11607-2007 : Quatre cents ans d’histoire, d’« histoires » pourrait-on dire, un voyage non linéaire, des étapes dissemblables pour la célébration d’un même passé. Quatre cents ans après l’arrivée des colons à Jamestown, la Virginie se souvient en célébrant toujours cette colonie, et par là sa naissance qui inaugure la chronologie des futurs États-Unis. Colonie prototype de la Couronne anglaise au XVII^e siècle devenue le premier établissement permanent et ainsi le premier succès de l’Angleterre outre-Atlantique, Jamestown porte en elle les gloires passées des grandes aventures fondatrices. Sans cesse sur le fil, tour à tour moribonde et ressuscitée, elle s’est accrochée à la vie au XVII^e siècle comme la Virginie s’accroche à son passé depuis 1807, en suivant les oscillations de la mémoire. Les célébrations furent tout d’abord des processions à la fois bucoliques et solennelles destinées à une élite qui vénéraient les héros du passé. Elles devinrent ensuite le théâtre d’un conflit avec les frères ennemis du Nord, les « Pères pèlerins », dans la création du mythe des origines nationales. Puis elles illustrèrent la grandeur, la puissance et le prestige d’une nation toute entière en dépassant les guerres intestines. Elles se sont enfin muées en commémorations de l’union des individus dans un univers presque aseptisé, au nom d’un avenir glorieux qui doit prendre exemple sur les grandes entreprises nées du berceau de la nation : la Virginie.

1807-1857 : L’ère des pique-niques1

2À l’approche du mois de mai 1807, des courriers de lecteurs parvinrent à certains journaux de Richmond et Williamsburg afin de rappeler aux rédactions qu’il paraîtrait incroyable que rien ne fût mis en place pour célébrer l’arrivée des colons de Jamestown. Telle fut la démarche d’un certain « Fermier de l’Ancien Dominion2 » qui rédigea un plaidoyer passionné en faveur de l’organisation d’événements commémoratifs afin de briser le silence injuste qui privait la Virginie d’une reconnaissance populaire :

« (…) il m’est apparu, alors que nous nous approchons du 13 mai, que deux siècles se seront écoulés depuis que nos ancêtres de Virginie3, qui doivent également être considérés comme les fondateurs de l’Amérique du Nord, ont posé le pied sur la péninsule de Jamestown. Il est impossible de considérer cet événement sans éprouver une quelconque émotion emprunte de révérence et de sublime. (…) Or, dans notre Ancien Dominion qu’est la Virginie, lieu de jaillissement de la population américaine, pas le moindre intérêt n’est porté à un événement qui concerne le monde entier. Il est enfin venu, le temps de mettre un terme à cette apathie honteuse4. »

3Le compte rendu officiel publié à l’occasion des célébrations de 1807 fait état d’une réaction inattendue à la suite de ces diverses requêtes témoignant d’un intérêt populaire croissant. Il fut alors convenu à Norfolk, Portsmouth, Williamsburg et Petersburg, au cours de réunions, que des comités seraient mis en place afin de coordonner l’organisation d’événements et de festivités sur l’île de Jamestown5.

4C’est ainsi que dès le 10 mai 1807, les visiteurs commencèrent à affluer vers l’île. Ceux que l’on appela les « Pèlerins » accueillirent les vaisseaux chargés de canons et de groupes de parades militaires accompagnés de leurs instruments. Durant deux jours de préparatifs, on installa des tentes pour abriter les étals de marchandises destinées à la vente le jour des festivités, de plus en plus de monde arrivait, dont plusieurs groupes de « demoiselles », ravissant de leur seule présence les visiteurs qui s’adonnaient à la contemplation et à la rêverie lors de promenades dans les ruines du site. Au matin du 13 mai, trente-deux navires étaient ancrés dans l’ancien port de Jamestown et l’île accueillit dans la journée entre 1 500 et 2 000 visiteurs6. Les différents comités se rendirent en procession et en musique à la vieille église, seul vestige de l’époque coloniale, où l’évêque Madison adressa un sermon rendant grâce au Seigneur pour « la graine plantée deux siècles auparavant en terre vierge » et qui a donné naissance à « un état prospère et florissant »7. Des airs plus enjoués accompagnèrent ensuite la foule et des odes et poèmes furent déclamés par des étudiants de l’Université William and Mary, ainsi que des discours à la gloire de la Virginie depuis sa genèse et des valeurs républicaines au service du bonheur et de la liberté de chacun. Les festivités s’achevèrent le lendemain lorsque les officiels des comités ainsi que des hôtes privilégiés se réunirent pour célébrer plusieurs figures nationales et événements historiques symboliques, portant notamment un toast à la mémoire des illustres ancêtres, du Capitaine Smith, de Pocahontas et de Thomas Jefferson. Puis le grand bal fut ouvert8.

5Cet anniversaire, appelé « grand national Jubilee », a donc remporté un franc succès et la ferveur des participants encouragea les différents comités à mettre en place un calendrier commémoratif pour systématiser l’organisation des célébrations d’un événement amené à retrouver sa place légitime dans la mémoire et la culture populaires. Il fut ainsi résolu que la période de cinq ans suivant 1807 serait appelée Virginiade. Des festivités devaient être organisées tout au long de la dernière année qui devait s’achever en apothéose en grand Jubilee sur l’île de Jamestown. En outre, les citoyens de Virginie furent également invités à se réunir « en un lieu commode » le 13 Mai de chaque année afin de fêter l’arrivée des colons9. Le 15 mai fut également retenu dans ce nouveau calendrier, la Virginia convention appelant à l’indépendance ayant été signée le 15 mai 177610. On décidait donc de célébrer d’un même élan la fondation de la première colonie anglaise et le début de l’émancipation de l’ensemble des colonies britanniques continentales. Un parallélisme était créé entre la naissance de la colonie et la naissance, encore récente, de la Nation. D’ailleurs, à la Raleigh Tavern de Williamsburg, on porta de nouveaux toasts à la Convention, au Congrès de 1776, à Jefferson, Washington et Patrick Henry, à la Liberté, à la Révolution, aux États-Unis d’Amérique, aux soldats et aux alliés français et irlandais11.

6Malgré les efforts engagés dans l’élaboration de ce calendrier et les élans patriotiques de la part des participants et des organisateurs, les deux premières Virginiades tombèrent dans l’oubli, du moins pour les journaux locaux car aucun ne rend compte d’une quelconque réunion particulière. Les projets de monuments s’évanouirent eux aussi12. Enfin, en 1822 on célébra la troisième Virginiade. Les comités se réunirent à nouveau à l’initiative de celui de Williamsburg et de nouvelles réjouissances furent planifiées. Après son opposition au Compromis du Missouri (1820), la Virginie avait besoin d’être portée par l’enthousiasme et la ferveur de son peuple pour espérer redorer son blason terni par son déclin au sein de la République13. Comme en 1807, il y eut des sermons et des odes au cours de dîners, mais trop peu au goût de certains qui regrettèrent le manque de solennité et de rigueur dans l’organisation, un laxisme qui donna lieu à des dérives éthyliques dépassant parfois les limites de la bienséance14.

7Les Virginiades se suivirent mais ne se ressemblèrent pas : une nouvelle fois, on oublia la suivante, prévue en 1827. Puis en 1834 on fit une entorse au calendrier envisagé pour reprendre le cours des commémorations et tenter de remettre la Virginie sur les rails de sa mémoire15. Sur fond de tension politique lors des différents dîners, odes, sermons et discours officiels furent une nouvelle fois à l’honneur16. On accorda encore beaucoup d’importance aux parades et défilés tout au long des festivités afin de réunir les citoyens autour d’un même sentiment d’identité à la fois nationale et régionale, la Virginie incarnant ici le Sud dans son ensemble.

8L’ambitieux projet des Virginiades tomba à nouveau en désuétude, ou si un quelconque anniversaire fut organisé, sa portée fut pour le moins confidentielle. En 1854, un groupe de philanthropes de Washington natifs de Virginie fondèrent la Jamestown Association of America, peu à peu connue sous le nom de Jamestown society17. À partir de cette date, les membres se réunirent tous les ans le 13 Mai18. Au début de l’année 1857, il apparaissait clair à la Jamestown society que l’État de Virginie n’avait rien prévu de particulier pour le 250^e anniversaire de Jamestown. Les philanthropes allaient donc prendre les choses en main en organisant, dans un premier temps, un voyage en steamer pour ses membres entre Washington et Jamestown. Mais la Virginia Historical society, fondée en 1831 à Richmond, ne l’entendit pas ainsi et comptait bien tenir un rôle important dans les célébrations de 1857. Les deux organismes s’associèrent pour programmer l’événement au-delà des querelles de gestion19. L’ancien président virginien John Tyler fut convié en tant qu’invité d’honneur, et tout un système de navettes maritimes fut mis en place entre Washington, Richmond, Norfolk et Jamestown. L’organisation s’était alors clairement affinée depuis 1807 et la logistique avait gagné en précision grâce à la coordination, dans les premiers temps difficiles, des organismes officiels. Selon les estimations des journaux, 6 000 à 8 000 visiteurs20 auraient écouté le discours de plus de deux heures de l’ancien Président Tyler21. Des étudiants de l’Université William and Mary déclamèrent des poèmes, le gouverneur fit un discours et invita la foule à admirer les défilés des régiments militaires déplacés pour l’occasion avant d’ouvrir le dîner, qui s’accompagna de plusieurs toasts, puis le bal, clos par des feux d’artifices.

9Entre 1807 et 1857, les célébrations de Jamestown furent planifiées par une élite éclairée rassemblée en organismes animés par le désir de promouvoir un État dont l’importance historique et culturelle devait sans cesse être ranimée aux yeux de la population de l’Old Dominion. Mais au lieu de s’adonner à une introspection régionale et nationale, les visiteurs profitaient de l’occasion pour passer du bon temps dans un cadre bucolique. Ces « pèlerins pique-niqueurs » aimaient à déjeuner sur les pelouses, à flâner entre les stands de souvenirs, à s’arrêter dans les tavernes pour lever leur verre aux souvenirs glorieux22. Ces manifestations étaient aussi l’occasion de se laisser aller à des rêveries nostalgiques entre les pierres du site. Le plaisir et la détente semblaient avoir le dessus sur des réflexions plus profondes liées à un contexte social et politique qui auraient pu susciter plus de réactions. Ainsi, la question raciale fut éludée. En effet, en 1807 Pocahontas, Powhatan et Opechancanough étaient célébrés comme de « vrais Américains », l’une ayant participé à la survie de la colonie, les autres aimant leur propre patrie autant que les Virginiens aimaient la leur23. Les Noirs étaient présents lors des festivités de 1857, parmi les personnels engagés pour accompagner les visiteurs, les emmener sur les sites, servir les plats, monter les tentes. Mais aucun chroniqueur ne fit la moindre réflexion sur la condition des Noirs dans le Sud alors qu’à la même période sortait La case de l’Oncle Tom de Harriet Beecher Stowe, qui allait intensifier la crise entre le Nord et le Sud, aboutissant en 1861 à la guerre de Sécession24.

10À l’« ère des pique-niques » allait succéder l’ère des conflits. Les commémorations, quant à elles, poursuivraient leur route pour entrer dans le XX^e siècle en amorçant des rapprochements vers des réalités plus concrètes, et en offrant à Jamestown et à la Virginie l’occasion de dépasser le cadre régional pour tenter de représenter une nation conquérante.

1907-1957 : Pour Jamestown, la Nation, le monde et la Reine !

11Lorsque l’Association for the Preservation of Virginia Antiquities, fondée en 1889, lança en 1900 l’idée d’organiser le 300^e anniversaire de l’arrivée des colons à Jamestown, personne n’envisageait la dimension exceptionnelle que l’événement allait prendre. Il s’agissait toutefois d’attirer beaucoup plus de monde que lors des célébrations antérieures. De ce fait, l’île de Jamestown fut très vite écartée dans le choix du lieu. Trop petite, mal desservie, difficile d’accès, elle était très peu propice à la mise en place d’infrastructures nécessaires pour accueillir les milliers de visiteurs attendus25. Richmond se porta candidate, mais le comté de Norfolk fut choisi à la suite de plusieurs demandes appuyées de la part de la presse locale et de la population26. En 1902, la Jamestown Exposition company fut mise en place, l’ancien gouverneur de Virginie Fitzhugh Lee, neveu du général sudiste Lee et personnalité la plus célèbre de l’État, fut nommé président de la Compagnie, et la machine était lancée27. À l’origine, il s’agissait de retracer l’histoire de la Virginie, une fois encore au travers des exploits des pionniers de Jamestown. Mais le projet se mua en une entreprise beaucoup plus complexe, et fut pour la première fois organisée par une commission fédérale.

12Il fut convenu que les festivités dureraient du 26 avril au 1^er décembre 1907 à Sewell’s Point28, et que l’accent serait mis sur les efforts communs qui unissaient à présent une nation dont le pouvoir économique et politique ascendant s’inscrivait dans une perspective mondiale : la naissance de la Virginie n’était plus au devant de la scène, à travers elle, c’était celle de la Nation que l’Exposition devait faire briller. Celle-ci allait donc devenir un décor idéal pour que les États-Unis démontrent leur puissance notamment industrielle et navale. Trente-huit bâtiments principaux étaient prévus sur le site, consacrés aux efforts nationaux dans les domaines de l’économie, de l’éducation, de la production industrielle, des transports, de l’agriculture, de la métallurgie, chacun abritant des expositions et des stands de produits manufacturés. L’Exposition représentait ainsi pour de nombreuses sociétés une vitrine publicitaire sans pareil. Le discours officiel de la direction précisa pourtant que l’aspect économique ne devait pas prévaloir sur la portée historique, patriotique et éducative de l’événement29. Mais il est indéniable que l’Exposition prenait plus des allures de foire internationale que de grand forum éducatif.

13Les organisateurs avaient demandé à chaque État de l’Union de contribuer aux festivités en construisant un bâtiment selon la tradition architecturale de chacun d’entre eux. Certaines maisons abritaient des expositions, d’autres servaient d’ambassades, de lieux de rendez-vous en proposant rafraîchissements et collations aux visiteurs. Parmi celles-ci figurent notamment la Pennsylvania House, la Virginia House, la new Hampshire House, ou encore la north carolina House. Tout au long de l’année, des journées furent organisées pour célébrer chaque État représenté, mais aussi un secteur économique donné. C’est le Président Théodore Roosevelt qui ouvrit officiellement l’Exposition le 26 avril avant d’assister à d’impressionnants défilés militaires et navals30. Parmi les nombreux bâtiments, il en est un qui souleva une polémique : le negro Building, destiné à mettre en avant les progrès des Noirs aux États-Unis. Ce choix d’un édifice à part divisait. Parmi les fervents opposants, W.E.B. Dubois s’offusqua de cette mise à l’écart et appela à la prise de conscience en rappelant qu’un succès ne pouvait raisonnablement pas se fonder sur la séparation et l’utilisation des méthodes ségrégationnistes issues des lois dites de « Jim Crow » qui sévissaient alors dans le Sud. D’un autre côté, Booker T. Washington accepta de se rendre au negro Building en tant qu’invité d’honneur le jour du negro Day le 3 Août, pour y prononcer un discours dans lequel il déclara :

« Je crois que notre communauté doit profiter de chaque occasion qui lui est donnée, où qu’elle soit représentée, au Nord comme au Sud, afin de démontrer au monde les progrès que nous sommes en train d’effectuer en tant que race. Aucune bataille n’a été gagnée par une armée immobile ou qui se terre dans ses baraquements. Il y a des batailles raciales à gagner en allant de l’avant (…)31. »

14L’organisateur Giles B. Jackson pensait quant à lui que cette entreprise était destinée à se concentrer sur la population afro-américaine afin de porter un regard plus ciblé sur cette catégorie. Finalement, plus que la polémique, on retint le fait que le negro Hall fut le seul site de l’Exposition visité par le président, et que les installations financées par des Noirs et mises en place par des Noirs, furent les seules à rapporter de l’argent à la Compagnie.

15Outre les bâtiments des États de l’Union et les différents édifices consacrés à différents secteurs industriels florissants, le visiteur pouvait se rendre dans une fête foraine, ou assister à un wild west show, ou bien encore revivre le tremblement de terre de San Francisco de 1906. Il y en avait donc pour tous les goûts, les activités et les manifestations se suivaient à un rythme soutenu. Cette énorme démonstration historico-industrielle et les moyens colossaux qui avaient été engagés laissaient présager d’un taux de fréquentation exceptionnel et donc de bénéfices considérables. Ce ne fut pourtant pas le cas. La Compagnie ne put rembourser que 140 000 dollars sur le million prêté par le gouvernement fédéral, les visiteurs ne s’étaient pas déplacés en nombre, seule la moitié avaient payé leur entrée, les attractions n’étaient pas au point en temps voulu, les promoteurs se débattaient sans cesse contre des problèmes techniques et logistiques. Avec du recul, le projet apparaît bien trop ambitieux. Si l’exposition de Jamestown resta dans les mémoires comme une catastrophe financière à la portée éducative plus que limitée, elle eut au moins le mérite de fournir à la nation un site d’exception pour la construction d’une puissante base navale à Norfolk.

16Cinquante ans plus tard, l’anniversaire de Jamestown fut à nouveau d’actualité et on assista à un changement radical dans la façon de l’appréhender. Deux guerres avaient secoué le monde et les États-Unis n’avaient nul besoin de prouver leur statut de première puissance : il était donc temps de recentrer les commémorations sur le site originel. Dans le cadre de la préservation du site, les choses changeaient très vite. En 1893, l’Association for the Preservation of Virginia Antiquities (APVA) avait déjà acquis une grande surface de l’île. En 1900, un mur sous-marin avait été construit dans le but de ralentir l’érosion qui s’attaquait au littoral et qui avait déjà emporté le site du fort, comme on le croyait alors. En 1934, le national Park service (nPs) obtint le reste de l’île. Dès lors, diverses missions archéologiques furent envoyées sur le site afin de creuser l’histoire de Jamestown, dans tous les sens du terme. Il ne s’agissait plus de se cantonner à l’aventure de Jamestown, mais il fallait se concentrer sur la vie à Jamestown, rétrécir le champ et s’intéresser aux acteurs humains, aux individus qui avaient pris part au développement de la colonie, et donc à leurs moyens de subsistance, leurs vêtements, leur cuisine, leur artisanat, leurs activités commerciales.

17C’est dans ce but, et pour accueillir les célébrations du 350^e anniversaire de Jamestown que fut créé le Jamestown festival Park à l’initiative du nPs, de l’État de Virginie et de la colonial williamsburg corporation. Les sites historiques de Jamestown, Williamsburg et Yorktown formèrent le Historical Triangle et furent reliés entre eux par la route construite pour l’occasion et appelée the colonial Parkway. Enfin, on construisit un pont entre Jamestown et la terre ferme pour faciliter son accès, ainsi que des répliques grandeur nature des trois navires dans un souci d’authenticité historique en adéquation avec les missions archéologiques. Après avoir façonné le paysage, tout était prêt pour accueillir les visiteurs, du 1^er avril au 30 novembre 1957. Ces célébrations sont présentées comme un grand succès, puisqu’elles ont attiré plus d’un million de touristes. Les points d’orgue de ces huit mois furent les visites de hauts dignitaires et de représentants politiques, à commencer par le président Eisenhower, le vice-président Nixon, et la reine Élisabeth II. Vingt-cinq mille personnes étaient présentes lors de la visite du couple royal au festival Park le 16 octobre. Son discours, mettant l’accent sur les liens unissant le Grande-Bretagne et l’Old Dominion, mais également les deux nations, était de bon augure en cette période de Guerre froide. Parades, défilés militaires en musique, feux d’artifices, divertissements et dîners officiels se succédèrent. Mais alors que le seul effort observé dans la représentation des Amérindiens consistait en des reconstitutions de villages et la mise en place de stands d’objets artisanaux, les Noirs furent complètement et délibérément oubliés dans l’organisation des festivités. Le contexte dans le Sud était alors extrêmement tendu : alors que l’arrêt de la Cour suprême Brown v. Board of Education (1954) déclarait la ségrégation raciale inconstitutionnelle, la loi était loin d’être appliquée dans un Sud où plusieurs gouverneurs avaient décidé de s’y opposer par tous les moyens. Une fois encore, et malgré les efforts réalisés depuis les premières célébrations, les festivités restèrent en marge d’une certaine réalité, comme un espace de mémoire sélective et consensuelle où des sujets d’actualité brûlante sont couverts par des réjouissances souvent bon enfant, alliant authenticité et faste.

18C’est dans cet univers que la mémoire collective fut nourrie au travers de discours, d’expositions et de représentations. Les mythes et symboles jouèrent également un rôle primordial dans l’élaboration d’une image le plus souvent idéalisée de l’Old Dominion afin qu’il retrouve le devant de la scène historique et culturelle aux yeux de la nation et du monde.

Des pionniers aventuriers bâtisseurs d’un monde rêvé

19Si l’on s’intéresse à la rhétorique des commémorations des XIX^e et XX^e siècles, il apparaît clairement que les colons de Jamestown ne sont pas décrits comme de simples marins envoyés par la Couronne. Les discours, odes et poèmes, revêtent une dimension particulière en leur attribuant un rôle, certes prépondérant dans l’implantation du pouvoir anglais outre-Atlantique, mais également fortement symbolique. Ils deviennent, au travers des mots, les vecteurs des grands principes républicains de liberté, d’indépendance, d’esprit d’entreprise, de courage et d’ambition dans une quête du bonheur qui ne connaît pas d’obstacles. Les récits commencent le plus souvent par évoquer une aventure qui se mue en un voyage mythique, sans avoir peur des incohérences historiques :

« Une poignée d’aventuriers téméraires à la fois désespérés, persécutés, vertueux, braves et indépendants, venus de toutes les nations du Vieux Monde, s’engagent sur deux frêles embarcations, à travers les profondeurs immenses et insondables de l’Atlantique ; ils se détournent délibérément du confort, du raffinement, du luxe de la vie civilisée ; ils s’arrachent aux paysages chéris de leur enfance, se détachent de ces doux et affectueux liens : animés par un esprit d’aventure, ces hommes généreux se préparent à affronter les dangers de mers inconnues, des déserts hurlants, et des sauvages, encore plus terribles que les tempêtes et les bêtes sauvages32. »

20Cette description d’hommes valeureux bravant les forces de la nature tels des demi-dieux, entoure les colons d’un halo de sublime et s’attache à inspirer révérence et reconnaissance, deux termes clés dans les discours ponctuant les célébrations. Ils sont les « forefathers », les ancêtres, les prédécesseurs, les pères fondateurs, ceux qui doivent inspirer les générations successives d’Américains, et qui méritent donc respect et gratitude :

« Amis de Virginie, l’arrivée de nos ancêtres dans ce pays, la montée et le progrès de l’Empire américain qui s’en suivirent, les causes qui ont formidablement accéléré ce progrès (…) méritent assurément l’attention du Philosophe, de l’Homme d’État, du Citoyen. (…) Vous savez, chers compatriotes, quelles difficultés presque insurmontables ont assailli la colonie. Vous savez qu’elle est presque morte dans l’œuf. (…) Le cœur des colons, ballotté par l’océan, par la furie des vents et des vagues, était sur le point de céder au désespoir (…) mais ils sont arrivés sur les calmes berges de la Baie de Chesapeake [et ont] posé les jalons d’une république dont la gloire doit être immortelle33. »

21L’héroïsme se conjugue au passé mais sert d’inspiration au présent. Les colons de Jamestown sont représentés comme ceux qui ont ouvert la voie en inscrivant sur une terre vierge en guise de page blanche les premiers mots de la république. Cette idée de donner naissance, d’implanter les premiers repères, de poser les jalons, de planter les premières graines est récurrente :

« Leur héroïsme et leur constance ont ici planté les graines de la république, qui s’étend à présent d’un océan à l’autre, prodigue à des millions d’individus les bienfaits de la liberté civile et religieuse, et nourrit de son exemple l’idée même des droits de l’homme. Que cet événement célébré aujourd’hui est propice à tout être humain34 ! »

22Ces colons sont les glorieux messagers de valeurs à la fois républicaines et universelles, qui touchent non seulement la Virginie, mais aussi la nation et le monde. Les anniversaires de Jamestown partiront de ce présupposé afin de célébrer la grandeur et la gloire d’un événement passé qui inspire le présent et illumine l’avenir. Les célébrations créent ainsi un temps mythique, fort de sentiments à la fois individuels et patriotiques dans lequel les Américains sont invités à s’unir sous la bannière du souvenir pour gagner à la fois en puissance et en prestige.

23L’île de Jamestown devient elle-même un espace en dehors du temps, un lieu bucolique habité par les âmes des colons. Dans les poèmes et les discours, ils deviennent des fantômes circulant entre les tombes, donnant ainsi au lieu une couleur à la fois solennelle et nostalgique, en accord avec la mélancolie de la période romantique. Les récits des promeneurs d’alors montrent qu’il était difficile de ne pas se laisser prendre aux charmes de ces rêveries romantiques. « Porte-Crayon » lui-même avouera que dès qu’il posa le pied sur le site, les émotions rattrapèrent le chroniqueur pour en faire un « pèlerin » du souvenir comme bien d’autres35. Les visiteurs étaient parfois si imprégnés de ces émotions fortes, qu’ils se livraient à une sorte de vandalisme (fétichisme ?) historique, n’hésitant pas à dégrader les lieux en prélevant des morceaux de brique de la Vieille Église datant de 1639, cet emblème architectural qu’il fallut confier à la garde d’agents spécialement affectés à Jamestown en 195736.

24Si les colons sont représentés comme une entité collective, où de rares représentants se distinguent (comme les principaux gouverneurs et présidents de la colonie), deux éléments prennent toutefois l’ascendant dans les récits de l’histoire de la Virginie : John Smith et Pocahontas.

Pocahontas et John Smith, les héros romantiques du Sud et de la Nation

25À travers les discours et les honneurs rendus au Capitaine Smith, deux facettes se distinguent : c’est tout d’abord un homme de terrain et un dirigeant indispensable à la survie de la colonie. Mais c’est également un héros romantique, le prince vaillant, qui a conquis le cœur de Pocahontas, la belle Indienne qui l’a sauvé in extremis d’une mort certaine. Si les faits ne sont pas (et ne seront probablement jamais) prouvés, la mémoire collective ne s’en soucie guère. Ces deux personnages représentaient un couple idéal dans l’élaboration d’un mythe dès 1807, à l’heure où la jeune nation avait besoin de se créer de tous nouveaux repères culturels et symboliques. L’événement historique connu sous le nom de « The Rescue » réunissait bien trop d’éléments propices à la création d’une romance fondatrice. Cette relation non avérée, prenant sa source dans les seuls écrits (pourtant factuels) de Smith, est la clé de voûte d’un mythe créé au XIX^e siècle. Les deux personnages correspondaient alors aux critères des héros de la jeune république :

« Les grands orateurs politiques, les historiens, les hommes de lettres commencèrent à déceler chez le Capitaine Smith des caractéristiques héroïques qui leur apparaissaient comme typiquement américaines : le courage à toutes épreuves, la confiance en soi, l’ingéniosité et la foi en l’avenir des terres nouvelles37. »

26Dans tous les poèmes et discours officiels, Pocahontas était dépeinte comme l’ange gardien de la colonie. Les représentations picturales et littéraires qui commencèrent alors à fleurir autour de son personnage la décrivirent comme une créature des bois, une nymphe volant au secours de son amour blanc, une envoyée de la Providence qui aida la colonie à se maintenir à flot au nom de l’amour miséricordieux des hommes. Les termes bibliques ne manquent pas, mais on préféra se concentrer sur la grandeur de ses qualités humaines et altruistes que sur sa conversion au christianisme38. Au cours des célébrations successives, Pocahontas est plus souvent représentée que tout autre acteur de l’histoire de Jamestown. Outre les journées spéciales (notamment en 1907), il est à noter que la Troisième Virginiade de 1834 devait accorder à l’Indienne une place de choix. Il était en effet prévu qu’un cortège de 227 belles jeunes filles, représentant les 227 années qui s’étaient écoulées depuis la fondation de la colonie, accompagnassent les processions officielles. Ces demoiselles étaient alors sensées représenter la pureté, la beauté et la vertu qui caractérisaient Pocahontas39. On ne sait si ce défilé a réellement eu lieu, mais son idée seule montre à quel point Pocahontas était volontiers montrée en exemple, hissée au rang de symbole, d’icône.

27En marge de la création de la Nation, il y eut la création du Sud, sorte d’enclave culturelle dont Smith et Pocahontas allaient devenir les plus dignes représentants, les ancêtres des Cavaliers et Belles, autant de symboles qui participèrent à la lutte historique et culturelle opposant le Nord et le Sud. Cette rivalité se retrouve dans toutes les célébrations, à des degrés divers.

« We were the first » : Jamestown contre Plymouth

28Lors des commémorations du XIX^e siècle, Jamestown servit de décor à la reconstitution du passé virginien, alors sublimé pour l’occasion. Le site est ainsi devenu une entité mémorielle à part entière, une bulle du souvenir portant en elle les vestiges d’une gloire historiquement révolue, mais immortalisée par les hommes. Mais le site abrite également un phénomène qui dépasse la nostalgie romantique de la célébration des valeurs nobles et de l’héroïsme. En effet, il se joue aussi une bataille culturelle menée contre le Nord. En 1807 et 1857, la nation est encore jeune et s’appuie sur les grands hommes signataires de la Déclaration d’Indépendance pour se créer une nouvelle toile culturelle, parsemée de symbolismes forts. Il existait donc déjà une tradition nationale de la célébration, et Jamestown, ses colons, Pocahontas et John Smith devaient trouver leur place, d’abord dans l’État, puis au-delà des frontières régionales. Il fallait que la naissance de la nation s’accompagnât de la création de mythes fondateurs solides. Celui de la création d’un monde nouveau, du (re)commencement, a de tout temps servi de ciment dans le développement des sociétés40. Certes, la signature d’un document devenu presque sacré marqua bien l’avènement d’une ère nouvelle et l’émergence sur l’échiquier mondial d’une puissance sur laquelle il faudrait désormais compter, mais il faut revenir aux temps plus reculés, et s’intéresser aux premiers pas, aux premières rencontres, aux premiers succès, aux premières tentatives, à toutes ces premières fois qui ont rendu possible la réunion des Pères fondateurs en 1776. Ces « firsts » sont essentiels dans l’élaboration des repères historiques et culturels.

29Dans la première moitié du XIX^e siècle, deux événements historiques concouraient pour le titre de mythe fondateur de la nation : au Sud Jamestown, au Nord, les « Père pèlerins »41. Mythes jumeaux en négatif, l’un donnait la part belle au sentiment et aux valeurs humaines, l’autre à la foi et aux principes moraux ; l’un était romantique, l’autre vertueux. Ainsi, les défenseurs de chacun firent de leurs représentants symboliques des porte-drapeaux de part et d’autre d’une ligne imaginaire. Petit à petit celle-ci prit de l’épaisseur tant les mythes étaient devenus à la fois des boucliers et des armes, des instruments de la désunion des États. Le Nord se moquait de l’histoire mièvre et mensongère de Pocahontas et Smith qui avait servi à la mise en place d’une société soulevant l’indignation, car archaïque et féodale fondée sur l’esclavage. Le Sud se méfiait de l’industrialisation conquérante et de la volonté nordiste de diriger l’Union. La bataille des mythes prit donc de l’ampleur avec la Guerre de Sécession42. Les discours prononcés au cours des célébrations de 1807 et 1857 reflètent plus ou moins clairement le désir virginien de revendiquer la suprématie de Jamestown sur les Pilgrims de Nouvelle-Angleterre, ne serait-ce que parce que ces derniers ne sont arrivés que treize ans plus tard et que sans le succès de Jamestown en tant que première colonie anglaise permanente en Amérique, celle de Plymouth n’aurait jamais pu voir le jour.

30En Nouvelle-Angleterre on avait déjà commencé à célébrer l’arrivée des Pilgrims et l’établissement de la colonie de Plymouth dès 1769. Pendant la Révolution américaine, les patriotes du Massachusetts faisaient le parallèle entre la quête de liberté religieuse des Pèlerins et le combat contre la Grande-Bretagne dont il fallait s’affranchir43. Dès lors, les célébrations de Plymouth revêtaient un caractère républicain indéniable consolidant le sentiment d’identité nationale. Quant aux Virginiens, ils n’étaient, selon les Nordistes, pas assez vertueux et ne pouvaient donc prétendre être de vrais Républicains. Les dates ne comptaient plus. Lorsque vint le temps de célébrer le 200^e anniversaire de Jamestown, et bien que rien ne transparût clairement dans les discours et les programmes des organisateurs, il s’agissait de réagir et de refuser que tous les honneurs fussent rendus aux Pèlerins du Nord, en attisant la flamme patriotique des Virginiens. En 1857, le message était plus clair et l’accent mis sur le lieu où tout avait commencé, le site géographique rendant légitime la position de la Virginie en tant que berceau historique et symbolique de la nation44. Mais la guerre civile vint rompre ces efforts de reconnaissance, et lorsque les Pèlerins firent leur entrée dans les livres d’histoire et dans la mémoire nationale, les colons de Jamestown, Pocahontas et John Smith furent relégués au rang de l’anecdote historique, plaisante mais inconsistante : l’histoire est écrite par les vainqueurs, en l’occurrence les « Yankees ».

31Le site de Jamestown, qui avait servi de base aux troupes de Virginie, fut abandonné aux mains de l’armée fédérale. Le « sol sacré » était perdu. Mais les héros de Jamestown ne tombèrent pourtant pas dans l’oubli et les Virginiens s’évertuèrent à les maintenir en vie dans les mémoires en poursuivant les célébrations. Cet effort se nourrit du mythe de the Lost cause qui donna l’occasion au Sud de célébrer un passé fantasmé et sublimé. Dans le même temps, des sociétés de préservation du patrimoine virent le jour, on entreprit des fouilles archéologiques, le site se para de monuments commémoratifs, de statues, de plaques, attira les touristes, se développa. Mais on n’oublia pas pour autant l’affront fait à la Virginie : elle est bel et bien l’État-berceau et entend le faire savoir et reconnaître de tous. S’il apparaît impossible de reprendre l’ascendant sur le Nord dans la culture populaire45, rien n’empêche de rappeler les dates et les règles de la chronologie : 1607 vient avant 1620, quoi que l’on puisse en dire.

Jamestown en 2007 : « le Voyage qui changea le Monde »

32Si Jamestown n’a pu bénéficier comme Plymouth d’une représentation officielle nationale, les arts et la culture populaire s’y sont intéressés à plusieurs reprises en attendant un éventuel 400^e anniversaire de la fondation de la colonie. Une fois encore, ce sont les personnages symboliques de l’histoire coloniale de la Virginie qui furent retravaillés, refaçonnés et présentés à un large public par le biais notamment du cinéma46. Ainsi, Pocahontas s’est retrouvée héroïne pour enfants dans deux films d’animation des studios Disney dans les années 1990 ; puis dans une production hollywoodienne au budget conséquent de 2006, The new world de Terrence Malick, un film puisant son inspiration dans la beauté et la pureté de la nature, une ode visuelle au monde édénique qu’était la Virginie à l’arrivée des colons, l’histoire d’un amour à la fois fort, subtil et impossible entre l’Indienne et le capitaine anglais ; un film réalisé par un maître de l’esthétique cinématographique avec quelques têtes d’affiche et de magnifiques photographies, un souci d’authenticité malgré le parti pris de la romance mythique. Les projets pour une 400^e célébration de la fondation de Jamestown commencèrent à prendre forme dès 1997 quand le Gouverneur George Allen lança un compte à rebours officiel de dix ans, à l’occasion d’un discours devant l’Assemblée Générale de Virginie. Il invita tous les citoyens de l’État à parler de l’événement autour d’eux et à inviter leur famille, leurs amis, de tout le pays et du monde entier, à « revenir à la maison en Virginie »47. Il incombait à chacun de prendre part aux commémorations qui se profilaient : l’effort devait être collectif. Un an auparavant, la Jamestown-yorktown foundation avait été désignée pour diriger les opérations et en 2000, le Congrès créa la federal Jamestown 400^th commemoration commission dont il nomma les membres. La structure administrative et officielle était en place. À l’issue de la vingtaine de tables rondes organisées dans tous le pays par le comité officiel, des milliers de suggestions furent avancées. Il en ressortit trois grandes demandes : l’événement devait s’étendre à la Virginie dans son ensemble et devait revêtir un caractère englobant et faire preuve d’ouverture d’esprit dans les thèmes abordés ; les festivités devaient durer un an au moins ; les commémorations devaient avoir un impact à la fois national et international. Vaste programme, donc.

33C’est en 2005 que les thématiques furent définies. Il s’agissait de mettre en avant l’héritage de Jamestown dans les sociétés modernes, de jeter des ponts entre le passé, le présent et l’avenir de la nation et du monde. La démocratie, le métissage entre les peuples et l’esprit d’entreprise et de découverte allaient être les liens temporels et mémoriels tout au long des célébrations. « Célébration » n’était d’ailleurs plus le terme à employer, seul « commémoration » convenait désormais. À l’ère du « politiquement correct », mieux valait ne pas « célébrer » certains aspects de l’histoire de la Virginie qui allaient pour la première fois être mis en lumière. L’appellation « Jamestown 2007 » devint « America’s 400th Anniversary : The Journey that changed the world » [le Voyage qui changea le Monde]. Jamestown devait repousser les frontières de l’État, attester sa position de lieu géographique originel, terre où furent puisés au fil des siècles les grands idéaux nationaux et universels. Les fonds provenaient à la fois des hautes instances du pays mais également d’organisations privées, de généreux donateurs et de particuliers de toutes conditions, ce qui renforça l’esprit de communion dans l’effort48.

34Les festivités commencèrent en 2006 avec le voyage de la réplique exacte du godspeed de mai à juillet sur toute la côte Est des États-Unis. Le voyage s’accompagna d’une tournée de promotion, avec concerts et divertissements en tous genres destinés principalement aux familles. Quatre cent cinquante mille personnes purent admirer le navire et participer aux activités. La réplique reprit du service l’année suivante lorsqu’une croisière fut organisée pour les touristes désireux de se rendre à Jamestown pour le week end anniversaire au cours duquel la Reine Élisabeth II fut en visite sur le site pour la première fois depuis 1957. En octobre 2006, on célébra le 225^e anniversaire de la victoire de Yorktown, avec des parades, des reconstitutions historiques, des conférences ayant pour thème le patriotisme, des concerts et des jeux qui ont attiré 48 000 visiteurs. Une alliance commémorative fut mise en place avec le Royaume-Uni où l’on organisa des manifestations en l’honneur de Jamestown et des expositions dans les musées de Londres. Tout au long de l’année, des colloques furent organisés autour des grandes thématiques définies par la Commission. Des programmes éducatifs furent mis en place ainsi que des visites virtuelles sur Internet. On commercialisa des timbres commémoratifs et, ce fut une première, des pièces de monnaie officielles furent frappées pour l’occasion. Pour la première fois également, les communautés amérindienne et afro-américaine furent pleinement représentées dans le cadre de conférences et de festivals dans un souci de communion dans l’histoire et dans le présent, malgré un passé lourd marqué par les cessions territoriales, ses conséquences démographiques et l’appauvrissement culturel pour les uns, et par l’esclavage et la ségrégation pour les autres. Des dizaines de concerts ponctuèrent en apothéose le weekend anniversaire en mai 2007, mélangeant toutes les influences musicales, du rock au R’n’B, en passant par la folk et la country, pour finir sur un registre classique avec un orchestre de 400 instruments et un chœur de 1607 voix. De nombreux discours officiels furent prononcés par des personnalités du monde politique et diplomatique telles que le Président Bush, la Reine Élisabeth II, le Gouverneur Tim Kaine et le Vice-président Dick Cheney. Ce dernier se rendit en octobre 2007 dans la Veille Église de Jamestown, à l’endroit même où s’organisa le premier corps politique représentatif et démocratique. Son discours synthétise les idées véhiculées par les commémorations de 2007 :

« Il est étonnant de constater que la grande histoire de l’Amérique commence sur le site d’un petit fort triangulaire. (…) L’histoire de notre pays n’a pas commencé au cap Cod en 1620. Voilà un premier point à soulever. Tant de choses qui définissent notre pays, sa langue, ses traditions et institutions judiciaires, prennent racine dans cette partie de la Virginie. La liberté et la loi, la propriété privée, l’esprit d’entreprise et de commerce, tout ceci fait partie de l’héritage de Jamestown. (…) C’est là (…) que nous trouvons la source de la diversité culturelle qui continue de façonner notre pays. L’historien James Horn le dit très bien : “À Jamestown, les peuples d’Amérique, d’Europe et d’Afrique se sont tout d’abord rencontrés, ils ont vécu et travaillé côte à côte, ils ont commercé et se sont battus les uns contre les autres, ils ont survécu et ont continué”. Depuis ces années reculées, le peuple de cette terre a suivi un chemin en perpétuelle ascension vers la liberté, l’entreprise, la justice et l’égalité49. »

35À travers les discours et les manifestations officielles, Jamestown à elle seule devient une entité à part entière, un site emprunt d’une solennité invitant au respect, à la reconnaissance, à la révérence, parfois même à la vénération. Certaines choses sont immuables depuis 1807. Si les thématiques et les enjeux ont évolué depuis, si les odes et les poèmes déclamés en public ont été remplacés par les reconstitutions pédagogiques, les spectacles musicaux et les programmes éducatifs, l’attachement à un certains legs colonial reste intact. Du moins si l’on se situe du côté des organisateurs. En effet, la ferveur du sentiment d’appartenance à une même terre presque sacrée qu’ils véhiculent paraît disproportionnée au vu de l’impact sur le public et des réactions de celui-ci. Certes la célébration du passé à Jamestown va de pair avec la passion des Américains pour la recherche généalogique, et les fouilles archéologiques sur le site ont attiré l’attention des médias, des touristes et des scientifiques50. Il apparaît clairement que les commémorations de 2007 ont une dimension exceptionnelle, par leur contenu foisonnant et l’intensité des messages véhiculés. Mais si l’on ne peut être qu’impressionné par un tel déploiement de moyens et la mobilisation de tels efforts, certains éléments laissent une impression inconfortable et un bilan en demi teinte après la fête.

36À plusieurs reprises, lorsque l’on explore les publications officielles et les comptes rendus du déroulement de festivités, Jamestown apparaît comme une espèce de fourre-tout mémoriel une enveloppe dans laquelle seraient introduits pêle-mêle des domaines aussi divers que la démocratie et la généalogie, l’esprit d’entreprise et le bonheur d’être en famille dans un jardin botanique spécialement créé pour l’occasion, la soif de découvertes et toutes les bonnes raisons de venir passer ses vacances en Virginie. Jamestown devient ainsi un support promotionnel extensible, chaque sponsor y allant de sa comparaison avec l’aventure des colons anglais, de l’opérateur téléphonique à la compagnie de chemin de fer, du promoteur immobilier à la banque d’affaires, du fabricant de chaudières au fournisseur de meubles rustiques. Il serait exagéré de réduire cet événement à une gigantesque opération commerciale, mais sous un certain angle, on ne peut rester insensible face à ce qui s’apparente fortement à une sorte de récupération mercantile de la mémoire.

37Outre cet aspect purement pratique et concret, les commémorations semblent avoir procédé pour certains sujets à des raccourcis regrettables de l’avis de quelques associations. Ainsi, dans la représentation des tribus amérindiennes et de la population afro-américaine, l’accent a été mis sur la diversité culturelle. Mais avant d’arriver à une telle diversité qui façonne aujourd’hui les contours sociaux des États-Unis, les relations entre les peuples se sont fondées sur la domination et le conflit. Or, dans les différentes manifestations organisées autour de ces communautés, il a été noté par leurs représentants que des étapes avaient été sautées : on était passé directement du rapide constat que les Européens, les Amérindiens et les Afro-Américains ont un passé lourd, à celui qui consiste à mettre en exergue la situation positive des minorités de nos jours. Les tribus de la Chesapeake ont été représentées à travers leurs traditions, leur culture ; on a sensibilisé le public à leur mode de vie, sans pour autant aborder clairement les événements historiques qui expliquent qu’on puisse plutôt parler de mode de survie. De même, l’esclavage et la ségrégation ont pesé bien peu en comparaison avec le portrait flatteur que l’on a fait des Afro-Américains de nos jours, un panorama nourri de statistiques : le nombre croissant de leurs représentants en politique, de jeunes qui poursuivent des études supérieures, de directeurs de sociétés florissantes, de femmes actives. Il n’y aucun mal à célébrer l’union des peuples, le multiculturalisme, l’entente finalement acquise, la communion dans la célébration d’un passé commun. Pourvu qu’il y ait une repentance claire, une reconnaissance officielle, sans gommages, sans raccourcis historiques. Si les faits sont évoqués de manière trop vague, s’ils sont résumés à la hâte au profit d’un portrait optimiste de la situation présente, les bases de tant d’efforts et de bonne volonté paraissent trop fragiles aux yeux des populations que l’on dit pudiquement « issues des minorités ethniques », pour espérer un résultat pleinement positif et productif.

38Enfin, le public semble se lasser de ces commémorations et par conséquent, répond de moins en moins présent. Le 400^e anniversaire de Jamestown a ainsi été un échec financier, la fréquentation n’ayant pas été à la hauteur des espoirs des promoteurs. Les festivités sont passées inaperçues de notre côté de l’Atlantique, et n’ont été que rarement évoquées dans de nombreux États américains. Les frontières de la Virginie n’ont pas réussi à s’élargir et il semblerait que l’offre ait très largement dépassé la demande et que Jamestown soit resté dans le domaine du folklore et du divertissement.

39Étymologiquement, l’« anniversaire » renvoie à la circularité du temps, anniversarius signifiant en latin « qui revient tous les ans », et annus « cercle, circonférence, année ». En célébrant des anniversaires, la société moderne célèbre à l’infini, comme mue par cette impulsion devenue naturelle, presque automatique. « Que célébrons-nous aujourd’hui ? » est une question qui pourrait ponctuer le calendrier national pour fractionner le temps, l’organiser, le maîtriser, et continuer d’avancer. Le souvenir d’un événement du passé devient ainsi parfois un simple prétexte : si le pique-nique allait de pair avec les célébrations du XIX^e siècle, aujourd’hui le 4 Juillet ne peut se concevoir sans barbecue. La commémoration aux États-Unis semble être entrée dans les mœurs comme ingrédient d’un style de vie où plaisir et réjouissances prennent bien souvent le dessus sur la connaissance approfondie et l’analyse objective du passé. Alors trop de commémorations tuent-elles la commémoration ? Si l’on commémore ce que l’on ne veut pas oublier, certains éléments sont également effacés. Ainsi se créée une certaine discrimination dans le rappel à la mémoire.

40Les commémorations de Jamestown ont adopté des angles de vue différents au cours des siècles. À la célébration d’un mythe qui se voulait national a succédé la démonstration d’une puissance mondiale qui trouva son essor dans l’industrie conquérante et l’union des citoyens malgré les conflits internes qui ont marqué le passé. Après cette volonté de rayonnement international, le faisceau mémoriel se concentra sur la Virginie, retranscrite comme le berceau des États-Unis, un point de départ qui explique le présent et qui augure d’un avenir nourri de découvertes et de principes universels destinés à guider les actions des hommes. Les acteurs de l’histoire ont également leur importance puisque chacun doit tenir sa place dans la mémoire nationale. Un discours le plus souvent consensuel et emprunt de politiquement correct est alors adopté, parfois à outrance, pour faire de la commémoration un acte « englobant » (« inclusive » étant un terme fréquemment utilisé par les organisateurs officiels) qui entre dans la fabrication d’une mosaïque nationale symbolique. Depuis la fin des festivités de son 400^e anniversaire, l’île a retrouvé un calme relatif et vit au rythme des visites touristiques et des missions archéologiques. Il faudra attendre 2057 pour qu’elle se pare à nouveau de ses plus beaux atours pour un nouveau rendez-vous avec son histoire.