La provocation ou l’adolescence comme manière de vivre : une réflexion sur la fragile souveraineté de l’adulte
p. 377-387
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Comprendre le phénomène de la provocation ne permet pas seulement de se pencher sur un registre de communication qu’affectionne tout particulièrement l’adolescent, cela questionne plus généralement un espace d’expression qui vient s’incarner sur un domaine public en cherchant à briser ses structures les plus conventionnelles. Il y a certes, à travers la provocation, quelque chose qui touche au refus du sérieux et d’une forme trop sévère de responsabilité, mais il y aussi quelque chose de plus fondamental et qui provient d’un désir de manifester avec un certain retentissement une différence ou une rupture, donc d’éprouver le domaine public à la limite de ce qu’il est censé contenir et produire. Les formes de la provocation, chez les adolescents, ont bien souvent deux choses en vue : émousser les arêtes conventionnelles du domaine public et limiter la souveraineté de l’adulte en cherchant à déstabiliser son autorité naturelle. Par exemple, l’irrévérence cherche à rompre avec les convenances sociales tout en voulant rabaisser celui qu’elle vise1.
2Parler d’une autorité naturelle de l’adulte sur le domaine public suppose qu’il représente en un sens la condition incarnée des attendus normatifs de ce dernier. Son « action comme expression » (Taylor, 1997) est génératrice d’impressions normatives (de grandeur publique et de maturité individuelle – Breviglieri, 2008) et manifeste certains attendus relatifs au fonctionnement normal du domaine public. D’une certaine manière, l’adulte a pris possession du domaine public, il y campe la figure de l’autochtone, alors que l’adolescent y représente le nouveau venu. En suscitant les réactions de l’adulte qu’il aperçoit comme le garant et le dépositaire d’un certain ordre moral, le provocateur ne fait pas qu’ébranler la fragilité de la condition humaine de ce premier (et de sa prétendue souveraineté), il impose une épreuve de finitude au domaine public qui peut, à son tour, révéler certains traits fondamentaux de sa communauté politique d’appartenance, notamment dans sa capacité à accueillir la différence.
LA PROVOCATION COMME RAPPORT AGONISTIQUE LIVRÉ SUR LE DOMAINE PUBLIC
3L’adolescence entretient avec le domaine public une relation contrastée, que traduit bien la perception manichéenne qui s’en dégage habituellement. Tantôt idyllique lorsqu’on la place sous l’auspice de la provocation créative, de la révolte salutaire pour un monde sclérosé et malade de son conservatisme ; tantôt orageuse lorsqu’on diabolise la provocation en plaçant sous le signe du mal, et notamment de l’insécurité civile, un ensemble d’événements disparates partant de l’excentricité vestimentaire, allant jusqu’au vandalisme et passant par une floraison de gestes publics déplacés qui s’apparentent à l’incivilité. Ce que partagent ces deux perceptions est un même contexte d’interaction, dramatisé par le conflit et parfois la violence : une agonistique entre adultes et adolescents où le tragique de l’action se reflète pour finir dans des évaluations convergentes de la société. En effet, si l’on considère que la vision idyllique, accordant aux rêves insurrectionnels de la jeunesse un véritable pouvoir réformateur, fait fond sur un délabrement de la vie publique, alors les deux visions se rejoignent pour pointer certaines limites du domaine public, auxquelles nos sociétés de culture démocratique et libérale sont particulièrement sensibles.
4C’est à H. Arendt que revient peut-être la plus juste formulation des hantises qui minent nos sociétés politiques modernes à travers l’évolution des relations entre enfants et adultes2. L’enjeu de fond qui alimente ces hantises touche à la possible destruction du domaine public, dont la tâche cruciale est d’assurer tout autant la consolidation que le renouvellement du monde commun (Arendt, 1989 : 252). À l’occasion de sa réflexion sur la crise de l’éducation américaine, elle s’interroge sur la disparition d’un rôle fondamental de l’école qui consiste à s’intercaler « entre le monde et le domaine privé » (ibid. : 242). Comme le démontre T. Steinbrecher dans un article qui souligne la place de l’enfant dans les analyses arendtiennes, le problème posé par la crise de l’éducation possède deux faces indissociables, car c’est le monde (des adultes) autant que l’enfant lui-même qui s’en trouvent fragilisés (Steinbrecher, 2007).
5D’un côté, Arendt s’inquiète pour l’enfant surexposé au public et enjoint par conséquent à s’engager sur des questions politiques, comme lors de la révolte des enfants de l’école de Little Rock dont elle relate les faits : « Comment a-t-on pu exposer l’enfant à ce qui plus que toute autre chose caractérise le monde adulte, c’est-à-dire à la vie publique […] ? » (Arendt, 1989 : 240). En aucune manière l’enfant ne dispose des capacités nécessaires pour assumer une part de la responsabilité politique de la marche du monde. Et pourtant, certaines évolutions juridiques actuelles vont très clairement dans ce sens. Il suffit de penser à la loi française de 2007 sur la récidive des mineurs qui ne seront désormais plus, pour certains délits, jugés pénalement en fonction de leur minorité (Stiegler, 2008 : 11), ou à l’ensemble de ces courants qui font « à l’enfant l’honneur d’appartenir à un monde qui n’est pas le sien », lui reconnaissant, comme l’indique la Convention des droits de l’enfant de 1989, « une vie privée, une liberté d’opinion et d’expression » (Steinbrecher, 2007 : 128). H. Arendt, pressentant clairement de telles évolutions, déplore la perte d’un abri où l’enfant peut se préparer pour affronter les exigences du domaine public. Un abri où, contrairement à la sphère politique, un certain conservatisme assure une fonction primordiale en produisant des bienfaits personnels qu’on peut apparenter à la protection, et qui protègent tout particulièrement du monde des adultes.
6De l’autre côté, Arendt s’inquiète pour le monde, dont l’élément qui lui assurait sa tenue et sa marche, le domaine public, lui semble gravement affecté par l’hypertrophie de la sphère privée et la responsabilité désormais conférée à l’enfant dans les affaires publiques. Le nivellement opéré dans le rapport pédagogique, qui se fait aux dépens de l’autorité de l’éducateur, fait de l’enfant en principe l’égal de l’adulte, c’est-à-dire un individu autonome capable de (se) gouverner. Un tel nivellement consacre la démission des adultes dans le rôle fondamental consistant à préparer l’enfant à agir sur le domaine public et l’avènement d’une « enfantisation » du monde (ibid. : 122). Les adultes, cherchant à politiser les enfants, se dérobent à leurs responsabilités.
7Les analyses sociologiques récentes, qui reprennent cette base agonistique et tragique du rapport que l’adulte entretient avec l’enfant, prolongent ces lignes de crainte au regard du problème que semble poser la provocation en société, dont il est estimé que les adolescents sont coutumiers du fait3. Partant souvent des questions d’incivilité et se risquant presque aussi fréquemment au problème du déchaînement de la violence émeutière, ces analyses réintroduisent la polarité d’inquiétudes dont il vient d’être question : crainte pour le monde devant le péril d’une liquidation du domaine public, crainte pour l’adolescent dont la violence témoignerait d’une exclusion sociale sans issue, notamment parce que sa parole publique serait frappée d’ostracisme.
LA DIMENSION EXPERIENTIELLE DE LA PROVOCATION
La provocation comme tentation ludique
8Il y a toutefois, à travers le retentissement médiatico-politique de ces provocations de la jeunesse, reflété par la parabole inquiète que dessinent ces interprétations sociologiques adossées au tragique de l’action, une manière de renoncer à la mise en garde d’Arendt. N’y a-t-il pas là en effet une manière de prendre trop au sérieux l’adolescence, qui devrait encore bénéficier de la protection de l’adulte et de l’indulgence pour le nouveau venu ? Pour aller dans ce sens, et contourner par là les démesures de l’interprétation sociologique qu’induisent des lectures trop alarmistes, il faut s’imposer un déplacement de perspective et d’approche. Pour ne pas lier de façon trop étroite le phénomène de la provocation aux idées de dangerosité de la jeunesse et de destruction du domaine public, il est possible, partant d’une anthropologie capacitaire de l’adolescence (Breviglieri, 2008), de repartir de sa racine ludique (provoquer crée du jeu). À partir de là, on pourra voir comment le jeu intervient dans la perception et l’action de l’enfant exposé au domaine public. On comprendra alors que la provocation est d’abord le reflet d’une hésitation à vouloir s’affirmer en public et le moyen de générer un espace intercalaire et de potentialité entre le monde habité par l’enfance et le domaine public. La provocation finira alors par représenter un geste d’apprentissage, un geste cheminatoire conduisant l’adolescent vers le domaine public et enjoignant l’adulte à assumer une responsabilité évolutive rendant fragile sa propre souveraineté (une responsabilité évoluant au rythme de cet apprentissage). Ce détour permettra pour finir de revenir sur certaines particularités du monde dans lequel prend place aujourd’hui la jeunesse.
9Le monde que l’enfance habite est fondamentalement un monde où pouvoir jouer, c’est-à-dire créer de l’espace. Depuis les régions ludiques de l’enfance, le domaine public s’étend d’abord à la manière d’un espace où pouvoir jouer. La manière dont nos métropoles modernes se prêtent à un usage particulièrement ludique est frappante (Hossard et Jarvin, 2005). La provocation invite à se pencher sur l’exploration ludique dans la mesure où elle y participe activement : le tâtonnement exploratoire s’appuie largement sur des mouvements qui provoquent la résistance et les propriétés de la matière au centre du jeu. Elle imprime un choc et libère un élan, elle crée par là un espacement où s’exerce le jeu. Cet espacement est une manière de goûter au seuil de franchissement du domaine public. En occasionnant l’avènement d’une expression brusque et tangible, la provocation inscrit de manière inattendue un espace de potentialité sur le domaine public. Elle souligne, par la même occasion, l’absence notoire d’un canal qui donnerait à cette expression un accès normalisé ; elle force un passage. La provocation teste d’une certaine manière la pénétrabilité du domaine public, instaurant dans la situation de l’excitation et de la précarité, amplifiant l’espace de potentialité de la région ludique au seuil du domaine public.
La provocation comme phénomène d’atmosphérisation
10On ne peut pas appréhender le monde de perception de l’adolescent qui se présente au seuil du domaine public sans regarder attentivement la manière dont celui-ci l’impressionne et implique, pour commencer, d’adhérer à son ambiance particulière. C’est à la fois la dimension de hauteur prise par certains de ses protagonistes et l’amplitude existentielle qu’elle met en jeu, la pérennité de ses institutions et l’historicité de ses édifices, qui donnent au domaine public sa dimension proprement impressionnante. Le petit enfant est loin de l’ignorer, mais il n’en a qu’une vision de survol. Il l’aperçoit et le pressent tout en en étant préservé par les adultes. Il importe de souligner qu’avant d’être appréhendé dans son principe, regardé avec ses propriétés conventionnelles et enfin examiné d’un œil critique, le domaine public a été goûté dans son ambiance et à partir d’un « phénomène d’atmosphérisation » (Tellenbach, 1987).
11L’adolescence se retrouve face à une démultiplication soudaine d’épreuves publiques où sont évaluées ses capacités à agir avec et pour d’autres. On lui demande plus qu’à l’enfant de faire ses preuves en public, de prendre position sur des problèmes publics, d’agir en assumant ses responsabilités tout en étant capable de rendre des comptes4. L’ambiance propre aux épreuves publiques irradie ce qu’il y a de permanent et de structurant dans le domaine public, et il s’en dégage, dans l’espace alentour, des rayons d’implication. Des phases d’approbation et de désapprobation y alternent, signalant le permis et le défendu, l’indiqué et le contre-indiqué, appelant à rentrer dans un certain ordre public. La présence de ces rayons d’implication donne une ambiance normative distinctive au domaine public. On peut parler à cet égard d’atmosphère normative du domaine public, sur laquelle ni la philosophie politique, ni la sociologie, ne se sont penchées sérieusement. Elle est pourtant fondamentale au plan de l’aperception de ses qualités et du conditionnement des humeurs qui s’y tiennent. Particulièrement sensible à la dimension impressionnante du domaine public, l’adolescence nous conduit justement à y prêter attention, ouvrant par là un autre espace de compréhension de la provocation.
12La survenue d’un personnage clé du domaine public, le tiers, entendu, pour aller vite, comme représentant un personnage anonyme doté d’une capacité de jugement, n’est pas rien dans la tonalité normative que manifeste le domaine public. Celui-ci offre en premier plan un paysage impersonnel où les conduites sont évaluées à partir de l’épreuve que le tiers impose directement ou indirectement. Pour appuyer l’idée que l’espace public urbain est un environnement particulièrement important dans le contact sensible au domaine public, on peut se pencher sur les premières expériences qu’en fait l’adolescent. Ces expériences correspondent souvent à ce que l’écologie urbaine de l’École de Chicago a désigné comme la naissance du goût de la ville (Grafmeyer et Joseph, 1990). Il y a là un noyau d’activités qui ne sont pas strictement l’apanage de l’adolescent, mais qui prennent à l’adolescence une saveur bien particulière, comme celle de flâner dans une rue passante, de fréquenter assidûment un quartier, de « squatter » un banc public, de sillonner des centres commerciaux, de traîner dans des cafés, etc. Ce noyau d’activités conforte précisément l’émergence graduelle de la fréquentation du tiers (un passant, un commerçant, un garçon de café, etc.) qui produit un net élargissement de la communauté des vis-à-vis. Dans la rue, les couloirs du métro, au café, l’adolescent fréquente désormais habituellement des figures distantes, méconnues ou anonymes. Il y a, en arrière-plan de cette ambiance particulière, une signification proprement politique qui passe par une impression de symétrie, de réciprocité, de pouvoir de tous et d’amplitude donnée à la vie en commun. C’est pourquoi l’épaississement progressif de ce noyau d’activité incluant la figure du tiers importe infiniment dans l’apprentissage et le déploiement d’une capacité à vivre ensemble au niveau d’un domaine public.
13Au regard de cela, la provocation, comme phénomène d’atmosphérisation, peut être envisagée comme une tentative de produire de la turbulence sur la base d’un télescopage de l’ambiance ludique avec l’atmosphère normative du domaine public. Télescopage qui induit un trouble impressionnel et un brouillage référentiel qui exaltent l’adolescent ; télescopage dont le motif secret est la prise d’envergure et de hauteur permise par la visibilité publique momentanée du turbulent ; télescopage, enfin, qui produit l’excitation d’assister à la déstabilisation de l’adulte, notamment lorsqu’il se trouve être dans un exercice d’autorité où il perd soudain une parcelle de sa crédibilité.
La provocation comme fragilité et maladresse de l’hésitation
14Si l’on se penche sur l’allure qu’adopte l’adolescent qui va, avec plus ou moins de bonheur, aux épreuves du domaine public, il est évident qu’il n’est pas seulement face à un monde particulièrement impressionnant à ses yeux, mais qu’il se trouve lui-même dans un état particulièrement impressionnable. Son impressionnabilité se manifeste tout spécialement dans l’expérience saisissante de la mise à l’épreuve en public. Si l’on considère l’inexpérience du domaine public de l’adolescent, toute épreuve s’y tenant lui apparaît comme une expérience à la limite. C’est alors la faillibilité même d’un moi inexpérimenté et hésitant qui devient l’espace productif de compréhension essentiel de l’adolescence. Un « moi dubitatif », dont P. Ricœur fait une pièce analytique essentielle pour révéler les structures du volontaire et de l’involontaire, et pour lequel les projets sont encore inconsistants et où l’action tâtonne (Ricœur, 1988). L’hésitation de l’adolescence face aux épreuves du domaine public qui, pour elle, se démultiplient, est alors à envisager comme « esquisse du mouvement volontaire » dans le « malaise de l’indécision », « sujet d’affirmation dans la perplexité » (ibid. : 134).
15Si l’on prend au sérieux l’engagement affectif que vit l’enfant auprès de ses proches, et la dimension impressionnante que représente à ses yeux la démultiplication des épreuves en public qui l’attendent à l’adolescence, son hésitation est non seulement justifiée, mais elle s’ouvre devant un ensemble vertigineux de tensions existentielles (Breviglieri, 2008) qui comportent le risque de lui faire perdre toute sécurité ontologique et de le voir finir étranger à lui-même (Laing, 1970). Parmi celles-ci, il faut mentionner d’abord celles qui tournent autour du nécessaire détachement des proches et de l’expérience de la séparation, dont C. Gilligan souligne qu’elle est un nœud dans la formation de l’identité sexuelle (Gilligan, 2008). L’hésitation siège en effet dès que la question se pose de devoir quitter le monde des proches pour se rendre à l’épreuve publique, l’hésitation perdure au second stade de l’ouverture du domaine public, quand se présentent les exigences de son accessibilité, et l’hésitation demeure au stade ultime de la percée du moi, quand il est question de s’affirmer durablement en public. Aux trois niveaux d’un pouvoir quitter, d’un avoir (l’)accès, et d’un savoir (s’)affirmer, l’hésitation se greffe à l’inexpérience et donne une tonalité incertaine au désir (de partir du monde familier habité), à la motivation (pour accéder aux épreuves probatoires) et pour finir au projet de s’affirmer sur le domaine du public. Pour le dire autrement, l’assurance en soi que présuppose l’affirmation de soi sur le domaine public est d’une consistance tout à fait remarquable. Elle fait se superposer sur un même plan de cohésion des strates de confiance variées qui prennent pour socle la confiance en soi acquise dans le monde proximal et familier, qui ont pour point culminant l’estime de soi renvoyée par le jugement public, et qui suppose le stade intermédiaire de l’approbation d’autrui qui active et renforce le mouvement ascensionnel et dialectique de la reconnaissance.
LA PROVOCATION COMME LECTURE DES FORMES DE LA SOCIÉTÉ POLITIQUE
16En portant la réflexion vers l’affirmation de soi sur le domaine public, qui représente, remarquons-le, une quête essentielle du geste de provocation, on semble formuler l’idée d’une voie d’accès universelle et transhistorique au statut d’adulte. Des conditions temporelles et historiques jouent pourtant un rôle important d’une manière que l’on voudrait pointer. C’est d’abord en rappelant une conception dialogale du soi, puis en marquant comment le politique et l’institutionnel s’inscrivent sur le trajet d’effectuation de cette affirmation, que nous viendrons à reconnaître des sociétés d’une certaine forme, c’est-à-dire fondées sur des constitutions politiques et morales particulières. Nous tiendrons alors un fil qui nous reconduira vers la position qu’Arendt voulait occuper au-devant de la crise de l’éducation américaine.
Le devoir de cohésion et le besoin de reconnaissance du soi dialogal
17Le passage qu’on a opéré du « moi dubitatif » à l’« affirmation de soi », indique la distinction d’un moi, encore tenté par le repli sur lui-même que nourrit l’inquiétude et l’hésitation face aux épreuves du domaine public, avec le soi, qui, s’opposant à la tentation du solipsisme, témoigne d’un « caractère dialogal », susceptible de refléter la dialectique de la reconnaissance par autrui (Ricœur, 1990). La structure dialogale du soi, qui fait le détour par l’autre – et la provocation est précisément un acte qui impose ce détour en commençant par éprouver certains interdits structurants –, nécessite ce mouvement de reconnaissance engagé sur base de capacités mises à l’épreuve. Or, il faut bien une médiation produite par la communauté politique d’appartenance pour générer des épreuves légitimes et pour permettre aux potentialités humaines de s’épanouir et d’être publiquement tenues pour dignes de respect. Le soi circule alors entre le plan politique et moral, dont les institutions sont un témoignage historique, et le plan pratique, où les capacités reconnues témoignent à leur tour de ce qui est rendu historiquement visible et légitime par les institutions. Le contexte que propose ce que l’on a appelé plus haut la culture libérale et démocratique de notre époque moderne intervient dans la configuration du milieu de visibilité qu’est le domaine public, dans l’institutionnalisation des épreuves publiques et dans la sacralisation de certaines valeurs de la société, parmi lesquelles prospère aujourd’hui l’individu autonome (Dumont, 1983). Être reconnu socialement adulte suppose implicitement d’incarner souverainement ces valeurs et donc d’être capable de passer ces épreuves de légitimité qui offrent au soi de s’affirmer dignement.
La nécessité d’un soi allégé
18Ce qui enrichit cette question de l’affirmation d’un soi reconnu socialement comme adulte, c’est qu’elle conjoint les deux dimensions de la structure profonde du désir d’être reconnu et de la composante éthique et morale de devoir être à la hauteur du respect conféré par cette reconnaissance. Autrement dit, de l’atmosphère normative du domaine public se dégage à la fois la consistance de la maturité et l’éclat de la grandeur publique. Sous le regard de l’adolescent qui cherche à s’affirmer en devenant adulte, un désir de grandeur publique se mélange à la prise de conscience de devoir assumer le sérieux de la maturité5.
19La confusion possible sur les états de grandeur aperçus dans le monde stimule, pour ceux qui n’ont pas encore l’étoffe requise, la tentation de jouer sur les apparences pour (s’) illusionner sur leur propre grandeur. La figure provocatrice de la grande gueule est typique de la personne qui ne fait que gonfler le soi de manière superficielle, en remplissant par sa voix haute le milieu de visibilité, cherchant à éblouir plus qu’à convaincre (Binswanger, 2000 : 195). La provocation joue dans ce registre, elle a la faculté et parfois l’ambition d’aveugler le public sur la réelle consistance des capacités engagées. Dans l’étincellement qu’elle produit, le « moi hésitant », qui avance masqué sous l’apparence de la provocation, a trouvé une combine pour pénétrer de manière éphémère le domaine public dans la direction d’une reconnaissance. Il est tentant de s’illustrer sur le mode fugitif et passager de l’étincellement pour éviter l’axe normatif de l’agir responsable et mûr qui, pour sa part, est déjà aux prises avec la durée d’un temps long. Mais c’est aussi, et encore, éprouver le domaine public sur le mode du moi hésitant. Et il n’est pas nécessaire, cherchant la cause de l’étincellement, de souligner la dramaturgie d’un rapport agonistique opposant l’enfant à l’adulte, car il affleure aussi des choses beaucoup plus légères, mais non moins essentielles pour l’explication, et qui touchent à l’oscillation du moi sur un espace intercalaire : le bonheur de se sentir sans réelle consistance temporelle, de ne produire aucune attente envers soi et de laisser grande ouverte la liberté du seul coup d’éclat.
20Il n’est pas négligeable que la légèreté avec laquelle étincelle l’adolescence puisse ébranler l’adulte au niveau des convictions personnelles qui structurent son plan de vie et des tournures d’existence qu’il revendique. Il y a peut-être bien à s’interroger sur cette fragilité de l’adulte avant même de se pencher sur celle de l’adolescent qui vient au domaine public dans la peau du nouveau venu. L’adulte ne tient pas nécessairement à sa souveraineté sur laquelle repose pourtant l’architecture normative du domaine public. La question ouverte par Arendt pointait même qu’il pouvait trouver une justification politique à délaisser son autorité et ne plus vouloir assumer ses responsabilités devant ses propres enfants. « C’est le caractère politique de ce pays, dit-elle, qui, de lui-même, se bat pour égaliser ou effacer, autant que possible, la différence […] entre enfants et adultes » (Arendt, 1989 : 232). Arendt apercevait clairement les limites du paradigme politique et moral d’une Amérique dont la préoccupation essentielle reste l’absorption d’une immigration incessante et la fusion des « groupes ethniques les plus divers en un seul peuple » (ibid : 225) : son soubassement, qui combine notamment un individualisme et un libéralisme, est tout à fait efficace pour débusquer des tutelles tyranniques potentielles, pour accueillir de la différence et de l’étrangeté, mais il chasse de la communauté toute forme d’autorité fondée sur une asymétrie et donc sur une grandeur. La dimension de l’attachement aux proches, aux choses, à un Dieu ou à la tradition est ainsi portée au soupçon d’une vicieuse dépendance, lue comme une addiction ou une impossible émancipation. Et c’est tout espace intercalaire, entendu comme un espace d’apprentissage où l’enfant a besoin d’une tutelle et de l’autorité de l’éducateur pour être préparé au monde des adultes, qui bascule alors à l’horizon d’un tel soupçon. L’enfance ne peut plus être une phase transitoire, et l’on risque bien, souligne Arendt, « d’isoler les enfants de la communauté des adultes, comme s’ils ne vivaient pas dans le même monde et comme si l’enfance était une phase autonome dans la vie d’un homme » (ibid. : 250).
Autre lecture d’Arendt, autre perspective critique
21On a évoqué combien, à la suite d’Arendt et avec l’avancée notoire en Europe depuis les années 1980-1990 d’une idéologie politique fondée au nom de l’individu (Thévenot, 2009), s’affirme un topos sociologique et médiatique qui met en évidence, sur base d’un constat de prolifération des provocations de l’adolescent en société, un rapport intergénérationnel placé sous le signe de l’agonistique et de la tragique ruine du domaine public. Un point culminant de cette vision attribue à l’enfant, ou l’adolescent, la potentialité de tyranniser les adultes à travers ce qui est décrit comme relevant de son emprise affective, de ses attitudes de séduction, de sa pente à la manipulation et de ses moyens de pression aboutissant au stress, à la culpabilité et pour finir à la dépression, donc la démission, de ses parents (Pleux, 2002). On a ajouté à cette orientation interprétative une vision différente qui pourrait prolonger dans un autre sens la thèse d’Arendt sur le déclin de la souveraineté de l’adulte. Cette autre vision passe par une anthropologie capacitaire de l’adolescence. En partant des grandes dispositions dont elle hérite de l’enfance, et en cherchant à ouvrir le plus possible l’attention à ce dont elle est capable, on se met à raisonner autrement sur son difficile ajustement à la société politique qu’Arendt décrit dans son époque (mais qui ne nous est pas complètement étrangère aujourd’hui en France). La provocation n’y est pas tant un combat désespéré livré au monde des adultes qu’une manière de tenter de composer avec lui, en imprégnant une turbulence dans l’atmosphère normative du domaine public pour en sonder les dissonances et brouiller son espace référentiel, en témoignant de la dimension hésitante et capricieuse d’une volonté qui se cherche encore, en manifestant des maladresses conséquentes au « moi dubitatif » de l’adolescence, en laissant percer une soif inassouvie de grandeur, en faisant miroiter enfin des potentialités dont certaines portent le germe de la création. C’est précisément sur ce dernier point que s’arrête la réflexion d’Arendt, soulignant que c’est aux enfants que revient tôt ou tard la tâche de renouveler le monde commun en y apportant quelque chose de neuf. La provocation ne manifeste alors pas seulement un certain nombre de capacités qui, puisant encore largement dans des régions ludiques de l’enfance, cherchent à produire des espaces de potentialité sur le domaine public. Elle témoigne aussi de ce que la communauté politique refoule, dissimule ou opprime car elle ne parvient pas, dans sa construction même, à reconnaître totalement la complexité de l’architecture du soi et la pleine épaisseur de la personne, dans la continuité de la vie et la différence des âges, dans ses failles et ses potentialités.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
BIBLIOGRAPHIE
Arendt H., « La crise de l’éducation », La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 1989.
Auray N., « Les agrandissements politiques de la jeunesse. Jeu, internet et citoyenneté », Breviglieri M. et Cicchelli V., Adolescences méditerranéennes. L’espace public à petits pas, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 113-125.
Binswanger L., Sur la fuite des idées, Grenoble, Éditions Jérôme Million, 2000.
Boltanski L. et Thévenot L., De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
Breviglieri M. et Stavo-Debauge J., « Les identités fragiles. La “jeunesse” et l’“immigration” sous des regards sociologiques », Cicchelli-Pugeault C., Cicchelli V. et Ragi T., Ce que nous savons des jeunes, Paris, PUF, 2004, p. 159-176.
Breviglieri M., « Ouvrir le monde en personne. Une anthropologie des adolescences », Breviglieri M. et Cicchelli V., Adolescences méditerranéennes. L’espace public à petits pas, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 19-60.
Dumont L., Essai sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Le Seuil, 1983.
10.4000/books.editionsehess.11599 :Gilligan C., Une voix différente. Pour une éthique du care, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2008.
Grafmeyer Y. et Joseph I., L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 1990.
Hossard N. et Jarvin M., « C’est ma ville ». De l’appropriation et du détournement de l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2005.
Laing R., Le moi divisé, Paris, Stock, 1970.
Pattaroni L., Politiques de la responsabilité. Promesses et limites d’un monde fondé sur l’autonomie, thèse de doctorat, université de Genève et EHESS, 2005.
Pleux D., De l’enfant roi à l’enfant tyran, Paris, Odile Jacob, 2002.
Ricœur P., Philosophie de la volonté. 1. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier, 1988.
Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
Stavo-Debauge J., Venir à la communauté. Pour une sociologie de l’hospitalité et de l’appartenance, thèse de doctorat, EHESS, 2009.
10.2143/RPL.105.1.2020259 :Steinbrecher T., « Arendt et l’enfant : entre la perte et le salut », Revue philosophique de Louvain, n° 105, 2007, p. 107-131.
Stiegler B., Prendre soin. 1. De la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion, 2008.
Taylor C., « L’action comme expression », La liberté des modernes, Paris, PUF, 1997, p. 67-86.
Tellenbach H., Goût et atmosphère, Paris, PUF, 1983.
Thévenot L., « Des autorités à l’épreuve de la critique », contribution au séminaire international organisé par la revue Rassegna Italiana di Sociologia pour le 50e anniversaire de sa fondation, Bologne, 2009.
Notes de bas de page
1 On adopte ici une définition pragmatique du domaine public qui conduit à porter au jour une manière, que ce soit pour les entités humaines ou non-humaines, de s’engager ou d’être engagé dans le monde. Un tel engagement suppose de recevoir et percevoir les qualités publiques des choses du monde, et de tenir compte des conditions de parution, de présentation et de maintien en public. On fera allusion plus loin au fait que l’espace public urbain représente un lieu de contact privilégié au domaine public pour l’adolescent.
2 On verra par la suite qu’Arendt vise spécifiquement une société où culminent des valeurs libérales et individualistes, en l’occurrence l’Amérique d’après-guerre où elle émigra, d’abord comme apatride, en 1941. Sur le rôle des hantises politiques dans l’élaboration des sciences sociales : Stavo-Debauge, 2009.
3 Pour un panorama de ces analyses, et sur un registre d’inquiétudes adjacentes : Breviglieri et Stavo-Debauge, 2004.
4 Pour une vision plus exhaustive de ce qu’implique, en termes d’engagement dans le monde, la responsabilité : Pattaroni, 2005.
5 Nous ne reviendrons pas ici sur l’analyse de ces deux axes (voir Breviglieri, 2008). Gardons en vue qu’une pluralité de grandeurs légitimes et souhaitables définies dans le monde commun de notre époque moderne (Boltanski et Thévenot, 1991) entrecroise un emboîtement graduel d’exigences morales qui aboutit à associer l’idée de maturité à celle de responsabilité individuelle capable de s’imputer des droits comme d’accorder une attention à autrui à l’horizon du Bien de la communauté politique. Notons-le, l’indifférence à autrui, qui figure une attitude typique de l’adulte des sociétés urbaines de culture libérale, est moins une inattention pour l’autre qu’une attention à préserver la communauté – libérale – en évitant de spécifier sa propre adhésion à des Biens communs, et donc à faire émerger des convictions qui, dans leurs différences et leurs oppositions, menacent le vivre-ensemble et le bon voisinage entre citoyens.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011
