé chargé de nous débarrasser de nos ordures ménagères en les déversant dans des gadoues, quitte à les recycler en les transformant en engrais ou en les brûlant dans les usines d’incinération. C’est ce métier qui est exercé par l’un des personnages des Météores. Alexandre était à mille lieux de penser que c’était à lui qu’allait échoir l’exercice d’une fonction si repoussante. C’est pourtant un conseil de famille qui va lui proposer la direction d’une entreprise familiale de recyclage des ordures ménagères, la SEDOMU (littéralement « Société d’enlèvement des ordures ménagères urbaines »), un sigle qui rappelle phonétiquement la tendance homosexuelle du personnage : SODOME. C’est qu’il doit succéder à son oncle Gustave, mort écrasé sous une grue et enseveli sous des tonnes d’ordures ménagères. Alexandre n’hésite pourtant pas à accepter l’offre du conseil de famille, car ce métier correspond à l’opinion que les autres se font de lui et qu’il se fait de lui-même : un rebut de la société, un objet de scandale par sa nature homosexuelle et rebelle aux normes de la société. C’est donc lui qui va être choisi pour exercer ce métier d’éboueur, confiné dans l’enfer des gadoues, où il manipulera cette matière que rejette la société urbaine. L’univers qui sera désormais le sien est celui de la marginalité, un univers d’exil où la société de consommation refoule vers la périphérie tout ce qui la gène : aussi bien les ordures ménagères que les déchets humains que sont les éboueurs et les chiffonniers.

L’empereur des gadoues

2Le personnage d’Alexandre occupe au sein du roman Les Météores, une place de choix. Sa personnalité, son caractère scandaleux font de lui un personnage hors du commun, qui parvient à supplanter son frère Edouard qui représente à ses yeux un homme sans intérêt puisqu’il fait partie du troupeau de ceux « qui sont attelés au lourd tombereau de la propagation de l’espèce¹ ». Lui, au contraire, se sentant rejeté par les siens à cause de sa perversion, va adopter une attitude de défi à leur encontre. Il affiche sans vergogne ses goûts pour l’homosexualité. C’est un personnage rebelle qui affirme avec fierté sa marginalité. Le métier qu’il accepte d’exercer représente à ses yeux le moyen de s’accomplir et surtout de s’épanouir davantage dans sa condition de marginal. Le métier d’éboueur est à ses yeux dégradant, Alexandre va pourtant l’élever à un rang supérieur. L’espace qu’il a à gérer va devenir un royaume et lui- même se sacre « empereur » et se baptise « Dandy des gadoues » (oxymore qui assimile phonétiquement la distinction et la bassesse et représente tout à fait la nature contradictoire du personnage.) Son royaume comprend les six décharges urbaines qu’il doit gérer et toute cette population d’éboueurs et de chiffonniers qui sont ses sujets.

3Grâce à Alexandre, le lecteur découvre un espace caractérisé par son étrangeté, un espace qui fait penser à un enfer, celui de la chute, peuplé de tous les réprouvés, de tous les déchets de la société et qui, d’autre part évoque un paysage lunaire, un autre monde, habité par des créatures que l’on a peine à prendre pour des humains. Cet univers est présenté à travers le regard d’un homme différent, qui se fait de son métier une opinion toute particulière et nous présente une conception de la vie en rapport étroit avec sa perversion sexuelle. Les réflexions qu’il développe dans son journal, témoignent d’une attitude de révolte à l’égard d’une société bourgeoise où le marginal n’a pas sa place.

Un univers parallèle

4L’espace qu’Alexandre décrit à travers la narration à la première personne, fait pénétrer le lecteur dans l’univers des gadoues. Dès qu’il a accepté le travail qu’on lui propose, il cherche à donner à ce nouveau métier une assise, une certaine légitimité. Légitimité d’abord historique qu’il recherche dans le Paris du temps de Philippe-Auguste. Il commence par se documenter sur le fonctionnement des décharges, sur les moyens rudimentaires qu’on utilisait autrefois pour enlever les ordures et nettoyer Paris. Alexandre va même chercher une filiation en la personne du Grand Voyer de Paris, qui avait la responsabilité de collecter les ordures ménagères et de les acheminer vers les décharges dans « des tombereaux traînés par des bœufs » (M, 35). Il apprend aussi que le vaste empire qu’il a à gérer s’étend sur six villes, de Paris à Casablanca, en passant par Rennes, Deauville, Marseille et Roanne. Il fournit des informations précises, des chiffres qui donnent une idée de la nature et de la qualité des déchets déversés : il en déduit ainsi le niveau de vie modeste de la population, (celle de Roanne par exemple) ou sa richesse comme celle des habitants d’une ville huppée, Deauville. Il nous renseigne aussi sur les solutions recherchées par les responsables municipaux, afin de recycler ces déchets en transformant ces décharges sauvages en dépôts contrôlés.

5Quant à Alexandre, il se révèle parfaitement adapté au métier qu’il exerce, nullement gêné par les odeurs pestilentielles émanant de ces décharges qu’il a la charge de traiter, et même prêt, au contraire, à les apprécier. Doué d’une acuité olfactive particulière, il identifie les différentes odeurs qui se dégagent :

La gadoue n’est pas - comme on croit -, une puanteur massive, indifférenciée et globalement pénible. C’est un grimoire infiniment complexe que ma narine n’en finit pas de déchiffrer…(M, 98).

6Et Alexandre d’énumérer les odeurs émanant de différentes matières organiques contenues dans cette décharge. Il se met alors à déchiffrer ces émanations et à décrire la qualité de chacune :

Les remugles fuligineux d’une caque de harengs, les lourdes émanations d’une brassée de lilas fanés, la fadeur sucrée du rat crevé et le fifre acidulé de son urine…l’exhalaison grasse d’une peau de vache que des bataillons d’asticots soulèvent…Comment s’ennuyer dans un pareil étalage de richesses… ? (M, 98)

7Le personnage exprime sa jubilation devant l’ignoble. Il n’apparaît pas comme le vulgaire éboueur dont l’odorat devient en quelque sorte insensible aux agressions des mauvaises odeurs au point de ne plus en être incommodé. En fin connaisseur de toutes les matières en décomposition, il éprouve même du plaisir à les humer. C’est que, pour Tournier qui se qualifie de naturaliste mystique, « tout est beau, même la laideur ; tout est sacré, même la boue² ».

8Le lecteur peut déceler de la provocation dans les paroles d’Alexandre. On dirait qu’à travers son personnage l’auteur se complaît à faire grincer des dents ses lecteurs devant la fascination d’Alexandre pour les matières qui se décomposent. Il s’agit d’un « Dandy des Gadoues » qui affiche un mépris souverain envers les gens qui ne sont pas doués de cette acuité olfactive et qui ont le sens de l’odorat tellement peu exercé qu’ils rangent toutes les mauvaises odeurs dans la même catégorie sans pouvoir les distinguer les unes des autres.

9À côté des odeurs qui le caractérisent, l’espace des gadoues est décrit comme un volcan où couve la chaleur provenant des émanations de gaz qui menacent d’exploser, ravageant les alentours. Ainsi, sous l’épaisse couche de gadoues du « Trou du Diable », la température s’élève à quatre- vingt degrés. On dirait que cette décharge est sujette à « une fièvre cérébrale », et les ordures ménagères font penser à une matière grise en pleine activité. Afin d’éviter les incendies, on doit couper les arrivées d’air en entreposant des couches de sable entre les couches d’ordures.

10D’autres informations relatives au métier d’éboueur sont fournies par Alexandre qui a recours au service d’« éventreurs », dont le travail consiste à détruire les objets volumineux déversés par le « trommel » (un trieur rotatif servant à trier les cailloux selon leur grosseur.) Les gros objets doivent être détruits, les sacs éventrés afin de supprimer les poches d’air qui pourraient se former à l’intérieur des couches d’ordures.

11Mais lorsqu’on passe de la décharge grise de Roanne à celle, toute blanche, de Miramas, proche de la ville de Marseille, le paysage change tout à fait. C’est un paysage désertique, quasi lunaire, un monde totalement à part. Pour Alexandre, c’est l’envers de la vie, « une étrange et funèbre campagne », « le pays des cent collines blanches ». Ainsi, le train de Paris -Marseille qui passe à proximité de cette décharge fait-il penser à un météore. Les voyageurs ont l’impression que les ordures déversées dans cette décharge sont « les déjections de leur vie passée » (M, 290).

12Un univers caractérisé par une telle désolation ne peut être peuplé que par des réprouvés, des gens rejetés par le « côté face » de l’humanité. Il est formé par des chineurs (ou brocanteurs), par des trimards arabes, des piémontais, des catalans et des éboueurs ou biffins français, entretenant les uns avec les autres des rapports souvent conflictuels. Ils forment même deux corporations de métiers dont les intérêts sont souvent contradictoires : les éboueurs dont le travail consiste à se débarrasser des ordures, à les enfouir loin des regards, et les chiffonniers dont le métier consiste au contraire à récupérer des objets en les exhumant et en les sauvant de la destruction.

13En tout état de cause, tous ces éboueurs, tous ces trimeurs qui vivent des décharges, représentent une sous-humanité rejetée par la société et condamnée à vivre dans cet enfer. Ils sont des déchets qu’Alexandre reconnaît comme des frères, même s’il est socialement mieux loti, même si sa tenue vestimentaire souligne son élégance et sa distinction.

14Mais ce qui accentue le caractère fantastique de cet espace, c’est la vie intense, la vie souterraine qui semble l’animer de l’intérieur. A côté de ce feu qui dévore ses entrailles, il y a toute une population de rats qui grouille dans ses profondeurs, qui se terre le jour et qui se rend la nuit maîtresse des lieux : c’est alors le règne du poil. Le jour, ce sont les goélands qui investissent le lieu, et gare au malheureux rat qui traîne à la surface ! Il est aussitôt déchiqueté par les becs acérés de ces oiseaux belliqueux. Au bout de quelques minutes, il n’est plus qu’une touffe de poils sanguinolente et ridicule. Cette opposition entre les poils et les plumes correspond à celle du jour et de la nuit. La couleur blanche des plumes s’oppose à la couleur sombre des poils, tout comme la clarté s’oppose aux ténèbres de la nuit. Mais en dépit de l’aspect repoussant de ces bêtes, Alexandre n’est nullement incommodé par leur présence car ils remplissent dans cette décharge une fonction écologique de première importance. Ce sont des nettoyeurs qui rendent de grands services aux humains en les débarrassant de leurs déchets et en contribuant au maintien de l’équilibre naturel. Ainsi le traitement des déchets se fait-il de la façon la plus douce et la plus économique, sans avoir à recourir à des solutions qu’Alexandre qualifie d’agressives et de barbares. C’est pourquoi le personnage proteste contre les moyens utilisés par les services de l’hygiène qui cherchent à empoisonner les rats en leur préparant une nourriture à base de cyanure, moyen susceptible à ses yeux d’aggraver le problème de la pollution. Alexandre s’élève contre l’autre procédé de recyclage des déchets par l’incinération. C’est l’occasion pour lui de décrire l’usine d’incinération des déchets d’Issy-les-Moulineaux, assimilée à un enfer, avec tous les termes se rapportant à cette métaphore : il s’agit là d’« une œuvre de destruction diabolique ». L’espace où les ouvriers s’activent n’est qu’« une antichambre de l’enfer », peuplée de « réprouvés ». Les « tentacules de pieuvres géantes» jettent les déchets dans des « fournaises », où ils sont dévorés par les flammes. Les matières qu’on rejette sont assimilées à des hommes précipités dans l’enfer. Les ouvriers eux-mêmes, avec leur combinaison verte font penser à des « diables » (M, 139). Derrière cette scène fantastique, on peut deviner toute la rage qu’éprouve Alexandre à l’égard d’une société qui a recours à des solutions draconiennes pour éliminer ses déchets. De telles solutions sont à l’image d’un certain état d’esprit qui consiste à se débarrasser de tout ce qui gêne la bonne marche de la société, ou du moins à le reléguer dans la marge : les homosexuels, les immigrés à la peau basanée et aux cheveux crépus... Cette société ignore la nuance en éliminant en bloc tous les déchets sans tenir compte d’une population qui vit des objets récupérés :

La vérité c’est que cet enfer matérialise la victoire complète et définitive –jusqu’à la cendre, jusqu’au néant- des gens de bien sur les marginaux. Avec la destruction des oms par le feu, la société hétérosexuelle fait un grand pas en avant vers l’uniformisation, le nivellement, l’élimination de tout ce qui est différent, inattendu, créateur (M, 140).

15Si on suit Alexandre jusqu’à son séjour à Saint Escobille, on découvre qu’à ses yeux cette décharge représente « l’image négative » de la ville de Paris. Elle semble étroitement liée à la capitale, mais comme son « ombre blanche », comme les limbes par rapport à la vie, un espace situé entre la vie et la mort, entre l’existence et le néant. Le train lui-même qui relie Paris à Saint-Escobille, amenant de la capitale des tonnes d’ordures ménagères, évoque un train fantôme lorsqu’on le voit s’avancer à reculons à l’intérieur de la décharge. Quant au contenu de ces wagons que l’on vide dans ces gadoues, ce ne sont que des objets vidés de leur matière ou dont la matière n’est plus que forme. Et Alexandre d’énumérer ces formes vides que le Parisien utilise dans son usage quotidien, formes qui auraient la particularité d’empêcher la matière de se déverser, qui la contiendraient, et qui, d’autre part, seraient là pour la célébrer. Seulement ces enveloppes qui demeurent sans matières sont couvertes de signes constitués de modes d’emploi, de formules publicitaires devenues dérisoires et inopérantes. La célébration de ces produits n’a plus aucun sens en l’absence de la substance à laquelle elle renvoie.

Le discours d’un marginal

16La raison pour laquelle Alexandre accepte de faire un tel métier, s’explique par une attitude de provocation à l’égard de la société. Il s’agit là d’un défi lié à l’incapacité d’assumer sa condition d’homosexuel. Il exprime toute sa haine, tout son mépris pour une société qui le marginalise. Prisonnier de cette vision déformatrice suivant laquelle il se perçoit lui-même comme un rebut, il multiplie les frasques et suit ses penchants pervers sans le moindre scrupule. Même si ses paroles ne laissent percer aucun sentiment de culpabilité, Alexandre cherche à se disculper, à se faire son propre avocat, à être réhabilité en s’exhibant de la sorte, comme le pense Françoise Merllié. « C’est pourquoi Alexandre se fait dandy, se fait beau, se pavane, tel le coq au milieu de la basse-cour³ ». C’est aussi la raison pour laquelle il ne répugne nullement à fréquenter le milieu de la pègre, à se frotter à des éboueurs situés en bas de l’échelle sociale. Se voyant considéré par les hétérosexuels comme un rebut, il va revendiquer le statut d’homosexuel, et faire de cette condition un sujet de fierté. Cette situation de marginal va justement lui permettre de valoriser sa perversion, de l’élever à un niveau exemplaire et d’en faire un absolu. Michel Tournier, constatant que l’homosexuel n’avait pas encore droit de cité dans la société française d’avant guerre - les évènements du roman sont situés dans cette période - il cherche à le réhabiliter dans son œuvre romanesque. Il fera entendre sa voix et fera en sorte que le monde soit vu par ses yeux. C’est même par lui que les hétérosexuels existent.

Alexandre en devenant mon seul point de vue m’a dévoilé la société hétérosexuelle. C’est cela sans doute sa nouveauté et ce qui a tant indigné certains critiques. Car il y a beau temps que le roman a mis en scène des personnages d’homosexuels, et si l’homosexuel n’a pas encore droit de cité dans la société civile, dans le roman c’est chose faite⁴.

17Ainsi, pour analyser la société des hommes, pour justifier son point de vue, Alexandre va-t-il appliquer au monde extérieur la grille de l’homosexuel. Il va même donner de l’univers des gadoues une image tout à fait conforme à sa perversion et au statut de marginal dans lequel il se plaît. Un univers conforme à l’image qu’il a de lui-même, un monde dominé par l’abjection, où les déchus sont assimilés aux déchets qu’ils manipulent. Arlette Bouloumié note à juste titre la proximité phonétique et étymologique entre « déchets » et « déchus⁵ ». La présence même de cette catégorie marginale de la population est susceptible selon Alexandre, de définir cette même société : « Une société se définit par ce qu’elle rejette - et qui devient aussitôt un absolu- homosexuels et ordures ménagères notamment » (M, 236). Seulement ces « déchets » humains, ces gens de la marge, renvoient selon la mythologie tourniérienne à la vieille querelle qui remonterait aux origines de l’humanité : c’est celle qui a toujours eu lieu entre les nomades et les sédentaires. Les nomades, vivant dans l’errance, constituent une gêne pour les sédentaires. Ils se trouvent alors marginalisés, rejetés suivant un mouvement centrifuge vers la périphérie. Alexandre lui-même, par sa perversion sexuelle, se définit comme un nomade qui n’a pas droit de cité parmi les hétérosexuels. Il ne considère pas le métier qu’il exerce comme un véritable métier car il ne l’exerce pas avec conviction : il n’est pas d’accord en effet avec le mode de fonctionnement de ce système et avec le bien-fondé des moyens par lesquels les sociétés industrielles gèrent le problème des ordures ménagères. Le recyclage est selon lui un moyen qui révèle la mentalité d’une société atteinte de constipation, qui se refuse à garder ses ordures dans les décharges, alors qu’il rêve, lui d’une « déjection universelle » (M, 92) qui engloutirait toute la société bien pensante dans ses propres ordures et l’anéantirait totalement. Ce souhait se trouve en partie réalisé chaque fois qu’il y a une grève des éboueurs. Cette grève représente à ses yeux la revanche des marginaux contre les sédentaires et elle est de ce fait susceptible de bloquer le mouvement centrifuge « qui chasse vers la périphérie de la ville, vers les terrains vagues et les décharges publiques les déchets urbains, les chiens errants et toute une humanité marginale ».(M, 210). Et Alexandre est ravi lorsqu’il constate que les ordures ménagères « tiennent -littéralement- le haut du pavé ».

18Ainsi la grève des éboueurs aura offert à Alexandre l’occasion de rêver d’une société qui croulerait sous le poids de ses propres ordures et serait ainsi anéantie. Mais si Alexandre semble solidaire des éboueurs grévistes, il ne se fait pas d’illusion sur l’issue de cette grève. Lui qui rêve d’une ville engloutie sous ses déchets sait très bien que ces éboueurs n’ont pas le courage d’aller jusqu’au bout. Ils se contenteront d’une légère amélioration de leurs conditions de vie et retourneront bientôt à leur travail. Alexandre méprise la classe ouvrière pour sa soif d’honorabilité, pour son attachement à des préjugés petits bourgeois. L’attitude d’Alexandre est celle d’un aristocrate qui prend ses distances par rapport à cette classe. Il adopte vis-à-vis d’elle une attitude de dédain et de condescendance. Les seuls individus qui l’intéressent sont des marginaux comme lui, qui appartiennent aux catégories sociales les plus défavorisées, des rebuts vivants de la société. C’est en eux qu’il se reconnaît, car il se trouve comme eux installé dans le provisoire. Il n’a pas l’intention de fonder une famille et n’est nullement intéressé par ce qui préoccupe les hétérosexuels : la propagation de l’espèce. Son métier même va le reléguer dans un espace plus près de la mort que de la vie, dans une région où les hommes sont comparés à des fantômes. Le train de Saint-Escobille qui avance à reculons à l’intérieur de la décharge apparaît à Alexandre comme un train fantôme et le conducteur lui-même qu’il ne voit pas est imaginé par lui comme ayant une tête de mort. Et c’est là qu’apparaît le trait dominant du personnage d’Alexandre : sa fascination pour la mort et la décomposition. Un trait qui contraste, selon Arlette Bouloumié avec un deuxième aspect du roman : la quête de l’immortalité. « Les deux séquences s’entrecroisent jusqu’au chapitre treize des Météores, faisant passer de l’espace édénique de la rédemption à l’espace infernal de la chute⁶ ».

19Quant au travail d’Alexandre, il est éminemment symbolique dans la mesure où il s’agit pour lui de faire œuvre de « répurgation », un néologisme forgé par l’auteur qui renvoie aussi bien à l’aspect matériel de son entreprise, le recyclage des déchets qu’à la dimension religieuse de cette œuvre « rédemptrice ». Alexandre obéit à une véritable vocation rappelant le sens premier du mot métier : ministère divin. Au-delà de la récupération des ordures, c’est la réhabilitation des marginaux traités en délinquants par l’ordre établi, qu’il revendique.

20Il s’agit aussi pour lui en récupérant les déchets, de les élever au niveau de l’absolu. Alexandre deviendrait à ses propres yeux l’archéologue du présent qui, en transformant les décharges sauvages en décharges contrôlées, léguerait aux générations futures des vestiges qui les informeraient sur le mode de vie de leurs ancêtres :

La gadoue n’est pas le néant où s’engloutit l’objet, mais le conservatoire où il trouve place ayant traversé avec succès mille épreuves… Restent la bouteille vide, le tube aplati, l’écorce de l’orange, les os de poulet…éléments de l’héritage que notre civilisation lèguera aux archéologues futurs (M, 103).

21Il serait aussi le témoin d’une société où les objets ont perdu leur valeur utilitaire, sont vidés de leur contenu pour atteindre à une forme de quintessence jamais connue.