Le cadavre et la machine au XIXe siècle
p. 87-98
Texte intégral
1L‘objet de ce travail est de présenter quelques pistes de recherche, nécessairement exploratoires et très partielles, concernant les relations possibles entre la machine et une catégorie particulière de corps, le corps mort. Ces relations éventuelles s’inscrivent, pour la période qui nous intéresse, dans un contexte de changements aussi bien en ce qui concerne la machine qu’en ce qui concerne le funéraire.
2Deux formes de modernités se développent parallèlement. La première est, évidemment, la modernité machinique, au centre de ce colloque. La seconde est la modernité funéraire. Des changements affectent en effet, au XVIIIe et au début du XIXe siècle, les attitudes collectives face au corps, changements dont il faut rappeler en quelques mots les principaux traits, au risque d’un certain schématisme1.
3Jusqu’au XVIIIe siècle, l’inhumation des morts se fait dans les églises ou dans les cimetières paroissiaux accolés aux églises. Cet ancien régime funéraire est souvent décrit comme celui d’une présence forte des cadavres dans l’espace urbain, d’une proximité des morts et des vivants. Attention toutefois aux anachronismes et aux nostalgies mal venues : cette proximité renvoie sans doute davantage à de l’indifférence qu’à de l’affection. Elle ne s’accompagne pas d’un culte des morts comme nous le concevons aujourd’hui ; la tombe individuelle est l’exception, rares sont les marques permettant d’individualiser les sépultures, majoritairement effectuées dans les fosses communes promises à des reprises périodiques. Le souvenir des morts se fonde sur les messes testamentaires, destinées à assurer le salut, et non sur un lieu, un emplacement personnalisé où l’on viendrait se recueillir.
4Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, cette promiscuité est remise en cause. Le regard sur les morts se modifie. Regard n’est sans doute pas le mot adéquat : ce sont d’abord les perceptions olfactives qui changent. Comme l’a bien montré Alain Corbin, une intolérance croissante aux odeurs cadavériques se développe, portée par un puissant courant hygiéniste et aériste qui dénonce le danger de la dissémination des miasmes cadavériques dans l’atmosphère2. Dans ce contexte débute une vaste campagne menée par les élites éclairées, dans un premier temps pour proscrire les morts des églises, puis pour éloigner les cimetières des agglomérations humaines dans un second temps ; le point culminant en est la déclaration royale de 1 776.
5Après la Révolution, cette ébauche d’une politique sanitaire des cadavres se trouve prolongée et confirmée par le décret sur les sépultures du 23 prairial an xii (12 juin 1804), qui pose les fondements du cimetière moderne contemporain3. C’est le début des grandes nécropoles urbaines que nous connaissons tous, qui se peuplent progressivement de tombes individuelles et familiales, et deviennent le lieu d’un culte des morts dont l’aspect le plus spectaculaire est le pèlerinage du jour des morts et de la Toussaint.
6Dans ce nouveau rapport au corps mort, la modernité machinique contemporaine trouve-t-elle à s’immiscer ? L’évolution des usages funéraires va-t-elle de pair avec la modernité technique ? Sont-elles compatibles ? C’est sur cette question que l’on se propose de donner quelques éléments d’une réflexion en cours4.
7Une première piste à explorer concerne le nouveau cimetière et ses fonctions. Je fais ici l’hypothèse que le cimetière contemporain, tel que le met en place le décret de Prairial, peut se concevoir – a été conçu – comme une sorte de dispositif à consumer les corps, qui présente un certain nombre d’analogies avec les dispositifs machiniques. Cette hypothèse, que l’on pourrait taxer d’anachronisme au tout début du XIXe siècle, paraît pourtant de plus en plus pertinente quand on avance dans le siècle ; comme si, au fur et à mesure que la machine envahit l’espace public et le quotidien, le modèle machinique du cimetière acquérait une visibilité et une intelligibilité croissantes.
8En quoi le décret de Prairial peut-il inviter à une telle hypothèse ? Pour comprendre sa genèse, il faut rappeler brièvement les débats autour de la salubrité des cimetières qui se développent dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, et notamment ceux qui concernent le cas emblématique du cimetière des Innocents, situé au cœur de Paris. À l’occasion de ces débats se construit en effet un savoir scientifique et technique sur les cimetières, produit par des médecins comme Vicq d’Azyr, Thouret, ou des chimistes comme Fourcroy. Ce débat est nourri des observations et des expérimentations qui précèdent ou font suite aux exhumations massives de 1785. Entre 1770 et 1790, rapports et contre-rapports se succèdent en effet à l’Académie des Sciences, à la Société Royale de médecine sur la saturation du cimetière, ses vapeurs méphitiques, et sur les phénomènes chimiques qui président à la décomposition ou à la saponification des corps dans des milieux particuliers.
9Dans la construction de cette expertise, deux points techniques retiennent particulièrement l’attention : la question sanitaire des exhalaisons miasmatiques, qui préoccupe les médecins, la capacité physique et chimique des sols à absorber les matières animales, à les détruire. À l’aboutissement de cette réflexion se constitue la définition du bon cimetière : un bon cimetière est un cimetière qui décompose, c’est-à-dire qui transforme chimiquement, rapidement les corps, et ceci sans rejeter de vapeurs délétères dans l’air environnant.
10Cette définition sous-tend le décret de Prairial an xii qui établit les bases de la législation funéraire moderne, et dont on peut rappeler qu’il est largement inspiré par un chimiste, Jean-Antoine Chaptal. Le décret repose sur deux impératifs : neutraliser le pouvoir mortifère du cimetière en assurant une décomposition rapide et complète des corps et en veillant aux exhalaisons possibles résultant d’une saturation des sols ou d’exhumations trop précoces.
11Le Titre premier, « Des sépultures et des lieux qui leur sont consacrés » détaille en effet de façon très précise les conditions d’implantation des « terrains spécialement consacrés à l’inhumation des morts ». Situés hors des villes (35 à 40 m – ce chiffre sera porté à 100 en 1808), ils doivent obéir à un certain nombre de règles destinées, entre autres, à protéger les vivants des miasmes : terrains élevés, exposés au nord, clos de murs et plantés d’arbres. Une attention particulière est portée à la question de la capacité d’absorption du cimetière : les fosses doivent faire entre 1,50 m et 2 m de profondeur, et mesurer 80 cm de largeur ; elles doivent être distantes au moins de 30 à 50 cm les unes des autres. L’article 6 ajoute un élément fondamental : il précise le rythme plancher de rotation dans les reprises de fosses ; il s’agit de laisser à la terre le temps de consommer les corps, et de supprimer la possibilité d’exhalaisons méphitiques en cas de décomposition incomplète des corps et de reprises de fosses :
« Pour éviter le danger qu’entraîne le renouvellement trop rapproché des fosses, l’ouverture des fosses pour de nouvelles sépultures n’aura lieu que de cinq années en cinq années ; en conséquence, les terrains destinés à former les lieux de sépulture seront cinq fois plus étendus que l’espace nécessaire pour y déposer le nombre présumé des morts qui peuvent y être enterrés chaque année. »
12Il faut s’arrêter un instant sur cette disposition. Elle prend un relief particulier dans l’optique de notre réflexion, car elle introduit un lien inédit entre la surface du cimetière et sa capacité de traitement. Cette disposition invite à calculer ce qu’on pourrait appeler la puissance du cimetière, et à l’approprier, en amont, au débit de la mortalité. On notera au passage que le texte ne prend pas en compte la nature des sols. La surface est la seule variable évoquée pour déterminer la puissance ou la capacité du cimetière. Par la suite – et mon hypothèse est que le machinisme industriel croissant favorise cette analogie –, cette conception du cimetière comme machine à consumer les corps s’affirme de plus en plus nettement, notamment dans les milieux édilitaires.
13On peut en prendre deux exemples, tirés du dépouillement des rapports des conseils d’hygiène et de salubrité (et plus particulièrement des Bouches-du-Rhône, ici). Ces institutions de veille sanitaire locale ont, on le sait, trois missions : surveiller la santé publique ; établir des statistiques démographiques ; donner un avis au préfet sur l’ouverture d’établissements réputés dangereux, incommodes ou insalubres, tels que les a définis le décret de 1810. Ces conseils de salubrité et/ou d’hygiène publique (le nom change au cours du siècle) s’occupent de la question des cimetières : ils veillent notamment à l’application du décret de Prairial et de la loi de 1843, et ont par conséquent à examiner de nombreuses demandes d’ouvertures, d’agrandissement ou de déplacement des cimetières. C’est l’occasion de rédiger des rapports, dont les auteurs sont pour la plupart des médecins, des pharmaciens ou des ingénieurs. Or, ces rapports donnent lieu à la mobilisation d’une expertise technique riche, focalisée sur le travail de transformation des cadavres, qui va souvent au-delà des directives de Prairial. Certes, les experts envoyés sur le terrain s’inquiètent de l’exposition des vents dominants, de la distance par rapport aux habitations. Ils intègrent aussi clairement dans leur avis le rapport entre la surface du cimetière projeté et la mortalité, y compris celle des épidémies, pour déterminer la taille critique de l’extension ou du cimetière projetés. Mais ils sont très attentifs à la question des sols, qui renvoie à l’aptitude du cimetière à traiter les corps convenablement, c’est-à-dire à les détruire. Pioche à la main, ils affinent les critères établis par Prairial, évaluant la capacité physico-chimique d’absorption des terrains. Ainsi, à propos d’un projet à Martigues, un rapport daté de 1840 conclut défavorablement, « considérant que les conditions que l’on doit surtout rechercher dans un terrain destiné à servir de cimetière, sont que la décomposition des corps puisse s’y opérer avec promptitude, et que les produits de cette décomposition soient retenus et absorbés de manière à ne pouvoir se répandre dans l’atmosphère ou s’échapper par voie liquide à travers les terres5. »
14Un autre signe du rapprochement entre le cimetière et la machine est la position qu’occupe la question des cimetières dans les rapports annuels de ces conseils. Dans le cas des Bouches-du-Rhône, au début du siècle, le plan adopté par ces rapports sépare les questions de « Salubrité publique » où interviennent les cimetières, des « Fabriques et ateliers », examinés ensuite. Mais à partir de 1851, les choses changent. Les cimetières sont désormais traités dans la partie « salubrité des ateliers », et plus précisément dans la rubrique « Établissements de première classe » qui rassemble, selon la nomenclature mise en place en 1810 les industries les plus dangereuses. Les cimetières y voisinent d’ailleurs avec les dépôts de matières fécales, les chantiers d’équarrissage, les fabriques de suif, les tanneries et les usines métallurgiques, notamment celles qui emploient le plomb et où les risques d’intoxication sont importants.
15De façon plus ou moins explicite, et dans une frange limitée de la population, le cimetière est donc conçu comme une machine à traiter les corps. Cette conception, sous la pression des transformations funéraires, va en quelque sorte se trouver poussée au bout de sa logique et aboutir à des projets où le dispositif machinique se fait plus évident.
16De fait, la machine à consumer les corps s’enraye au XIXe siècle. Ses concepteurs n’avaient en effet pas prévu que le cimetière serait progressivement détourné de sa vocation et deviendrait, non un lieu de transformation et de destruction, mais au contraire un lieu de conservation.
17Ce détournement résulte principalement de la multiplication des concessions et des tombes particulières pérennes, dans un contexte de croissance urbaine forte et d’augmentation de la mortalité brute. À l’origine, le décret de Prairial ne prévoyait l’octroi de concessions « privées », pour l’érection de « caveaux, monuments ou tombeaux », que dans des cas très précis :
« Art 11. Les concessions ne seront néanmoins accordées qu’à ceux qui offriront de faire des fondations ou donations en faveur des pauvres et des hôpitaux, indépendamment d’une somme qui sera donnée à la commune, et lorsque ces fondations ou donations auront été autorisées par le Gouvernement dans les formes accoutumées, sur l’avis des conseils municipaux et la proposition des préfets. »
18C’était sans compter le changement profond des mentalités et le désir, qui gagne des couches sociales de plus en plus étendues, de disposer d’une tombe individualisée, identifiable et durable.
19L’inflation concessionnaire est bien connue. Elle a deux conséquences importantes pour la machine cimetériale : d’une part, elle rend complètement caduque le calcul de la capacité de traitement du cimetière en fonction de la surface. La multiplication des concessions, décennales, trentenaires ou perpétuelles, à laquelle s’ajoute celle des allées, fige une part croissante de la surface du cimetière, et diminue de fait sa puissance. D’autre part, en s’accompagnant de la construction de tombeaux maçonnés, elle bloque le processus de destruction des corps, isolés du sol, et favorise, croit-on, l’accumulation de gaz méphitiques sous les dalles des caveaux.
20L’inquiétude entraînée par les épidémies de choléra qui se succèdent à partir de 1832 avait entraîné l’extension du décret de Prairial aux communes rurales en 1843, sommées elles aussi d’éloigner ces lieux d’infection. Mais c’est surtout à partir du second Empire que l’attention s’aiguise et que la question de la surpopulation des cimetières et de la cohabitation des morts et des vivants devient l’objet d’un débat public, notamment à Paris (mais pas seulement), débat arbitré par les expertises et contre-expertises des ingénieurs de l’espace urbain.
21Les constats les plus alarmistes circulent : les grands cimetières mis en place au début du siècle au nord, à l’est et au sud de Paris seraient en voie de saturation. En 1867, Léon Vafflard, chef du service des pompes funèbres parisiennes, prévient : « la terre de ces divers cimetières, saturée de matières organiques, ne suffit plus à la consommation des corps6 » ; certains évaluent à quatre ou cinq ans le délai avant que la machine n’atteigne ses limites. À Marseille, dans le cimetière Saint-Charles, « la masse de terre ne se trouve plus en rapport avec celle des cadavres7 », et l’on a dû, pendant l’épidémie de choléra en 1849, utiliser de la chaux pour aider à la destruction.
22Face à ces dangers, diverses solutions sont proposées, dont la plus simple consiste à agrandir ou à déplacer les cimetières existants. Mais d’autres propositions plus audacieuses sont avancées.
23La plus connue, dans le cas parisien, est la solution que tente d’imposer le préfet Haussmann, à partir de 1862, de désaffecter les cimetières parisiens et d’installer une vaste nécropole à Méry-sur-Oise, à une vingtaine de kilomètres de Paris. Notons d’emblée une constante : le cimetière projeté de Méry ne s’écarte pas, dans son mode de fonctionnement, de la logique antérieure ; il s’agit toujours de créer un dispositif propre à consumer les corps sans polluer les vivants. La question du sol, des eaux, de l’exposition aux vents mobilise les compétences des ingénieurs qui procèdent au même moment aux transformations de la capitale, comme Alphand ou Belgrand. Par ailleurs, il intègre, dans sa conception, le désir nouveau de disposer d’une concession et le rejet des fosses communes : la surface du cimetière doit suffire à absorber la mortalité parisienne, tout en assurant une rotation de ces sépultures individuelles dans un délai convenable pour la mémoire des descendants.
24Mais ce qui fait la véritable nouveauté du projet et marque un peu plus son rapprochement d’un modèle industriel, est la mise à contribution des chemins de fer pour en garantir le succès – chemin de fer dont le développement a commencé une vingtaine d’années auparavant, et dont l’essor est un aspect de la modernisation chère à Napoléon III. Une part importante du projet porte en effet sur l’élaboration d’un service ferroviaire permettant d’acheminer les morts et les familles vers la nécropole. Il faut donc construire des « gares spéciales » localisées dans les anciens cimetières, munies de « chapelles entrepôts » qui rassembleront les corps venus des différents quartiers parisiens ; de ces gares partiront des convois convergeant vers « l’embarcadère général » de Montmartre, relié à Méry par une ligne dont le tracé est vivement discuté. Les trains funéraires achemineront à Méry toutes les heures des wagons rassemblant cercueils et famille, dans des compartiments aux équipements adaptés et soigneusement appropriés selon la classe de pompes funèbres choisie.
25Si, dans ce qui précède, la machine en tant que telle n’apparaît que dans une séquence du processus funéraire (le convoi), et reste « métaphorique » dans le dispositif cimetérial, elle occupe une place centrale dans la deuxième voie explorée par les réformateurs du funéraire : l’incinération. C’est en effet dans les années dans les années 1850 que débutent les premières campagnes en faveur de La crémation et ses bienfaits, pour reprendre le titre de l’ouvrage d’un de ses plus zélés défenseurs8.
26Mais c’est après 1874 que cette voie est explorée systématiquement, à Paris notamment, jusqu’à l’adoption de la loi sur la liberté des funérailles de 1887, et la mise en service du premier crématoire au Père Lachaise en 1889. Or, que proposent les promoteurs de la crémation ?
27Il paraît important de souligner que leur but, et dans une certaine mesure, leur modèle est le même que le cimetière de Prairial : il s’agit toujours de transformer les corps morts sans empoisonner les vivants. Une fois admis ce principe, la supériorité de la nouvelle technologie est évidente9 : la combustion des corps est rapide et complète ; elle ne pollue pas les nappes phréatiques ; au prix de précautions techniques, elle ne pollue pas l’air non plus ; elle occupe peu d’espace, et produit peu de résidus. Ces qualités sont répétées à l’infini par ses partisans. Reste le problème délicat du rendement de la machine, envisagé d’un point de vue tout industriel : combien de corps peut-on brûler en même temps ? Dans une journée ? À quel coût ? Avec quel combustible, gaz ou coke ? Faut-il faire fonctionner la machine en continu ? Quelle est la température idéale ? Ces considérations suscitent de longs débats sur les différents modèles de fours produits en Italie, en Allemagne, en France, et exposés lors des congrès d’hygiène internationaux. S’y ajoutent des considérations annexes en amont sur les cercueils, de préférence en bois léger, ou en aval sur le devenir des cendres, abritées dans des columbarium et autres édifices. Certains utilitaristes extrêmes proposent d’ailleurs de recycler les produits de la combustion, comme les cendres, propres à fertiliser le sol – le corps n’est plus un déchet, mais une matière première potentielle. La fin du XIXe et le début du XXe siècle voient ainsi fleurir des projets utopistes combinant crémation et mécanisation des manipulations et déplacements des corps10.
28On le voit, la modernité machinique n’épargne pas le funéraire, du moins en intention. La rationalisation industrielle, qui s’est appliquée à tous les secteurs de production, pourrait s’appliquer aussi, croit-on, au traitement des corps morts. D’autres exemples peuvent être évoqués : à la fin du siècle, le frigorifique fait son entrée à la Morgue11, le Dr Laborde met au point la machine électrique à traction rythmée de la langue pour ranimer les comateux12, la photographie mortuaire concurrence le masque ou le portrait13, et les thanatopracteurs inventent des systèmes d’irrigateurs et de trocarts pour assurer la conservation des corps14.
29Reste à évoquer, in fine, les réactions à cette introduction d’une logique machinique dans le funéraire – car nous n’avons convoqué jusqu’ici que la frange étroite, souvent technocratique, de ses promoteurs. Comment cette « modernité » est-elle perçue ?
30La réponse est plus difficile qu’il y paraît, car les projets évoqués ne se réduisent pas à une logique machinique ; ils intègrent d’autres dimensions qui entrent en ligne de compte dans l’acceptation ou le rejet des nouvelles procédures. En dépit de ces réserves, il semble possible de conclure à une gêne, voire à une forte réticence face à l’introduction de dispositifs d’ordre machinique dans le processus funéraire.
31Un premier élément de réponse peut être trouvé d’emblée dans le détournement déjà évoqué du cimetière de Prairial, bientôt transformé par les familles des défunts en lieu de conservation, où, contrairement aux ambitions des législateurs, tout est fait pour freiner la rotation et la dissolution des restes. Mais ces réticences s’expriment plus clairement encore dans les projets visant à améliorer et à moderniser le dispositif, et en premier lieu à l’encontre de Méry. Bien évidemment, les oppositions au cimetière de Méry dépassent très largement la question qui nous occupe ici : elles sont d’ordre politique – pour ou contre l’Empire et ses méthodes autoritaires –, elles reflètent les conflits de pouvoir entre préfecture et conseil municipal, les intérêts immobiliers des communes concernées par le tracé du chemin de fer, etc. Pour autant, il ne faudrait pas négliger les réactions vives suscitées par l’idée de convoyer mécaniquement les corps, sur lesquelles nous reviendrons. Quant à l’opposition à la crémation, elle est bien connue. On sait que les débats qui précèdent la loi de 1887 sont très vifs, y compris à la Chambre des députés. Là encore, d’autres enjeux viennent brouiller l’évaluation purement technologique du nouveau procédé proposé : enjeux religieux, politiques notamment, aigus en ces temps de combats républicains. Mais au-delà des controverses idéologiques ou des prises de positions d’une élite littéraire ou journalistique, les faits sont là : la crémation répugne aux Parisiens. Le crématoire du Père Lachaise ne fonctionne qu’au ralenti : 1 055 incinérations entre 1889 et 1895, soit une tous les deux jours en moyenne, alors même que le crématoire parisien est le seul en France15.
32Comment expliquer ces réticences ? On peut avancer quelques hypothèses, qu’une approche anthropologique du cadavre permettrait sans doute d’affiner. Toutes renvoient en tout cas aux nouvelles sensibilités qui se mettent en place face au corps mort à la même époque, et qui définissent une modernité a priori incompatible avec celle de la machine.
33En premier lieu, il semble évident que ces dispositifs machiniques induisent un processus de réification des corps considéré comme insupportable. Dans la condamnation du projet de Méry, les polémistes s’appuient sur cet argument sensible : la « répugnante assimilation des cercueils à un colis », est dénoncée de façon récurrente16. Cette réification rend superflues, voire contre-productives les marques de respect ou les précautions prises à l’égard d’un être aimé, pour ne viser que l’efficacité technique : par exemple, il faut rentabiliser les convois en assurant des correspondances minutées, ce qui suppose de presser les cérémonies (et donc de soumettre les hommes, voire Dieu à une autre mécanique, l’horloge), et en regroupant des deuils vécus comme uniques ; on regrette de ne pouvoir accélérer la combustion par un four tournant, ou de ne pouvoir procéder à des incinérations collectives.
34Au-delà, cette réification est aussi dévalorisation : le corps est assimilé de façon transparente à un déchet urbain dont il faut se débarrasser, qu’il faut détruire donc le plus complètement possible. Cette logique de réification débouche donc, inévitablement, sur une logique de destruction, à l’opposé de la conservation. C’est le cas de l’incinération (le nom est d’ailleurs ambigu, car il sert aussi pour les ordures). Cette répugnance explique le rejet très fort devant certaines solutions d’un matérialisme et d’un utilitarisme extrêmes comme la transformation des cendres en engrais, ou l’utilisation de gaz de combustion pour l’éclairage, déjà évoquées, ou conduisent certains à prédire l’installation d’une « usine pour la fabrication du noir animal » à Méry17. Elle explique aussi, a contrario, les tentatives maladroites de certains promoteurs de la crémation de proposer un mode de transformation des cendres en produits nobles et durables, servant de support à un culte du souvenir : vitrification pour fabriquer des portraits, des statues, des bustes, des médaillons, etc. destinés à redonner forme humaine à ces restes18. De même, elle explique les efforts architecturaux déployés par les constructeurs de crématoires, cherchant à masquer sous des ornementations gothiques, byzantines ou néo-classiques la structure du bâtiment et particulièrement la cheminée, qui renvoie à la fois crûment à la fonction du lieu, et à l’usine.
35Un autre problème posé par le traitement machinique des corps est celui de la standardisation, et, dès lors, de l’anonymat qui en résultent. Le propre de la machine est de répéter une série d’opérations qui conduisent à la production d’un objet ou d’un service identique. Or, cette qualité devient un défaut dans l’évolution des sensibilités funéraires, qui accordent au même moment un prix croissant à la personnalisation des obsèques et des sépultures. Par exemple, les crémateurs suggèrent de laisser les corps nus ou à peine ensevelis, pour faciliter la combustion, à un moment où au contraire, la norme devient d’habiller les corps de façon distinctive. Le projet de Méry et son corollaire ferroviaire sont, de ce point de vue, révélateurs : « Une fois les colis funèbres dûment casés et étiquetés, les parents prennent place dans la partie antérieure du wagon, la vapeur siffle et quarante morts s’acheminent côte à côte vers Méry », constate, amer, un de ses détracteurs19. Plus largement, la gare (et le transport en chemin de fer) est comme une antithèse du cimetière idéal et des pompes funèbres : elle est le lieu d’une cohue, d’une mixité sociale, qui brouille les identités collectives et abolit les comportements civilisés dans la presse et « le tumulte20 » (Pagès). Elle est aussi le symbole du surmenage et du nervosisme qui gagnent le monde moderne, et qui s’opposent au « repos » du cadavre et à la tradition (croit-on) immémoriale du culte des morts21. Le cimetière Saint-Charles, à Marseille, peu à peu enserré par la ville et proche de gare de chemin de fer, ne convient plus en 1850 :
« Ce quartier devient de jour en jour plus populeux, et le voisinage de la gare de chemin de fer, va le rendre le théâtre d’une agitation incompatible avec les cérémonies religieuses et surtout avec celles qui ont pour objet de confier à la terre les dépouilles mortelles. Le mouvement et l’agitation, le tumulte d’une foule empressée, nombreuse, et que ne préoccupent que des pensées de plaisir ou d’affaires, contrastent d’une manière trop pénibles avec la douleur des parents qui accompagnent un cercueil, avec le recueillement d’une escorte funèbre, pour qu’on ne cherche pas à isoler d’un pareil spectacle, tout ce qui précède et accompagne les funérailles22. »
36Cette évocation de la gare conduit à un dernier point qui pose problème dans la machinisation du funéraire. Celle-ci introduit toute une série de perturbations formelles dans l’ensemble des pratiques « rituelles » (j’emploie ici le mot dans son acception courante) qui se mettent en place au même moment. Ces perturbations, qui sont en quelque sorte essentielles à la machine, ne s’accordent pas avec la convenance, la décence supposées des pompes funèbres ; ainsi en est-il de la vitesse, qui s’oppose à la marche au pas du corbillard ; du bruit et du mouvement (sifflet, choc des wagons, trépidations, jets de vapeur), qui s’opposent au silence et à la retenue gestuelle, devenus la règle autour du mort. La solennité des obsèques, réglées par l’ordonnateur, risque de souffrir des improvisations et des flottements liés au déficit de rituel des incinérations ou aux erreurs d’aiguillage des trains mortuaires. Comme le résume Victor Fournel :
« L’introduction du chemin de fer et de la vapeur dans les pompes funèbres, les morts numérotés, estampillés, étiquetés, chargés par des treuils, emportés à grande vitesse et à grand fracas, ce je-ne-sais-quoi de mathématique, de sec et de brutal qu’entraîne après soi l’emploi des machines, faisant invasion de toutes parts dans le domaine du recueillement et du deuil ; le mouvement de l’embarcadère, la hâte et le tumulte du départ, les employés qui vont et viennent, les familles qui se croisent, qui s’appellent, qui s’embrouillent, qui se pressent, les coups de cloche et les coups de sifflet, c’est un tableau que l’imagination entrevoit et que la réalité dépassera23. »
37Que conclure ? La question du machinisme dans le funéraire constitue, de fait, une vaste question que l’on n’a fait ici qu’effleurer. Bien d’autres entrées sont possibles, comme par exemple la question du portage des corps et son dépôt dans la fosse. On sait que l’introduction de l’automobile a profondément modifié les séquences funéraires, et que le corbillard attelé lui a été parfois préféré pour des raisons de solennité. Mais paradoxalement, il est frappant de voir qu’aujourd’hui où la crémation progresse, les gestes des obsèques tendent vers un idéal de continuité, de régularité, de facilité qui exclut l’incident, l’effort visible, les à-coups, les aléas : un idéal qu’approche en somme la machine, face aux imperfections de l’humain.
Notes de bas de page
1 Pour une approche plus nuancée, on se reportera à Ariès P., L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977 ; Vovelle M., La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983.
2 Corbin A., Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe-XXe siècles, Paris, Aubier, 1982.
3 Bertrand R., Carol A. (dir.), Aux origines des cimetières contemporains, Aix-en-Provence, PUP, à paraître 2011.
4 Cette réflexion qui s’insère dans un programme de recherche plus vaste financé par l’ANR et consacré au statut et au traitement du corps mort dans l’Europe méridionale XVIIIe-milieu du XXe (programme CoRPS, ANR-08-BLAN-0164-01).
5 Rapport général sur les travaux du conseil de salubrité du département des Bouches-du-Rhône depuis 1831 jusqu’en août 1840, à M. de la Coste, par M. Robert, Neveu, membre et secrétaire perpétuel du conseil de salubrité, Marseille, Typographie de Hoirs et Feissat aîné et Demonchy, 1840, p. 206.
6 Vafflard L., Plus de fosse commune ! Le cimetière de l’avenir. Méry-sur-Oise, Paris, Lacroix, 1867, p. 6.
7 Rapport général des travaux des conseils d’hygiène et de salubrité des trois arrondissements présenté à M. de Suleau, Préfet du département, par Marius Roux, pharmacien, membre et secrétaire du Conseil Central. Juillet 1848 à juillet 1851, Marseille, Barlatier-Feissat et Demonchy, 1851, p. 226.
8 Bonneau A., La crémation et ses bienfaits, Paris, Dentu, 1886.
9 « La crémation a cet avantage de substituer à ces oxydations lentes et dangereuses, à ces putréfactions souterraines, le système des oxydations rapides obtenu au moyen de la combustion », discours de Blatin à la Chambre des députés en mars 1886, cité par Rignault G., La crémation. Étude médico-sociale, thèse de la faculté de médecine de Paris, no 162, 1983.
10 Un exemple : Carol A., « Pédagogie, hygiène et rationalisation technique : un projet funéraire à la Belle Époque », in Buti G., Carol A. (dir.), Comportements, croyances et mémoires : Europe méridionale XVe-XXe siècles. Études offertes à Régis Bertrand, Aix-en-Provence, PUP, 2007, p. 83-100.
11 Bertherat B., La morgue de Paris au XIXe siècle (1804-1907), thèse de doctorat d’Histoire de Paris I, 2002.
12 Carol A., Les médecins et la mort XIXe-XXe siècles, Paris, Aubier, 2004.
13 Le dernier portait. Catalogue de l’exposition du musée d’Orsay, Paris, 5 mars-26 mai 2002, Paris, RMN, 2002.
14 Carol A., Les médecins et la mort…, op. cit.
15 L’essentiel des incinérations sur la même période porte, de façon significative, sur les déchets hospitaliers et les fœtus.
16 Anonyme, Observations d’un nomade sur le nouveau cimetière de Méry-sur-Oise, Paris, 1869, p. 8. Voir aussi « les cargaisons de morts », dénoncées dans Fournel V., La déportation des morts. Le Préfet de la Seine et les cimetières de Paris, Paris, A. Chevalier, 1870, p. 74 ; ou de Pagès L., « les cercueils emmagasinés par des machines », in La déportation et l’abandon des morts. Cimetière de Méry, Paris, Olmer Taranne, 1875, p. 9.
17 Fournel L., La déportation des morts…, op. cit., p. 94.
18 Outre le projet d’Eugène Fournier, étudié dans Carol A., 2007, op. cit., on peut citer Urban M., Mémoire sur l’andro-lithe ou pétrification des corps humains après leur incinération, Reims, Imp. de l’Indépendant Rémois, 1876.
19 Fournel L., La déportation des morts…, op. cit., p. 51.
20 Pagès L., « les cercueils emmagasinés…, op. cit., p. 35.
21 Carol A., « Culture somatique et voyage en train au XIXe siècle », in Granger C. (dir.), Histoire par corps, XIXe -XXe siècles, Paris, Autrement, à paraître en 2011.
22 Conseil de salubrité du département des BDR. Compte rendu des travaux présenté au citoyen préfet de la République française dans le département des Bouches-du-Rhône, par Marius Roux, pharmacien, membre et secrétaire du conseil de salubrité. Août 1840 à juin 1848, Marseille, Barlatier-Feissat et Demonchy, 1848, p. 17.
23 Fournel L., La déportation des morts…, op. cit., p. 65.
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