Conclusion
p. 247-249
Texte intégral
1Le thermalisme et le climatisme coloniaux français ne peuvent être détachés de la quête du ressourcement d’une part, et de la crainte des maladies tropicales de l’autre. La menace à laquelle faisait face administrateurs, colons, militaires ou missionnaires, menace que nous définirions aujourd’hui comme étant la maladie, s’incarna plutôt, sur presque toute la durée de la période qui nous concerne, dans la colonie elle-même. Le légendaire foie colonial en constituait un symptôme. En d’autres termes, le corps colonial, ou l’organisme français, comme le disent plusieurs de mes sources, était perçu comme étant véritablement en état de siège sous les tropiques.
2Les stations thermales et climatiques furent donc aux premier rang des « environnements artificiels », censés rendre possible la colonisation. Mais les villes d’eaux aux colonies françaises ne furent pas inventées de toute pièce : à Antsirabe, comme à Korbous, les sources avaient longtemps été exploitées par des populations indigènes. Afin d’établir les effets salutaires de ces lieux, il fallut donc prendre ses distances avec des pratiques locales précoloniales. En Guadeloupe il s’agissait de renier le traitement dit de la Mulâtresse. À la Réunion, cette démarche prit la forme d’un effacement des usages des sources par des esclaves marrons. À Madagascar et en Tunisie, les médecins coloniaux adoptèrent une approche en deux temps, consistant à placer le thermalisme au cœur de leur propre « mission civilisatrice » tout en disloquant dans la mesure du possible les usages et les rites liés aux sources, qu’il s’agisse de croyances liées aux vazimba, au hammam, ou à la medbach. Relevons la remarquable malléabilité de ces sites. D’aucuns virent en eux des lieux de pèlerinage. Pour d’autres ils constituaient des centres situés à la pointe de la science moderne. Dans une suprême ironie postcoloniale, aux cours des années qui suivirent la décolonisation, certains scientifiques issus de terres fraîchement décolonisées se retournèrent vers l’ancien colonisateur, l’accusant de ne pas avoir suffisamment développé, ni fait partager les pratiques thermales. Tel fut le cas à Korbous, notamment.
3Outre-mer, les villes d’eau servirent également d’oasis de francité. Cependant, ces fruits de la séparation coloniale s’avérèrent faillibles dans leurs fonctions sociales et culturelles. L’administration coloniale dut finalement retirer son projet de faire de la ville d’eau d’Antsirabe la capitale de Madagascar. Des sites censés briller de par leur modernité, leur propreté, leur rationalité et leur supériorité, étaient dans la pratique souvent minés par l’intrigue, la discorde et par diverses transgressions coloniales. Les conditions spartiates des thermes de Cilaos contredisaient par exemple la logique sanitaire ; la compétition entre stations thermales guadeloupéennes menaçait tout le secteur ; l’association de Korbous avec le traitement de la syphilis éloignait les colons que voulait attirer la direction de la station ; le cosmopolitisme vichyssois lui-même laissait planer des doutes sur le pouvoir de régénération des eaux de Vichy pour les coloniaux.
4La constante réinvention du thermalisme et des pratiques thermominérales ne devrait pas nous faire perdre de vue la longue complicité entre thermalisme et colonisation, depuis le rapprochement du quinquina et des eaux de Vichy par Claude Fouet en 1686, jusqu’au zénith du thermalisme colonial entre 1870 et 1962. Comme jadis les Romains, les Ottomans, ou même, plus récemment les Russes et les Japonais, les médecins thermaux français tentèrent de faire du thermalisme un important versant d’une Pax Gallica. Comme ces autres bains impériaux, les stations thermales françaises servirent non seulement de renvois à la métropole, mais aussi d’interfaces réelles entre métropole et colonie, ainsi que de lieux de ralliement et de tissage de réseaux, comme à Vichy. Elles cristallisèrent par ailleurs le pouvoir, la civilisation, le savoir, la modernité et la domination. Enfin, leur raison d’être mérite d’être rappelée : résultats du débat sur la possibilité même de maintenir un empire outre-mer, et donc du constat de fragilité des Français sous les tropiques, elles en vinrent à représenter des nécessités, rendant possible la vie coloniale moderne.
5Il ne faudrait pas perdre de vue, enfin, les remarquables circulations engendrées par le système thermo-colonial. Ainsi, en 1913 un entrepreneur thermal en Tunisie invitait des administrateurs indochinois à fréquenter son établissement. En 1893 les diverses colonies françaises étaient mises à contribution pour la création d’un hôpital thermal colonial réservé aux administrateurs coloniaux venus en cure à Vichy. Dans une petite station ardéchoise, l’on posa la première pierre d’une mosquée, dont la principale justification était de remplir les besoins religieux de Musulmans venus y traiter leurs maux « exotiques ». À Antsirabe, dans la grande île de Madagascar, on chercha à attirer non seulement des curistes Réunionnais et Mauriciens, mais également des patients issus du premier empire colonial rival. Les médecins eux-mêmes évoluaient dans ce même tourbillon : Maurice Uzan faisait l’éloge de Korbous comme de Vals-les-Bains ; le Malgache Gabriel Rakotozafiarison d’Encausse-les-Thermes. Certains médecins et autres employés thermaux pratiquaient sur les deux rives de la Méditerranée ; d’autres, à la lointaine colonie, s’inspiraient à distance de Vichy. En marge de ces phénomènes, des milliers de bouteilles d’eaux minérales aux vertus dites toniques ou reconstituantes étaient dépêchées depuis la France profonde aux quatre coins de l’empire colonial.
6Les circulations coloniales de ce type n’étaient guère aléatoires ; la plupart d’entre elles étaient régentées par des grilles, lois et pratiques administratives d’un état colonial cherchant à rationaliser et à canaliser le thermalisme colonial. Elles donnèrent naissance à une réglementation intense, ainsi qu’à une concurrence farouche entre stations métropolitaines et coloniales. À bien des égards, ce dispositif anticipait certains aspects de la couverture sociale et surtout médicale qui allait se développer au XXe siècle.
7Que devinrent ces lieux suite au déclin des empires coloniaux ? Nous avons vu que les autorités vichyssoises et valsoises tinrent le choc de la décolonisation, et durent se réinventer une fois de plus après 1962. Aux anciennes colonies, les sites qui s’étaient trouvés au cœur du catéchisme colonial furent souvent radicalement transformés. En Guadeloupe et à la Réunion, les importantes stations thermales qui trônaient jadis à la colonie ont depuis longtemps été éclipsées par les stations balnéaires. Les villes d’eaux de ces îles affichent à présent une aura locale, voire « exotique », dans l’espoir d’y attirer des curistes métropolitains. Avec la fin du tourisme colonial à proprement parler, la polarité de l’authenticité s’est renversée.
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